Obédience : NC Loge : NC 1864

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Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu
14 à 25
Pamphlet de Maurice Joly (1829-1878) paru en 1864 à Bruxelles chez A. Mertens et fils

Ce texte a servi de Base pour la rédaction :  Les Protocole des Sages de Sion

Quatorzième dialogue

MACHIAVEL.
Je vous ai déjà dit bien des fois, et je vous le répète encore, que je n'ai pas besoin de tout créer, de tout organiser ; que je trouve dans les institutions déjà existantes une grande partie des instruments de mon pouvoir.
Savez-vous ce que c'est que la garantie constitutionnelle ?
MONTESQUIEU.
Oui, et je le regrette pour vous, car je vous enlève, sans le vouloir, une surprise que vous n'auriez peut-être pas été fâché de me ménager, avec l'habileté de mise en scène qui vous est propre.
MACHIAVEL.
Qu'en pensez-vous ?
MONTESQUIEU.
Je pense ce qui est vrai, au moins pour la France dont vous semblez vouloir parler, c'est que c'est une loi de circonstance qui doit être modifiée, sinon complètement disparaître, sous un régime de liberté constitutionnelle.
MACHIAVEL.
Je vous trouve bien modéré sur ce point. C'est simplement, d'après vos idées, une des restrictions les plus tyranniques du monde. Quoi ! lorsque des particuliers seront lésés par des agents du gouvernement dans l'exercice de leurs fonctions, et qu'ils les traduiront devant les tribunaux, les juges devront leur répondre : Nous ne pouvons vous faire droit, la porte du prétoire est fermée : allez demander à l'administration l'autorisation de
poursuivre ses fonctionnaires. Mais c'est un véritable déni de justice. Combien de fois arrivera-t-il au gouvernement d'autoriser de semblables poursuites ?
MONTESQUIEU.
De quoi vous plaignez-vous ? Il me semble que ceci fait très bien vos affaires.
MACHIAVEL.
Je ne vous ai dit cela que pour vous montrer que, dans des États où l'action de la justice rencontre de tels obstacles, un gouvernement n'a pas grand chose à craindre des tribunaux. C'est toujours comme dispositions transitoires que l'on insère dans les lois de telles exceptions, mais les époques de transition une fois passées, les exceptions restent, et c'est avec raison, car lorsque l'ordre règne, elles ne gênent point, et quand il est troublé, elles sont nécessaires.
Il est une autre institution moderne qui ne sert pas avec moins d'efficacité l'action du pouvoir central : c'est la création, auprès des tribunaux, d'une grande magistrature que vous appelez le ministère public et qui s'appelait autrefois, avec beaucoup plus de raison, le ministère du Roi, parce que cette fonction est essentiellement amovible et révocable au gré du prince. Je n'ai pas besoin de vous dire quelle est l'influence de ce magistrat sur
les tribunaux près desquels il siége ; elle est considérable. Retenez bien tout ceci. Maintenant je vais vous parler de la cour de cassation, dont je me suis réservé de vous dire quelque chose et qui joue un rôle si considérable dans l'administration de la justice.
La cour de cassation est plus qu'un corps judiciaire : c'est, en quelque sorte, un quatrième pouvoir dans l'État, parce qu'il lui appartient de fixer en dernier ressort le sens de la loi. Aussi vous répéterai-je ici ce que je crois vous avoir dit à propos du Sénat et de l'Assemblée législative : une semblable cour de justice qui serait complètement indépendante du gouvernement pourrait, en vertu de son pouvoir d'interprétation souverain et
presque discrétionnaire, le renverser quand elle voudrait. Il lui suffirait pour cela de restreindre ou d'étendre systématiquement, dans le sens de la liberté, les dispositions de lois qui règlent l'exercice des droits politiques.
MONTESQUIEU.
Et c'est apparemment le contraire que vous allez lui demander ?
MACHIAVEL.
Je ne lui demanderai rien, elle fera d'elle-même ce qu'il conviendra de faire. Car c'est ici que concourront le plus puissamment les différentes causes d'influence dont je vous ai parlé plus haut. Plus le juge est près du pouvoir, plus il lui appartient. L'esprit conservateur du règne se développera là à un plus haut degré que partout ailleurs, et les lois de haute police politique recevront, dans le sein de cette grande assemblée, une interprétation si favorable à mon pouvoir, que je serai dispensé d'une foule de mesures restrictives qui, sans cela, deviendraient nécessaires.
MONTESQUIEU.
On dirait vraiment, à vous entendre, que les lois sont susceptibles des interprétations les plus fantasques. Est-ce que les textes législatifs ne sont pas clairs et précis, est-ce qu'ils peuvent se prêter à des extensions ou à des restrictions comme celles que vous indiquez ?
MACHIAVEL.
Ce n'est pas à l'auteur de l'Esprit des lois, au magistrat expérimenté qui a dû rendre tant d'excellents arrêts, que je puis avoir la prétention d'apprendre ce que c'est que la jurisprudence. Il n'y a pas de texte, si clair qu'il soit, qui ne puisse recevoir les solutions les plus contraires, même en droit civil pur ; mais je vous prie de remarquer que nous sommes ici en matière politique. Or, c'est une habitude commune aux législateurs de tous les temps, d'adopter, dans quelques-unes de leurs dispositions, une rédaction assez élastique pour qu'elle puisse, selon les circonstances, servir à régir des cas ou à introduire des exceptions sur lesquels il n'eût pas été prudent de s'expliquer d'une manière plus précise.
Je sais parfaitement que je dois vous donner des exemples, car sans cela ma proposition vous paraîtrait trop vague. L'embarras pour moi est de vous en présenter qui aient un caractère de généralité assez grand pour me dispenser d'entrer dans de longs détails. En voici un que je prends de préférence, parce que tout à l'heure nous avons touché à cette matière.
En parlant de la garantie constitutionnelle, vous disiez que cette loi d'exception devrait être modifiée dans un pays libre.
Eh bien, je suppose que cette loi existe dans l'État que je gouverne, je suppose qu'elle a été modifiée ; ainsi j'imagine qu'avant moi il a été promulgué une loi, qui, en matière électorale, permettait de poursuivre les agents du gouvernement sans l'autorisation du conseil d'État.
La question se présente sous mon règne qui, comme vous le savez, a introduit de grands changements dans le droit public. On veut poursuivre un fonctionnaire devant les tribunaux à l'occasion d'un fait électoral ; le magistrat du ministère public se lève et dit : La faveur dont on veut se prévaloir n'existe plus aujourd'hui ; elle n'est plus compatible avec les institutions actuelles. L'ancienne loi qui dispensait de l'autorisation du conseil d'État, en pareil cas, a été implicitement abrogée. Les tribunaux répondent oui ou non, en fin de compte le débat est porté devant la cour de cassation et cette haute juridiction fixe ainsi le droit public sur ce point : l'ancienne loi est abrogée implicitement ; l'autorisation du conseil d'État est nécessaire pour poursuivre les fonctionnaires publics, même en matière électorale.
Voici un autre exemple, il a quelque chose de plus spécial, il est emprunté à la police de la presse : On m'a dit qu'il y avait en France une loi qui obligeait, sous une sanction pénale, tous les gens faisant métier de distribuer et de colporter des écrits à se munir d'une autorisation délivrée par le fonctionnaire public qui est préposé, dans chaque province, à l'administration générale. La loi a voulu réglementer le colportage et l'astreindre à une étroite surveillance ; tel est le but essentiel de cette loi ; mais le texte de la disposition porte, je suppose : « Tous distributeurs ou colporteurs devront être munis d'une autorisation, etc. »
Eh bien, la cour de cassation, si la question lui est proposée, pourra dire : Ce n'est pas seulement le fait professionnel que la loi dont il s'agit a eu en vue. C'est tout fait quelconque de distribution ou de colportage. En conséquence, l'auteur même d'un écrit ou d'un ouvrage qui en remet un ou plusieurs exemplaires, fût-ce à titre d'hommage, sans autorisation préalable, fait acte de distribution et de colportage ; par suite il tombe sous le coup
de la disposition pénale.
Vous voyez de suite ce qui résulte d'une semblable interprétation ; au lieu d'une simple loi de police, vous avez une loi restrictive du droit de publier sa pensée par la voie de la presse.
MONTESQUIEU.
Il ne vous manquait plus que d'être juriste.
MACHIAVEL.
Cela est absolument nécessaire. Comment aujourd'hui renverse-t-on les gouvernements ? Par des distinctions légales, par des subtilités de droit constitutionnel, en usant contre le pouvoir de tous les moyens, de toutes les armes, de toutes les combinaisons qui ne sont pas directement prohibées par la loi. Et ces artifices de droit, que les partis emploient avec tant d'acharnement contre le pouvoir, vous ne voudriez pas que le pouvoir les employât contre les partis ? Mais la lutte ne serait pas égale, la résistance ne serait même pas possible ; il faudrait abdiquer.
MONTESQUIEU.
Vous avez tant d'écueils à éviter, que c'est un miracle si vous les prévoyez tous. Les tribunaux ne sont pas liés par leurs jugements. Avec une jurisprudence comme celle qui sera appliquée sous votre règne, je vous vois bien des procès sur les bras. Les justiciables ne se lasseront pas de frapper à la porte des tribunaux pour leur demander d'autres interprétations.
MACHIAVEL.
Dans les premiers temps, c'est possible ; mais quand un certain nombre d'arrêts auront définitivement assis la jurisprudence, personne ne se permettra plus ce qu'elle défend, et la source des procès sera tarie. L'opinion publique sera même tellement apaisée, qu'on s'en rapportera, sur le sens des lois, aux avis officieux de l'administration.
MONTESQUIEU.
Et comment, je vous prie ?
MACHIAVEL.
Dans telles ou telles conjonctures données, quand on aura lieu de craindre que quelque difficulté ne s'élève sur tel ou tel point de législation, l'administration, sous forme d'avis, déclarera que tel ou tel fait tombe sous l'application de la loi, que la loi s'étend à tel ou tel cas.
MONTESQUIEU.
Mais ce ne sont là que des déclarations qui ne lient en aucune manière les tribunaux.
MACHIAVEL.
Sans aucun doute, mais ces déclarations n'en auront pas moins une très grande autorité, une très grande influence sur les décisions de la justice, partant d'une administration aussi puissante que celle que j'ai organisée. Elles auront surtout un très grand empire sur les résolutions individuelles, et, dans une foule de cas, pour ne pas dire toujours, elles préviendront des procès fâcheux ; on s'abstiendra.
MONTESQUIEU.
A mesure que nous avançons, je vois que votre gouvernement devient de plus en plus paternel. Ce sont là des moeurs judiciaires presque patriarcales. Il me paraît impossible, en effet, que l'on ne vous tienne pas compte d'une sollicitude qui s'exerce sous tant de formes ingénieuses.
MACHIAVEL.
Vous voilà pourtant obligé de reconnaître que je suis bien loin des procédés barbares de gouvernement que vous sembliez me prêter au commencement de cet entretien. Vous voyez qu'en tout ceci la violence ne joue aucun rôle ; je prends mon point d'appui où chacun le prend aujourd'hui, dans le droit.
MONTESQUIEU.
Dans le droit du plus fort.
MACHIAVEL.
Le droit qui se fait obéir est toujours le droit du plus fort ; je ne connais pas d'exception à cette règle.

Quinzième dialogue
MONTESQUIEU.
Quoique nous ayons parcouru un cercle très vaste, et que vous ayez déjà presque tout organisé, je ne dois pas vous cacher qu'il vous reste encore beaucoup à faire pour me rassurer complètement sur la durée de votre pouvoir. La chose du monde qui m'étonne le plus, c'est que vous lui ayez donné pour base le suffrage populaire, c'est-à-dire, l'élément de sa nature le plus inconsistant que je connaisse. Entendons-nous bien, je vous prie ; vous m'avez dit que vous étiez roi ?
MACHIAVEL.
Oui, roi.
MONTESQUIEU.
A vie ou héréditaire ?
MACHIAVEL.
Je suis roi, comme on est roi dans tous les royaumes du monde, roi héréditaire avec une descendance appelée à me succéder de mâle en mâle, par ordre de progéniture, à l'exclusion perpétuelle des femmes.
MONTESQUIEU.
Vous n'êtes pas galant.
MACHIAVEL.
Permettez, je m'inspire des traditions de la monarchie franque et salienne.
MONTESQUIEU.
Vous m'expliquerez sans doute comment vous croyez pouvoir faire de l'hérédité, avec le suffrage démocratique des États-Unis ?
MACHIAVEL.
Oui.
MONTESQUIEU.
Comment ! vous espérez, avec ce principe, lier la volonté des générations futures ?
MACHIAVEL.
Oui.
MONTESQUIEU.
Ce que je voudrais voir, quant à présent, c'est la manière dont vous vous en tirerez avec ce suffrage, quand il s'agira de l'appliquer à la nomination des officiers publics ?
MACHIAVEL.
Quels officiers publics ? Vous savez bien que, dans les États monarchiques, c'est le gouvernement qui nomme les fonctionnaires de tous les rangs.
MONTESQUIEU.
Cela dépend de quels fonctionnaires. Ceux qui sont préposés à l'administration des communes sont, en général, nommés par les habitants, même sous les gouvernements monarchiques.
MACHIAVEL.
On changera cela par une loi ; ils seront nommés à l'avenir par le gouvernement.
MONTESQUIEU.
Et les représentants de la nation, est-ce aussi vous qui les nommez ?
MACHIAVEL.
Vous savez bien que cela n'est pas possible.
MONTESQUIEU.
Alors je vous plains, car si vous abandonnez le suffrage à lui-même, si vous ne trouvez pas ici quel que nouvelle combinaison, l'assemblée des représentants du peuple ne tardera pas, sous l'influence des partis, à se remplir de députés hostiles à votre pouvoir.
MACHIAVEL.
Aussi ne compté-je pas le moins du monde abandonner le suffrage à lui-même.
MONTESQUIEU.
Je m'y attendais. Mais quelle combinaison adopterez-vous ?
MACHIAVEL.
Le premier point est de lier envers le gouvernement ceux qui veulent représenter le pays. J'imposerai aux candidats la solennité du serment. Il n'est pas question ici d'un serment prêté à la nation, comme l'entendaient vos révolutionnaires de 89 ; je veux un serment de fidélité prêté au prince lui-même et à sa constitution.
MONTESQUIEU.
Mais puisque en politique vous ne craignez pas de violer les vôtres, comment pouvez-vous espérer qu'on se montrera, sur ce point, plus scrupuleux que vous-même ?
MACHIAVEL.
Je compte peu sur la conscience politique des hommes ; je compte sur la puissance de l'opinion : personne n'osera s'avilir devant elle en manquant ouvertement à la foi jurée. On l'osera d'autant moins, que le serment que j'imposerai précédera l'élection au lieu de la suivre, et qu'on sera sans excuse de venir rechercher le suffrage, dans ces conditions, quand on ne sera pas à l'avance décidé à me servir. Il faut maintenant donner au
gouvernement le moyen de résister à l'influence de l'opposition, d'empêcher qu'elle ne fasse déserter les rangs de ceux qui veulent le défendre. Au moment des élections, les partis ont pour habitude de proclamer leurs candidats et de les poser en face du gouvernement ; je ferai comme eux, j'aurai des candidats déclarés et je les poserai en face des partis.
MONTESQUIEU.
Si vous n'étiez pas tout-puissant, le moyen serait détestable, car, en offrant ouvertement le combat, vous provoquez les coups.
MACHIAVEL.
J'entends que les agents de mon gouvernement, depuis le premier jusqu'au dernier, s'emploient à faire triompher mes candidats.
MONTESQUIEU.
Cela va de soi, c'est la conséquence.
MACHIAVEL.
Tout est de la plus grande importance en cette matière. « Les lois qui établissent le suffrage sont fondamentales ; la manière dont le suffrage est donné est fondamentale ; la loi qui fixe la manière de donner les billets de suffrage est fondamentale[9]. » N'est-ce pas vous qui avez dit cela ?
[9] Esp. des lois, p. 12 et s., liv. II, et s., ch. II, et s.
MONTESQUIEU.
Je ne reconnais pas toujours mon langage quand il passe par votre bouche ; il me semble que les paroles que vous citez s'appliquaient au gouvernement démocratique.
MACHIAVEL.
Sans doute, et vous avez déjà pu voir que ma politique essentielle était de m'appuyer sur le peuple ; que, quoique je porte une couronne, mon but réel et déclaré est de le représenter. Dépositaire de tous les pouvoirs qu'il m'a délégués, c'est moi seul, en définitive, qui suis son véritable mandataire. Ce que je veux il le veut, ce que je fais il le fait. En conséquence, il est indispensable que lors des élections les factions ne puissent pas substituer leur influence à celle dont je suis la personnification armée. Aussi, ai-je trouvé d'autres moyens encore de paralyser leurs efforts. Il faut que vous sachiez, par exemple, que la loi qui interdit les réunions s'appliquera naturellement à celles qui pourraient être formées en vue des élections. De cette manière, les partis ne pourront ni se concerter, ni s'entendre.
MONTESQUIEU.
Pourquoi mettez-vous toujours les partis en avant ? Sous prétexte de leur imposer des entraves, n'est-ce pas aux électeurs eux-mêmes que vous les imposez ? Les partis, en définitive, ne sont que des collections d'électeurs ; si les électeurs ne peuvent pas s'éclairer par des réunions, par des pourparlers, comment pourront-ils voter en connaissance de cause ?
MACHIAVEL.
Je vois que vous ignorez avec quel art infini, avec quelle astuce les passions politiques déjouent les mesures prohibitives. Ne vous embarrassez pas des électeurs, ceux qui seront animés de bonnes intentions sauront toujours pour qui voter. D'ailleurs, j'userai de tolérance ; non-seulement je n'interdirai pas les réunions qui seront formées dans l'intérêt de mes candidats, mais j'irai jusqu'à fermer les yeux sur les agissements de quelques
candidatures populaires qui s'agiteront bruyamment au nom de la liberté ; seulement, il est bon de vous dire que ceux qui crieront le plus fort seront des hommes à moi.
MONTESQUIEU.
Et comment réglez-vous le suffrage ?
MACHIAVEL.
D'abord, en ce qui touche les campagnes, je ne veux pas que les électeurs aillent voter dans les centres d'agglomération, où ils pourraient se trouver en contact avec l'esprit d'opposition des bourgs ou des villes, et, de là, recevoir la consigne qui viendrait de la capitale ; je veux qu'on vote par commune. Le résultat de cette combinaison, en apparence si simple, sera néanmoins considérable.
MONTESQUIEU.
Il est facile de le comprendre, vous obligez le vote des campagnes à se diviser entre des notoriétés insignifiantes, ou à se reporter, à défaut de noms connus, sur les candidats désignés par votre gouvernement. Je serais bien surpris si, dans ce système, il éclôt beaucoup de capacités ou de talents.
MACHIAVEL.
L'ordre public a moins besoin d'hommes de talent que d'hommes dévoués au gouvernement. La grande capacité siége sur le trône et parmi ceux qui l'entourent, ailleurs elle est inutile ; elle est presque nuisible même, car elle ne peut s'exercer que contre le pouvoir.
MONTESQUIEU.
Vos aphorismes tranchent comme l'épée ; je n'ai point d'arguments à vous opposer. Reprenez donc, je vous prie, la suite de votre règlement électoral.
MACHIAVEL.
Par les raisons que je viens de vous déduire, je ne veux pas non plus de scrutin de liste qui fausse l'élection, qui permette la coalition d'hommes et de principes. Je diviserai d'ailleurs les collèges électoraux en un certain nombre de circonscriptions administratives, dans lesquelles il n'y aura place que pour l'élection d'un seul député, et où, par suite, chaque électeur ne pourra porter qu'un nom sur son bulletin de vote.
Il faut, de plus, avoir la possibilité de neutraliser l'opposition dans les circonscriptions où elle se ferait trop vivement sentir. Ainsi, je suppose que, dans les élections antérieures, une circonscription se soit fait remarquer par la majorité de ses votes hostiles, ou que l'on ait lieu de prévoir qu'elle se prononcera contre les candidats du gouvernement, rien n'est plus facile que d'y remédier : si cette circonscription n'a qu'un petit chiffre de population, on la rattache à une circonscription voisine ou éloignée, mais beaucoup plus étendue, dans laquelle ses voix soient noyées et où son esprit politique se perd. Si la circonscription hostile, au contraire, a un chiffre de population important, on la fractionne en plusieurs parties que l'on annexe aux circonscriptions voisines, dans lesquelles elle s'annihile complètement.
Je passe, vous le comprenez bien, sur une foule de points de détail qui ne sont que les accessoires de l'ensemble.
Ainsi, je divise au besoin les collèges en sections de collèges, pour donner, quand il le faudra, plus de prise à l'action de l'administration et je fais présider les collèges et les sections de collèges par les officiers municipaux dont la nomination dépend du gouvernement.
MONTESQUIEU.
Je remarque, avec une certaine surprise, que vous n'usez pas ici d'une mesure que vous indiquiez dans le temps à Léon X, et qui consiste dans la substitution des billets de suffrage par les scrutateurs après le vote.
MACHIAVEL.
Ce serait peut-être difficile aujourd'hui, et je crois que l'on ne doit user de ce moyen qu'avec la plus grande prudence. Un gouvernement habile a, d'ailleurs tant d'autres ressources ! Sans acheter directement le suffrage, c'est-à-dire à deniers découverts, rien ne lui sera plus facile que de faire voter les populations à son gré au moyen de concessions administratives, en promettant ici un port, là un marché, plus loin une route, un canal ; et à
l'inverse, en ne faisant rien pour les villes et les bourgs où le vote sera hostile.
MONTESQUIEU.
Je n'ai rien à reprocher à la profondeur de ces combinaisons ; mais ne craignez-vous pas qu'on ne dise que tantôt vous corrompez et tantôt vous opprimez le suffrage populaire ? Ne craignez-vous pas de compromettre votre pouvoir dans des luttes où il se trouvera toujours si directement engagé ? Le moindre succès qu'on remportera sur vos candidats sera une éclatante victoire qui mettra votre gouvernement en échec. Ce qui ne cesse de m'inquiéter pour vous, c'est que je vous vois toujours obligé de réussir en toutes choses, sous peine d'un désastre.
MACHIAVEL.
Vous tenez le langage de la peur ; rassurez-vous. Au point où j'en suis arrivé, j'ai réussi dans tant de choses, que je ne puis pas périr par les infiniment petits. Le grain de sable de Bossuet n'est pas fait pour les véritables hommes politiques. Je suis si avancé dans ma carrière que je pourrais, sans danger, braver même des orages ; que signifient donc les infimes embarras d'administration dont vous parlez ? Croyez-vous que j'aie la prétention d'être parfait ? Ne sais-je pas bien qu'il se commettra plus d'une faute autour de moi ? Non, sans doute, je ne pourrai pas faire qu'il n'y ait quelques pillages, quelques scandales. Cela empêchera-t-il que l'ensemble des affaires ne marche et ne marche bien ? L'essentiel est bien moins de ne commettre aucune faute, que d'en supporter la responsabilité avec une attitude d'énergie qui impose aux détracteurs. Quand même l'opposition
parviendrait à introduire dans ma chambre quelques déclamateurs, que m'importerait ? Je ne suis pas de ceux qui veulent compter sans les nécessités de leur temps.
Un de mes grands principes est d'opposer les semblables. De même que j'use la presse par la presse, j'userais la tribune par la tribune ; j'aurais autant qu'il en faudrait d'hommes dressés à la parole et capables de parler plusieurs heures sans s'arrêter. L'essentiel est d'avoir une majorité compacte et un président dont on soit sûr. Il y a un art particulier de conduire les débats et d'enlever le vote. Aurais-je besoin d'ailleurs des artifices de la stratégie parlementaire ? Les dix-neuf vingtièmes de la Chambre seraient des hommes à moi qui voteraient sur une consigne, tandis que je ferais mouvoir les fils d'une opposition factice et clandestinement embauchée ; après cela, qu'on vienne faire de beaux discours : ils entreront dans les oreilles de mes députés comme le vent entre dans le trou d'une serrure. Voulez-vous maintenant que je vous parle de mon Sénat ?
MONTESQUIEU.
Non, je sais par Caligula ce que ce peut être.


