Obédience : NC Loge : NC 1864

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Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu
1 à 13
Pamphlet de Maurice Joly (1829-1878) paru en 1864 à Bruxelles chez A. Mertens et fils

Ce texte a servi de Base pour la rédaction :  Les Protocole des Sages de Sion

Avertissement
Ce dialogue a des traits qui peuvent s'appliquer à tous les gouvernements, mais il a un but plus précis : il personnifie en particulier un système politique qui n'a pas varié un seul jour dans ses applications, depuis la date néfaste et déjà trop lointaine, hélas ! de son intronisation.
Il ne s'agit ici ni d'un libelle, ni d'un pamphlet ; le sens des peuples modernes est trop policé pour accepter des vérités violentes sur la politique contemporaine. La durée surnaturelle de certains succès est d'ailleurs faite pour corrompre l'honnêteté elle-même ; mais la conscience publique vit encore et le ciel finira bien quelque jour par se mêler de la partie qui se joue contre lui.
On juge mieux de certains faits et de certains principes quand on les voit en dehors du cadre où ils se meuvent habituellement sous nos yeux ; le changement du point d'optique terrifie parfois le regard !
Ici, tout se présente sous la forme d'une fiction ; il serait superflu d'en donner, par anticipation, la clef. Si ce livre a une portée, s'il renferme un enseignement, il faut que le lecteur le comprenne et non qu'on le lui commente. Cette lecture, d'ailleurs, ne manquera pas d'assez vives distractions ; il faut y procéder lentement toutefois, comme il convient aux écrits qui ne sont pas des choses frivoles.
On ne demandera pas quelle est la main qui a tracé ces pages : une oeuvre comme celle-ci est en quelque sorte impersonnelle. Elle répond à un appel de la conscience ; tout le monde l'a conçue, elle est exécutée, l'auteur s'efface, car il n'est que le rédacteur d'une pensée qui est dans le sens général, il n'est qu'un complice plus ou moins obscur de la coalition du bien.
GENÈVE, le 15 octobre 1864.

Premier dialogue

1re PARTIE.
MACHIAVEL.
Sur les bords de cette plage déserte, on m'a dit que je rencontrerais l'ombre du grand Montesquieu. Est-ce elle même qui est devant moi ?
MONTESQUIEU.
Le nom de Grand n'appartient ici à personne, ô Machiavel ! Mais je suis celui que vous cherchez.
MACHIAVEL.
Parmi les personnages illustres dont les ombres peuplent le séjour des ténèbres, il n'en est point que j'aie plus souhaité de rencontrer que Montesquieu. Refoulé dans ces espaces inconnus par la migration des âmes, je rends grâces au hasard qui me met enfin en présence de l'auteur de l'Esprit des lois.
MONTESQUIEU.
L'ancien secrétaire d'État de la République florentine n'a point encore oublié le langage des cours. Mais que peuvent avoir à échanger ceux qui ont franchi ces sombres rivages, si ce n'est des angoisses et des regrets ?
MACHIAVEL.
Est-ce le philosophe, est-ce l'homme d'État qui parle ainsi ? Qu'importe la mort pour ceux qui ont vécu par la pensée, puisque la pensée ne meurt pas ? Je ne connais pas, quant à moi, de condition plus tolérable que celle qui nous est faite ici jusqu'au jour du jugement dernier. Être délivré des soins et des soucis de la vie matérielle, vivre dans le domaine de la raison pure, pouvoir s'entretenir avec les grands hommes qui ont rempli l'univers du bruit de leur nom ; suivre de loin les révolutions des États, la chute et la transformation des empires, méditer sur leurs constitutions nouvelles, sur les changements apportés dans les mœurs et dans les idées des peuples de l'Europe, sur les progrès de leur civilisation, dans la politique, dans les arts, dans l'industrie, comme dans la sphère des idées philosophiques, quel théâtre pour la pensée ! Que de sujets d'étonnement ! que de points de vue nouveaux !
Que de révélations inouïes ! Que de merveilles, s'il faut en croire les ombres qui descendent ici ! La mort est pour nous comme une retraite profonde où nous achevons de recueillir les leçons de l'histoire et les titres de l'humanité. Le néant lui-même n'a pu briser tous les liens qui nous rattachent à la terre, car la postérité s'entretient encore de ceux qui, comme vous, ont imprimé de grands mouvements à l'esprit humain. Vos
principes politiques règnent, à l'heure qu'il est, sur près de la moitié de l'Europe ; et si quelqu'un peut être affranchi de la crainte en effectuant le sombre passage qui conduit à l'enfer ou au ciel, qui le peut mieux que celui qui se présente avec des titres de gloire si purs devant la justice éternelle ?
MONTESQUIEU.
Vous ne parlez point de vous, Machiavel ; c'est trop de modestie, quand on laisse après soi l'immense renommée de l'auteur du Traité du Prince.
MACHIAVEL.