Seizième dialogue
MONTESQUIEU.
Un des points saillants de votre politique, c'est l'anéantissement des partis et la destruction des forces collectives.
Vous n'avez point failli à ce programme ; cependant, je vois encore autour de vous des choses auxquelles vous n'avez point touché. Ainsi vous n'avez encore porté la main ni sur le clergé, ni sur l'Université, ni sur le barreau, ni sur les milices nationales, ni sur les corporations commerciales ; il me semble, cependant, qu'il y a là plus d'un élément dangereux.
MACHIAVEL.
Je ne puis vous dire tout à la fois. Venons de suite aux milices nationales, car je ne devrais plus avoir à m'en occuper ; leur dissolution a été nécessairement un des premiers actes de mon pouvoir. L'organisation d'une garde citoyenne ne saurait se concilier avec l'existence d'une armée régulière, car, les citoyens en armes pourraient, à un moment donné, se transformer en factieux. Ce point, cependant, n'est pas sans difficulté. La garde nationale est une institution inutile, mais elle porte un nom populaire. Dans les États militaires, elle flatte les instincts puérils de certaines classes bourgeoises, qui, par un travers assez ridicule, allient le goût des démonstrations guerrières aux habitudes commerciales. C'est là un préjugé inoffensif, il serait d'autant plus maladroit de le heurter, que le prince ne doit jamais avoir l'air de séparer ses intérêts de ceux de la cité qui croit trouver une garantie dans l'armement de ses habitants.
MONTESQUIEU.
Mais puisque vous dissolvez cette milice.
MACHIAVEL.
Je la dissous pour la réorganiser sur d'autres bases. L'essentiel est de la mettre sous les ordres immédiats des agents de l'autorité civile et de lui ôter la prérogative de recruter ses chefs par la voie de l'élection ; c'est ce que je fais. Je ne l'organiserai, d'ailleurs, que dans les lieux où il conviendra, et je me réserve le droit de la dissoudre de nouveau et de la rétablir sur d'autres bases encore, si les circonstances l'exigent. Je n'ai rien à vous dire de plus sur ce point. En ce qui touche l'Université, l'ordre de choses actuel me satisfait à peu près. Vous n'ignorez pas, en effet, que ces grands corps d'enseignement ne sont plus organisés, aujourd'hui, comme ils l'étaient autrefois. Ils ont presque partout, m'assure-t-on, perdu leur autonomie et ne sont plus que des services publics à la charge de l'État. Or, ainsi que je vous l'ai dit plus d'une fois, là où est l'État, là est le prince ; la direction morale des établissements publics est entre ses mains ; ce sont ses agents qui inspirent l'esprit de la jeunesse. Les chefs comme les membres des corps enseignants de tous les degrés sont nommés par le gouvernement, ils y sont rattachés, ils en dépendent, cela suffit ; s'il reste çà et là quelques traces d'organisation indépendante dans quelque école publique ou Académie que ce soit, il est facile de la ramener au centre commun d'unité et de
direction. C'est l'affaire d'un règlement ou même d'un simple arrêté ministériel. Je passe à tire-d'aile sur des détails qui ne peuvent pas appeler mes regards de plus près. Cependant, je ne dois pas abandonner ce sujet sans vous dire que je regarde comme très important de proscrire, dans l'enseignement du droit, les études de politique constitutionnelle.
MONTESQUIEU.
Vous avez en effet d'assez bonnes raisons pour cela.
MACHIAVEL.
Mes raisons sont fort simples ; je ne veux pas qu'au sortir des écoles, les jeunes gens s'occupent de politique à tort et à travers ; qu'à dix-huit ans, on se mêle de faire des constitutions comme on fait des tragédies. Un tel enseignement ne peut que fausser les idées de la jeunesse et l'initier prématurément à des matières qui dépassent la mesure de sa raison. C'est avec ces notions mal digérées, mal comprises, qu'on prépare de faux hommes d'État, des utopistes dont les témérités d'esprit se traduisent plus tard par des témérités d'action.
Il faut que les générations qui naissent sous mon règne soient élevées dans le respect des institutions établies, dans l'amour du prince ; aussi ferais-je un usage assez ingénieux du pouvoir de direction qui m'appartient sur l'enseignement : je crois qu'en général dans les écoles on a un grand tort, c'est de négliger l'histoire contemporaine. Il est au moins aussi essentiel de connaître son temps que celui de Périclès ; je voudrais que l'histoire de mon règne fût enseignée, moi vivant, dans les écoles. C'est ainsi qu'un prince nouveau entre dans le coeur d'une génération.
MONTESQUIEU.
Ce serait, bien entendu, une apologie perpétuelle de tous vos actes ?
MACHIAVEL.
Il est évident que je ne me ferais pas dénigrer. L'autre moyen que j'emploierais aurait pour but de réagir contre l'enseignement libre, que l'on ne peut pas directement proscrire. Les universités renferment des armées de professeurs dont on peut, en dehors des classes, utiliser les loisirs pour la propagation des bonnes doctrines. Je leur ferais ouvrir des cours libres dans toutes les villes importantes, je mobiliserais ainsi l'instruction et
l'influence du gouvernement.
MONTESQUIEU.
En d'autres termes, vous absorbez, vous confisquez à votre profit même les dernières lueurs d'une pensée indépendante.
MACHIAVEL.
Je ne confisque rien du tout.
MONTESQUIEU.
Permettez-vous à d'autres professeurs que les vôtres de vulgariser la science par les mêmes moyens et cela sans brevet, sans autorisation ?
MACHIAVEL.
Quoi ! voulez-vous donc que j'autorise des clubs ?
MONTESQUIEU.
Non, passez donc à un autre objet.
MACHIAVEL.
Parmi la multitude de mesures réglementaires que réclame le salut de mon gouvernement, vous avez appelé mon attention sur le barreau ; c'est étendre l'action de ma main au delà de ce qui est nécessaire pour le moment ; je touche ici d'ailleurs à des intérêts civils, et vous savez qu'en cette matière, ma règle de conduite est de m'abstenir autant que possible. Dans les États où le barreau est constitué en corporation, les justiciables regardent l'indépendance de cette institution comme une garantie inséparable du droit de la défense devant les tribunaux, qu'il s'agisse de leur honneur, de leur intérêt ou de leur vie. Il est bien grave d'intervenir ici, car l'opinion pourrait s'alarmer sur un cri que ne manquerait pas de jeter la corporation tout entière. Cependant, je n'ignore pas que cet ordre sera un foyer d'influences constamment hostiles à mon pouvoir. Cette profession, vous le savez mieux que moi, Montesquieu, développe des caractères froids et opiniâtres dans leurs principes, des esprits dont la tendance est de rechercher dans les actes du pouvoir l'élément de la légalité pure. L'avocat n'a pas au même degré que le magistrat le sens élevé des nécessités sociales ; il voit la loi de trop près, et par des côtés trop petits pour en avoir le sentiment juste, tandis que le magistrat....
MONTESQUIEU.
Épargnez l'apologie.
MACHIAVEL.
Oui, car je n'oublie pas que je suis devant un descendant de ces grands magistrats qui soutinrent avec tant d'éclat, en France, le trône de la monarchie.
MONTESQUIEU.
Et qui se montrèrent rarement faciles à l'enregistrement des édits, quand ils violaient la loi de l'État.
MACHIAVEL.
C'est ainsi qu'ils ont fini par renverser l'État lui-même. Je ne veux pas que mes cours de justice soient des parlements et que les avocats, sous l'immunité de leur robe, y fassent de la politique. Le plus grand homme du siècle, auquel votre patrie a eu l'honneur de donner le jour, disait : Je veux que l'on puisse couper la langue à un avocat qui dit du mal du gouvernement. Les moeurs modernes sont plus douces, je n'irais pas jusque-là. Au
premier jour, et dans les circonstances qui conviendront, je me bornerai à faire une chose bien simple : je rendrai un décret qui, tout en respectant l'indépendance de la corporation, soumettra néanmoins les avocats à recevoir du souverain l'investiture de leur profession. Dans l'exposé des motifs de mon décret, il ne sera pas, je crois, bien difficile de démontrer aux justiciables qu'ils trouveront dans ce mode de nomination une garantie plus sérieuse que quand la corporation se recrute d'elle-même, c'est-à-dire avec des éléments nécessairement un peu confus.
MONTESQUIEU.
Il n'est que trop vrai que l'on peut prêter aux mesures les plus détestables, le langage de la raison ! Mais voyons, qu'allez-vous faire maintenant à l'égard du clergé ? Voilà une institution qui ne dépend de l'État que par un côté et qui relève d'une puissance spirituelle, dont le siége est ailleurs que chez vous. Je ne connais rien de plus dangereux pour votre pouvoir, je vous le déclare, que cette puissance qui parle au nom du ciel et dont les racines sont partout sur la terre : n'oubliez pas que la parole chrétienne est une parole de liberté. Sans doute, les lois de l'État ont établi une démarcation profonde entre l'autorité religieuse et l'autorité politique ; sans doute, la parole des ministres du culte ne se fera entendre qu'au nom de l'Évangile ; mais le spiritualisme divin qui s'en dégage est la pierre d'achoppement du matérialisme politique. C'est ce livre si humble et si doux qui a détruit, à lui seul, et l'empire Romain, et le césarisme, et sa puissance. Les nations franchement chrétiennes échapperont toujours au despotisme, car le christianisme élève la dignité de l'homme trop haut pour que le despotisme puisse l'atteindre, car il développe des forces morales sur lesquelles le pouvoir humain n'a pas de prise[10]. Prenez garde au prêtre : il ne dépend que de Dieu, et son influence est partout, dans le sanctuaire, dans la famille, dans l'école. Vous ne pouvez rien sur lui : sa hiérarchie n'est pas la vôtre, il obéit à une constitution qui ne se tranche ni par la loi, ni par l'épée. Si vous régnez sur une nation catholique et que vous ayez le clergé pour ennemi, vous périrez tôt ou tard, quand bien même le peuple entier serait pour vous.
[10] Esp. des lois, p. 371, liv. XXIV, ch. I et suiv.
MACHIAVEL.
Je ne sais pas trop pourquoi il vous plaît de faire du prêtre un apôtre de liberté. Je n'ai jamais vu cela, ni dans les temps anciens, ni dans les temps modernes ; j'ai toujours trouvé dans le sacerdoce un appui naturel du pouvoir absolu.
Remarquez-le bien, si, dans l'intérêt de mon établissement, j'ai dû faire des concessions à l'esprit démocratique de mon époque, si j'ai pris le suffrage universel pour base de mon pouvoir, ce n'est qu'un artifice commandé par les temps, je n'en réclame pas moins le bénéfice du droit divin, je n'en suis pas moins roi par la grâce de Dieu. A ce titre, le clergé doit donc me soutenir, car mes principes d'autorité sont conformes aux siens. Si, cependant, il se montrait factieux, s'il profitait de son influence pour faire une guerre sourde à mon gouvernement....
MONTESQUIEU.
Eh bien ?
MACHIAVEL.
Vous qui parlez de l'influence du clergé, vous ignorez donc à quel point il a su se rendre impopulaire dans quelques États catholiques ? En France, par exemple, le journalisme et la presse l'ont tellement perdu dans l'esprit des masses, ils ont tellement ruiné sa mission, que si je régnais dans son royaume savez-vous bien ce que je pourrais faire ?
MONTESQUIEU.
Quoi ?
MACHIAVEL.
Je pourrais provoquer, dans l'Église, un schisme qui briserait tous les liens qui rattachent le clergé à la cour de Rome, car c'est là qu'est le noeud gordien. Je ferais tenir par ma presse, par mes publicistes, par mes hommes politiques le langage que voici : « Le christianisme est indépendant du catholicisme ; ce que le catholicisme défend, le christianisme le permet ; l'indépendance du clergé, sa soumission à la cour de Rome, sont des dogmes purement catholiques ; un tel ordre de choses est une menace perpétuelle contre la sûreté de l'État. Les fidèles du royaume ne doivent pas avoir pour chef spirituel un prince étranger ; c'est laisser l'ordre intérieur à la discrétion d'une puissance qui peut être hostile à tout moment ; cette hiérarchie du moyen âge, cette tutelle des peuples en enfance ne peut plus se concilier avec le génie viril de la civilisation moderne, avec ses lumières et son indépendance. Pourquoi aller chercher à Rome un directeur des consciences ? Pourquoi le chef de l'autorité politique ne serait-il pas en même temps le chef de l'autorité religieuse ? Pourquoi le souverain ne serait-il pas pontife ? » Tel est le langage que l'on pourrait faire tenir à la presse, à la presse libérale surtout, et ce qu'il y a de très probable, c'est que la masse du peuple l'entendrait avec joie.
MONTESQUIEU.
Si vous pouviez le croire et si vous osiez tenter une semblable entreprise, vous apprendriez promptement et d'une manière à coup sûr terrible, ce qu'est la puissance du catholicisme, même chez les nations où il paraît affaibli[11].
[11] Esp. des lois, p. 393, liv. XXV, ch. XII.
MACHIAVEL.
Le tenter, grand Dieu ! Mais je demande pardon, à genoux, à notre divin maître, d'avoir seulement exposé cette doctrine sacrilége, inspirée par la haine du catholicisme ; mais Dieu, qui a institué le pouvoir humain, ne lui défend pas de se garantir des entreprises du clergé, qui enfreint d'ailleurs les préceptes de l'Évangile quand il manque de subordination envers le prince. Je sais bien qu'il ne conspirera que par une influence insaisissable, mais je trouverais le moyen d'arrêter, même au sein de la cour de Rome, l'intention qui dirige l'influence.
MONTESQUIEU.
Comment ?
MACHIAVEL.
Il me suffirait d'indiquer du doigt au Saint-Siége l'état moral de mon peuple, frémissant sous le joug de l'Église, aspirant à le briser, capable de se démembrer à son tour du sein de l'unité catholique, de se jeter dans le schisme de l'Église grecque ou protestante.
MONTESQUIEU.
La menace au lieu de l'action !
MACHIAVEL.
Combien vous vous trompez, Montesquieu, et à quel point ne méconnaissez vous pas mon respect pour le trône pontifical ! Le seul rôle que je veuille jouer, la seule mission qui m'appartienne à moi souverain catholique, ce serait précisément d'être le défenseur de l'Église. Dans les temps actuels, vous le savez, le pouvoir temporel est gravement menacé, et par la haine irréligieuse, et par l'ambition des pays nord de l'Italie. Eh bien, je dirais au Saint-Père : Je vous soutiendrai contre eux tous, je vous sauverai, c'est mon devoir, c'est ma mission, mais du moins ne m'attaquez pas, soutenez moi de votre influence morale ; serait-ce trop demander quand moi-même j'exposerais ma popularité en me portant pour défenseur du pouvoir temporel, complètement discrédité aujourd'hui, hélas ! aux yeux de ce qu'on appelle la démocratie européenne. Ce péril ne m'arrêterait point ; nonseulement je tiendrais en échec, de la part des États voisins, toute entreprise contre la souveraineté du Saint-Siège, mais si, par malheur, il était attaqué, si le Pape venait à être chassé des États pontificaux, comme cela s'est déjà vu, mes baïonnettes seules l'y ramèneraient et l'y maintiendraient toujours, moi durant.
MONTESQUIEU.
En effet, ce serait un coup de maître, car si vous teniez à Rome une garnison perpétuelle, vous disposeriez presque du Saint-Siège, comme s'il résidait dans quelque province de votre royaume.
MACHIAVEL.
Croyez-vous qu'après un tel service rendu à la papauté, elle refuserait de soutenir mon pouvoir, que le Pape même, au besoin, refuserait de venir me sacrer dans ma capitale ? De tels événements sont-ils sans exemple dans l'histoire ?
MONTESQUIEU.
Oui, tout se voit dans l'histoire. Mais enfin, si au lieu de trouver dans la chaire de Saint-Pierre un Borgia ou un Dubois, comme vous paraissez y compter, vous aviez en face de vous un pape qui résistât à vos intrigues et bravât votre colère, que feriez-vous ?
MACHIAVEL.
Alors, il faudrait bien s'y résoudre, sous prétexte de défendre le pouvoir temporel, je déterminerais sa chute.
MONTESQUIEU.
Vous avez ce que l'on appelle du génie !

Dix-septième dialogue
MONTESQUIEU.
J'ai dit que vous avez du génie ; il en faut, vraiment, d'une certaine sorte, pour concevoir et exécuter tant de choses. Je comprends maintenant l'apologue du dieu Wishnou ; vous avez cent bras comme l'idole indienne, et chacun de vos doigts touche un ressort. De même que vous touchez tout, pourrez-vous aussi tout voir ?
MACHIAVEL.
Oui, car je ferai de la police une institution si vaste, qu'au coeur de mon royaume la moitié des hommes verra l'autre. Me permettez-vous quelques détails sur l'organisation de ma police ?
MONTESQUIEU.
Faites.
MACHIAVEL.
Je commencerai par créer un ministère de la police, qui sera le plus important de mes ministères et qui centralisera, tant pour l'extérieur que pour l'intérieur, les nombreux services dont je doterai cette partie de mon administration.
MONTESQUIEU.
Mais si vous faites cela, vos sujets verront immédiatement qu'ils sont enveloppés dans un effroyable réseau.
MACHIAVEL.
Si ce ministère déplaît, je l'abolirai et je l'appellerai, si vous voulez, ministère d'État. J'organiserai d'ailleurs dans les autres ministères des services correspondants, dont la plus grande partie sera fondue, sans bruit, dans ce que vous appelez aujourd'hui ministère de l'intérieur et ministère des affaires étrangères. Vous entendez parfaitement qu'ici je ne m'occupe point de diplomatie, mais uniquement des moyens propres à assurer ma sécurité contre les factions, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur. Eh bien, croyez-le, sous ce rapport, je trouverai la plupart des monarques à peu près dans la même situation que moi, c'est-à-dire très disposés à seconder mes vues, qui consisteraient à créer des services de police internationale dans l'intérêt d'une sûreté réciproque. Si, comme je n'en doute guère, je parvenais à atteindre ce résultat, voici quelques-unes des formes sous lesquelles se produirait ma police à l'extérieur : Hommes de plaisirs et de bonne compagnie dans les cours étrangères, pour avoir l'oeil sur les intrigues des princes et des prétendants exilés, révolutionnaires proscrits dont, à prix d'argent, je ne désespérerais pas d'amener quelques-uns à me servir d'agents de transmission à l'égard des menées de la démagogie ténébreuse ; établissement de journaux politiques dans les grandes capitales, imprimeurs et libraires placés dans les mêmes conditions et secrètement subventionnés pour suivre de plus près, par la presse, le mouvement de la pensée.
MONTESQUIEU.
Ce n'est plus contre les factions de votre royaume, c'est contre l'âme même de l'humanité que vous finirez par conspirer.
MACHIAVEL.
Vous le savez, je ne m'effraie pas beaucoup des grands mots. Je veux que tout homme politique, qui voudra aller cabaler à l'étranger, puisse être observé, signalé de distance en distance, jusqu'à son retour dans mon royaume, où on l'incarcérera bel et bien pour qu'il ne soit pas en mesure de recommencer. Pour avoir mieux en main le fil des intrigues révolutionnaires, je rêve une combinaison qui serait, je crois, assez habile.
MONTESQUIEU.
Et quoi donc, grand Dieu !
MACHIAVEL.
Je voudrais avoir un prince de ma maison, assis sur les marches de mon trône, qui jouerait au mécontent. Sa mission consisterait à se poser en libéral, en détracteur de mon gouvernement et à rallier ainsi, pour les observer de plus près, ceux qui, dans les rangs les plus élevés de mon royaume, pourraient faire un peu de démagogie. A cheval sur les intrigues intérieures et extérieures, le prince auquel je confierais cette mission ferait ainsi jouer un jeu de dupe à ceux qui ne seraient pas dans le secret de la comédie.
MONTESQUIEU.
Quoi ! c'est à un prince de votre maison que vous confieriez des attributions que vous classez vous-même dans la police ?
MACHIAVEL.
Et pourquoi non ? Je connais des princes régnants qui, dans l'exil, ont été attachés à la police secrète de certains cabinets.
MONTESQUIEU.
Si je continue à vous écouter, Machiavel, c'est pour avoir le dernier mot de cette effroyable gageure.
MACHIAVEL.
Ne vous indignez pas, monsieur de Montesquieu ; dans l'Esprit des lois, vous m'avez appelé grand homme[12].
[12] Esp. des lois, p. 68, livre VI, chap. V.
MONTESQUIEU.
Vous me le faites expier chèrement ; c'est pour ma punition que je vous écoute. Passez le plus vite que vous pourrez sur tant de détails sinistres.
MACHIAVEL.
A l'intérieur, je suis obligé de rétablir le cabinet noir.
MONTESQUIEU.
Rétablissez.
MACHIAVEL.
Vos meilleurs rois en faisaient usage. Il ne faut pas que le secret des lettres puisse servir à couvrir des complots.
MONTESQUIEU.
C'est là ce qui vous fait trembler, je le comprends.
MACHIAVEL.
Vous vous trompez, car il y aura des complots sous mon règne : il faut qu'il y en ait.
MONTESQUIEU.
Qu'est-ce encore ?
MACHIAVEL.
Il y aura peut-être des complots vrais, je n'en réponds pas ; mais à coup sûr il y aura des complots simulés. A de certains moments, ce peut être un excellent moyen pour exciter la sympathie du peuple en faveur du prince, lorsque sa popularité décroît. En intimidant l'esprit public on obtient, au besoin, par là, les mesures de rigueur que l'on veut, ou l'on maintient celles qui existent. Les fausses conspirations, dont, bien entendu, il ne faut user
qu'avec la plus grande mesure, ont encore un autre avantage : c'est qu'elles permettent de découvrir les complots réels, en donnant lieu à des perquisitions qui conduisent à rechercher partout la trace de ce qu'on soupçonne.
Rien n'est plus précieux que la vie du souverain : il faut qu'elle soit environnée d'innombrables garanties, c'est-àdire d'innombrables agents, mais il est nécessaire en même temps que cette milice secrète soit assez habilement dissimulée pour que le souverain n'ait pas l'air d'avoir peur quand il se montre en public. On m'a dit qu'en Europe les précautions à cet égard étaient tellement perfectionnées, qu'un prince qui sort dans les rues, pouvait avoir l'air d'un simple particulier, qui se promène, sans garde, dans la foule, alors qu'il est environné de deux ou trois mille protecteurs.
J'entends, du reste, que ma police soit parsemée dans tous les rangs de la société. Il n'y aura pas de conciliabule, pas de comité, pas de salon, pas de foyer intime où il ne se trouve une oreille pour recueillir ce qui se dit en tout lieu, à toute heure. Hélas, pour ceux qui ont manié le pouvoir, c'est un phénomène étonnant que la facilité avec laquelle les hommes se font les délateurs les uns des autres. Ce qui est plus étonnant encore, c'est la faculté
d'observation et d'analyse qui se développe chez ceux qui font état de la police politique ; vous n'avez aucune idée de leurs ruses, de leurs déguisements, de leurs instincts, de la passion qu'ils apportent dans leurs recherches, de leur patience, de leur impénétrabilité ; il y a des hommes de tous les rangs qui font ce métier, comment vous dirai-je ? par une sorte d'amour de l'art.
MONTESQUIEU.
Ah ! tirez le rideau !
MACHIAVEL.
Oui, car il y a là, dans les bas-fonds, du pouvoir, des secrets qui terrifient le regard. Je vous épargne de plus sombres choses que vous n'en avez entendues. Avec le système que j'organiserai, je serai si complètement renseigné, que je pourrai tolérer même des agissements coupables, parce qu'à chaque minute du jour j'aurai le pouvoir de les arrêter.
MONTESQUIEU.
Les tolérer, et pourquoi ?
MACHIAVEL.
Parce que dans les États européens le monarque absolu ne doit pas indiscrètement user de la force ; parce qu'il y a toujours, dans le fond de la société, des activités souterraines sur lesquelles on ne peut rien quand elles ne se formulent pas ; parce qu'il faut éviter avec grand soin d'alarmer l'opinion sur la sécurité du pouvoir ; parce que les partis se contentent de murmures, de taquineries inoffensives, quand ils sont réduits à l'impuissance et que prétendre désarmer jusqu'à leur mauvaise humeur, serait une folie. On les entendra donc se plaindre, çà et là, dans les journaux, dans les livres ; ils essaieront des allusions contre le gouvernement dans quelques discours ou dans quelques plaidoyers ; ils feront, sous divers prétextes, quelques petites manifestations d'existence ; tout cela sera bien timide, je vous le jure, et le public s'il en est informé, ne sera guère tenté que d'en rire. On me trouvera bien bon de supporter cela, je passerai pour trop débonnaire ; voilà pourquoi je tolérerai ce qui, bien entendu, me
paraîtra pouvoir l'être sans aucun danger : je ne veux pas même que l'on puisse dire que mon gouvernement est ombrageux.
MONTESQUIEU.
Ce langage me rappelle que vous avez laissé une lacune, et une lacune fort grave, dans vos décrets.
MACHIAVEL.
Laquelle ?
MONTESQUIEU.
Vous n'avez pas touché à la liberté individuelle.
MACHIAVEL.
Je n'y toucherai pas.
MONTESQUIEU.
Le croyez-vous ? Si vous vous êtes réservé la faculté de tolérer, vous vous êtes principalement réservé le droit d'empêcher tout ce qui vous paraîtrait dangereux. Si l'intérêt de l'État, ou même un soin un peu pressant, exige qu'un homme soit arrêté, à la minute même, dans votre royaume, comment pourra-t-on le faire s'il y a dans la législation quelque loi d'habeas corpus ; si l'arrestation individuelle est précédée de certaines formalités, de certaines garanties ? Pendant qu'on y procédera, le temps se passera.
MACHIAVEL.
Permettez ; si je respecte la liberté individuelle, je ne m'interdis pas à cet égard quelques modifications utiles à l'organisation judiciaire.
MONTESQUIEU.
Je le savais bien.
MACHIAVEL.
Oh ! ne triomphez pas, ce sera la chose la plus simple du monde. Qui est-ce qui statue en général sur la liberté individuelle, dans vos États parlementaires ?
MONTESQUIEU.
C'est un conseil de magistrats, dont le nombre et l'indépendance sont la garantie des justiciables.
MACHIAVEL.
C'est une organisation à coup sûr vicieuse, car, comment voulez-vous qu'avec la lenteur des délibérations d'un conseil, la justice puisse avoir la rapidité d'appréhension nécessaire sur les malfaiteurs ?
MONTESQUIEU.
Quels malfaiteurs ?
MACHIAVEL.
Je parle des gens qui commettent des meurtres, des vols, des crimes et des délits justiciables du droit commun. Il faut donner à cette juridiction l'unité d'action qui lui est nécessaire : je remplace votre conseil par un magistrat unique, chargé de statuer sur l'arrestation des malfaiteurs.
MONTESQUIEU.
Mais il ne s'agit pas ici de malfaiteurs ; à l'aide de cette disposition, vous menacez la liberté de tous les citoyens ; faites au moins une distinction sur le titre de l'accusation.
MACHIAVEL.
C'est justement ce que je ne veux pas faire. Est-ce que celui qui entreprend quelque chose contre le gouvernement n'est pas autant et plus coupable que celui qui commet un crime ou un délit ordinaire ? La passion ou la misère atténuent bien des fautes, mais qu'est-ce qui force les gens à s'occuper de politique ? Aussi je ne veux plus de distinction entre les délits de droit commun et les délits politiques. Où donc, les gouvernements modernes ont-ils l'esprit, d'élever des espèces de tribunes criminelles à leurs détracteurs ? Dans mon royaume, le journaliste insolent sera confondu, dans les prisons, avec le simple larron et comparaîtra, à côté de lui, devant la juridiction correctionnelle. Le conspirateur s'assiéra devant le jury criminel, côte à côte avec le faussaire, avec le meurtrier. C'est là une excellente modification législative, remarquez-le, car l'opinion publique, en voyant traiter le conspirateur à l'égal du malfaiteur ordinaire, finira par confondre les deux genres dans le même mépris.
MONTESQUIEU.
Vous ruinez la base même du sens moral ; mais que vous importe ? Ce qui m'étonne, c'est que vous conserviez un jury criminel.
MACHIAVEL.
Dans les États centralisés comme le mien, ce sont les fonctionnaires publics qui désignent les membres du jury.
En matière de simple délit politique, mon ministre de la justice pourra toujours, quand il le faudra, composer la chambre des juges appelés à en connaître.
MONTESQUIEU.
Votre législation intérieure est irréprochable ; il est temps de passer à d'autres objets.