Je crois comprendre l'ironie qui se cache sous vos paroles. Le grand publiciste français me jugerait-il donc comme la foule qui ne connaît de moi que mon nom et un aveugle préjugé ? Ce livre m'a fait une renommée fatale, je le sais : il m'a rendu responsable de toutes les tyrannies ; il m'a attiré la malédiction des peuples qui ont personnifié en moi leur haine pour le despotisme ; il a empoisonné mes derniers jours, et la réprobation de la
postérité semble m'avoir suivi jusqu'ici. Qu'ai-je fait pourtant ? Pendant quinze ans j'ai servi ma patrie qui était une République ; j'ai conspiré pour son indépendance, et je l'ai défendue sans relâche contre Louis XII, contre les Espagnols, contre Jules II, contre Borgia lui-même qui, sans moi, l'eût étouffée. Je l'ai protégée contre les intrigues sanglantes qui se croisaient dans tous les sens autour d'elle, combattant par la diplomatie comme un
autre eût combattu par l'épée ; traitant, négociant, nouant ou rompant les fils suivant les intérêts de la République, qui se trouvait alors écrasée entre les grandes puissances, et que la guerre ballottait comme un esquif. Et ce n'était pas un gouvernement oppresseur ou autocratique que nous soutenions à Florence ; c'étaient des institutions populaires. Étais-je de ceux que l'on a vus changer avec la fortune ? Les bourreaux des Médicis
ont su me trouver après la chute de Soderini. Élevé avec la liberté, j'ai succombé avec elle ; j'ai vécu dans la proscription sans que le regard d'un prince daignât se tourner vers moi. Je suis mort pauvre et oublié. Voilà ma vie, et voilà les crimes qui m'ont valu l'ingratitude de ma patrie, la haine de la postérité. Le ciel, peut-être, sera plus juste envers moi.
MONTESQUIEU.
Je savais tout cela, Machiavel, et c'est pour cette raison que je n'ai jamais pu comprendre comment le patriote florentin, comment le serviteur d'une République s'était fait le fondateur de cette sombre école qui vous a donné pour disciples toutes les têtes couronnées, mais qui est propre à justifier les plus grands forfaits de la tyrannie.
MACHIAVEL.
Et si je vous disais que ce livre n'a été qu'une fantaisie de diplomate ; qu'il n'était point destiné à l'impression ; qu'il a reçu une publicité à laquelle l'auteur est resté étranger ; qu'il a été conçu sous l'influence d'idées qui étaient alors communes à toutes les principautés italiennes avides de s'agrandir aux dépens l'une de l'autre, et dirigées par une politique astucieuse dans laquelle le plus perfide était réputé le plus habile ...
MONTESQUIEU.
Est-ce vraiment là votre pensée ? Puisque vous me parlez avec cette franchise, je puis vous avouer que c'était la mienne, et que je partageais à cet égard l'opinion de plusieurs de ceux qui connaissaient votre vie et avaient lu attentivement vos ouvrages. Oui, oui, Machiavel, et cet aveu vous honore, vous n'avez pas dit alors ce que vous pensiez, ou vous ne l'avez dit que sous l'empire de sentiments personnels qui ont troublé pour un moment votre haute raison.
MACHIAVEL.
C'est ce qui vous trompe, Montesquieu, à l'exemple de ceux qui en ont jugé comme vous. Mon seul crime a été de dire la vérité aux peuples comme aux rois ; non pas la vérité morale, mais la vérité politique ; non pas la vérité telle qu'elle devrait être, mais telle qu'elle est, telle qu'elle sera toujours. Ce n'est pas moi qui suis le fondateur de la doctrine dont on m'attribue la paternité ; c'est le coeur humain. Le Machiavélisme est antérieur à Machiavel.
Moïse, Sésostris, Salomon, Lysandre, Philippe et Alexandre de Macédoine, Agathocle, Romulus, Tarquin, Jules César, Auguste et même Néron, Charlemagne, Théodoric, Clovis, Hugues Capet, Louis XI, Gonzalve de Cordoue, César Borgia, voilà les ancêtres de mes doctrines. J'en passe, et des meilleurs, sans parler, bien entendu, de ceux qui sont venus après moi, dont la liste serait longue, et auxquels le Traité du Prince n'a rien appris que ce qu'ils savaient déjà, par la pratique du pouvoir. Qui m'a rendu dans votre temps un plus éclatant hommage que Frédéric II ? Il me réfutait la plume à la main dans l'intérêt de sa popularité et en politique il appliquait rigoureusement mes doctrines.
Par quel inexplicable travers de l'esprit humain m'a-t-on fait un grief de ce que j'ai écrit dans cet ouvrage ?
Autant vaudrait reprocher au savant de rechercher les causes physiques qui amènent la chute des corps qui nous blessent en tombant ; au médecin de décrire les maladies, au chimiste de faire l'histoire des poisons, au moraliste de peindre les vices, à l'historien d'écrire l'histoire.
MONTESQUIEU.
Oh ! Machiavel, que Socrate n'est-il ici pour démêler le sophisme qui se cache dans vos paroles ! Si peu apte que la nature m'ait fait à la discussion, il ne m'est guère difficile de vous répondre : vous comparez au poison et à la maladie les maux engendrés par l'esprit de domination, d'astuce et de violence ; et ce sont ces maladies que vos écrits enseignent le moyen de communiquer aux États, ce sont ces poisons que vous apprenez à distiller. Quand le savant, quand le médecin, quand le moraliste, recherchent le mal, ce n'est pas pour enseigner à le propager ; c'est pour le guérir. Or, c'est ce que votre livre ne fait pas ; mais peu m'importe, et je n'en suis pas moins désarmé. Du moment où vous n'érigez pas le despotisme en principe, du moment où vous le considérez vous-même comme un mal, il me semble que par cela seul vous le condamnez, et sur ce point tout au moins nous
pouvons être d'accord.