Dix-huitième dialogue

III PARTIE
MONTESQUIEU.
Jusqu'à présent vous ne vous êtes occupé que des formes de votre gouvernement et des lois de rigueur, nécessaires pour le maintenir. C'est beaucoup ; ce n'est rien encore. Il vous reste à résoudre le plus difficile de tous les problèmes, pour un souverain qui veut affecter le pouvoir absolu dans un État européen, façonné aux moeurs représentatives.
MACHIAVEL.
Quel est donc ce problème ?
MONTESQUIEU.
C'est celui de vos finances.
MACHIAVEL.
Cette question n'est point restée étrangère à mes préoccupations, car je me souviens de vous avoir dit que tout, en définitive, se résoudrait par une question de chiffres.
MONTESQUIEU.
Fort bien, mais ici c'est la nature même des choses qui va vous résister.
MACHIAVEL.
Vous m'inquiétez, je vous l'avoue, car je date d'un siècle de barbarie sous le rapport de l'économie politique et j'entends fort peu de chose à ces matières.
MONTESQUIEU.
Je me rassure pour vous. Permettez-moi toutefois de vous adresser une question. Je me souviens d'avoir écrit, dans l'Esprit des lois, que le monarque absolu était astreint, par le principe de son gouvernement, à n'imposer que de faibles tributs à ses sujets[13]. Donnerez-vous du moins aux vôtres cette satisfaction ?
[13] Esp. des lois, p. 80. chap. X, liv. XIII.
MACHIAVEL.
Je ne m'y engage pas et je ne connais rien, en vérité, de plus contestable que la proposition que vous avez émise là. Comment voulez-vous que l'appareil du pouvoir monarchique, l'éclat et la représentation d'une grande cour, puissent exister sans imposer à une nation de lourds sacrifices ? Votre thèse peut être vraie en Turquie, en Perse, que sais-je ! chez de petits peuples sans industrie, qui n'auraient d'ailleurs pas le moyen de payer l'impôt ; mais dans les sociétés européennes, où la richesse déborde des sources du travail, et se présente sous tant de formes à l'impôt, où le luxe est un moyen de gouvernement, où l'entretien et la dépense de tous les services publics sont centralisés entres les mains de l'État, où toutes les hautes charges, toutes les dignités sont salariées à grands frais, comment voulez-vous encore une fois que l'on se borne à de modiques tributs, comme vous dites, quand, avec cela, on est souverain maître ?
MONTESQUIEU.
C'est très juste et je vous abandonne ma thèse, dont le véritable sens vous a d'ailleurs échappé. Ainsi, votre gouvernement coûtera cher ; il est évident qu'il coûtera plus cher qu'un gouvernement représentatif.
MACHIAVEL.
C'est possible.
MONTESQUIEU.
Oui, mais c'est ici que commence la difficulté. Je sais comment les gouvernements représentatifs pourvoient à leurs besoins financiers, mais je n'ai aucune idée des moyens d'existence du pouvoir absolu dans les sociétés modernes. Si j'interroge le passé, je vois très clairement qu'il ne peut subsister qu'aux conditions suivantes : il faut, en premier lieu, que le monarque absolu soit un chef militaire, vous le reconnaissez sans doute.
MACHIAVEL.
Oui.
MONTESQUIEU.
Il faut, de plus, qu'il soit conquérant, car c'est à la guerre qu'il doit demander les principales ressources qui lui sont nécessaires pour entretenir son faste et ses armées. S'il les demandait à l'impôt, il écraserait ses sujets. Vous voyez par là que ce n'est pas, parce que le monarque absolu dépense moins, qu'il doit ménager les tributs, mais parce que la loi de sa subsistance est ailleurs. Or, aujourd'hui, la guerre ne rapporte plus de profits à ceux qui la font : elle ruine les vainqueurs aussi bien que les vaincus. Voilà une source de revenus qui vous échappe.
Restent les impôts, mais, bien entendu, le prince absolu doit pouvoir se passer, à cet égard, du consentement de ses sujets. Dans les États despotiques, il y a une fiction légale qui leur permet de les taxer discrétionnairement : en droit, le souverain est censé posséder tous les biens de ses sujets. Quand il leur prend quelque chose, il ne fait donc que reprendre ce qui lui appartient. De la sorte, point de résistance.
Enfin, il faut que le prince puisse disposer, sans discussion comme sans contrôle, des ressources que lui a procurées l'impôt. Tels sont, en cette matière, les errements inévitables de l'absolutisme ; convenez qu'il y aurait beaucoup à faire pour en revenir là. Si les peuples modernes sont, aussi indifférents que vous le dites, à la perte  de leurs libertés, il n'en sera pas de même quand il s'agira de leurs intérêts ; leurs intérêts sont liés à un régime économique exclusif du despotisme : si vous n'avez par l'arbitraire en finances, vous ne pouvez pas l'avoir en politique. Votre règne entier s'écroulera sur le chapitre des budgets.
MACHIAVEL.
Je suis fort tranquille sur ce point, comme sur le reste.
MONTESQUIEU.
C'est ce qu'il faut voir ; allons au fait. Le vote des impôts, par les mandataires de la nation, est la règle fondamentale des États modernes : accepterez-vous le vote de l'impôt ?
MACHIAVEL.
Pourquoi non ?
MONTESQUIEU.
Oh ! prenez garde, ce principe est la consécration la plus expresse de la souveraineté de la nation ; car lui reconnaître le droit de voter l'impôt, c'est lui reconnaître celui de le refuser, de le limiter, de réduire à rien les moyen d'action du prince, et, par suite, de l'anéantir lui-même, au besoin.
MACHIAVEL.
Vous êtes catégorique. Continuez.
MONTESQUIEU.
Ceux qui votent l'impôt sont eux-mêmes des contribuables. Ici leurs intérêts sont étroitement solidaires de ceux de la nation, en un point où elle aura nécessairement les yeux ouverts. Vous allez trouver ses mandataires aussi peu accommodants sur les crédits législatifs, que vous les avez trouvés faciles sur le chapitre des libertés.
MACHIAVEL.
C'est ici que la faiblesse de l'argument se découvre : je vous prie de prendre note de deux considérations que vous avez oubliées. En premier lieu les mandataires de la nation sont salariés ; contribuables ou non, ils sont personnellement désintéressés dans le vote de l'impôt.
MONTESQUIEU.
Je conviens que la combinaison est pratique, et la remarque judicieuse.
MACHIAVEL.
Vous voyez l'inconvénient d'envisager trop systématiquement les choses ; la moindre modification habile fait tout varier. Vous auriez peut-être raison si j'appuyais mon pouvoir sur l'aristocratie, ou sur les classes bourgeoises qui pourraient, à un moment donné, me refuser leur concours ; mais, en second lieu, j'ai pour base d'action le prolétariat, dont la masse ne possède rien. Les charges de l'État ne pèsent presque pas sur elle, et je ferai même en sorte qu'elles n'y pèsent pas du tout. Les mesures fiscales préoccuperont peu les classes ouvrières ; elles ne les atteindront pas.
MONTESQUIEU.
Si j'ai bien compris, ceci est très clair : vous faites payer à ceux qui possèdent, par la volonté souveraine de ceux qui ne possèdent pas. C'est la rançon que le nombre et la pauvreté imposent à la richesse.
MACHIAVEL.
N'est-ce pas juste ?
MONTESQUIEU.
Ce n'est pas même vrai, car dans les sociétés actuelles, au point de vue économique, il n'y a ni riche, ni pauvre.
L'artisan de la veille est le bourgeois du lendemain, en vertu de la loi du travail. Si vous atteignez la bourgeoisie territoriale ou industrielle, savez-vous ce que vous faites ?
Vous rendez en réalité l'émancipation par le travail plus difficile, vous retenez un plus grand nombre de travailleurs dans les liens du prolétariat. C'est une aberration que de croire que le prolétaire peut profiter des atteintes portées à la production. En appauvrissant par des lois fiscales ceux qui possèdent, on ne crée que des situations factices et, dans un temps donné, on appauvrit même ceux qui ne possèdent pas.
MACHIAVEL.
Ce sont de belles théories, mais je suis bien décidé à vous en opposer de tout aussi belles, si vous le voulez.
MONTESQUIEU.
Non, car vous n'avez pas encore résolu le problème que je vous ai posé. Obtenez d'abord de quoi faire face aux dépenses de la souveraineté absolue. Ce ne sera pas si facile que vous le pensez, même avec une chambre législative dans laquelle vous aurez la majorité assurée, même avec la toute-puissance du mandat populaire dont vous êtes investi. Dites-moi, par exemple, comment vous pourrez plier le mécanisme financier des États
modernes aux exigences du pouvoir absolu. Je vous le répète, c'est la nature même des choses qui résiste ici. Les peuples policés de l'Europe ont entouré l'administration de leurs finances, de garanties si étroites, si jalouses, si multipliées, qu'elles ne laissent pas plus de place à la perception qu'à l'emploi arbitraire des deniers publics.
MACHIAVEL.
Quel est donc ce merveilleux système ?
MONTESQUIEU.
Je puis vous l'indiquer en quelques mots.
La perfection du système financier, dans les temps modernes, repose sur deux bases fondamentales, le contrôle et la publicité. C'est là que réside essentiellement la garantie des contribuables. Un souverain ne pourrait pas y toucher sans dire indirectement à ses sujets : Vous avez l'ordre, je veux le désordre, je veux l'obscurité dans la gestion des fonds publics ; j'en ai besoin parce qu'il y a une foule de dépenses que je veux pouvoir faire sans
votre approbation, de déficits que je veux pouvoir masquer, de recettes que je veux avoir le moyen de déguiser ou de grossir suivant les circonstances.
MACHIAVEL.
Vous débutez bien.
MONTESQUIEU.
Dans les pays libres et industrieux, tout le monde sait les finances, par nécessité, par intérêt et par état, et votre gouvernement à cet égard ne pourrait tromper personne.
MACHIAVEL.
Qui vous dit qu'on veuille tromper ?
MONTESQUIEU.
Toute l'oeuvre de l'administration financière, si vaste et si compliquée qu'elle soit dans ses détails, aboutit, en dernière analyse, à deux opérations fort simples, recevoir et dépenser.
C'est autour de ces deux ordres de faits financiers, que gravite la multitude des lois et des règlements spéciaux, qui ont encore pour objet une chose fort simple : faire en sorte que le contribuable ne paye que l'impôt nécessaire et régulièrement établi, faire en sorte que le gouvernement ne puisse appliquer les fonds publics qu'à des dépenses approuvées par la nation.
Je laisse de côté tout ce qui est relatif à l'assiette et au mode de perception de l'impôt, aux moyens pratiques d'assurer l'intégralité de la recette, l'ordre et la précision dans le mouvement des fonds publics ; ce sont là des détails de comptabilité dont je n'ai point à vous entretenir. Je veux seulement vous montrer comment la publicité marche avec le contrôle, dans les systèmes de finance politique les mieux organisés de l'Europe.
Un des problèmes les plus importants à résoudre, était de faire sortir complètement de l'obscurité, de rendre visibles à tous les yeux les éléments de recettes et de dépenses sur lesquels est basé l'emploi de la fortune publique entre les mains des gouvernements. Ce résultat a été atteint par la création de ce que l'on appelle, en langue moderne, le budget de l'État, qui est l'aperçu ou l'état estimatif des recettes et des dépenses, prévues non
pas pour une période de temps éloignée, mais chaque année pour le service de l'année suivante. Le budget annuel est donc le point capital, et en quelque sorte générateur, de la situation financière, qui s'améliore ou s'aggrave, en proportion de ses résultats constatés. Les parties qui le composent sont préparées par les différents ministres dans le département desquels les services à pourvoir sont placés. Ils prennent pour base de leur travail les allocations des budgets antérieurs, en y introduisant les modifications, additions et retranchements nécessaires. Le tout est adressé au ministre des finances, qui centralise les documents qui lui sont transmis, et qui présente à l'assemblée législative, ce que l'on appelle le projet du budget. Ce grand travail publié, imprimé, reproduit dans mille journaux, dévoile à tous les yeux la politique intérieure et extérieure de l'État, l'administration civile, judiciaire et militaire. Il est examiné, discuté et voté, par les représentants du pays, après quoi il est rendu exécutoire de la
même manière que les autres lois de l'État.
MACHIAVEL.
Permettez-moi d'admirer avec quelle netteté de déduction et quelle propriété de termes, tout à fait modernes, l'illustre auteur de l'Esprit des lois a su se dégager, en matière de finances, des théories un peu vagues et des termes quelquefois un peu ambigus du grand ouvrage qui l'a rendu immortel.
MONTESQUIEU.
L'Esprit des lois n'est pas un traité de finances.
MACHIAVEL.
Votre sobriété sur ce point mérite d'autant plus d'être louée, que vous auriez pu en parler très compétemment.
Veuillez donc continuer, je vous prie, je vous suis avec le plus grand intérêt.