MACHIAVEL.
Nous ne le sommes point, Montesquieu, car vous n'avez pas compris toute ma pensée ; je vous ai prêté le flanc par une comparaison dont il était trop facile de triompher. L'ironie de Socrate, elle-même, ne m'inquiéterait pas, car ce n'était qu'un sophiste qui se servait, plus habilement que les autres, d'un instrument faux, la logomachie.
Ce n'est pas votre école et ce n'est pas la mienne : laissons donc les mots et les comparaisons pour nous en tenir aux idées. Voici comment je formule mon système, et je doute que vous l'ébranliez, car il ne se compose que de déductions de faits moraux et politiques d'une vérité éternelle : L'instinct mauvais chez l'homme est plus puissant que le bon. L'homme a plus d'entraînement vers le mal que vers le bien ; la crainte et la force ont sur lui plus d'empire que la raison. Je ne m'arrête point à démontrer de telles vérités ; il n'y a eu chez vous que la coterie écervelée du baron d'Holbach, dont J.-J. Rousseau fut le grand prêtre et Diderot l'apôtre, pour avoir pu les contredire. Les hommes aspirent tous à la domination, et il n'en est point qui ne fût oppresseur, s'il le pouvait ; tous ou presque tous sont prêts à sacrifier les droits d'autrui à leurs intérêts.
Qui contient entre eux ces animaux dévorants qu'on appelle les hommes ? A l'origine des sociétés, c'est la force brutale et sans frein ; plus tard, c'est la loi, c'est-à-dire encore la force, réglée par des formes. Vous avez consulté toutes les sources de l'histoire ; partout la force apparaît avant le droit.
La liberté politique n'est qu'une idée relative ; la nécessité de vivre est ce qui domine les États comme les individus.
Sous certaines latitudes de l'Europe, il y a des peuples incapables de modération dans l'exercice de la liberté. Si la liberté s'y prolonge, elle se transforme en licence ; la guerre civile ou sociale arrive, et l'État est perdu, soit qu'il se fractionne et se démembre par l'effet de ses propres convulsions, soit que ses divisions le rendent la proie de l'étranger. Dans des conditions pareilles, les peuples préfèrent le despotisme à l'anarchie ; ont-ils tort ?
Les États une fois constitués ont deux sortes d'ennemis : les ennemis du dedans et les ennemis du dehors. Quelles armes emploieront-ils en guerre contre les étrangers ? Les deux généraux ennemis se communiqueront-ils réciproquement leurs plans de campagne pour se mettre mutuellement en état de se défendre ? S'interdiront-ils les attaques nocturnes, les pièges, les embuscades, les batailles en nombre de troupes inégal ? Non, sans doute, n'est-ce pas ? et de pareils combattants apprêteraient à rire. Et ces pièges, ces artifices, toute cette stratégie indispensable à la guerre, vous ne voulez pas qu'on l'emploie contre les ennemis du dedans, contre les factieux ?
Sans doute, on y mettra moins de rigueur ; mais, au fond, les règles seront les mêmes. Est-il possible de conduire par la raison pure des masses violentes qui ne se meuvent que par des sentiments, des passions et des préjugés ?
Que la direction des affaires soit confiée à un autocrate, à une oligarchie ou au peuple lui-même, aucune guerre, aucune négociation, aucune réforme intérieure, ne pourra réussir, sans le secours de ces combinaisons que vous paraissez réprouver, mais que vous auriez été obligé d'employer vous-même si le roi de France vous eût chargé de la moindre affaire d'État.
Réprobation puérile que celle qui a frappé le Traité du Prince ! Est-ce que la politique a rien à démêler avec la morale ? Avez-vous jamais vu un seul État se conduire d'après les principes qui régissent la morale privée ? Mais toute guerre serait un crime, même quand elle aurait une cause juste ; toute conquête n'ayant d'autre mobile que la gloire, serait un forfait ; tout traité dans lequel une puissance aurait fait pencher la balance de son côté, serait une indigne tromperie ; toute usurpation du pouvoir souverain serait un acte qui mériterait la mort. Rien ne serait légitime que ce qui serait fondé sur le droit ! mais, je vous l'ai dit tout à l'heure, et je le maintiens, même en présence de l'histoire contemporaine : tous les pouvoirs souverains ont eu la force pour origine, ou, ce qui est la même chose, la négation du droit. Est-ce à dire que je le proscris ? Non ; mais je le regarde comme d'une application extrêmement limitée, tant dans les rapports des nations entre elles que dans les rapports des gouvernants avec les gouvernés.
Ce mot de droit lui-même, d'ailleurs, ne voyez-vous pas qu'il est d'un vague infini ? Où commence-t-il, où finit-il ? Quand le droit existera-t-il, et quand n'existera-t-il pas ? Je prends des exemples. Voici un État : la mauvaise organisation des pouvoirs publics, la turbulence de la démocratie, l'impuissance des lois contre les factieux, le désordre qui règne partout, vont le précipiter dans la ruine. Un homme hardi s'élance des rangs de l'aristocratie ou du sein du peuple ; il brise tous les pouvoirs constitués ; il met la main sur les lois, il remanie toutes les institutions, et il donne vingt ans de paix à son pays. Avait-il le droit de faire ce qu'il a fait ?