Dix-neuvième dialogue

MONTESQUIEU.
La création du système budgétaire a entraîné, on peut le dire, avec elle toutes les autres garanties financières qui sont aujourd'hui le partage des sociétés politiques bien réglées.
Ainsi, la première loi qui se trouve nécessairement imposée par l'économie du budget, c'est que les crédits demandés soient en rapport avec les ressources existantes. C'est là un équilibre qui doit se traduire constamment aux yeux par des chiffres réels et authentiques, et pour mieux assurer cet important résultat, pour que le législateur qui vote sur les propositions qui lui sont faites ne subisse aucun entraînement, on a eu recours à une mesure très sage. On a divisé le budget général de l'État en deux budgets distincts : le budget des dépenses et le budget des recettes, qui doivent être votés séparément, chacun par une loi spéciale.
De cette manière, l'attention du législateur est obligée de se concentrer, tour à tour, isolément, sur la situation active et passive, et ses déterminations ne sont pas à l'avance influencées par la balance générale des recettes et des dépenses.
Il contrôle scrupuleusement ces deux éléments, et c'est, en dernier lieu, de leur comparaison, de leur étroite harmonie, que naît le vote général du budget.
MACHIAVEL.
Tout cela est fort bien, mais est-ce que par hasard les dépenses sont renfermées dans un cercle infranchissable par le vote législatif ? Est-ce que cela est possible ? Est-ce qu'une chambre peut, sans paralyser l'exercice du pouvoir exécutif, défendre au souverain de pourvoir, par des mesures d'urgence, à des dépenses imprévues ?
MONTESQUIEU.
Je vois bien que cela vous gêne, mais je ne puis le regretter.
MACHIAVEL.
Est-ce que, dans les États constitutionnels eux-mêmes, la faculté n'est pas formellement réservée au souverain, d'ouvrir, par ordonnances, des crédits supplémentaires ou extraordinaires dans l'intervalle des sessions législatives ?
MONTESQUIEU.
C'est vrai, mais à une condition, c'est que ces ordonnances soient converties en lois à la réunion des Chambres. Il faut que leur approbation intervienne.
MACHIAVEL.
Qu'elle intervienne une fois que la dépense est engagée, pour ratifier ce qui est fait, je ne le trouverais pas mauvais.
MONTESQUIEU.
Je le crois bien ; mais, malheureusement, on ne s'en est pas tenu là. La législation financière moderne la plus avancée interdit de déroger aux prévisions normales du budget, autrement que par des lois portant ouverture de crédits supplémentaires et extraordinaires. La dépense ne peut plus être engagée sans l'intervention du pouvoir législatif.
MACHIAVEL.
Mais alors on ne peut même plus gouverner.
MONTESQUIEU.
Il paraît que si. Les États modernes ont réfléchi que le vote législatif du budget finirait par être illusoire, avec les abus des crédits supplémentaires et extraordinaires ; qu'en définitive la dépense devait pouvoir être limitée, quand les ressources l'étaient naturellement ; que les événements politiques ne pouvaient faire varier les faits financiers d'un instant à l'autre, et que l'intervalle des sessions n'était pas assez long pour qu'il ne fût pas toujours
possible d'y pourvoir utilement par un vote extra-budgétaire. On est allé plus loin encore ; on a voulu qu'une fois les ressources votées pour tels et tels services, elles pussent revenir au trésor si elles n'étaient pas employées ; on a pensé qu'il ne fallait pas que le gouvernement, tout en restant dans les limites des crédits alloués, pût employer les fonds d'un service pour les affecter à un autre, couvrir celui-ci, découvrir celui-là, au moyen de virements de fonds opérés de ministère à ministère, par voie d'ordonnances ; car ce serait éluder leur destination législative et revenir, par un détour ingénieux, à l'arbstraire financier.
On a imaginé, à cet effet, ce que l'on appelle la spécialité des crédits par chapitres, c'est-à-dire que le vote des dépenses a lieu par chapitres spéciaux ne contenant que des services corrélatifs et de même nature pour tous les ministères. Ainsi, par exemple, le chapitre A comprendra, pour tous les ministères, la dépense A, le chapitre B la dépense B et ainsi de suite. Il résulte de cette combinaison que les crédits non employés doivent être annulés dans la comptabilité des divers ministères et reportés en recettes au budget de l'année suivante. Je n'ai pas besoin de vous dire que la responsabilité ministérielle est la sanction de toutes ces mesures. Ce qui forme le couronnement des garanties financières, c'est l'établissement d'une chambre des comptes, sorte de cour de cassation dans son genre, chargée d'exercer, d'une manière permanente, les fonctions de juridiction et de contrôle sur le compte, le maniement et l'emploi des deniers publics, ayant même pour mission de signaler les parties de l'administration financière qui peuvent être améliorées au double point de vue des dépenses et des recettes. Ces explications suffisent. Ne trouvez-vous pas qu'avec une organisation comme celle-là, le pouvoir absolu serait bien embarrassé ?
MACHIAVEL.
Je suis encore atterré, je vous l'avoue, de cette incursion financière. Vous m'avez pris par mon côté faible : je vous ai dit que je m'entendais fort peu à ces matières, mais j'aurais, croyez-le bien, des ministres qui sauraient rétorquer tout cela et démontrer le danger de la plupart de ces mesures.
MONTESQUIEU.
Ne le pourriez-vous pas un peu vous-même ?
MACHIAVEL.
Si fait. A mes ministres le soin de faire de belles théories ; ce sera leur principale occupation ; quant à moi, je vous parlerai finances plutôt en politique qu'en économiste. Il y a une chose que vous êtes trop porté à oublier, c'est que la matière des finances est, de toutes les parties de la politique, celle qui se prête le plus aisément aux maximes du traité du Prince. Ces États qui ont des budgets si méthodiquement ordonnés et des écritures officielles si bien en règle, me font l'effet, de ces commerçants qui ont des livres parfaitement tenus et se ruinent bel et bien finalement. Qui donc a de plus gros budgets que vos gouvernements parlementaires ? Qu'est-ce qui coûte plus cher que la République démocratique des États-Unis, que la République royale d'Angleterre ? Il est vrai que les immenses ressources de cette dernière puissance sont mises au service de la politique la plus profonde et la mieux entendue.
MONTESQUIEU.
Vous n'êtes pas dans la question. A quoi voulez-vous en venir ?
MACHIAVEL.
A ceci : c'est que les règles de l'administration financière des États n'ont aucun rapport avec celles de l'économie domestique, qui paraît être le type de vos conceptions.
MONTESQUIEU.
Ah ! ah ! la même distinction qu'entre la politique et la morale ?
MACHIAVEL.
Eh bien oui, cela n'est-il pas universellement reconnu, pratiqué ? Les choses n'étaient-elles pas ainsi même de votre temps, beaucoup moins avancé cependant sous ce rapport, et n'est-ce pas vous-même qui avez dit que les États se permettaient en finances des écarts dont rougirait le fils de famille le plus déréglé ?
MONTESQUIEU.
C'est vrai, j'ai dit cela, mais si vous en tirez un argument favorable à votre thèse, c'est une véritable surprise pour moi.
MACHIAVEL.
Vous voulez dire, sans doute, qu'il ne faut pas se prévaloir de ce qui se fait, mais de ce qui doit se faire.
MONTESQUIEU.
Précisément.
MACHIAVEL.
Je réponds qu'il faut vouloir le possible, et que ce qui se fait universellement ne peut pas ne pas se faire.
MONTESQUIEU.
Ceci est de la pratique pure, j'en conviens.
MACHIAVEL.
Et j'ai quelque idée que si nous faisions la balance des comptes, comme vous dites, mon gouvernement, tout absolu qu'il est, coûterait moins cher que le vôtre ; mais laissons cette dispute qui serait sans intérêt. Vous vous trompez vraiment bien, si vous croyez que je m'afflige de la perfection des systèmes de finances que vous venez de m'expliquer. Je me réjouis avec vous de la régularité de la perception de l'impôt, de l'intégralité de la recette ; je me réjouis de l'exactitude des comptes, je m'en réjouis très sincèrement. Croyez-vous donc qu'il s'agisse, pour le souverain absolu, de mettre les mains dans les coffres de l'État, de manier lui-même les deniers publics. Ce luxe de précautions est vraiment puéril. Est-ce que le danger est-là ? Tant mieux, encore une fois, si les fonds se recueillent, se meuvent et circulent avec la précision miraculeuse que vous m'avez annoncée. Je compte
justement faire servir à la splendeur de mon règne toutes ces merveilles de comptabilité, toutes ces beautés organiques de la matière financière.
MONTESQUIEU.
Vous avez le vis comica. Ce qu'il y a de plus étonnant pour moi dans vos théories financières, c'est qu'elles sont en contradiction formelle avec ce que vous dites à cet égard dans le traité du prince, où vous recommandez sévèrement, non pas seulement l'économie en finances, mais même l'avarice[14].
[14] Traité du Prince, p. 106, ch. XVI.
MACHIAVEL.
Si vous vous en étonnez, vous avez tort, car sous ce point de vue les temps ne sont plus les mêmes, et l'un de mes principes les plus essentiels est de m'accommoder aux temps. Revenons et laissons d'abord un peu de côté, je vous prie, ce que vous m'avez dit de votre chambre des comptes : cette institution appartient-elle à l'ordre judiciaire ?
MONTESQUIEU.
Non.
MACHIAVEL.
C'est donc un corps purement administratif. Je le suppose parfaitement irréprochable. Mais la belle avance quand il a vérifié tous les comptes ! Empêche-t-il que les crédits ne se votent, que les dépenses ne se fassent ? Ses arrêts de vérification n'en apprennent pas plus sur la situation que les budgets. C'est une chambre d'enregistrement sans remontrance, c'est une institution ingénue, n'en parlons donc pas, je la maintiens, sans inquiétude, telle qu'elle peut être.
MONTESQUIEU.
Vous la maintenez, dites-vous ! Vous comptez donc toucher aux autres parties de l'organisation financière ?
MACHIAVEL.
Vous n'en doutiez pas, j'imagine. Est-ce qu'après un coup d'État politique, un coup d'État financier n'est pas inévitable ? Est-ce que je ne me servirai pas de la toute-puissance pour cela comme pour le reste ? Quelle est donc la vertu magique qui préserverait vos règlements financiers ? Je suis comme ce géant de je ne sais quel conte, que des pygmées avaient chargé d'entraves pendant son sommeil ; en se relevant, il les brisa sans s'en apercevoir. Au lendemain de mon avènement, il ne sera même pas question de voter le budget ; je le décréterai extraordinairement, j'ouvrirai dictatorialement les crédits nécessaires et je les ferai approuver par mon conseil d'État.
MONTESQUIEU.
Et vous continuerez ainsi ?
MACHIAVEL.
Non pas. Dès l'année suivante je rentrerai dans la légalité ; car je n'entends rien détruire directement, je vous l'ai dit plusieurs fois déjà. On a réglementé avant moi, je réglemente à mon tour. Vous m'avez parlé du vote du budget, par deux lois distinctes : je considère cela comme une mauvaise mesure. On se rend bien mieux compte d'une situation financière, quand on vote en même temps le budget des recettes et le budget des dépenses. Mon gouvernement est un gouvernement laborieux ; il ne faut pas que le temps si précieux des délibérations publiques se perde en discussions inutiles. Dorénavant le budget des recettes et celui des dépenses seront compris dans une seule loi.
MONTESQUIEU.
Bien. Et la loi qui interdit d'ouvrir des crédits supplémentaires, autrement que parmi vote préalable de la Chambre ?
MACHIAVEL.
Je l'abroge ; vous en comprenez assez la raison.
MONTESQUIEU.
Oui.
MACHIAVEL.
C'est une loi qui serait inapplicable sous tous les régimes.
MONTESQUIEU.
Et la spécialité des crédits, le vote par chapitres ?
MACHIAVEL.
Il est impossible de le maintenir : on ne votera plus le budget des dépenses par chapitres, mais par ministères.
MONTESQUIEU.
Cela me paraît gros comme une montagne, car le vote par ministère ne donne pour chacun d'eux qu'un total à examiner. C'est se servir, pour tamiser les dépenses publiques, d'un tonneau sans fond au lieu d'un crible.
MACHIAVEL.
Cela n'est pas exact, car chaque crédit, porté en bloc, présente des éléments distincts, des chapitres comme vous dites ; on les examinera si l'on veut, mais on votera par ministère, avec faculté de virements d'un chapitre à un autre.
MONTESQUIEU.
Et de ministère à ministère ?
MACHIAVEL.
Non, je ne vais pas jusque-là ; je veux rester dans les limites de la nécessité.
MONTESQUIEU.
Vous êtes d'une modération accomplie, et vous croyez que ces innovations financières ne jetteront pas l'alarme dans le pays ?
MACHIAVEL.
Pourquoi voulez-vous qu'elles alarment plus que mes autres mesures politiques ?
MONTESQUIEU.
Mais parce que celles-ci touchent aux intérêts matériels de tout le monde.
MACHIAVEL.
Oh ! ce sont-là des distinctions bien subtiles.
MONTESQUIEU.
Subtiles ! je trouve le mot bien choisi. N'y mettez donc pas de subtilité vous-même, et dites simplement qu'un pays qui ne peut pas défendre ses libertés, ne peut pas défendre son argent.
MACHIAVEL.
De quoi pourrait-on se plaindre, puisque j'ai conservé les principes essentiels du droit public en matière financière ? Est-ce que l'impôt n'est pas régulièrement établi, régulièrement perçu, les crédits régulièrement votés ? Est-ce qu'ici, comme ailleurs, tout ne s'appuie pas sur la base du suffrage populaire ? Non, sans doute, mon gouvernement n'est pas réduit à l'indigence. Le peuple qui m'a acclamé, non-seulement souffre aisément l'éclat du trône, mais il le veut, il le recherche dans un prince qui est l'expression de sa puissance. Il ne hait réellement qu'une chose, c'est la richesse de ses égaux.
MONTESQUIEU.
Ne vous échappez pas encore ; vous n'êtes pas au bout ; je vous ramène d'une main inflexible au budget. Quoi que vous disiez, son organisation même comprime le développement de votre puissance. C'est un cadre qu'on peut franchir, mais on ne le franchit qu'à ses risques et périls. Il est publié, on en connaît les éléments, il reste là comme le baromètre de la situation.
MACHIAVEL.
Finissons-en donc sur ce point, puisque vous le voulez.

Vingtième dialogue

MACHIAVEL.
Le budget est un cadre, dites-vous ; oui, mais c'est un cadre élastique qui s'étend autant qu'on le veut. Je serai toujours au-dedans, jamais au dehors.
MONTESQUIEU.
Que voulez-vous dire ?
MACHIAVEL.
Est-ce à moi qu'il appartient de vous apprendre comment les choses se passent, même dans les États dont l'organisation budgétaire est poussée à son plus haut point de perfection ? La perfection consiste précisément à savoir sortir, par des artifices ingénieux, d'un système de limitation purement fictif en réalité.
Qu'est-ce que votre budget annuellement voté ? Pas autre chose qu'un règlement provisoire, qu'un aperçu, par à peu près, des principaux événements financiers. Jamais la situation n'est définitive qu'après l'achèvement des dépenses que la nécessité a fait naître pendant le cours de l'année. On reconnaît, dans vos budgets, je ne sais combien d'espèces de crédits qui répondent à toutes les éventualités possibles : les crédits complémentaires, supplémentaires, extraordinaires, provisoires, exceptionnels, que sais-je ? Et chacun de ces crédits forme, à lui seul, autant de budgets distincts. Or, voici comment les choses se passent : le budget général, celui qui est voté au commencement de l'année, porte au total, je suppose, un crédit de 800 millions. Quand on est arrivé à la moitié de l'année, les faits financiers ne répondent déjà plus aux premières prévisions ; alors on présente aux Chambres ce que l'on appelle un budget rectificatif, et ce budget ajoute 100 millions, 150 millions au chiffre primitif. Arrive ensuite le budget supplémentaire : il y ajoute 50 ou 60 millions ; vient enfin la liquidation qui ajoute 15, 20 ou 30 millions. Bref, à la balance générale des comptes, l'écart total est d'un tiers de la dépense prévue. C'est sur ce dernier chiffre que survient, en forme d'homologation, le vote législatif des Chambres. De cette manière, au bout de dix ans, on peut doubler et même tripler le budget.
MONTESQUIEU.
Que cette accumulation de dépenses puisse être le résultat de vos améliorations financières, c'est ce dont je ne doute pas, mais rien de semblable n'arrivera dans les États où l'on évitera vos errements. Au surplus, vous n'êtes pas au bout : il faut bien, en définitive, que les dépenses soient en équilibre avec les recettes ; comment vous y prendrez-vous ?
MACHIAVEL.
Tout consiste ici, on peut le dire, dans l'art de grouper les chiffres et dans certaines distinctions de dépenses, à l'aide desquelles on obtient la latitude nécessaire. Ainsi, par exemple, la distinction entre le budget ordinaire et le budget extraordinaire peut être d'un grand secours. A la faveur de ce mot extraordinaire on fait passer assez aisément certaines dépenses contestables et certaines recettes plus ou moins problématiques. J'ai, par exemple,
ici 20 millions en dépenses ; il faut y faire face par 20 millions en recettes : je porte en recette une indemnité de guerre de 20 millions, non encore perçue, mais qui le sera plus tard, ou bien encore je porte en recette une augmentation de 20 millions dans le produit des impôts, qui sera réalisée l'année prochaine. Voilà pour les recettes ; je ne multiplie pas les exemples. Pour les dépenses, on peut recourir au procédé contraire : au lieu
d'ajouter, on déduit. Ainsi, on détachera, par exemple, du budget des dépenses les frais de perception de l'impôt.
MONTESQUIEU.
Et sous quel prétexte, je vous prie ?
MACHIAVEL.
On peut dire, et avec raison, selon moi, que ce n'est pas une dépense de l'État. On peut encore, par la même raison, ne pas faire figurer au budget des dépenses ce que coûte le service provincial et communal.
MONTESQUIEU.
Je ne discute rien de tout cela, vous pouvez le voir ; mais que faites-vous des recettes qui sont des déficits, et des dépenses que vous éliminez ?
MACHIAVEL.
Le grand point, en cette matière, est la distinction entre le budget ordinaire et le budget extraordinaire. C'est au budget extraordinaire que doivent se reporter les dépenses qui vous préoccupent.
MONTESQUIEU.
Mais enfin ces deux budgets se totalisent et le chiffre définitif de la dépense apparaît.
MACHIAVEL.
On ne doit pas totaliser ; au contraire. Le budget ordinaire apparaît seul ; le budget extraordinaire est une annexe à laquelle on pourvoit par d'autres moyens.
MONTESQUIEU.
Et quels sont-ils ?
MACHIAVEL.
Ne me faites pas anticiper. Vous voyez donc d'abord qu'il y a une manière particulière de présenter le budget, d'en dissimuler, au besoin, l'élévation croissante. Il n'est pas de gouvernement qui ne soit dans la nécessité d'en agir ainsi ; il y a des ressources inépuisables dans les pays industrieux, mais, comme vous le remarquiez, ces pays-là sont avares, soupçonneux : ils disputent sur les dépenses les plus nécessaires. La politique financière ne peut pas, plus que l'autre, se jouer cartes sur table : on serait arrêté à chaque pas ; mais en définitive, et grâce, j'en conviens, au perfectionnement du système budgétaire, tout se retrouve, tout est classé, et si le budget a ses mystères, il a aussi ses clartés.
MONTESQUIEU.
Mais pour les initiés seulement, sans doute. Je vois que vous ferez de la législation financière un formalisme aussi impénétrable que la procédure judiciaire chez les Romains, au temps des douze tables. Mais poursuivons.
Puisque vos dépenses augmentent, il faut bien que vos ressources croissent dans la même proportion. Trouverezvous, comme Jules César, une valeur de deux milliards de francs dans les coffres de l'État, ou découvrirez-vous les sources du Potose ?
MACHIAVEL.
Vos traits sont fort ingénieux ; je ferai ce que font tous les gouvernements possibles, j'emprunterai.
MONTESQUIEU.
C'est ici que je voulais vous amener. Il est certain qu'il est peu de gouvernements qui ne soient dans la nécessité de recourir à l'emprunt ; mais il est certain aussi qu'ils sont obligés d'en user avec ménagement ; ils ne sauraient, sans immoralité et sans danger, grever les générations à venir de charges exorbitantes et disproportionnées avec les ressources probables. Comment se font les emprunts ? par des émissions de titres contenant obligation de la part du gouvernement, de servir des rentes proportionnées au capital qui lui est versé. Si l'emprunt est de 5 p.c., par exemple, l'État, au bout de vingt ans, a payé une somme égale au capital emprunté ; au bout de quarante ans une somme double ; au bout de soixante ans une somme triple, et, néanmoins, il reste toujours débiteur de la totalité du même capital. On peut ajouter que si l'État augmentait indéfiniment sa dette, sans rien faire pour la diminuer, il serait conduit a l'impossibilité d'emprunter ou à la faillite. Ces résultats sont faciles à saisir : il n'est pas de pays où chacun ne les comprenne. Aussi les États modernes ont-ils voulu apporter une limitation nécessaire à l'accroissement des impôts. Ils ont imaginé, à cet effet, ce que l'on a appelé le système de l'amortissement, combinaison vraiment admirable par la simplicité et par le mode si pratique de son exécution.
On a crée un fonds spécial, dont les ressources capitalisées sont destinées à un rachat permanent de la dette publique, par fractions successives ; en sorte que toutes les fois que l'État emprunte, il doit doter le fonds d'amortissement d'un certain capital destiné à éteindre, dans un temps donné, la nouvelle créance. Vous voyez que ce mode de limitation est indirect, et c'est ce qui fait sa puissance. Au moyen de l'amortissement, la nation
dit à son gouvernement : vous emprunterez si vous y êtes forcé, soit, mais vous devrez toujours vous préoccuper de faire face à la nouvelle obligation que vous contractez en mon nom. Quand on est sans cesse obligé d'amortir, on y regarde à deux fois avant d'emprunter. Si vous amortissez régulièrement, je vous passe vos emprunts.
MACHIAVEL.
Et pourquoi voulez-vous que j'amortisse, je vous prie ? Quels sont les États où l'amortissement a lieu d'une manière régulière ? En Angleterre même il est suspendu ; l'exemple tombe de haut, j'imagine : ce qui ne se fait nulle part, ne peut pas se faire.
MONTESQUIEU.
Ainsi vous supprimez l'amortissement ?
MACHIAVEL.
Je n'ai pas dit cela, tant s'en faut ; je laisserai fonctionner ce mécanisme, et mon gouvernement emploiera les fonds qu'il produit ; cette combinaison présentera un grand avantage. Lors de la présentation du budget, on pourra, de temps en temps, faire figurer en recette le produit de l'amortissement de l'année suivante.
MONTESQUIEU.
Et l'année suivante il figurera en dépenses.
MACHIAVEL.
Je n'en sais rien, cela dépendra des circonstances, car je regretterai beaucoup que cette institution financière ne puisse pas marcher plus régulièrement. Mes ministres s'expliqueront à cet égard d'une manière extrêmement douloureuse. Mon Dieu, je ne prétends pas que, sous le rapport financier, mon administration n'aura pas quelques côtés critiquables, mais, quand les faits sont bien présentés, on passe sur beaucoup de choses. L'Administration des finances est pour beaucoup aussi, ne l'oubliez pas, une affaire de presse.
MONTESQUIEU.
Qu'est-ce que ceci ?
MACHIAVEL.
Ne m'avez-vous pas dit que l'essence même du budget était la publicité ?
MONTESQUIEU.
Oui.
MACHIAVEL.
Eh bien, les budgets ne sont-ils pas accompagnés de comptes rendus, de rapports, de documents officiels de toutes les façons ? Que de ressources ces communications publiques ne donnent-elles pas au souverain, quand il est entouré d'hommes habiles ! Je veux que mon ministre des finances parle la langue des chiffres avec une admirable clarté et que son style littéraire, d'ailleurs, soit d'une pureté irréprochable.
Il est bon de répéter sans cesse ce qui est vrai, c'est que « la gestion des deniers publics se fait actuellement à la lumière du jour. »
Cette proposition incontestable doit être présentée sous mille formes ; je veux qu'on écrive des phrases comme celle-ci :
« Notre système de comptabilité, fruit d'une longue expérience, se distingue par la clarté et la certitude de ses procédés. Il met obstacle aux abus et ne donne à personne, depuis le dernier des fonctionnaires jusqu'au chef de l'État lui-même, le moyen de détourner la somme la plus minime de sa destination, ou d'en faire un emploi
irrégulier. »
On tiendrait votre langage : comment faire mieux ? et l'on dirait : « L'excellence du système financier repose sur deux bases : contrôle et publicité. Le contrôle qui empêche qu'un seul denier puisse sortir des mains des contribuables pour entrer dans les caisses publiques, passer d'une caisse à une autre caisse, et en sortir pour aller entre les mains d'un créancier de l'État, sans que la légitimité de sa perception, la régularité de ses mouvements, la légitimité de son emploi, en soient contrôlés par des agents responsables, vérifiés judiciairement par des magistrats inamovibles, et définitivement sanctionnés dans les comptes législatifs de la Chambre. »
MONTESQUIEU.
O Machiavel ! vous raillez toujours, mais votre raillerie a quelque chose d'infernal.
MACHIAVEL.
Vous oubliez où nous sommes.
MONTESQUIEU.
Vous défiez le ciel.
MACHIAVEL.
Dieu sonde les coeurs.
MONTESQUIEU.
Poursuivez.
MACHIAVEL.
Au commencement de l'année budgétaire, le surintendant des finances s'énoncera ainsi : « Rien n'altère, jusqu'ici, les prévisions du budget actuel. Sans se faire d'illusions, on a les plus sérieuses raisons d'espérer que, pour la première fois depuis bien des années, le budget, malgré le service des emprunts, présentera, en fin de compte, un équilibre réel. Ce résultat si désirable, obtenu dans des temps exceptionnellement difficiles, est la meilleure des preuves que le mouvement ascendant de la fortune publique ne s'est jamais ralenti. »
Est-ce bien dicté ?
MONTESQUIEU.
Poursuivez.
MACHIAVEL.
A ce propos l'on parlera de l'amortissement, qui vous préoccupait tout à l'heure, et l'on dira : « L'amortissement va bientôt fonctionner. Si le projet que l'on a conçu à cet égard venait à se réaliser, si les revenus de l'État continuaient à progresser, il ne serait pas impossible que, dans le budget qui sera présenté dans cinq ans, les comptes publics ne se soldassent par un excédant de recettes. »
MONTESQUIEU.
Vos espérances sont à long terme ; mais à propos de l'amortissement, si, après avoir promis de le mettre en fonction, on n'en fait rien, que direz-vous ?
MACHIAVEL.
On dira que le moment n'avait pas été bien choisi, qu'il faut attendre encore. On peut aller beaucoup plus loin : des économistes recommandables contestent à l'amortissement une efficacité réelle. Ces théories, vous les connaissez ; je puis vous les rappeler.
MONTESQUIEU.
C'est inutile.
MACHIAVEL.
On fait publier ces théories par les journaux non officiels, on les insinue soi-même, enfin un jour on peut les avouer plus hautement.
MONTESQUIEU.
Comment ! après avoir reconnu auparavant l'efficacité de l'amortissement, et en avoir exalté les bienfaits !
MACHIAVEL.
Mais, est-ce que les données de la science ne changent pas ? est-ce qu'un gouvernement éclairé ne doit pas suivre, peu à peu, les progrès économiques de son siècle ?
MONTESQUIEU.
Rien de plus péremptoire. Laissons l'amortissement. Quand vous n'aurez pu tenir aucune de vos promesses, quand vous vous trouverez débordé par les dépenses, après avoir fait entrevoir des excédants de recettes, que direz-vous ?
MACHIAVEL.
Au besoin, on en conviendra hardiment. Cette franchise honore les gouvernements et touche les peuples, quand elle émane d'un pouvoir fort. Mais, en revanche, mon ministre des finances s'attachera à enlever toute signification à l'élévation du chiffre des dépenses. Il dira, ce qui est vrai : « C'est que la pratique financière démontre que les découverts ne sont jamais entièrement confirmés ; qu'une certaine quantité de ressources nouvelles surviennent d'ordinaire dans le cours de l'année, notamment par l'accroissement du produit des impôts ; qu'une portion considérable, d'ailleurs, des crédits votés, n'ayant pas reçu d'emploi, se trouvera annulée. »
MONTESQUIEU.
Cela arrivera-t-il ?
MACHIAVEL.
Quelquefois il y a, vous le savez, en finances des mots tout faits, des phrases stéréotypées, qui font beaucoup d'effet sur le public, le calment, le rassurent.
Ainsi, en présentant avec art telle ou telle dette passive, on dit : ce chiffre n'a rien d'exorbitant ; - il est normal, il est conforme aux antécédents budgétaires ; - le chiffre de la dette flottante n'a rien que de très rassurant. Il y a une foule de locutions semblables dont je ne vous parle pas parce qu'il est d'autres artifices pratiques, plus importants, sur lesquels je dois appeler votre attention.
D'abord, dans tous les documents officiels il est nécessaire d'insister sur le développement de la prospérité, de l'activité commerciale et du progrès toujours croissant de la consommation.
Le contribuable s'émeut moins de la disproportion des budgets, quand on lui répète ces choses, et on peut les lui répéter à satiété, sans que jamais il s'en défie, tant les écritures authentiques produisent un effet magique sur l'esprit des sots bourgeois. Lorsque l'équilibre des budgets est rompu et que l'on veut, pour l'année suivante, préparer l'esprit public à quelque mécompte, on dit à l'avance, dans un rapport, l'année prochaine le découvert ne sera que de tant.
Si le découvert est inférieur aux prévisions, c'est un véritable triomphe ; s'il est supérieur, on dit : « le déficit a été plus grand qu'on ne l'avait prévu, mais il s'était élevé à un chiffre supérieur l'année précédente ; de compte fait, la situation est meilleure, car on a dépensé moins et cependant on a traversé des circonstances exceptionnellement difficiles : la guerre, la disette, les épidémies, des crises de subsistances imprévues, etc. »
« Mais, l'année prochaine, l'augmentation des recettes permettra, suivant toute probabilité, d'atteindre un équilibre depuis si longtemps désiré : la dette sera réduite, le budget convenablement balancé. Ce progrès continuera, on peut l'espérer, et, sauf des événements extraordinaires, l'équilibre deviendra l'habitude de nos finances, comme il en est la règle. »
MONTESQUIEU.
C'est de la haute comédie ; l'habitude sera comme la règle, elle ne se prendra jamais, car j'imagine que, sous votre règne, il y aura toujours quelque circonstance extraordinaire, quelque guerre, quelque crise de subsistances.
MACHIAVEL.
Je ne sais pas s'il y aura des crises de subsistances ; ce qui est certain, c'est que je tiendrai très haut le drapeau de la dignité nationale.
MONTESQUIEU.
C'est bien le moins que vous puissiez faire. Si vous recueillez de la gloire, on ne doit pas vous en savoir gré, car elle n'est, entre vos mains, qu'un moyen de gouvernement : ce n'est pas elle qui amortira les dettes de votre État.

Vingt et unième dialogue

MACHIAVEL.
Je crains que vous n'ayez quelque préjugé à l'égard des emprunts ; ils sont précieux à plus d'un titre : ils attachent les familles au gouvernement ; ce sont d'excellents placements pour les particuliers, et les économistes modernes reconnaissent formellement aujourd'hui que, loin d'appauvrir les États, les dettes publiques les enrichissent.
Voulez-vous me permettre de vous expliquer comment ?
MONTESQUIEU.
Non, car je crois connaître ces théories-là. Comme vous parlez toujours d'emprunter et jamais de rembourser, je voudrais savoir d'abord à qui vous demanderez tant de capitaux, et à propos de quoi vous les demanderez.
MACHIAVEL.
Les guerres extérieures sont, pour cela, d'un grand secours. Dans les grands États, elles permettent d'emprunter 5 ou 600 millions ; on fait en sorte de n'en dépenser que la moitié ou les deux tiers, et le reste trouve sa place dans le Trésor, pour les dépenses de l'intérieur.
MONTESQUIEU.
Cinq ou six cent millions, dites-vous ! Et quels sont les banquiers des temps modernes qui peuvent négocier des emprunts dont le capital serait, à lui seul, toute la fortune de certains États ?
MACHIAVEL.
Ah ! vous en êtes encore à ces procédés rudimentaires de l'emprunt ? C'est, permettez-moi de vous le dire, presque de la barbarie, en matière d'économie financière. On n'emprunte plus aujourd'hui aux banquiers.
MONTESQUIEU.
Et à qui donc ?
MACHIAVEL.
An lieu de passer des marchés avec des capitalistes, qui s'entendent pour déjouer les enchères et dont le petit nombre annihile la concurrence, on s'adresse à tous ses sujets : aux riches, aux pauvres, aux artisans, aux
commerçants, à quiconque a un denier de disponible ; on ouvre enfin ce qui s'appelle une souscription publique, et pour que chacun puisse acheter des rentes, on les divise par coupons de très petites sommes. On vend depuis 10 francs de rente, 5 francs de rente jusqu'à cent mille francs, un million de rentes. Le lendemain de leur émission la valeur de ces titres est en hausse, fait prime, comme on dit : on le sait, et l'on se rue de tous côtés
pour en acheter ; on dit que c'est du délire. En quelques jours les coffres du Trésor regorgent ; on reçoit tant d'argent qu'on ne sait où le mettre ; cependant on s'arrange pour le prendre, parce que si la souscription dépasse le capital des rentes émises, on peut se ménager un grand effet sur l'opinion.
MONTESQUIEU.
Ah !
MACHIAVEL.
On rend aux retardataires leur argent. On fait cela à grand bruit, à grand renfort de presse. C'est le coup de théâtre ménagé. L'excédant s'élève quelquefois à deux ou trois cent millions : vous jugez à quel point l'esprit public est frappé de cette confiance du pays dans le gouvernement.
MONTESQUIEU.
Confiance qui se mêle à un esprit d'agiotage effréné, à ce que j'entrevois. J'avais entendu parler, en effet, de cette combinaison, mais tout, dans votre bouche, est vraiment fantasmagorique. Eh bien, soit, vous avez de l'argent plein les mains, mais....
MACHIAVEL.
J'en aurais plus encore que vous ne pensez, car, chez les nations modernes, il y a de grandes institutions de banque qui peuvent prêter directement à l'État 100 et 200 millions au taux ordinaire ; les grandes villes peuvent prêter aussi. Chez ces mêmes nations il y a d'autres institutions que l'on appelle institutions de prévoyance : ce sont des caisses d'épargne, des caisses de secours, des caisses de retraite. L'État a l'habitude d'exiger que leurs capitaux, qui sont immenses, qui peuvent s'élever quelquefois à 5 ou 600 millions, soient versés dans le Trésor public où ils fonctionnent avec la masse commune, moyennant de faibles intérêts payés à ceux qui les déposent.
De plus, les gouvernements peuvent se procurer des fonds exactement comme les banquiers. Ils délivrent sur leur caisse des bons à vue pour des sommes de deux ou trois cent millions, sortes de lettres de change sur lesquelles on se jette avant qu'elles n'entrent en circulation.
MONTESQUIEU.
Permettez-moi donc de vous arrêter : vous ne parlez que d'emprunter ou de tirer des lettres de change ; ne vous
préoccuperez-vous jamais de payer quelque chose ?
MACHIAVEL.
Il est bon de vous dire encore que l'on peut, en cas de besoin, vendre les domaines de l'État.
MONTESQUIEU.
Ah, vous vous vendez maintenant ! mais ne vous préoccuperez-vous pas de payer enfin ?
MACHIAVEL.
Sans aucun doute ; il est temps de vous dire maintenant comment on fait face au passif.
MONTESQUIEU.
Vous dites, on fait face au passif : je voudrais une expression plus exacte.
MACHIAVEL.
Je me sers de cette expression parce que je la crois d'une exactitude réelle. On ne peut pas toujours éteindre le passif, mais on peut lui faire face ; le mot est même très énergique, car le passif est un ennemi redoutable.
MONTESQUIEU.
Eh bien, comment lui ferez-vous face ?
MACHIAVEL.
A cet égard les moyens sont très variés : il y a d'abord l'impôt.
MONTESQUIEU.
C'est-à-dire le passif employé à payer le passif.
MACHIAVEL.
Vous me parlez en économiste et non en financier. Ne confondez pas. Avec le produit d'une taxe on peut réellement payer. Je sais que l'impôt fait crier ; si celui que l'on a établi gêne, on en trouve un autre, ou l'on rétablit le même sous un autre nom. Il y a un grand art, vous le savez, à trouver les points vulnérables de la matière imposable.
MONTESQUIEU.
Vous l'aurez bientôt écrasée, j'imagine.
MACHIAVEL.
Il y a d'autres moyens : il y a ce que l'on appelle la conversion.
MONTESQUIEU.
Ah ! ah !
MACHIAVEL.
Ceci est relatif à la dette que l'on appelle consolidée, c'est-à-dire à celle qui provient de l'émission des emprunts.
On dit aux rentiers de l'État, par exemple : jusqu'à ce jour je vous ai payé 5 p.c. de votre argent ; c'était le taux de votre rente. J'entends ne plus vous payer que le 4 1/2 ou le 4 p.c. Consentez à cette réduction ou recevez le remboursement du capital que vous m'avez prêté.
MONTESQUIEU.
Mais si l'on rend réellement l'argent, je trouve le procédé encore assez honnête.
MACHIAVEL.
Sans doute on le rend, si on le réclame ; mais très peu s'en soucient ; les rentiers ont leurs habitudes ; leurs fonds sont placés ; ils ont confiance dans l'État ; ils aiment mieux un revenu moindre et un placement sûr. Si tout le monde demandait son argent il est évident que le Trésor serait pris au lacet. Cela n'arrive jamais et l'on se débarrasse par ce moyen d'un passif de plusieurs centaines de millions.
MONTESQUIEU.
C'est un expédient immoral, quoi qu'on dise ; un emprunt forcé qui déprime la confiance publique.
MACHIAVEL.
Vous ne connaissez pas les rentiers. Voici une autre combinaison relative à un autre genre de dette. Je vous disais tout à l'heure que l'État avait à sa disposition les fonds des caisses de prévoyance et qu'il s'en servait en payant le loyer, sauf à les rendre à première réquisition. Si, après les avoir longtemps maniés, il n'est plus en mesure de les rendre, il consolide la dette qui flotte dans ses mains.
MONTESQUIEU.
Je sais ce que cela signifie ; l'État dit aux déposants : Vous voulez votre argent, je ne l'ai plus ; voilà de la rente.
MACHIAVEL.
Précisément, et il consolide de la même manière toutes les dettes auxquelles il ne peut plus suffire. Il consolide les bons du Trésor, les dettes contractées envers les villes, envers les banques, enfin toutes celles qui forment ce que l'on appelle très pittoresquement la dette flottante, parce qu'elle se compose de créances qui n'ont point d'assiette déterminée et qui sont à une échéance plus ou moins rapprochée.
MONTESQUIEU.
Vous avez de singuliers moyens de libérer l'État.
MACHIAVEL.
Que pouvez-vous me reprocher si je ne fais que ce que font les autres ?
MONTESQUIEU.
Oh ! si tout le monde le fait, il faudrait être bien dur, effectivement, pour le reprocher à Machiavel.
MACHIAVEL.
Je ne vous indique seulement pas la millième partie des combinaisons que l'on peut employer. Loin de redouter l'accroissement des rentes perpétuelles, je voudrais que la fortune publique entière fût en rentes ; je ferais en sorte que les villes, les communes, les établissements publics convertissent en rentes leurs immeubles ou leurs capitaux mobiliers. C'est l'intérêt même de ma dynastie qui me commanderait ces mesures financières. Il n'y aurait pas dans mon royaume un écu qui ne tînt par un fil à mon existence.
MONTESQUIEU.
Mais à ce point de vue même, à ce point de vue fatal, atteindrez-vous votre but ? Ne marchez-vous pas, de la manière la plus directe, à votre ruine à travers la ruine de l'État ? Ne savez-vous pas que chez toutes les nations de l'Europe il y a de vastes marchés de fonds publics, où la prudence, la sagesse, la probité des gouvernements est mise à l'enchère ? A la manière dont vous dirigez vos finances, vos fonds seraient repoussés avec perte des marchés étrangers et ils tomberaient aux plus bas cours, même à la Bourse de votre royaume.
MACHIAVEL.
C'est une erreur flagrante. Un gouvernement glorieux, comme serait le mien, ne peut que jouir d'un grand crédit à l'extérieur. A l'intérieur, sa vigueur dominerait les appréhensions. Au surplus je ne voudrais pas que le crédit de mon État dépendît des transes de quelques marchands de suif ; je dominerais la Bourse par la Bourse.
MONTESQUIEU.
Qu'est-ce encore ?
MACHIAVEL.
J'aurais de gigantesques établissements de crédit institués en apparence pour prêter à l'industrie, mais dont la fonction la plus réelle consisterait à soutenir la rente. Capables de jeter pour 400 ou 500 millions de titres sur la place, ou de raréfier le marché dans les mêmes proportions, ces monopoles financiers seraient toujours maîtres des cours. Que dites-vous de cette combinaison ?
MONTESQUIEU.
Les bonnes affaires que vos ministres, vos favoris, vos maîtresses vont faire dans ces maisons-là ! Votre gouvernement va donc jouer à la bourse avec les secrets de l'État ?
MACHIAVEL.
Que dites-vous !
MONTESQUIEU.
Expliquez donc autrement l'existence de ces maisons. Tant que vous n'avez été que sur le terrain des doctrines, on pouvait se tromper sur le véritable nom de votre politique, depuis que vous en êtes aux applications, on ne le peut plus. Votre gouvernement sera unique dans l'histoire ; on ne pourra jamais le calomnier.
MACHIAVEL.
Si quelqu'un dans mon royaume s'avisait de dire ce que vous laissez entendre, il disparaîtrait comme par l'effet de la foudre.
MONTESQUIEU.
La foudre est un bel argument ; vous êtes heureux de l'avoir à votre disposition. En avez-vous fini avec les finances ?
MACHIAVEL.
Oui.
MONTESQUIEU.
L'heure s'avance à grands pas.

IVéme PARTIE

Vingt-deuxième dialogue
MONTESQUIEU.
Avant de vous avoir entendu, je ne connaissais bien ni l'esprit des lois, ni l'esprit des finances. Je vous suis redevable de m'avoir enseigné l'un et l'autre. Vous avez entre les mains la plus grande puissance des temps modernes, l'argent. Vous pouvez vous en procurer à peu près autant que vous voulez. Avec de si prodigieuses ressources vous allez faire de grandes choses, sans doute ; c'est le cas de montrer enfin que le bien peut sortir du
mal.
MACHIAVEL.
C'est ce que j'entends vous montrer en effet.
MONTESQUIEU.
Eh bien, voyons.
MACHIAVEL.
Le plus grand de mes bienfaits sera d'abord d'avoir donné la paix intérieure à mon peuple. Sous mon règne les mauvaises passions sont comprimées, les bons se rassurent et les méchants tremblent. J'ai rendu à un pays déchiré avant moi par les factions, la liberté, la dignité, la force.
MONTESQUIEU.
Après avoir changé tant de choses, n'en seriez-vous pas venu à changer le sens des mots ?
MACHIAVEL.
La liberté ne consiste pas dans la licence, pas plus que la dignité et la force ne consistent dans l'insurrection et le désordre. Mon empire paisible au dedans, sera glorieux au dehors.
MONTESQUIEU.
Comment ?
MACHIAVEL.
Je ferai la guerre dans les quatre parties du monde. Je franchirai les Alpes, comme Annibal ; je guerroierai dans l'Inde, comme Alexandre ; dans la Lybie, comme Scipion ; j'irai de l'Atlas au Taurus, des bords du Gange au Mississipi, du Mississipi au fleuve Amour. La grande muraille de la Chine tombera devant mon nom ; mes légions victorieuses défendront, à Jérusalem, le tombeau du Sauveur ; à Rome, le vicaire de Jésus-Christ ; leurs
pas fouleront au Pérou la poussière des Incas, en Égypte les cendres de Sésostris ; en Mésopotamie celles de Nabuchodonosor. Descendant de César, d'Auguste et de Charlemagne, je vengerai, sur les bords du Danube, la défaite de Varus ; sur les bords de l'Adige, la déroute de Cannes ; sur la Baltique, les outrages des Normands.
MONTESQUIEU.
Daignez vous arrêter, je vous conjure. Si vous vengez ainsi les défaites de tous les grands capitaines, vous n'y suffirez pas. Je ne vous comparerai pas à Louis XIV, à qui Boileau disait : Grand roi cesse de vaincre ou je cesse d'écrire ; cette comparaison vous humilierait. Je vous accorde qu'aucun héros de l'antiquité ou des temps modernes, ne saurait être mis en parallèle avec vous.
Mais ce n'est point de cela qu'il s'agit : La guerre en elle-même est un mal ; elle sert dans vos mains à faire supporter un mal plus grand encore, la servitude ; mais où donc est, dans tout ceci, le bien que vous m'avez promis de faire ?
MACHIAVEL.
Ce n'est pas ici le cas d'équivoquer ; la gloire est déjà par elle-même un grand bien ; c'est le plus puissant des capitaux accumulés ; un souverain qui a de la gloire a tout le reste. Il est la terreur des États voisins, l'arbitre de l'Europe. Son crédit s'impose invinciblement, car, quoi que vous ayez dit sur la stérilité des victoires, la force n'abdique jamais ses droits. On simule des guerres d'idées, on fait étalage de désintéressement et, un beau jour,
on finit très bien par s'emparer d'une province que l'on convoite et par imposer un tribut de guerre aux vaincus.
MONTESQUIEU.
Mais, permettez, dans ce système-là on fait parfaitement bien d'en agir ainsi, si on le peut ; sans cela, le métier militaire serait par trop niais.
MACHIAVEL.
A la bonne heure ! vous voyez que nos idées commencent à se rapprocher un peu.
MONTESQUIEU.
Oui, comme l'Atlas et le Taurus. Voyons les autres grandes choses de votre règne.
MACHIAVEL.
Je ne dédaigne pas autant que vous paraissez le croire un parallèle avec Louis XIV. J'aurais plus d'un trait avec ce monarque ; comme lui je ferais des constructions gigantesques ; cependant, sous ce rapport, mon ambition irait bien plus loin que la sienne et que celle des plus fameux potentats ; je voudrais montrer au peuple que les monuments dont la construction exigeait autrefois des siècles, je les rebâtis, moi, en quelques années. Les palais des rois mes prédécesseurs tomberaient sous le marteau des démolisseurs pour se relever rajeunis par des formes nouvelles ; je renverserais des villes entières, pour les reconstruire sur des plans plus réguliers, pour obtenir de plus belles perspectives. Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point les constructions attachent les peuples aux monarques. On pourrait dire qu'ils pardonnent aisément qu'on détruise leurs lois à la condition qu'on leur bâtisse des maisons. Vous verrez d'ailleurs, dans un instant, que les constructions servent à des objets
particulièrement importants.
MONTESQUIEU.
Après les constructions, que ferez-vous ?
MACHIAVEL.
Vous allez bien vite : le nombre des grandes actions n'est pas illimité. Veuillez donc me dire, je vous prie, si, depuis Sésostris jusqu'à Louis XIV, jusqu'à Pierre Ier, les deux points cardinaux des grands règnes n'ont pas été la guerre et les constructions.
MONTESQUIEU.
C'est vrai, mais on voit pourtant des souverains absolus qui se sont préoccupés de donner de bonnes lois, d'améliorer les moeurs, d'y introduire la simplicité et la décence. On en a vu qui se sont préoccupés de l'ordre dans les finances, de l'économie ; qui ont songé à laisser après eux l'ordre, la paix, des institutions durables, quelquefois même la liberté.
MACHIAVEL.
Oh ! tout cela se fera. Vous voyez bien que, d'après vous-même, les souverains absolus ont du bon.
MONTESQUIEU.
Hélas ! pas trop. Essayez de me prouver le contraire, cependant.
Avez-vous quelque bonne chose à me dire ?
MACHIAVEL.
Je donnerais à l'esprit d'entreprise un essor prodigieux ; mon règne serait le règne des affaires. Je lancerais la spéculation dans des voies nouvelles et jusqu'alors inconnues. Mon administration desserrerait même quelquesuns de ses anneaux. J'affranchirais de la réglementation une foule d'industries : les bouchers, les boulangers et les entrepreneurs de théâtres seraient libres.
MONTESQUIEU.
Libres de faire quoi ?
MACHIAVEL
Libres de faire du pain, libres de vendre de la viande et libres d'organiser des entreprises théâtrales, sans la permission de l'autorité.
MONTESQUIEU.
Je ne sais ce que cela signifie. La liberté de l'industrie est de droit commun chez les peuples modernes. N'avez vous rien de mieux à m'apprendre ?
MACHIAVEL.
Je m'occuperais constamment du sort du peuple. Mon gouvernement lui procurerait du travail.
MONTESQUIEU.
Laissez le peuple en trouver de lui-même, cela vaudra mieux. Les pouvoirs politiques n'ont pas le droit de faire de la popularité avec les deniers de leurs sujets. Les revenus publics ne sont pas autre chose qu'une cotisation collective, dont le produit ne doit servir qu'à des services généraux ; les classes ouvrières que l'on habitue à compter sur l'État, tombent dans l'avilissement ; elles perdent leur énergie, leur élan, leur fonds d'industrie
intellectuelle. Le salariat par l'État les jette dans une sorte de servage, dont elles ne peuvent plus se relever qu'en détruisant l'État lui-même. Vos constructions engloutissent des sommes énormes dans des dépenses improductives ; elles raréfient les capitaux, tuent la petite industrie, anéantissent le crédit dans les couches inférieures de la société. La faim est au bout de toutes vos combinaisons. Faites des économies, et vous bâtirez après. Gouvernez avec modération, avec justice, gouvernez le moins possible et le peuple n'aura rien à vous demander parce qu'il n'aura pas besoin de vous.
MACHIAVEL.
Ah ! que vous envisagez d'un oeil froid les misères du peuple ! Les principes de mon gouvernement sont bien autres ; je porte dans mon coeur les êtres souffrants, les petits. Je m'indigne quand je vois les riches se procurer des jouissances inaccessibles au plus grand nombre. Je ferai tout ce que je pourrai pour améliorer la condition matérielle des travailleurs, des manoeuvres, de ceux qui plient sous le poids de la nécessité sociale.
MONTESQUIEU.
Eh bien, commencez donc par leur donner les ressources que vous affectez aux émoluments de vos grands dignitaires, de vos ministres, de vos personnages consulaires. Réservez-leur les largesses que vous prodiguez sans compter à vos pages, à vos courtisans, à vos maîtresses.
Faites mieux, déposez la pourpre dont la vue est un affront à l'égalité des hommes. Débarrassez-vous des titres de Majesté, d'Altesse, d'Excellence, qui entrent dans les oreilles orgueilleuses comme des fers aigus. Appelez vous
protecteur comme Cromwell, mais ayez les actes des apôtres ; allez vivre dans la chaumière du pauvre, comme Alfred le Grand, coucher dans les hôpitaux, vous étendre sur le lit des malades comme saint Louis. Il est trop facile de faire de la charité évangélique quand on passe sa vie au milieu des festins, quand on repose le soir dans des lits somptueux, avec de belles dames, quand, à son coucher et à son lever, on a de grands personnages qui s'empressent à vous mettre la chemise. Soyez père de famille et non despote, patriarche et non prince.
Si ce rôle ne vous va pas, soyez chef d'une République démocratique, donnez la liberté, introduisez-la dans les moeurs, de vive force, si c'est votre tempérament. Soyez Lycurgue, soyez Agésilas, soyez un Gracque, mais je ne sais ce que c'est que cette molle civilisation où tout fléchit, où tout se décolore à côté du prince, où tous les esprits sont jetés dans le même moule, toutes les âmes dans le même uniforme ; je comprends qu'on aspire à
régner sur des hommes mais non sur des automates.
MACHIAVEL.
Voilà un débordement d'éloquence que je ne puis pas arrêter. C'est avec ces phrases-là qu'on renverse les gouvernements.
MONTESQUIEU.
Hélas ! Vous n'avez jamais d'autre préoccupation que celle de vous maintenir. Pour mettre à l'épreuve votre amour du bien public, on n'aurait qu'à vous demander de descendre du trône au nom du salut de l'État. Le peuple, dont vous êtes l'élu n'aurait qu'à vous exprimer sa volonté à cet égard pour savoir le cas que vous faites de sa souveraineté.
MACHIAVEL.
Quelle étrange question ! N'est-ce pas pour son bien que je lui résisterais ?
MONTESQUIEU.
Qu'en savez-vous ? Si le peuple est au-dessus de vous, de quel droit subordonnez-vous sa volonté à la vôtre ? Si vous êtes librement accepté, si vous êtes non pas juste, mais seulement nécessaire, pourquoi attendez-vous tout de la force et rien de la raison ? Vous faites bien de trembler sans cesse pour votre règne, car vous êtes de ceux qui durent un jour.
MACHIAVEL.
Un jour ! je durerai toute ma vie, et mes descendants peut-être après moi. Vous connaissez mon système politique, économique, financier. Voulez-vous connaître les derniers moyens à l'aide desquels je pousserai jusqu'aux dernières couches du sol les racines de ma dynastie ?
MONTESQUIEU.
Non.
MACHIAVEL.
Vous refusez de m'entendre, vous êtes vaincu ; vous, vos principes, votre école et votre siècle.
MONTESQUIEU.
Vous insistez, parlez, mais que cet entretien soit le dernier.