Pisistrate s'empare de la citadelle par un coup de main, et prépare le siècle de Périclès. Brutus viole la Constitution monarchique de Rome, expulse les Tarquins, et fonde à coups de poignard une république dont la grandeur est le plus imposant spectacle qui ait été donné à l'univers. Mais la lutte entre le patriciat et la plèbe, qui, tant qu'elle a été contenue, a fait la vitalité de la République, en amène la dissolution, et tout va périr. César
et Auguste apparaissent ; ce sont encore des violateurs ; mais l'empire romain qui a succédé à la République, grâce à eux, dure autant qu'elle, et ne succombe qu'en couvrant le monde entier de ses débris. Eh bien, le droit était-il avec ces hommes audacieux ? Non, selon vous. Et cependant la postérité les a couverts de gloire ; en réalité, ils ont servi et sauvé leur pays ; ils en ont prolongé l'existence à travers les siècles. Vous voyez bien que
dans les États le principe du droit est dominé par celui de l'intérêt, et ce qui se dégage de ces considérations, c'est que le bien peut sortir du mal ; qu'on arrive au bien par le mal, comme on guérit par le poison, comme on sauve la vie par le tranchant du fer. Je me suis moins préoccupé de ce qui est bon et moral que de ce qui est utile et nécessaire ; j'ai pris les sociétés telles qu'elles sont, et j'ai donné des règles en conséquence.
Abstraitement parlant, la violence et l'astuce sont-elles un mal ? Oui ; mais il faudra bien les employer pour gouverner les hommes, tant que les hommes ne seront pas des anges.
Tout est bon ou mauvais, suivant l'usage qu'on en fait et le fruit que l'on en tire ; la fin justifie les moyens : et maintenant si vous me demandez pourquoi, moi républicain, je donne partout la préférence au gouvernement absolu, je vous dirai que, témoin dans ma patrie de l'inconstance et de la lâcheté de la populace, de son goût inné pour la servitude, de son incapacité à concevoir et à respecter les conditions de la vie libre ; c'est à mes yeux une force aveugle qui se dissout tôt ou tard, si elle n'est dans la main d'un seul homme ; je réponds que le peuple, livré à lui-même, ne saura que se détruire ; qu'il ne saura jamais administrer, ni juger, ni faire la guerre. Je vous dirai que la Grèce n'a brillé que dans les éclipses de la liberté ; que sans le despotisme de l'aristocratie romaine, et que, plus tard, sans le despotisme des empereurs, l'éclatante civilisation de l'Europe ne se fût jamais développée.
Chercherai-je mes exemples dans les États modernes ? Ils sont si frappants et si nombreux que je prendrai les premiers venus.
Sous quelles institutions et sous quels hommes les républiques italiennes ont-elles brillé ? Avec quels souverains l'Espagne, la France, l'Allemagne, ont-elles constitué leur puissance ? Sous les Léon X, les Jules II, les Philippe II, les Barberousse, les Louis XIV, les Napoléon, tous hommes à la main terrible, et posée plus souvent sur la garde de leurs épées que sur la charte de leurs États.
Mais je m'étonne d'avoir parlé si longtemps pour convaincre l'illustre écrivain qui m'écoute. Une partie de ces idées n'est-elle pas, si je suis bien informé, dans l'Esprit des lois ? Ce discours a-t-il blessé l'homme grave et froid qui a médité, sans passion, sur les problèmes de la politique ? Les encyclopédistes n'étaient pas des Catons : l'auteur des Lettres Persanes n'était pas un saint, ni même un dévot bien fervent. Notre école, qu'on dit
immorale, était peut-être plus attachée au vrai Dieu que les philosophes du XVIIIe siècle.
MONTESQUIEU.
Vos dernières paroles me trouvent sans colère, Machiavel, et je vous ai écouté avec attention. Voulez-vous m'entendre, et me laisserez-vous en user à votre égard avec la même liberté ?
MACHIAVEL.
Je me tiens pour muet, et j'écoute dans un respectueux silence celui que l'on a appelé le législateur des nations.

Deuxième dialogue
MONTESQUIEU.
Vos doctrines n'ont rien de nouveau pour moi, Machiavel ; et, si j'éprouve quelque embarras à les réfuter, c'est bien moins parce qu'elles inquiètent ma raison que parce que, fausses ou vraies, elles n'ont point de base philosophique. J'entends bien que vous êtes, avant tout, un homme politique, et que les faits vous touchent de plus près que les idées. Mais vous conviendrez cependant que, quand il s'agit de gouvernement, il faut aboutir à des principes. Vous ne faites aucune place, dans votre politique, ni à la morale, ni à la religion, ni au droit ; vous n'avez à la bouche que deux mots : la force et l'astuce. Si votre système se réduit à dire que la force joue un grand rôle dans les affaires humaines, que l'habileté est une qualité nécessaire à l'homme d'État, vous comprenez bien que c'est là une vérité qui n'a pas besoin de démonstration ; mais ; si vous érigez la violence en principe,
l'astuce en maxime de gouvernement ; si vous ne tenez compte dans vos calculs d'aucune des lois de l'humanité, le code de la tyrannie n'est plus que le code de la brute, car les animaux aussi sont adroits et forts, et il n'y a, en effet, parmi eux d'autre droit que celui de la force brutale. Mais je ne crois pas que votre fatalisme lui-même aille jusque-là, car vous reconnaissez l'existence du bien et du mal.