Vingt-troisième dialogue

MACHIAVEL.
Je ne réponds à aucun de vos mouvements oratoires. Les entraînements d'éloquence n'ont que faire ici. Dire à un souverain : voudriez-vous descendre de votre trône pour le bonheur de votre peuple, n'est-ce pas folie ? Lui dire encore : puisque vous êtes une émanation du suffrage populaire, confiez-vous à ces fluctuations, laissez-vous discuter, est-ce possible ? Est-ce que tout pouvoir constitué n'a pas pour première loi de se défendre, non pas
seulement dans son intérêt, mais dans l'intérêt du peuple qu'il gouverne ? N'ai-je pas fait le plus grand sacrifice qu'il soit possible de faire aux principes d'égalité des temps modernes ? Un gouvernement issu du suffrage universel, n'est-il pas, en définitive, l'expression de la volonté du plus grand nombre ? vous me direz que ce principe est destructeur des libertés publiques ; qu'y puis-je faire ? Quand ce principe est entré dans les moeurs,
connaissez-vous le moyen de l'en arracher ? Et, s'il n'en peut être arraché, connaissez-vous un moyen de le réaliser dans les grandes Sociétés européennes, autrement que par le bras d'un seul homme. Vous êtes sévère sur les moyens de gouvernement : indiquez-moi un autre mode d'exécution, et, s'il n'y en a pas d'autre que le pouvoir absolu, dites-moi comment ce pouvoir peut se séparer des imperfections spéciales auxquelles son principe le condamne.
Non, je ne suis pas un saint Vincent de Paule, car mes sujets ont besoin, non pas d'une âme évangélique, mais d'un bras ; je ne suis non plus ni un Agésilas, ni un Lycurgue, ni un Gracque, parce que je ne suis ni chez des Spartiates, ni chez des Romains ; je suis au sein de sociétés voluptueuses, qui allient la fureur des plaisirs à celle des armes, les transports de la force avec ceux des sens, qui ne veulent plus d'autorité divine, plus d'autorité
paternelle, plus de frein religieux. Est-ce moi qui ai créé le monde au milieu duquel je vis ? je suis tel, parce qu'il est tel. Aurais-je la puissance d'arrêter sa pente ? Non, je ne peux que prolonger sa vie parce qu'elle se dissoudrait plus vite encore si elle était livrée à elle-même. Je prends cette société par ses vices, parce qu'elle ne me présente que des vices ; si elle avait des vertus, je la prendrais par ses vertus.
Mais si d'austères principes peuvent insulter à ma puissance, est-ce donc qu'ils peuvent méconnaître les services réels que je rends, mon génie et même ma grandeur ?
Je suis le bras, je suis l'épée des Révolutions qu'égare le souffle avant-coureur de la destruction finale. Je contiens des forces insensées qui n'ont d'autre mobile, au fond, que la brutalité des instincts, qui courent à la rapine sous le voile des principes. Si je discipline ces forces, si j'en arrête l'expansion dans ma patrie, ne fût-ce qu'un siècle, n'ai-je pas bien mérité d'elle ? ne puis-je même prétendre à la reconnaissance des États européens
qui tournent les yeux vers moi, comme vers l'Osiris qui, seul, a la puissance de captiver ces foules frémissantes ?
Portez donc vos yeux plus haut et inclinez-vous devant celui qui porte à son front le signe fatal de la prédestination humaine.
MONTESQUIEU.
Ange exterminateur, petit-fils de Tamerlan, réduisez les peuples à l'ilotisme, vous n'empêcherez pas qu'il n'y ait quelque part des âmes libres qui vous braveront, et leur dédain suffirait pour sauvegarder les droits de la conscience humaine rendus imperceptibles par Dieu.
MACHIAVEL.
Dieu protège les forts.
MONTESQUIEU.
Arrivez donc, je vous prie, aux derniers anneaux de la chaîne que vous avez forgée. Serrez-la bien, usez de l'enclume et du marteau, vous pouvez tout. Dieu vous protége, c'est lui-même qui guide votre étoile.
MACHIAVEL.
J'ai peine à comprendre l'animation qui règne maintenant dans vos paroles. Suis-je donc si dur, moi qui ai pris pour politique finale, non la violence, mais l'effacement ? rassurez-vous donc, je vous apporte plus d'une consolation inattendue. Seulement laissez-moi prendre encore quelques précautions que je crois nécessaires à ma sûreté, vous verrez qu'avec celles dont je m'entoure, un prince n'a rien à craindre des événements.
Nos écrits ont plus d'un rapport, quoi que vous en disiez, et je crois qu'un despote qui veut être complet ne doit pas non plus se dispenser de vous lire. Ainsi, vous remarquez fort bien dans l'Esprit des lois qu'un monarque absolu doit avoir une garde prétorienne nombreuse[15] ; l'avis est bon, je le suivrai. Ma garde serait d'un tiers environ de l'effectif de mon armée. Je suis grand amateur de la conscription qui est une des plus belles inventions du génie français, mais je crois qu'il faut perfectionner cette institution en essayant de retenir sous les armes le plus grand nombre possible de ceux qui ont achevé le temps de leur service. J'y parviendrais, je crois, en m'emparant résolûment de l'espèce de commerce qui se fait dans quelques États, comme en France par exemple, sur les engagements volontaires à prix d'argent. Je supprimerais ce négoce hideux et je l'exercerais moi-même honnêtement sous la forme d'un monopole en créant une caisse de dotation de l'armée qui me servirait à appeler sous les drapeaux par l'appât de l'argent et à y retenir par le même moyen ceux qui voudraient se vouer exclusivement à l'état militaire.
[15] Esp. des lois, liv. X, ch. XV, p. 127.
MONTESQUIEU.
Ce sont donc des espèces de mercenaires que vous aspirez à former dans votre propre patrie !
MACHIAVEL.
Oui, la haine des partis dira cela, quand je ne suis mû que par le bien du peuple et par l'intérêt, d'ailleurs si légitime, de ma conservation qui est le bien commun de mes sujets.
Passons à d'autres objets. Ce qui va vous étonner, c'est que je reviens aux constructions. Je vous ai prévenu que nous y serions ramenés. Vous allez voir l'idée politique qui surgit du vaste système de constructions que j'ai entrepris ; je réalise par là une théorie économique qui a fait beaucoup de désastres dans certains États de l'Europe, la théorie de l'organisation du travail permanent pour les classes ouvrières. Mon règne leur promet un
salaire indéfini. Moi mort, mon système abandonné, plus de travail ; le peuple est en grève et monte à l'assaut des classes riches. On est en pleine Jacquerie : perturbation industrielle, anéantissement du crédit, insurrection dans mon État, soulèvement autour de lui ; l'Europe est en feu. Je m'arrête. Dites-moi si les classes privilégiées, qui tremblent bien naturellement pour leur fortune, ne feront pas cause commune, et la cause la plus étroite avec les classes ouvrières pour me maintenir, moi ou ma dynastie ; si d'autre part, l'intérêt de la tranquillité européenne n'y rattachera pas toutes les puissances de premier ordre.
La question des constructions qui paraît mince est donc en réalité, comme vous le voyez, une question colossale.
Quand il s'agit d'un objet de cette importance, il ne faut pas ménager les sacrifices. Avez-vous remarqué que presque toutes mes conceptions politiques se doublent d'une combinaison financière ? C'est encore ce qui m'arrive ici. J'instituerai une caisse des travaux publics que je doterai de plusieurs centaines de millions à l'aide desquels je provoquerai aux constructions sur la surface entière de mon royaume. Vous avez deviné mon but : je tiens debout la jacquerie ouvrière ; c'est l'autre armée dont j'ai besoin contre les factions. Mais cette masse de prolétaires qui est dans ma main, il ne faut pas maintenant qu'elle puisse se retourner contre moi au jour où elle serait sans pain. C'est à quoi je pourvois par les constructions elles-mêmes, car ce qu'il y a de particulier dans mes combinaisons, c'est que chacune d'elles fournit en même temps ses corollaires. L'ouvrier qui construit pour moi construit en même temps contre lui les moyens de défense dont j'ai besoin. Sans le savoir, il se chasse luimême des grands centres où sa présence m'inquiéterait ; il rend à jamais impossible le succès des révolutions qui se font dans la rue. Le résultat des grandes constructions, en effet, est de raréfier l'espace où peut vivre l'artisan, de le refouler aux faubourgs, et bientôt de les lui faire abandonner ; car la cherté des subsistances croît avec l'élévation du taux des loyers. Ma capitale ne sera guère habitable, pour ceux qui vivent d'un travail quotidien,
que dans la partie la plus rapprochée de ses murs. Ce n'est donc pas dans les quartiers voisins du siége des autorités que les insurrections pourront se former. Sans doute, il y aura autour de la capitale une population ouvrière immense, redoutable dans un jour de colère ; mais les constructions que j'élèverais seraient toutes conçues d'après un plan stratégique, c'est-à-dire, qu'elles livreraient passage à de grandes voies où, d'un bout à
l'autre, pourrait circuler le canon. L'extrémité de ces grandes voies se relierait à une quantité de casernes, espèces de bastilles, pleines d'armes, de soldats et de munitions. Il faudrait que mon successeur fût un vieillard imbécile ou un enfant pour se laisser tomber devant une insurrection, car, sur un ordre de sa main, quelques grains de poudre balaieraient l'émeute jusqu'à vingt lieues de la capitale. Mais le sang qui coule dans mes veines est
brûlant et ma race a tous les signes de la force. M'écoutez-vous ?
MONTESQUIEU.
Oui.
MACHIAVEL.
Mais vous comprenez bien que je n'entends pas rendre la vie matérielle difficile à la population ouvrière de la capitale, et je rencontre là un écueil, c'est incontestable ; mais la fécondité de ressources que doit avoir mon gouvernement me suggérerait une idée ; ce serait de bâtir pour les gens du peuple de vastes cités où les logements seraient à bas prix, et où leurs masses se trouveraient réunies par cohortes comme dans de vastes
familles.
MONTESQUIEU.
Des souricières !
MACHIAVEL.
Oh ! l'esprit de dénigrement, la haine acharnée des partis ne manquera pas de dénigrer mes institutions. On dira ce que vous dites. Peu m'importe, si le moyen ne réussit pas on en trouvera un autre.
Je ne dois pas abandonner le chapitre des constructions sans mentionner un détail bien insignifiant en apparence, mais qu'y a-t-il d'insignifiant en politique ? Il faut que les innombrables édifices que je construirai soient marqués à mon nom, qu'on y trouve des attributs, des bas-reliefs, des groupes qui rappellent un sujet de mon histoire. Mes armes, mon chiffre doivent être entrelacés partout. Ici, ce seront des anges qui soutiendront ma
couronne, plus loin, des statues de la justice et de la sagesse qui supporteront mes initiales. Ces points sont de la dernière importance, j'y tiens essentiellement.
C'est par ces signes, par ces emblêmes que la personne du souverain est toujours présente ; on vit avec lui, avec son souvenir, avec sa pensée. Le sentiment de sa souveraineté absolue entre dans les esprits les plus rebelles comme la goutte d'eau qui tombe incessamment du rocher creuse le pied de granit. Par la même raison je veux que ma statue, mon buste, mes portraits soient dans tous les établissements publics, dans l'auditoire des tribunaux surtout ; que l'on me représente en costume royal ou à cheval.
MONTESQUIEU.
A côté de l'image du Christ.
MACHIAVEL.
Non pas, sans doute, mais en face ; car la puissance souveraine est une image de la puissance divine. Mon image s'allie ainsi avec celle de la Providence et de la justice.
MONTESQUIEU.
Il faut que la justice elle-même porte votre livrée. Vous n'êtes pas un chrétien, vous êtes un empereur Grec du Bas-Empire.
MACHIAVEL.
Je suis un empereur catholique, apostolique et romain. Par les mêmes raisons que celles que je viens de vous déduire, je veux que l'on donne mon nom, le nom Royal, aux établissements publics de quelque nature qu'ils soient. Tribunal royal, Cour royale, Académie royale, Corps législatif royal, Sénat royal, Conseil d'État royal ; autant que possible ce même vocable sera donné aux fonctionnaires, aux agents, au personnel officiel qui entoure
le gouvernement. Lieutenant du roi, archevêque du roi, comédien du roi, juge du roi, avocat du roi. Enfin, le nom de royal sera imprimé à quiconque, hommes ou choses, représentera un signe de puissance. Ma fète seule sera une fète nationale et non pas royale. J'ajoute encore qu'il faut, autant que possible, que les rues, les places publiques, les carrefours portent des noms qui rappellent les souvenirs historiques de mon règne. Si l'on suit bien
ces indications, fût-on Caligula ou Néron, on est certain de s'imprimer à jamais dans la mémoire des peuples et de transmettre son prestige à la postérité la plus reculée. Que de choses n'ai-je point encore à ajouter ! il faut que je me borne.
Car qui pourrait tout dire sans un mortel ennui ?[16].
Me voici arrivé aux petits moyens ; je le regrette, car ces choses ne sont peut-être pas dignes de votre attention, mais, pour moi, elles sont vitales.
La bureaucratie est, dit-on, une plaie des gouvernements monarchiques ; je n'en crois rien. Ce sont des milliers de serviteurs qui sont naturellement rattachés à l'ordre de choses existant. J'ai une armée de soldats, une armée de juges, une armée d'ouvriers, je veux une armée d'employés.
[16] Cette phrase se trouve dans la préface de l'Esprit des lois, p. 1. (Note de l'Éditeur.)
MONTESQUIEU.
Vous ne vous donnez plus la peine de rien justifier.
MACHIAVEL.
En ai-je le temps ?
MONTESQUIEU.
Non, passez.
MACHIAVEL.
Dans les États qui ont été monarchiques, et ils l'ont tous été au moins une fois, j'ai constaté qu'il y avait une véritable frénésie pour les cordons, pour les rubans. Ces choses ne coûtent presque rien au prince et il peut faire des heureux, mieux que cela, des fidèles, au moyen de quelques pièces d'étoffe, de quelques hochets en argent ou en or. Peu s'en faudrait, en vérité, que je ne décorasse sans exception ceux qui me le demanderaient. Un homme décoré est un homme donné. Je ferais de ces marques de distinction un signe de ralliement pour les sujets dévoués ; j'aurais, je crois bien, à ce prix, les onze douzièmes de mon royaume. Je réalise par là, autant que je le puis, les instincts d'égalité de la nation. Remarquez bien ceci : plus une nation en général tient à l'égalité, plus les individus ont de passion pour les distinctions. C'est donc là un moyen d'action dont il serait trop malhabile de se priver. Bien loin par suite de renoncer aux titres, comme vous me l'avez conseillé, je les multiplierais autour de moi en même temps que les dignités. Je veux dans ma cour l'étiquette de Louis XIV, la hiérarchie domestique de Constantin, un formalisme diplomatique sévère, un cérémonial imposant ; ce sont là des moyens de gouvernement infaillibles sur l'esprit des masses. A travers tout cela, le souverain apparaît comme un Dieu.
On m'assure que dans les États en apparence les plus démocratiques par les idées, l'ancienne noblesse monarchique n'a presque rien perdu de son prestige. Je me donnerais pour chambellans les gentilshommes de la plus vieille roche. Beaucoup d'antiques noms seraient éteints sans doute ; en vertu de mon pouvoir souverain, je les ferais revivre avec les titres, et l'on trouverait à ma cour les plus grands noms de l'histoire depuis
Charlemagne.
Il est possible que ces conceptions vous paraissent bizarres, mais ce que je vous affirme, c'est qu'elles feront plus pour la consolidation de ma dynastie que les lois les plus sages. Le culte du prince est une sorte de religion, et, comme toutes les religions possibles, ce culte impose des contradictions et des mystères au-dessus de la raison[17]. Chacun de mes actes, quelque inexplicable qu'il soit en apparence, procède d'un calcul dont l'unique objet est mon salut et celui de ma dynastie. Ainsi que je le dis, d'ailleurs, dans le Traité du Prince, ce qui est réellement difficile, c'est d'acquérir le pouvoir ; mais il est facile de le conserver, car il suffit en somme d'ôter ce qui nuit et d'établir ce qui protége. Le trait essentiel de ma politique, comme vous avez pu le voir, a été de me rendre indispensable[18] ; j'ai détruit autant de forces organisées qu'il l'a fallu pour que rien ne pût plus marcher sans moi, pour que les ennemis mêmes de mon pouvoir tremblassent de le renverser.
Ce qui me reste à faire maintenant ne consiste plus que dans le développement des moyens moraux qui sont en germe dans mes institutions. Mon règne est un règne de plaisirs ; vous ne me défendez pas d'égayer mon peuple par des jeux, par des fêtes ; c'est par là que j'adoucis les moeurs. On ne peut pas se dissimuler que ce siècle ne soit un siècle d'argent ; les besoins ont doublé, le luxe ruine les familles ; de toutes parts on aspire aux jouissances matérielles ; il faudrait qu'un souverain ne fût guère de son temps pour ne pas savoir faire tourner à son profit cette passion universelle de l'argent et cette fureur sensuelle qui consume aujourd'hui les hommes. La misère les serre comme dans un étau, la luxure les presse ; l'ambition les dévore, ils sont à moi. Mais quand je parle ainsi, au fond c'est l'intérêt de mon peuple qui me guide. Oui, je ferai sortir le bien du mal ; j'exploiterai le
matérialisme au profit de la concorde et de la civilisation ; j'éteindrai les passions politiques des hommes en apaisant les ambitions, les convoitises et les besoins. Je prétends avoir pour serviteurs de mon règne ceux qui, sous les gouvernements précédents, auront fait le plus de bruit au nom de la liberté. Les plus austères vertus sont comme celle de la femme de Joconde ; il suffit de doubler toujours le prix de la défaite. Ceux qui résisteront à
l'argent ne résisteront pas aux honneurs ; ceux qui résisteront aux honneurs ne résisteront pas à l'argent. En voyant tomber à leur tour ceux que l'on croyait le plus purs, l'opinion publique s'affaiblira à tel point qu'elle finira par abdiquer complètement. Comment pourra-t-on se plaindre en définitive ? Je ne serai rigoureux que pour ce qui aura trait à la politique ; je ne persécuterai que cette passion ; je favoriserai même secrètement les autres par les mille voies souterraines dont dispose le pouvoir absolu.
[17] Esp. des lois, liv. XXV, chap. II, p 386.
[18] Traité du Prince, chap. IX, p. 63.
MONTESQUIEU.
Après avoir détruit la conscience politique, vous deviez entreprendre de détruire la conscience morale ; vous avez tué la société, maintenant vous tuez l'homme. Plût à Dieu que vos paroles retentissent jusque sur la terre ; jamais réfutation plus éclatante de vos propres doctrines n'aurait frappé des oreilles humaines.
MACHIAVEL.
Laissez-moi finir.

Vingt-quatrième dialogue

MACHIAVEL.
Il ne me reste plus maintenant qu'à vous indiquer certaines particularités de ma manière d'agir, certaines habitudes de conduite qui donneront à mon gouvernement sa dernière physionomie.
En premier lieu, je veux que mes desseins soient impénétrables même pour ceux qui m'approcheront le plus près.
Je serais, sous ce rapport, comme Alexandre VI et le duc de Valentinois, dont on disait proverbialement à la cour de Rome, du premier, « qu'il ne faisait jamais ce qu'il disait ; du second, qu'il ne disait jamais ce qu'il faisait. » Je ne communiquerais mes projets que pour en ordonner l'exécution et je ne donnerais mes ordres qu'au dernier moment. Borgia n'en usait jamais autrement ; ses ministres eux-mêmes ne savaient rien et l'on était toujours
réduit autour de lui à de simples conjectures. J'ai le don de l'immobilité, mon but est là ; je regarde d'un autre côté, et quand il est à ma portée, je me retourne tout à coup et je fonds sur ma proie avant qu'elle n'ait eu le temps de jeter un cri.
Vous ne sauriez croire quel prestige une telle puissance de dissimulation donne au prince. Quand elle est jointe à la vigueur de l'action, un respect superstitieux l'environne, ses conseillers se demandent tout bas ce qui sortira de sa tête, le peuple ne place sa confiance qu'en lui ; il personnifie à ses yeux la Providence dont les voies sont inconnues. Quand le peuple le voit passer, il songe avec une terreur involontaire ce qu'il pourrait d'un signe de la nuque ; les États voisins sont toujours dans la crainte et le comblent de marques de déférence, car ils ne savent jamais si quelque entreprise toute prête ne fondra pas sur eux du jour au lendemain.
MONTESQUIEU.
Vous êtes fort contre votre peuple parce que vous le tenez sous votre genou, mais si vous trompez les États avec qui vous traitez comme vous trompez vos sujets, vous serez bientôt étouffé dans les bras d'une coalition.
MACHIAVEL.
Vous me faites sortir de mon sujet, car je ne m'occupe ici que de ma politique intérieure ; mais si vous voulez savoir un des principaux moyens à l'aide desquels je tiendrais en échec la coalition des haines étrangères, le voici : Je règne sur un puissant royaume, je vous l'ai dit ; eh bien ! je chercherais autour de mes États quelque grand pays déchu qui aspirât à se relever, je le relèverais tout entier à la faveur de quelque guerre générale,
comme cela s'est vu pour la Suède, pour la Prusse, comme cela peut se voir d'un jour à l'autre pour l'Allemagne ou pour l'Italie, et ce pays, qui ne vivrait que par moi, qui ne serait qu'une émanation de mon existence, me donnerait, tant que je serais debout, trois cent mille hommes de plus contre l'Europe armée.
MONTESQUIEU.
Et le salut de votre État à côté duquel vous élèveriez ainsi une puissance rivale et par suite ennemie dans un temps donné ?
MACHIAVEL.
Avant tout je me conserve.
MONTESQUIEU.
Ainsi vous n'avez rien, pas même le souci des destinées de votre royaume[19] ?
[19] On ne peut se dissimuler qu'ici Machiavel ne soit en contradiction avec lui-même, car il dit formellement, ch. IV, p. 26, « que le Prince qui en rend un autre puissant travaille à sa propre ruine. » (Note de l'éditeur.)
MACHIAVEL.
Qui vous dit cela ? Pourvoir à mon salut, n'est-ce pas pourvoir en même temps au salut de mon royaume !
MONTESQUIEU.
Votre physionomie royale se dégage de plus en plus ; je veux la voir toute entière.
MACHIAVEL.
Daignez donc ne pas m'interrompre.
Il s'en faut bien qu'un prince, quelle que soit sa force de tête, trouve toujours en lui les ressources d'esprit nécessaires. Un des plus grands talents de l'homme d'État consiste à s'approprier les conseils qu'il entend autour de lui. On trouve très souvent dans son entourage des avis lumineux. J'assemblerais donc très souvent mon conseil, je le ferais discuter, débattre devant moi les questions les plus importantes. Quand le souverain se défie de ses impressions, ou n'a pas assez de ressources de langage pour déguiser sa véritable pensée, il doit rester muet ou ne parler que pour engager plus avant la discussion. Il est très rare que, dans un conseil bien composé, le véritable parti à prendre dans telle situation donnée, ne se formule pas de manière ou d'autre. On le saisit et très souvent l'un de ceux qui a donné fort obscurément son avis est tout étonné le lendemain de le voir exécuté.
Vous avez pu voir dans mes institutions et dans mes actes, quelle attention j'ai toujours mise à créer des apparences ; il en faut dans les paroles comme dans les actes. Le comble de l'habileté est de faire croire à sa franchise, quand on a une foi punique. Non-seulement mes desseins seront impénétrables mais mes paroles signifieront presque toujours le contraire de ce qu'elles paraîtront indiquer. Les initiés seuls pourront pénétrer le
sens des mots caractéristiques qu'à de certains moments je laisserai tomber du haut du trône ; quand je dirai : Mon règne, c'est la paix, c'est que ce sera la guerre ; quand je dirai que je fais appel aux moyens moraux, c'est que je vais user des moyens de la force. M'écoutez-vous ?
MONTESQUIEU.
Oui.
MACHIAVEL.
Vous avez vu que ma presse a cent voix et qu'elles parlent incessamment de la grandeur de mon règne, de l'enthousiasme de mes sujets pour leur souverain ; qu'elles mettent en même temps dans la bouche du public les opinions, les idées et jusqu'aux formules de langage qui doivent défrayer ses entretiens ; vous avez vu également que mes ministres étonnent sans relâche le public des témoignages incontestables de leurs travaux. Quant à moi, je parlerais rarement, une fois l'année seulement, puis çà et là dans quelques grandes circonstances. Aussi chacune de mes manifestations serait accueillie, non-seulement dans mon royaume, mais dans l'Europe entière, comme un événement.
Un prince dont le pouvoir est fondé sur une base démocratique, doit avoir un langage soigné, mais cependant populaire. Au besoin il ne doit pas craindre de parler en démagogue, car après tout il est le peuple, et il en doit avoir les passions. Il faut avoir pour lui certaines attentions, certaines flatteries, certaines démonstrations de sensibilité qui trouveront place à l'occasion. Peu importe que ces moyens paraissent infimes ou puérils aux yeux du monde, le peuple n'y regardera pas de si près et l'effet sera produit.
Dans mon ouvrage je recommande au prince de prendre pour type quelque grand homme du temps passé, dont il doit autant que possible suivre les traces[20]. Ces assimilations historiques font encore beaucoup d'effet sur les masses ; on grandit dans leur imagination, on se donne de son vivant la place que la postérité vous réserve. On trouve d'ailleurs dans l'histoire de ces grands hommes des rapprochements, des indications utiles, quelquefois des situations identiques, dont on tire des enseignements précieux, car toutes les grandes leçons politiques sont dans
l'histoire. Quand on a trouvé un grand homme avec qui l'on a des analogies, on peut faire mieux encore : Vous savez que les peuples aiment qu'un prince ait l'esprit cultivé, qu'il ait le goût des lettres, qu'il en ait même le talent. Eh bien, le prince ne saurait mieux employer ses loisirs qu'à écrire, par exemple, l'histoire du grand homme des temps passés, qu'il a pris pour modèle. Une philosophie sévère peut taxer ces choses de faiblesse.
Quand le souverain est fort on les lui pardonne, et elles lui donnent même je ne sais quelle grâce.
Certaines faiblesses, et même certains vices, servent d'ailleurs le prince autant que des vertus. Vous avez pu reconnaître la vérité de ces observations d'après l'usage que j'ai dû faire tantôt de la duplicité, et tantôt de la violence. Il ne faut pas croire, par exemple, que le caractère vindicatif du souverain puisse lui nuire ; bien au contraire. S'il est souvent opportun d'user de la clémence ou de la magnanimité, il faut qu'à de certains moments sa colère s'appesantisse d'une manière terrible. L'homme est l'image de Dieu, et la divinité n'a pas moins de rigueur dans ses coups que de miséricorde. Quand j'aurais résolu la perte de mes ennemis, je les écraserais donc jusqu'à ce qu'il n'en reste plus que poussière. Les hommes ne se vengent que des injures légères ; ils ne peuvent rien contre les grandes[21]. C'est du reste ce que je dis expressément dans mon livre. Le prince n'a que le choix des instruments qui doivent servir à son courroux ; il trouvera toujours des juges prêts à sacrifier leur conscience à ses projets de vengeance ou de haine.
Ne craignez pas que le peuple s'émeuve jamais des coups que je porterai. D'abord, il aime à sentir la vigueur du bras qui commande, et puis il hait naturellement ce qui s'élève, il se réjouit instinctivement quand on frappe audessus de lui. Peut-être ne savez-vous pas bien d'ailleurs avec quelle facilité on oublie. Quand le moment des rigueurs est passé, c'est à peine si ceux-là mêmes que l'on a frappés se souviennent. A Rome, au temps du Bas-Empire, Tacite rapporte que les victimes couraient avec je ne sais quelle jouissance au-devant des supplices.
Vous entendez parfaitement qu'il ne s'agit de rien de semblable dans les temps modernes ; les moeurs sont devenues fort douces : quelques proscriptions, des emprisonnements, la déchéance des droits civiques, ce sont là des châtiments bien légers. Il est vrai que, pour arriver à la souveraine puissance, il a fallu verser du sang et violer bien des droits ; mais, je vous le répète, tout s'oublie. La moindre cajolerie du prince, quelques bons procédés de la part de ses ministres ou de ses agents, seront accueillis avec les marques de la plus grands reconnaissance.
S'il est indispensable de punir avec une inflexible rigueur, il faut récompenser avec la même ponctualité : c'est ce que je ne manquerais jamais de faire. Quiconque aurait rendu un service à mon gouvernement, serait récompensé dès le lendemain. Les places, les distinctions, les plus grandes dignités, formeraient autant d'étapes certaines pour quiconque serait en possession de servir utilement ma politique. Dans l'armée, dans la magistrature, dans tous les emplois publics, l'avancement serait calculé sur la nuance de l'opinion et le degré de zèle à mon gouvernement. Vous êtes muet.
[20] Traité du Prince, chap. XIV, p. 98.
[21] Traité du Prince, ch. III, p. 17.
MONTESQUIEU.
Continuez.
MACHIAVEL.
Je reviens sur certains vices et même sur certains travers d'esprit, que je regarde comme nécessaires au prince. Le maniement du pouvoir est une chose formidable. Si habile que soit un souverain, si infaillible que soit son coup d'oeil et si vigoureuse que soit sa décision, il y a encore un immense alea dans son existence. Il faut être superstitieux. Gardez-vous de croire que ceci soit de légère conséquence. Il est, dans la vie des princes, des
situations si difficiles, des moments si graves, que la prudence humaine ne compte plus. Dans ces cas-là, il faut presque jouer au dé ses résolutions. Le parti que j'indique, et que je suivrais, consiste, dans certaines conjonctures, à se rattacher à des dates historiques, à consulter des anniversaires heureux, à mettre telle ou telle résolution hardie sous les auspices d'un jour où l'on a gagné une victoire, fait un coup de main heureux. Je dois
vous dire que la superstition a un autre avantage très grand ; le peuple connaît cette tendance. Ces combinaisons augurales réussissent souvent ; il faut aussi les employer lorsque l'on est sûr du succès. Le peuple, qui ne juge que par les résultats, s'habitue à croire que chacun des actes du souverain correspond à des signes célestes, que les coïncidences historiques forcent la main de la fortune.
MONTESQUIEU.
Le dernier mot est dit, vous êtes un joueur.
MACHIAVEL.
Oui, mais j'ai un bonheur inouï, et j'ai la main si sûre, la tête si fertile que la fortune ne peut pas tourner.
MONTESQUIEU.
Puisque vous faites votre portrait, vous devez avoir encore d'autres vices ou d'autres vertus à faire passer.
MACHIAVEL.
Je vous demande grâce pour la luxure. La passion des femmes sert un souverain bien plus que vous ne pouvez le penser. Henri IV a dû à son incontinence une partie de sa popularité. Les hommes sont ainsi faits, que ce penchant leur plaît chez ceux qui les gouvernent. La dissolution des moeurs a été de tout temps une fureur, une carrière galante dans laquelle le prince doit devancer ses égaux, comme il devance ses soldats devant l'ennemi. Ces idées sont françaises, et je ne pense pas qu'elles déplaisent trop à l'illustre auteur des Lettres persanes. Il ne m'est pas permis de tomber dans des considérations trop vulgaires, cependant je ne puis me dispenser de vous dire que le résultat le plus réel de la galanterie du prince, est de lui concilier la sympathie de la plus belle moitié de ses sujets.
MONTESQUIEU.
Vous tournez au madrigal.
MACHIAVEL.
On peut être sérieux et galant : vous en avez fourni la preuve. Je ne rabats rien de ma proposition. L'influence des femmes sur l'esprit public est considérable. En bonne politique, le prince est condamné à faire de la galanterie, alors même qu'au fond il ne s'en soucierait pas ; mais le cas sera rare.
Je puis vous assurer que si je suis bien les règles que je viens de tracer, on se souciera fort peu de la liberté dans mon royaume. On aura un souverain vigoureux, dissolu, plein d'esprit de chevalerie, adroit à tous les exercices du corps : on l'aimera. Les gens austères n'y feront rien ; on suivra le torrent ; bien plus, les hommes indépendants seront mis à l'index : on s'en écartera. On ne croira ni à leur caractère, ni à leur désintéressement.
Ils passeront pour des mécontents qui veulent se faire acheter. Si çà et là, je n'encourageais pas le talent, on le repousserait de toutes parts, on marcherait sur les consciences comme sur le pavé. Mais au fond, je serai un prince moral ; je ne permettrai pas que l'on aille au delà de certaines limites. Je respecterai la pudeur publique, partout où je verrai qu'elle veut être respectée. Les souillures ne m'atteindront pas, car je me déchargerai sur
d'autres des parties odieuses de l'administration. Ce que l'on pourra dire de pis, c'est que je suis un bon prince mal entouré, que je veux le bien, que je le veux ardemment, que je le ferai toujours, quand on me l'indiquera.
Si vous saviez combien il est facile de gouverner quand on a le pouvoir absolu. Là, point de contradiction, point de résistance ; on peut suivre à loisir ses desseins, on a le temps de réparer ses fautes. On peut sans opposition faire le bonheur de son peuple, car c'est là ce qui me préoccupe toujours. Je puis vous affirmer que l'on ne s'ennuiera pas dans mon royaume ; les esprits y seront sans cesse occupés par mille objets divers. Je donnerai au
peuple le spectacle de mes équipages et des pompes de ma cour, on préparera de grandes cérémonies, je tracerai des jardins, j'offrirai l'hospitalité à des rois, je ferai venir des ambassades des pays les plus reculés. Tantôt ce seront des bruits de guerre, tantôt des complications diplomatiques sur lesquelles on glosera pendant des mois entiers ; j'irai bien loin, je donnerai satisfaction même à la monomanie de la liberté. Les guerres qui se feront
sous mon règne seront entreprises au nom de la liberté des peuples et de l'indépendance des nations, et pendant que sur mon passage les peuples m'acclameront, je dirai secrètement à l'oreille des rois absolus : Ne craignez rien, je suis des vôtres, je porte comme vous une couronne et je tiens à la conserver : j'embrasse la liberté européenne, mais c'est pour l'étouffer.
Une seule chose pourrait peut-être, un moment, compromettre ma fortune ; ce serait le jour où l'on reconnaîtra de tous côtés que ma politique n'est pas franche, que tous mes actes sont marqués au coin du calcul.
MONTESQUIEU.
Quels seront donc les aveugles qui ne verront pas cela ?
MACHIAVEL.
Mon peuple tout entier, sauf quelques coteries dont je me soucierai peu. J'ai d'ailleurs formé autour de moi une école d'hommes politiques d'une très grande force relative. Vous ne sauriez croire à quel point le machiavélisme est contagieux, et combien ses préceptes sont faciles à suivre. Dans toutes les branches du gouvernement il y aura des hommes de rien, ou de très peu de conséquence, qui seront de véritables Machiavels au petit pied qui ruseront, qui dissimuleront, qui mentiront avec un imperturbable sang-froid ; la vérité ne pourra se faire jour nulle part.
MONTESQUIEU.
Si vous n'avez fait que railler d'un bout à l'autre de cet entretien, comme je le crois, Machiavel, je regarde cette ironie comme votre plus magnifique ouvrage.
MACHIAVEL.
Une ironie ! Vous vous trompez bien si vous le pensez. Ne comprenez-vous pas que j'ai parlé sans voile, et que c'est la violence terrible de la vérité qui donne à mes paroles la couleur que vous croyez voir !
MONTESQUIEU.
Vous avez achevé.
MACHIAVEL.
Pas encore.
MONTESQUIEU.
Achevez donc.

Vingt-cinquième dialogue

MACHIAVEL.
Je régnerai dix ans dans ces conditions, sans changer quoi que ce soit à ma législation ; le succès définitif n'est qu'à ce prix. Rien, absolument rien, ne doit me faire varier pendant cet intervalle ; le couvercle de la chaudière doit être de fer et de plomb ; c'est pendant ce temps que s'élabore le phénomène de destruction de l'esprit factieux. Vous croyez peut-être qu'on est malheureux, qu'on se plaint. Ah ! je serais inexcusable s'il en était
ainsi ; mais quand les ressorts seront le plus violemment tendus, quand je pèserai du poids le plus terrible sur la poitrine de mon peuple, voici ce qu'on dira : Nous n'avons que ce que nous méritons, souffrons.
MONTESQUIEU.
Vous êtes bien aveugle si vous prenez cela pour une apologie de votre règne ; si vous ne comprenez pas que l'expression de ces paroles est un regret violent du passé. C'est là un mot stoïque qui vous annonce le jour du châtiment.
MACHIAVEL.
Vous me troublez. L'heure est venue de détendre les ressorts, je vais rendre des libertés.
MONTESQUIEU.
Mieux vaut mille fois l'excès de votre oppression ; votre peuple vous répondra : gardez ce que vous avez pris.
MACHIAVEL.
Ah ! que je reconnais bien là la haine implacable des partis. N'accorder rien à ses adversaires politiques, rien, pas même les bienfaits.
MONTESQUIEU.
Non, Machiavel, rien avec vous, rien ! la victime immolée ne reçoit pas de bienfaits de son bourreau.
MACHIAVEL.
Ah ! que je pénétrerais aisément à cet égard la pensée secrète de mes ennemis. Ils se flattent, ils espèrent que la force d'expansion que je comprime me lancera tôt ou tard dans l'espace. Les insensés ! Ils ne me connaîtront bien qu'à la fin. En politique que faut-il pour prévenir tout danger avec la plus grande compression possible ? une imperceptible ouverture. On l'aura.
Je ne rendrai pas des libertés considérables, à coup sûr ; eh bien, voyez pourtant à quel point l'absolutisme aura déjà pénétré dans les moeurs. Je puis gager qu'au premier bruit de ces libertés, il s'élèvera autour de moi des rumeurs d'épouvante. Mes ministres, mes conseillers s'écrieront que j'abandonne le gouvernail, que tout est perdu. On me conjurera, au nom du salut de l'État, au nom du pays, de n'en rien faire ; le peuple dira : à quoi
songe-t-il ? son génie baisse ; les indifférents diront : le voilà à bout ; les haineux diront : Il est mort.
MONTESQUIEU.
Et ils auront tous raison, car un publiciste moderne[22] a dit avec une grande vérité : « Veut-on ravir aux hommes leurs droits ? il ne faut rien faire à demi. Ce qu'on leur laisse, leur sert à reconquérir ce qu'on leur enlève. La main qui reste libre dégage l'autre de ses fers. »
[22] Benjamin Constant. (Note de l'éditeur.)
MACHIAVEL.
C'est très bien pensé ; c'est très vrai ; je sais que je m'expose beaucoup. Vous voyez bien que l'on est injuste envers moi, que j'aime plus la liberté qu'on ne le dit. Vous m'avez demandé tout à l'heure si j'avais de l'abnégation, si je saurais me sacrifier pour mes peuples, descendre du trône au besoin : vous avez maintenant ma réponse, j'en puis descendre par le martyre.
MONTESQUIEU.
Vous êtes bien attendri. Quelles libertés rendez-vous ?
MACHIAVEL.
Je permets à ma chambre législative de me témoigner chaque année, au moment du jour de l'an, l'expression de ses voeux dans une adresse.
MONTESQUIEU.
Mais puisque l'immense majorité de la chambre vous est dévouée, que pouvez-vous recueillir sinon des remerciements et des témoignages d'admiration et d'amour ?
MACHIAVEL.
Eh bien, oui. Ces témoignages ne sont-ils pas naturels ?
MONTESQUIEU.
Sont-ce toutes les libertés ?
MACHIAVEL.
Mais cette première concession est considérable, quoique vous en disiez. Je ne m'en tiendrai cependant pas là. Il s'opère aujourd'hui en Europe un certain mouvement d'esprit contre la centralisation, non pas chez les masses, mais dans les classes éclairées. Je décentraliserai, c'est-à-dire que je donnerai à mes gouverneurs de province le droit de trancher beaucoup de petites questions locales soumises auparavant à l'approbation de mes ministres.
MONTESQUIEU.
Vous ne faites que rendre la tyrannie plus insupportable si l'élément municipal n'est pour rien dans cette réforme.
MACHIAVEL.
Voilà bien la précipitation fatale de ceux qui réclament des réformes : il faut marcher à pas prudents dans la voie de la liberté. Je ne m'en tiens cependant pas là : je donne des libertés commerciales.
MONTESQUIEU.
Vous en avez déjà parlé.
MACHIAVEL.
C'est que le point industriel me touche toujours : je ne veux pas qu'on dise que ma législation va, par un excès de défiance envers le peuple, jusqu'à l'empêcher de pourvoir lui-même à sa subsistance. C'est pour cette raison que je fais présenter aux chambres des lois qui ont pour objet de déroger un peu aux dispositions prohibitives de l'association. Du reste, la tolérance de mon gouvernement rendait cette mesure parfaitement inutile, et comme, en fin de compte, il ne faut pas se désarmer, rien ne sera changé à la loi, si ce n'est la formule de la rédaction. On a aujourd'hui, dans les chambres, des députés qui se prêtent très bien à ces innocents stratagèmes.
MONTESQUIEU.
Est-ce tout ?
MACHIAVEL.
Oui, car c'est beaucoup, trop peut-être ; mais je crois pouvoir me rassurer : mon armée est enthousiaste, ma magistrature fidèle, et ma législation pénale fonctionne avec la régularité et la précision de ces mécanismes toutpuissants et terribles que la science moderne à inventés.
MONTESQUIEU.
Ainsi, vous ne touchez pas aux lois de la presse ?
MACHIAVEL.
Vous ne le voudriez pas.
MONTESQUIEU.
Ni à la législation municipale ?
MACHIAVEL.
Est-ce possible ?
MONTESQUIEU.
Ni à votre système de protectorat du suffrage ?
MACHIAVEL.
Non.
MONTESQUIEU.
Ni à l'organisation du Sénat, ni à celle du Corps législatif, ni à votre système intérieur, ni à votre système extérieur, ni à votre régime économique, ni à votre régime financier ?
MACHIAVEL.
Je ne touche qu'à ce que je vous ai dit. A proprement parler, je sors de la période de la terreur, j'entre dans la voie de la tolérance ; je le puis sans dangers ; je pourrais même rendre des libertés réelles, car il faudrait être bien dénué d'esprit politique pour ne pas reconnaître qu'à l'heure imaginaire que je suppose, ma législation a porté tous ses fruits. J'ai rempli le but que je vous avais annoncé ; le caractère de la nation est changé ; les légères
facultés que j'ai rendues ont été pour moi la sonde avec laquelle j'ai mesuré la profondeur du résultat. Tout est fait, tout est consommé, il n'y a plus de résistance possible. Il n'y a plus d'écueil, il n'y a plus rien ! Et cependant je ne rendrai rien. Vous l'avez dit, c'est là qu'est la vérité pratique.
MONTESQUIEU.
Hâtez-vous de terminer, Machiavel. Puisse mon ombre ne vous rencontrer jamais, et que Dieu efface de ma mémoire jusqu'à la dernière trace de ce que je viens d'entendre !
MACHIAVEL.
Prenez garde, Montesquieu ; avant que la minute qui commence ne tombe dans l'éternité vous chercherez mes pas avec angoisse et le souvenir de cet entretien désolera éternellement votre âme.
MONTESQUIEU.
Parlez !
MACHIAVEL.
Revenons donc. J'ai fait tout ce que vous savez ; par ces concessions à l'esprit libéral de mon temps, j'ai désarmé la haine des partis.
MONTESQUIEU.
Ah ! vous ne laisserez donc pas tomber ce masque d'hypocrisie dont vous avez couvert des forfaits qu'aucune langue humaine n'a décrits. Vous voulez donc que je sorte de la nuit éternelle pour vous flétrir ! Ah ! Machiavel ! vous-même n'aviez pas enseigné à dégrader à ce point l'humanité ! Vous ne conspiriez pas contre la conscience, vous n'aviez pas conçu la pensée de faire de l'âme humaine une boue dans laquelle le divin créateur lui-même ne reconnaîtrait plus rien.
MACHIAVEL.
C'est vrai, je suis dépassé.
MONTESQUIEU.
Fuyez ! ne prolongez pas un instant de plus cet entretien.
MACHIAVEL.
Avant que les ombres qui s'avancent en tumulte là-bas n'aient atteint ce noir ravin qui les sépare de nous, j'aurai fini ; avant qu'elles ne l'aient atteint vous ne me reverrez plus et vous m'appellerez en vain.
MONTESQUIEU.
Achevez donc, ce sera l'expiation de la témérité que j'ai commise en acceptant cette gageure sacrilége !
MACHIAVEL.
Ah ! liberté ! voilà donc avec quelle force tu tiens dans quelques âmes quand le peuple te méprise ou se console de toi par des hochets. Laissez-moi vous conter à ce sujet une bien courte apologue : Dion raconte que le peuple romain était indigné contre Auguste à cause de certaines lois trop dures qu'il avait faites, mais que, sitôt qu'il eut, fait revenir le comédien Pilade, que les factieux avaient chassé de la ville, le mécontentement cessa.
Voilà mon apologue. Maintenant voici la conclusion de l'auteur, car c'est un auteur que je cite : « Un pareil peuple sentait plus vivement la tyrannie lorsque l'on chassait un baladin que lorsqu'on lui enlevait
toutes ses lois[23]. »
Savez-vous qui a écrit cela ?
[23] Esp. des lois, liv. XIX, chap. II, p. 253.
MONTESQUIEU.
Peu m'importe !
MACHIAVEL.
Reconnaissez-vous donc, c'est vous-même. Je ne vois que des âmes basses autour de moi, qu'y puis-je faire ? Les baladins ne manqueront pas sous mon règne et il faudra qu'ils se conduisent bien mal pour que je prenne le parti de les chasser.
MONTESQUIEU.
Je ne sais si vous avez exactement rapporté mes paroles ; mais voici une citation que je puis vous garantir : elle vengera éternellement les peuples que vous calomniez : « Les moeurs du prince contribuent autant à la liberté que les lois. Il peut, comme elle, faire des hommes des bêtes, et des bêtes des hommes ; s'il aime les âmes libres, il aura des sujets, s'il aime les âmes basses, il aura des esclaves[24]. »
Voilà ma réponse, et si j'avais aujourd'hui à ajouter quelque chose à cette citation, je dirais : « Quand l'honnêteté publique est bannie du sein des cours, quand la corruption s'étale là sans pudeur, elle ne pénètre pourtant jamais que dans le coeur de ceux qui approchent un mauvais prince ; l'amour de la vertu continue à vivre dans le sein du peuple, et la puissance de ce principe est si grande que le mauvais prince n'a qu'à disparaître pour que, par la force même des choses, l'honnêteté revienne dans la pratique du gouvernement en même temps que la liberté. »
[24] P. 173, chap. XXVII, liv. XII.
MACHIAVEL.
Cela est très bien écrit, dans une forme très simple. Il n'y a qu'un malheur à ce que vous venez de dire, c'est que, dans l'esprit comme dans l'âme de mes peuples, je personnifie la vertu, bien mieux, je personnifie la liberté, entendez-vous, comme je personnifie la révolution, le progrès, l'esprit moderne, tout ce qu'il y a de meilleur enfin dans le fond de la civilisation contemporaine. Je ne dis pas qu'on me respecte, je ne dis pas qu'on m'aime, je dis qu'on me vénère, je dis que le peuple m'adore ; que, si je le voulais, je me ferais élever des autels, car, expliquez cela, j'ai les dons fatals qui agissent sur les masses. Dans votre pays on guillotinait Louis XVI qui ne voulait que le bien du peuple, qui le voulait avec toute la foi, toute l'ardeur d'une âme sincèrement honnête, et, quelques années auparavant, on avait élevé des autels à Louis XIV qui se souciait moins du peuple que de la dernière de ses maîtresses ; qui, au moindre coup de tête, eût fait mitrailler la canaille en jouant aux dés avec Lauzun. Mais je suis, moi, bien plus que Louis XIV, avec le suffrage populaire qui me sert de base ; je suis Washington, je suis Henri IV, je suis saint Louis, Charles-le-Sage, je prends vos meilleurs rois, pour vous faire honneur. Je suis un roi d'Égypte et d'Asie en même temps, je suis Pharaon, je suis Cyrus, je suis Alexandre, je suis Sardanapale ; l'âme du peuple s'épanouit quand je passe ; il court avec ivresse sur mes pas ; je suis un objet d'idolâtrie ; le père me montre du doigt à son fils, la mère invoque mon nom dans ses prières, la jeune fille me regarde en soupirant et songe que si mon regard tombait sur elle, par hasard, elle pourrait peut-être reposer un instant sur ma couche. Quand le malheureux est opprimé, il dit : Si le roi le savait ; quand on veut se venger, qu'on espère un secours, on dit : Le roi le saura. On ne m'approche jamais, du reste, que l'on ne me trouve les mains pleines d'or. Ceux qui m'entourent, il est vrai, sont durs, violents, ils méritent parfois le bâton, mais il faut qu'il en soit ainsi ; car leur caractère haïssable, méprisable, leur basse cupidité, leurs débordements, leurs gaspillages honteux, leur avarice crasse font contraste avec la douceur de mon caractère, mes allures simples, ma générosité inépuisable. On m'invoque, vous dis-je, comme un dieu ; dans la grêle, dans la disette, dans les incendies, j'accours, la population se jette à mes pieds, elle m'emporterait au ciel dans ses bras, si Dieu lui donnait des ailes.
MONTESQUIEU.
Ce qui ne vous empêcherait pas de la broyer avec de la mitraille au moindre signe de résistance.
MACHIAVEL.
C'est vrai, mais l'amour n'existe pas sans la crainte.
MONTESQUIEU.
Ce songe affreux est-il fini ?
MACHIAVEL.
Un songe ! Ah ! Montesquieu ! vous allez pleurer longtemps : déchirez l'Esprit des lois, demandez à Dieu de vous donner l'oubli pour votre part dans le ciel ; car voici venir la vérité terrible dont vous avez déjà le pressentiment ; il n'y a pas de songe dans ce que je viens de vous dire.
MONTESQUIEU.
Qu'allez-vous m'apprendre !
MACHIAVEL.
Ce que je viens de vous décrire, cet ensemble de choses monstrueuses devant lesquelles l'esprit recule épouvanté, cette oeuvre que l'enfer même pouvait seul accomplir, tout cela est fait, tout cela existe, tout cela prospère à la face du soleil, à l'heure qu'il est, sur un point de ce globe que nous avons quitté.
MONTESQUIEU.
Où ?
MACHIAVEL.
Non, ce serait vous infliger une seconde mort.
MONTESQUIEU.
Ah ! parlez, au nom du ciel !
MACHIAVEL.
Eh bien !...
MONTESQUIEU.
Quoi ?...
MACHIAVEL.
L'heure est passée ! Ne voyez-vous pas que le tourbillon m'emporte !
MONTESQUIEU.
Machiavel ! !
MACHIAVEL.
Voyez ces ombres qui passent non loin de vous en se couvrant les yeux ; les reconnaissez-vous ? ce sont des
gloires qui ont fait l'envie du monde entier. A l'heure qu'il est, elles redemandent à Dieu leur patrie !...
MONTESQUIEU.
Dieu éternel, qu'avez-vous permis ! ...