Votre principe, c'est que le bien peut sortir du mal, et qu'il est permis de faire le mal quand il en peut résulter un bien. Ainsi, vous ne dites pas : Il est bien en soi de trahir sa parole ; il est bien d'user de la corruption, de la violence et du meurtre. Mais vous dites : On peut trahir quand cela est utile, tuer quand cela est nécessaire, prendre le bien d'autrui quand cela est avantageux. Je me hâte d'ajouter que, dans votre système, ces maximes ne
s'appliquent qu'aux princes, et quand il s'agit de leurs intérêts ou de ceux de l'État. En conséquence, le prince a le droit de violer ses serments ; il peut verser le sang à flots pour s'emparer du pouvoir ou pour s'y maintenir ; il peut dépouiller ceux qu'il a proscrits, renverser toutes les lois, en donner de nouvelles et les violer encore ; dilapider les finances, corrompre, comprimer, punir et frapper sans cesse.
MACHIAVEL.
Mais n'est-ce pas vous-même qui avez dit que, dans les États despotiques la crainte était nécessaire, la vertu inutile, l'honneur dangereux ; qu'il fallait une obéissance aveugle, et que le prince était perdu s'il cessait de lever le bras un instant [Esp. des lois, p. 24 et 25, chap. IX, livre III.]
MONTESQUIEU.
Oui, je l'ai dit ; mais quand je constatais, comme vous, les conditions affreuses auxquelles se maintient le pouvoir tyrannique, c'était pour le flétrir et non pour lui élever des autels ; c'était pour en inspirer l'horreur à ma patrie qui jamais, heureusement pour elle, n'a courbé la tête sous un pareil joug. Comment ne voyez-vous pas que la force n'est qu'un accident dans la marche des sociétés régulières, et que les pouvoirs les plus arbitraires
sont obligés de chercher leur sanction dans des considérations étrangères aux théories de la force. Ce n'est pas seulement au nom de l'intérêt, c'est au nom du devoir qu'agissent tous les oppresseurs. Ils le violent, mais ils l'invoquent ; la doctrine de l'intérêt est donc aussi impuissante à elle seule que les moyens qu'elle emploie.
MACHIAVEL.
Ici, je vous arrête ; vous faites une part à l'intérêt, cela suffit pour justifier toutes les nécessités politiques qui ne sont pas d'accord avec le droit.
MONTESQUIEU.
C'est la raison d'État que vous invoquez. Remarquez donc que je ne puis pas donner pour base aux sociétés précisément ce qui les détruit. Au nom de l'intérêt, les princes et les peuples, comme les citoyens, ne commettront que des crimes. L'intérêt de l'État, dites-vous ! Mais comment reconnaîtrai-je s'il lui est réellement profitable de commettre telle ou telle iniquité ? Ne savons-nous pas que l'intérêt de l'État, c'est le plus souvent
l'intérêt du prince en particulier, ou celui des favoris corrompus qui l'entourent ? Je ne suis pas exposé à des conséquences pareilles en donnant le droit pour base à l'existence des sociétés, parce que la notion du droit trace des limites que l'intérêt ne doit pas franchir.
Que si vous me demandez quel est le fondement du droit, je vous dirai que c'est la morale dont les préceptes n'ont rien de douteux ni d'obscur ; parce qu'ils sont écrits dans toutes les religions, et qu'ils sont imprimés en caractères lumineux dans la conscience de l'homme. C'est de cette source pure que doivent découler toutes les lois civiles, politiques, économiques, internationales.
Ex eodem jure, sive ex eodem fonte, sive ex eodem, principio.
Mais c'est ici qu'éclate votre inconséquence ; vous êtes catholique, vous êtes chrétien ; nous adorons le même Dieu, vous admettez ses commandements, vous admettez la morale, vous admettez le droit dans les rapports des hommes entre eux, et vous foulez aux pieds toutes ces règles quand il s'agit de l'État ou du prince. En un mot, la politique n'a rien à démêler, selon vous, avec la morale. Vous permettez au monarque ce que vous défendez au sujet. Suivant que les mêmes actions sont accomplies par le faible ou par le fort, vous les glorifiez ou vous les blâmez ; elles sont des crimes ou des vertus, suivant le rang de celui qui les accomplit. Vous louez le prince de les avoir faites, et vous envoyez le sujet aux galères. Vous ne songez donc pas qu'avec des maximes pareilles, il n'y a pas de société qui puisse vivre ; vous croyez que le sujet tiendra longtemps ses serments quand il verra le souverain les trahir ; qu'il respectera les lois quand il saura que celui qui les lui a données les a violées, et qu'il les viole tous les jours ; vous croyez qu'il hésitera dans la voie de la violence, de la corruption et de la fraude, quand il y verra marcher sans cesse ceux qui sont chargés de le conduire ? Détrompez-vous ; sachez que chaque usurpation du prince dans le domaine de la chose publique autorise une infraction semblable dans la sphère du sujet ; que chaque perfidie politique engendre une perfidie sociale ; que chaque violence en haut légitime une violence en bas. Voilà pour ce qui regarde les citoyens entre eux.
Pour ce qui les regarde dans leurs rapports avec les gouvernants, je n'ai pas besoin de vous dire que c'est la guerre civile introduite à l'état de ferment, au sein de la société. Le silence du peuple n'est que la trêve du vaincu, pour qui la plainte est un crime. Attendez qu'il se réveille : vous avez inventé la théorie de la force ; soyez sûr qu'il l'a retenue. Au premier jour, il rompra ses chaînes ; il les rompra sous le prétexte le plus futile peut-être, et il reprendra par la force ce que la force lui a arraché.
La maxime du despotisme, c'est le perinde ac cadaver des jésuites ; tuer ou être tué : voilà sa loi ; c'est l'abrutissement aujourd'hui, la guerre civile demain. C'est ainsi, du moins, que les choses se passent sous les climats d'Europe : dans l'Orient, les peuples sommeillent en paix dans l'avilissement de la servitude.
Les princes ne peuvent donc pas se permettre ce que la morale privée ne permet pas : c'est là ma conclusion ; elle est formelle. Vous avez cru m'embarrasser en me proposant l'exemple de beaucoup de grands hommes qui, par des actes hardis accomplis en violation des lois, avaient donné la paix à leur pays, quelquefois la gloire ; et c'est de là que vous tirez votre grand argument : le bien sort du mal. J'en suis peu touché ; il ne m'est pas démontré que ces hommes audacieux ont fait plus de bien que de mal ; il n'est nullement établi pour moi que les sociétés ne se fussent pas sauvées et soutenues sans eux. Les moyens de salut qu'ils apportent ne compensent pas les germes de dissolution qu'ils introduisent dans les États. Quelques années d'anarchie sont souvent bien moins funestes pour un royaume que plusieurs années de despotisme silencieux.
Vous admirez les grands hommes ; je n'admire que les grandes institutions. Je crois que, pour être heureux, les peuples ont moins besoin d'hommes de génie que d'hommes intègres ; mais je vous accorde, si vous le voulez, que quelques-unes des entreprises violentes dont vous faites l'apologie, ont pu tourner à l'avantage de certains États. Ces actes pouvaient se justifier dans les sociétés antiques où régnaient l'esclavage et le dogme de la
fatalité. On les retrouve dans le moyen-âge et même dans les temps modernes ; mais au fur et à mesure que les moeurs se sont adoucies, que les lumières se sont propagées chez les divers peuples de l'Europe ; à mesure, surtout, que les principes de la science politique ont été mieux connus, le droit s'est trouvé substitué à la force dans les principes comme dans les faits. Sans doute, les orages de la liberté existeront toujours, et il se
commettra encore bien des crimes en son nom : mais le fatalisme politique n'existe plus. Si vous avez pu dire, dans votre temps, que le despotisme était un mal nécessaire, vous ne le pourriez pas aujourd'hui, car, dans l'état actuel des moeurs et des institutions politiques chez les principaux peuples de l'Europe, le despotisme est devenu impossible.
MACHIAVEL.
Impossible ?... Si vous parvenez à me prouver cela, je consens à faire un pas dans le sens de vos idées.
MONTESQUIEU.
Je vais vous le prouver très facilement, si vous voulez bien me suivre encore.
MACHIAVEL.
Très volontiers, mais prenez garde ; je crois que vous vous engagez beaucoup.

Troisième dialogue
MONTESQUIEU.
Une masse épaisse d'ombres se dirige vers cette plage ; la région où nous sommes sera bientôt envahie. Venez de ce côté ; sans cela, nous ne tarderions pas à être séparés.
MACHIAVEL.
Je n'ai point trouvé dans vos dernières paroles la précision qui caractérisait votre langage au commencement de notre entretien. Je trouve que vous avez exagéré les conséquences des principes qui sont renfermés dans l'Esprit des lois.
MONTESQUIEU.
J'ai évité à dessein, dans cet ouvrage, de faire de longues théories. Si vous le connaissiez autrement que par ce qui vous en a été rapporté, vous verriez que les développements particuliers que je vous donne ici découlent sans effort des principes que j'ai posés. Au surplus, je ne fais pas difficulté d'avouer que la connaissance que j'ai acquise des temps nouveaux n'ait modifié ou complété quelques-unes de mes idées.
MACHIAVEL.
Comptez-vous sérieusement soutenir que le despotisme est incompatible avec l'état politique des peuples de l'Europe ?
MONTESQUIEU.
Je n'ai pas dit tous les peuples ; mais je vous citerai, si vous voulez, ceux chez qui le développement de la science politique a amené ce grand résultat.
MACHIAVEL.
Quels sont ces peuples ?
MONTESQUIEU.
L'Angleterre, la France, la Belgique, une portion de l'Italie, la Prusse, la Suisse, la Confédération germanique, la Hollande, l'Autriche même, c'est-à-dire, comme vous le voyez, presque toute la partie de l'Europe sur laquelle s'étendait autrefois le monde romain.
MACHIAVEL.
Je connais un peu ce qui s'est passé en Europe depuis 1527 jusqu'au temps actuel, et je vous avoue que je suis fort curieux de vous entendre justifier votre proposition.