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Résumé du Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu

1ére PARTIE

PREMIER DIALOGUE
- ( Texte complet )
Rencontre de Machiavel et de Montesquieu aux enfers.
Machiavel fait l'éloge de la vie posthume. Il se plaint de la réprobation que la postérité a attachée à son nom, et se justifie.
Son seul crime a été de dire la vérité aux peuples comme aux rois ; le machiavélisme est antérieur à Machiavel.
Son système philosophique et moral ; théorie de la force. - Négation de la morale et du droit en politique.
Les grands hommes font le bien des sociétés en violant toutes les lois. Le bien sort du mal.
Causes de la préférence donnée à la monarchie absolue. - Incapacité de la démocratie. - Despotisme favorable au développement des grandes civilisations.

DEUXIÈME DIALOGUE
- ( Texte complet )
Réponse de Montesquieu. - Les doctrines de Machiavel n'ont point de base philosophique. - La force et l'astuce ne sont pas des principes.
Les pouvoirs les plus arbitraires sont obligés de s'appuyer sur le droit. La raison d'État n'est que l'intérêt particulier du Prince ou de ses favoris.
Le droit et la morale sont les fondements de la politique. Inconséquence du système contraire. Si le Prince s'affranchit des règles de la morale, les sujets en feront autant.
Les grands hommes qui violent les lois sous prétexte de sauver l'État font plus de mal que de bien.
L'anarchie est souvent bien moins funeste que le despotisme.
Incompatibilité du despotisme avec l'état actuel des institutions chez les principaux peuples de l'Europe. - Machiavel invite Montesquieu à justifier cette proposition.

TROISIÈME DIALOGUE
- ( Texte complet )
Développement des idées de Montesquieu. - La confusion des pouvoirs est la cause première du despotisme et de l'anarchie.
Influence des moeurs politiques sous l'empire desquelles le Traité du Prince a été écrit. Progrès de la science sociale en Europe.
Vaste système de garanties dont les nations se sont entourées. Traités, constitutions, lois civiles.
Séparation des trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. C'est le principe générateur de la liberté politique, le principal obstacle à la tyrannie.
Que le régime représentatif est le mode de gouvernement le mieux approprié aux temps modernes.
Conciliation de l'ordre et de la liberté.
Justice, base essentielle du gouvernement. Le Monarque qui pratiquerait aujourd'hui les maximes du Traité du Prince serait mis au ban de l'Europe.
Machiavel soutient que ses maximes n'ont pas cessé de prévaloir dans la politique des princes. - Il offre de le prouver.

QUATRIÈME DIALOGUE
- ( Texte complet )
Machiavel fait la critique du régime constitutionnel. Les pouvoirs resteront immobiles ou sortiront violemment de leur orbite.
Masse du peuple indifférente aux libertés publiques dont la jouissance réelle lui échappe.
Régime représentatif inconciliable avec le principe de la souveraineté populaire et l'équilibre des pouvoirs.
Révolutions. Que la souveraineté populaire conduit à l'anarchie et l'anarchie au despotisme.
État moral et social des peuples modernes incompatible avec la liberté.
Le salut est dans la centralisation.
Césarisme du Bas-Empire. Inde et Chine.

CINQUIÈME DIALOGUE
- ( Texte complet )
La fatalité du despotisme est une idée que Montesquieu continue à combattre.
Machiavel a pris pour des lois universelles des faits qui ne sont que des accidents.
Développement progressif des institutions libérales depuis le système féodal jusqu'au régime représentatif.
Les institutions ne se corrompent qu'avec la perte de la liberté. Il faut donc la maintenir avec soin dans l'économie des pouvoirs.
Montesquieu n'admet pas sans réserve le principe de la souveraineté populaire. Comment il entend ce principe. Du droit divin, du droit humain.

SIXIÈME DIALOGUE
- ( Texte complet )
Continuation du même sujet. - Antiquité du principe électif. Il est la base primordiale de la souveraineté.
Conséquences extrêmes de la souveraineté du peuple. - Les révolutions ne seront pas plus fréquentes sous l'empire de ce principe.
Rôle considérable de l'industrie dans la civilisation moderne. L'industrie est aussi inconciliable avec les révolutions qu'avec le despotisme.
Le despotisme est tellement sorti des moeurs dans les sociétés les plus avancées de l'Europe, que Montesquieu défie Machiavel de trouver le moyen de l'y ramener.
Machiavel accepte le défi, et le dialogue s'engage sur cette donnée.

SEPTIÈME DIALOGUE
- ( Texte complet )
Machiavel généralise d'abord le système qu'il se propose d'employer.
Ses doctrines sont de tous les temps ; dans le siècle même, il a des petits-fils qui savent le prix de ses leçons.
Il ne s'agit que de mettre le despotisme en harmonie avec les moeurs modernes. - Principales règles qu'il déduit pour arrêter le mouvement dans les sociétés contemporaines.
Politique intérieure, politique extérieure.
Nouvelles règles empruntées au régime industriel.
Comment on peut se servir de la presse, de la tribune et des subtilités du droit.
A qui il faut donner le pouvoir.
Que par ces divers moyens on change le caractère de la nation la plus indomptable et on la rend aussi docile à la tyrannie qu'un petit peuple de l'Asie.
Montesquieu engage Machiavel à sortir des généralités ; il le met en présence d'un État fondé sur des institutions représentatives et lui demande comment il pourra retourner de là au pouvoir absolu.

2éme PARTIE

HUITIÈME DIALOGUE - La politique de Machiavel en action
- ( Texte complet )
On a raison, par un coup d'État, de l'ordre de choses constitué.
On s'appuie sur le peuple et pendant la dictature on remanie toute la législation.
Nécessité d'imprimer la terreur, au lendemain d'un coup d'État. Pacte du sang avec l'armée. Que l'usurpateur doit frapper toute la monnaie à son effigie.
Il fera une constitution nouvelle et ne craindra pas de lui donner pour base les grands principes du droit moderne.
Comment il s'y prendra pour ne pas appliquer ces principes et les écarter successivement.

NEUVIÈME DIALOGUE - La Constitution
- ( Texte complet )
Continuation du même sujet. On fait ratifier par le peuple le coup d'État.
On établit le suffrage universel ; il en sort l'absolutisme.
La constitution doit être l'oeuvre d'un seul homme ; soumise au suffrage sans discussion, présentée en bloc, acceptée en bloc.
Pour changer la complexion politique de l'État, il suffit de changer la disposition des organes : Sénat, Corps législatif, Conseil d'État, etc.
Du Corps législatif. Suppression de la responsabilité ministérielle et de l'initiative parlementaire. La proposition des lois n'appartient qu'au Prince.
On se garantit contre la souveraineté du peuple par le droit d'appel au peuple et le droit de déclarer l'état de siége.
Suppression du droit d'amendement. Restriction du nombre des députés. - Salariat des députés.
Raccourcissement des sessions. - Pouvoir discrétionnaire de convocation, de prorogation et de dissolution.

DIXIÈME DIALOGUE - La Constitution. (Suite.)
- ( Texte complet )
Du Sénat et de son organisation. Le Sénat ne doit être qu'un simulacre de corps politique destiné à
couvrir l'action du Prince et à lui transmettre le pouvoir absolu et discrétionnaire sur toutes les lois.
Du Conseil d'État. Il doit jouer dans une autre sphère le même rôle que le Sénat. Il transmet au Prince
le pouvoir réglementaire et judiciaire.
La Constitution est faite. Récapitulation des diverses manières dont le Prince fait la loi dans ce
système. Il la fait de sept manières.
Aussitôt après la Constitution, le Prince doit décréter une série de lois qui écarteront, par voie d'exception, les principes de droit public reconnus en bloc dans la constitution.

ONZIÈME DIALOGUE - Des lois
  - ( Texte complet )
De la presse. Esprit des lois de Machiavel. Sa définition de la liberté est empruntée à Montesquieu.
Machiavel s'occupe d'abord de la législation de la Presse dans son royaume. Elle s'étendra aux journaux comme aux livres.
Autorisation du Gouvernement pour fonder un journal et pour tous changements dans le personnel de la rédaction.
Mesures fiscales pour enrayer l'industrie de la Presse. Abolition du jury en matière de Presse. - Pénalités par voie administrative et judiciaire. Système des avertissements. Interdiction des comptes rendus législatifs et des procès de Presse.
Répression des fausses nouvelles, - cordons de ceinture contre les journaux étrangers. Défense d'importer des écrits non autorisés. - Lois contre les nationaux qui écriront à l'étranger contre le gouvernement. - Lois du même genre imposées aux petits États-frontières contre leurs propres nationaux. - Les correspondants étrangers doivent être à la solde du gouvernement.
Moyens de refréner les livres. - Brevets délivrés par le gouvernement aux imprimeurs, éditeurs et libraires. - Retraits facultatifs de ces brevets. - Responsabilité pénale des imprimeurs. Elle oblige ces derniers à faire eux-mêmes la police des livres et à en référer aux agents de l'administration.

DOUZIÈME DIALOGUE - De la Presse (suite)
- ( Texte complet )
Comment le gouvernement de Machiavel annihilera la Presse en se faisant journaliste.
Les feuilles dévouées au gouvernement seront deux fois plus nombreuses que les feuilles indépendantes. Journaux officiels, semi-officiels, officieux, semi-officieux.
Journaux libéraux, démocratiques, révolutionnaires tenus à la solde du gouvernement à l'insu du public. Mode d'organisation et de direction.
Maniement de l'opinion. Tactique, manéges, ballons d'essais.
Journaux de province. Importance de leur rôle.
Censure administrative sur les journaux. - Communiqués. - Interdiction de reproduire certaines nouvelles privées.
Les discours, les rapports et les comptes-rendus officiels sont une annexe de la Presse gouvernementale. - Procédés de langage, artifices et style nécessaires pour s'emparer de l'opinion publique.
Éloge perpétuel du gouvernement. - Reproduction de prétendus articles de journaux étrangers qui rendent hommage à la politique du gouvernement. - Critique des anciens gouvernements. - Tolérance en fait de discussions religieuses et de littérature légère.

TREIZIÈME DIALOGUE - Des complots
- ( Texte complet )
Compte de victimes à faire pour assurer la tranquillité.

Des sociétés secrètes. Leur danger. - Déportation et proscription en masse de ceux qui en auront fait partie.
Déportation facultative de ceux qui resteront sur le territoire.
Lois pénales contre ceux qui s'affilieront à l'avenir.
Existence légale donnée à certaines sociétés secrètes dont le gouvernement nommera les chefs, afin de tout savoir et de tout diriger.
Lois contre le droit de réunion et d'association.
Modification de l'organisation judiciaire. Moyens d'agir sur la magistrature sans abroger expressément l'inamovibilité des juges.

QUATORZIÈME DIALOGUE - Des institutions antérieurement existantes
- ( Texte complet )
Ressources que Machiavel leur emprunte.
Garantie constitutionnelle. Que c'est une immensité absolue, mais nécessaire, accordée aux agents du gouvernement.
Du ministère public. Parti que l'on peut tirer de cette institution.
Cour de Cassation ; danger que présenterait cette juridiction si elle était trop indépendante.
Des ressources que présente l'art de la jurisprudence dans l'application des lois qui touchent à l'exercice des droits politiques.
Comment on supplée à un texte de loi par un arrêt. Exemples.
Moyen de prévenir autant que possible, dans certains cas délicats, le recours des citoyens aux tribunaux. - Déclarations officieuses de l'administration que la loi s'applique à tel ou tel cas ou dans tel et tel sens. Résultat de ces déclarations.

QUINZIÈME DIALOGUE - Du suffrage
- ( Texte complet )
Des difficultés à éviter dans l'application du suffrage universel.
Il faut enlever à l'élection la nomination des chefs de corps dans tous les conseils d'administration qui sont issus du suffrage.
Que le suffrage universel ne saurait, sans le plus grand péril, être abandonné à lui-même pour l'élection des députés.
Il faut lier les candidats par un serment préalable. - Le gouvernement doit poser ses candidats en face des électeurs, et faire concourir à leur nomination tous les agents dont il dispose.
Les électeurs ne doivent pas avoir la faculté de se réunir pour concerter leur vote. On doit éviter de les faire voter dans les centres d'agglomération.
Suppression du scrutin de liste : Démembrement des circonscriptions électorales où l'opposition se fait sentir. - Comment ou peut gagner le suffrage sans l'acheter directement.
De l'opposition dans les Chambres. De la stratégie parlementaire et de l'art d'enlever le vote.

SEIZIÈME DIALOGUE - De certaines corporations
- ( Texte complet )
Danger que présentent les forces collectives en général.
Des gardes nationales. Nécessité de les dissoudre. Organisation et désorganisation facultatives.
De l'Université. Qu'elle doit être entièrement sous la dépendance de l'État, afin que le gouvernement puisse diriger l'esprit de la jeunesse. - Suppression des chaires de droit constitutionnel. - Que l'enseignement et l'apologie de l'histoire contemporaine seraient très-utiles pour imprimer l'amour et la vénération du Prince dans les générations futures. - Mobilisation de l'influence gouvernementale au moyen de cours libres faits par les professeurs d'université.
Du Barreau. Réformes désirables. Les avocats doivent exercer leur profession sous le contrôle du gouvernement et être nommés par lui.
Du Clergé. De la possibilité pour un Prince de cumuler la souveraineté spirituelle avec la souveraineté politique. Danger que l'indépendance du sacerdoce fait courir à l'État.
De la politique à tenir avec le souverain pontife. Menace perpétuelle d'un schisme très-efficace pour le contenir.
Que le meilleur moyen serait de pouvoir tenir garnison à Rome, à moins que l'on ne se décide à détruire le pouvoir temporel.

DIX-SEPTIÈME DIALOGUE - De la police
- ( Texte complet )
Vaste développement qu'il faut donner à cette institution.
Ministère de la police. Changement de nom si le nom déplaît. - Police intérieure, police extérieure.
- Services correspondants dans tous les ministères. - Services de police internationale.
Rôle que l'on peut faire jouer à un Prince du sang.
Rétablissement du cabinet noir nécessaire.
Des fausses conspirations. Leur utilité. Moyen d'exciter la popularité en faveur du Prince et d'obtenir des lois d'État exceptionnelles.
Escouades invisibles qui doivent environner le Prince quand il sort. Perfectionnements de la civilisation moderne à cet égard.
Diffusion de la police dans tous les rangs de la société.
Qu'il est à propos d'user d'une certaine tolérance quand on a entre les mains toute la puissance de la force armée et de la police.
Comme quoi le droit de statuer sur la liberté individuelle doit appartenir à un magistrat unique et non à un conseil.
Assimilation des délits politiques aux délits de droit commun. Effet salutaire.
Listes du jury criminel composées par les agents du gouvernement. De la juridiction en matière de simple délit politique.

3éme PARTIE

DIX-HUITIÈME DIALOGUE - Des Finances et de leur esprit - ( Texte complet )
Objections de Montesquieu. Le despotisme ne peut s'allier qu'avec le système des conquêtes et le gouvernement militaire.
Obstacles dans le régime économique. L'absolutisme ébranle le droit de propriété.
Obstacles dans le régime financier. L'arbitraire en politique implique l'arbitraire en finances. Vote de l'impôt, principe fondamental.
Réponse de Machiavel. Il s'appuie sur le prolétariat qui est désintéressé dans les combinaisons financières, et ses députés sont salariés.
Montesquieu répond que le mécanisme financier des États modernes résiste de lui-même aux exigences du pouvoir absolu. Des budgets. Leur mode de confection.

DIX-NEUVIÈME DIALOGUE - Du système budgétaire (suite)
- ( Texte complet )
Garanties que présente ce système d'après Montesquieu. Équilibre nécessaire des recettes et des dépenses. Vote distinct du budget des recettes et du budget des dépenses. Interdiction d'ouvrir des crédits supplémentaires et extraordinaires. Vote du budget par chapitre. Cour des comptes.
Réponse de Machiavel. Les finances sont de toutes les parties de la politique celle qui se prête le mieux aux doctrines du machiavélisme.
Il ne touchera pas à la Cour des comptes, qu'il regarde comme une institution ingénue. Il se réjouit de la régularité de la perception des deniers publics et des merveilles de la comptabilité.
Il abroge les lois qui garantissent l'équilibre des budgets, le contrôle et la limitation des dépenses.

VINGTIÈME DIALOGUE - Continuation du même sujet
- ( Texte complet )
Que les budgets ne sont que des cadres élastiques qui doivent s'étendre à volonté. Le vote législatif n'est au fond qu'une homologation pure et simple.
De l'art de présenter le budget, de grouper les chiffres. Importance de la distinction entre le budget ordinaire et le budget extraordinaire. Artifices pour masquer les dépenses et le déficit. Que le formalisme financier doit être impénétrable.
Des Emprunts. Montesquieu explique que l'amortissement est un obstacle indirect à la dépense.
Machiavel n'amortira pas ; raisons qu'il en donne.
Que l'administration des finances est en grande partie une affaire de presse. Parti qu'on peut tirer des comptes-rendus et des rapports officiels.
Phrases, formules et procédés de langage, promesses, espérances dont on doit user soit pour donner de la confiance aux contribuables, soit pour préparer à l'avance un déficit, soit pour l'atténuer quand il est produit.
Que parfois il faut avouer hardiment qu'on s'est trop engagé et annoncer de sévères résolutions d'économie. Parti que l'on tire de ces déclarations.

VINGT ET UNIÈME DIALOGUE - Des Emprunts (suite)
- ( Texte complet )
Machiavel fait l'apologie des emprunts. Nouveaux procédés d'emprunt par les États. Souscriptions publiques.
Autres moyens de se procurer des fonds. Bons du trésor. Prêts par les banques publiques, par les provinces et par les villes. Mobilisation en rentes des biens des communes et des établissements publics. Vente des domaines nationaux.
Institutions de crédit et de prévoyance. Sont un moyen de disposer de toute la fortune publique et de lier le sort des citoyens au maintien du pouvoir établi.
Comment on paie. Augmentation des impôts. Conversion. Consolidation. Guerres.
Comment on soutient le crédit public. Grands établissements de crédit dont la mission ostensible est de prêter à l'industrie, dont le but caché est de soutenir le cours des fonds publics.

4éme PARTIE

VINGT-DEUXIÈME DIALOGUE - Grandeurs du règne - ( Texte complet )
Les actes de Machiavel seront en rapport avec l'étendue des ressources dont il dispose. - Il va justifier la théorie que le bien sort du mal.
Guerres dans les quatre parties du monde. Il suivra les traces des plus grands conquérants.
Au dedans, constructions gigantesques. Essor donné à l'esprit de spéculation et d'entreprise. Libertés industrielles. Amélioration du sort des classes ouvrières.
Réflexions de Montesquieu sur toutes ces choses.

VINGT-TROISIÈME DIALOGUE
- ( Texte complet ) 
Des divers autres moyens que Machiavel
emploiera pour
consolider son empire et perpétuer sa dynastie
Établissement d'une garde prétorienne prête à fondre sur les parties chancelantes de l'empire.
Retour sur les constructions et sur leur utilité politique. Réalisation de l'idée de l'organisation du travail. - Jacquerie préparée en cas de renversement du pouvoir.
Voies stratégiques, bastilles, cités ouvrières dans la prévision des insurrections. Le peuple construisant contre lui-même des forteresses.
Des petits moyens. - Trophées, emblèmes, images et statues qui rappellent de toutes parts la grandeur du Prince.
Le nom Royal donné à toutes les institutions et à toutes les charges.
Rues, places publiques et carrefours doivent porter les noms historiques du règne.
De la bureaucratie. - Qu'il faut multiplier les emplois.
Des décorations et de leur usage. Moyens de se faire d'innombrables partisans à peu de frais.
Création de titres et restauration des plus grands noms depuis Charlemagne.
Utilité du cérémonial et de l'étiquette. Des pompes et des fêtes. - De l'excitation au luxe et aux jouissances sensuelles comme diversion aux préoccupations politiques.
Des moyens moraux. Appauvrissement des caractères. De la misère morale et de son utilité.
Comme quoi d'ailleurs aucun de ces moyens ne nuit à la considération du Prince et à la dignité de son règne.

VINGT-QUATRIÈME DIALOGUE
- ( Texte complet )
Particularités de la physionomie du Prince tel que Machiavel le conçoit
Impénétrabilité de ses desseins. Prestige qu'elle donne au Prince. - Mot sur Borgia et Alexandre VI.
Moyens de prévenir la coalition des puissances étrangères trompées tour à tour. Reconstitution d'un État déchu qui donne trois cent mille hommes de plus contre l'Europe armée.
Des conseils et de l'usage que le Prince doit en faire.
Que certains vices sont des vertus dans le Prince. De la duplicité. Combien elle est nécessaire. Tout consiste à créer en toutes choses des apparences.
Mots qui signifieront le contraire de ce qu'ils paraîtront indiquer.
Langage que le Prince doit tenir dans un État à base démocratique.
Que le Prince doit se proposer pour modèle un grand homme des temps passés et écrire sa vie.
Comme quoi il est nécessaire que le Prince soit vindicatif. Avec quelle facilité les victimes oublient : Mot de Tacite.
Que les récompenses doivent suivre immédiatement le service rendu.
Utilité de la superstition. Elle habitue le peuple à compter sur l'étoile du Prince. Machiavel est le plus heureux des joueurs et sa chance ne peut jamais tourner.
Nécessité de la galanterie. Elle attache la plus belle moitié des sujets.
Combien il est facile de gouverner avec le pouvoir absolu. Joies de toutes sortes que Machiavel donnera à son peuple. - Guerres au nom de l'indépendance européenne. Il embrassera la liberté de l'Europe, mais pour l'étouffer.
École d'hommes politiques formés par les soins du Prince. L'État sera rempli de Machiavels au petit pied.

VINGT-CINQUIÈME ET DERNIER DIALOGUE - Le dernier mot
- ( Texte complet )
Douze ans de règne dans ces conditions. L'oeuvre de Machiavel est consommé. L'esprit public est détruit. Le caractère de la nation est changé.
Restitution de certaines libertés. Rien n'est changé au système. Les concessions ne sont que des apparences. On est seulement sorti de la période de la terreur.
Stigmate infligé par Montesquieu. Il ne veut plus rien entendre.
Anecdote de Dion sur Auguste. Citation vengeresse de Montesquieu.
Apologie de Machiavel couronné. Il est plus grand que Louis XIV, qu'Henri IV et que Washington. Le peuple l'adore.
Montesquieu traite de visions et de chimères le système de gouvernement que vient d'échafauder Machiavel.
Machiavel répond que tout ce qu'il vient de dire existe identiquement sur un point du globe.
Montesquieu presse Machiavel de lui nommer le royaume où les choses se passent ainsi.
Machiavel va parler ; un tourbillon d'âmes l'emporte.

Fin du Dialogue


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