MONTESQUIEU.
Eh bien, écoutez-moi, et je parviendrai peut-être à vous convaincre. Ce ne sont pas les hommes, ce sont les institutions qui assurent le règne de la liberté et des bonnes moeurs dans les États. De la perfection ou de l'imperfection des institutions dépend tout le bien, mais dépendra nécessairement aussi tout le mal qui peut résulter pour les hommes de leur réunion en société ; et, quand je demande les meilleures institutions, vous comprenez bien que, suivant le mot si beau de Solon, j'entends les institutions les plus parfaites que les peuples puissent supporter. C'est vous dire que je ne conçois pas pour eux des conditions d'existence impossibles, et que par là je me sépare de ces déplorables réformateurs qui prétendent construire les sociétés sur de pures hypothèses rationnelles sans tenir compte du climat, des habitudes, des moeurs et même des préjugés.
A l'origine des nations, les institutions sont ce qu'elles peuvent. L'antiquité nous a montré des civilisations merveilleuses, des États dans lesquels les conditions du gouvernement libre étaient admirablement comprises.
Les peuples de l'ère chrétienne ont eu plus de difficulté à mettre leurs constitutions en harmonie avec le mouvement de la vie politique ; mais ils ont profité des enseignements de l'antiquité, et avec des civilisations infiniment plus compliquées, ils sont cependant arrivés à des résultats plus parfaits.
Une des causes premières de l'anarchie, comme du despotisme, a été l'ignorance théorique et pratique dans laquelle les États de l'Europe ont été pendant si longtemps sur les principes qui président à l'organisation des pouvoirs. Comment, lorsque le principe de la souveraineté résidait uniquement dans la personne du prince, le droit de la nation pouvait-il être affirmé ? Comment, lorsque celui qui était chargé de faire exécuter les lois, était en même temps le législateur, sa puissance n'eût-elle pas été tyrannique ? Comment les citoyens pouvaient-ils être garantis contre l'arbitraire, lorsque, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif étant déjà confondus, le pouvoir judiciaire venait encore se réunir dans la même main[2] ?
Je sais bien que certaines libertés, que certains droits publics qui s'introduisent tôt ou tard dans les moeurs politiques les moins avancées, ne laissaient pas que d'apporter des obstacles à l'exercice illimité de la royauté absolue ; que, d'un autre côté, la crainte de faire crier le peuple, l'esprit de douceur de certains rois, les portaient à user avec modération des pouvoirs excessifs dont ils étaient investis ; mais il n'en est pas moins vrai que ces garanties si précaires étaient à la merci du monarque qui possédait en principe les biens, les droits et la personne des sujets. La division des pouvoirs a réalisé en Europe le problème des sociétés libres, et si quelque chose peut adoucir pour moi l'anxiété des heures qui précèdent le jugement dernier, c'est la pensée que mon passage sur la terre n'a point été étranger à cette grande émancipation.
Vous êtes né, Machiavel, sur les limites du moyen-âge, et vous avez vu, avec la renaissance des arts, s'ouvrir l'aurore des temps modernes ; mais la société au milieu de laquelle vous avez vécu, était, permettez-moi de le dire, encore tout empreinte des errements de la barbarie ; l'Europe était un tournoi. Les idées de guerre, de domination et de conquête remplissaient la tête des hommes d'État et des princes. La force était tout alors, le
droit fort peu de chose, j'en conviens ; les royaumes étaient comme la proie des conquérants ; à l'intérieur des États, les souverains luttaient contre les grands vassaux ; les grands vassaux écrasaient les cités. Au milieu de l'anarchie féodale qui mettait toute l'Europe en armes, les peuples foulés aux pieds s'étaient habitués à regarder les princes et les grands comme des divinités fatales, auxquelles le genre humain était livré. Vous êtes venu dans ces temps pleins de tumulte, mais aussi pleins de grandeur. Vous avez vu des capitaines intrépides, des hommes de fer, des génies audacieux ; et ce monde, rempli de sombres beautés dans son désordre, vous est apparu comme il apparaîtrait à un artiste dont l'imagination serait plus frappée que le sens moral ; c'est là ce qui, à mes yeux, explique le Traité du Prince, et vous n'étiez pas si loin de la vérité que vous voulez bien le dire, lorsque tout à l'heure, par une feinte italienne, il vous plaisait, pour me sonder, de l'attribuer à un caprice de diplomate. Mais, depuis vous, le monde a marché ; les peuples se regardent aujourd'hui comme les arbitres de leurs destinées : ils ont, en fait comme en droit, détruit les privilèges, détruit l'aristocratie ; ils ont établi un principe qui serait bien nouveau pour vous, descendant du marquis Hugo : ils ont établi le principe de l'égalité ; ils ne voient plus dans ceux qui les gouvernent que des mandataires ; ils ont réalisé le principe de l'égalité par des lois civiles que rien ne pourrait leur arracher. Ils tiennent à ces lois comme à leur sang, parce qu'elles ont coûté, en effet, bien du sang à leurs ancêtres.
Je vous parlais des guerres tout à l'heure : elles sévissent toujours, je le sais ; mais, le premier progrès, c'est qu'elles ne donnent plus aujourd'hui aux vainqueurs la propriété des États vaincus. Un droit que vous avez à peine connu, le droit international, régit aujourd'hui les rapports des nations entre elles, comme le droit civil régit les rapports des sujets dans chaque nation.
Après avoir assuré leurs droits privés par des lois civiles, leurs droits publics par des traités, les peuples ont voulu se mettre en règle avec leurs princes, et ils ont assuré leurs droits politiques par des constitutions.
Longtemps livrés à l'arbitraire par la confusion des pouvoirs, qui permettait aux princes de faire des lois tyranniques pour les exercer tyranniquement, ils ont séparé les trois pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire, par des lignes constitutionnelles qui ne peuvent être franchies sans que l'alarme soit donnée à tout le corps politique.
Par cette seule réforme, qui est un fait immense, le droit public intérieur a été créé, et les principes supérieurs qui le constituent se trouvent dégagés. La personne du prince cesse d'être confondue avec celle de l'État ; la souveraineté apparaît comme ayant en partie sa source au sein même de la nation, qui fait la distribution des pouvoirs entre le prince et des corps politiques indépendants les uns des autres. Je ne veux point faire, devant
l'illustre homme d'État qui m'entend, une théorie développée du régime qui s'appelle, en Angleterre et en France, le régime constitutionnel ; il est passé aujourd'hui dans les moeurs des principaux États de l'Europe, nonseulement parce qu'il est l'expression de la plus haute science politique, mais surtout parce qu'il est le seul mode pratique de gouvernement en présence des idées de la civilisation moderne.
Dans tous les temps, sous le règne de la liberté comme sous celui de la tyrannie, on n'a pu gouverner que par des lois. C'est donc sur la manière dont les lois sont faites, que sont fondées toutes les garanties des citoyens. Si c'est le prince qui est le législateur unique, il ne fera que des lois tyranniques, heureux s'il ne bouleverse pas la constitution de l'État en quelques années ; mais, en tout cas, on est en plein absolutisme ; si c'est un sénat, on a constitué l'oligarchie, régime odieux au peuple, parce qu'il lui donne autant de tyrans que de maîtres ; si c'est le peuple, on court à l'anarchie, ce qui est une autre manière d'aboutir au despotisme ; si c'est une assemblée élue par le peuple, la première partie du problème se trouve déjà résolue ; car c'est là la base même du gouvernement représentatif, aujourd'hui en vigueur dans toute la partie méridionale de l'Europe.
Mais une assemblée de représentants du peuple qui posséderait à elle seule toute la souveraineté législative, ne tarderait pas à abuser de sa puissance, et à faire courir à l'État les plus grands périls. Le régime qui s'est définitivement constitué, heureuse transaction entre l'aristocratie, la démocratie et l'établissement monarchique, participe à la fois de ces trois formes de gouvernement, au moyen d'une pondération de pouvoirs qui semble être le chef-d'oeuvre de l'esprit humain. La personne du souverain reste sacrée, inviolable ; mais, tout en conservant une masse d'attributions capitales qui, pour le bien de l'État, doivent demeurer en sa puissance, son rôle essentiel n'est plus que d'être le procurateur de l'exécution des lois. N'ayant plus dans sa main la plénitude des pouvoirs, sa responsabilité s'efface et passe sur la tête des ministres qu'il associe à son gouvernement. La loi, dont il a la proposition exclusive, ou concurremment avec un autre corps de l'État, est préparée par un conseil composé d'hommes mûris dans l'expérience des affaires, soumise à une Chambre haute, héréditaire ou viagère, qui examine si ses dispositions n'ont rien de contraire à la constitution, votée par un Corps législatif émané du suffrage de la nation, appliquée par une magistrature indépendante. Si la loi est vicieuse, elle est rejetée ou amendée par le Corps législatif : la Chambre haute s'oppose à son adoption, si elle est contraire aux principes sur lesquels repose la constitution.
Le triomphe de ce système si profondément conçu, et dont le mécanisme, vous le comprenez, peut se combiner de mille manières, suivant le tempérament des peuples auxquels il s'applique, a été de concilier l'ordre avec la liberté, la stabilité avec le mouvement, de faire participer l'universalité des citoyens à la vie politique, en supprimant les agitations de la place publique. C'est le pays se gouvernant lui-même, par le déplacement alternatif des majorités, qui influent dans les chambres sur la nomination des ministres dirigeants.
Les rapports entre le prince et les sujets reposent, comme vous le voyez, sur un vaste système de garanties dont les bases inébranlables sont dans l'ordre civil. Nul ne peut être atteint dans sa personne ou dans ses biens par un acte de l'autorité administrative ; la liberté individuelle est sous la protection des magistrats ; en matière criminelle, les accusés sont jugés par leurs pairs ; au-dessus de toutes les juridictions, il y a une juridiction
suprême chargée de casser les arrêts qui seraient rendus en violation des lois. Les citoyens eux-mêmes sont armés, pour la défense de leurs droits, par l'institution de milices bourgeoises qui concourent à la police des cités ; le plus simple particulier peut, par voie de pétition, faire monter sa plainte jusqu'aux pieds des assemblées souveraines qui représentent la nation. Les communes sont administrées par des officiers publics nommés à
l'élection. Chaque année, de grandes assemblées provinciales, également issues du suffrage, se réunissent pour exprimer les besoins et les voeux des populations qui les entourent.
Telle est l'image trop affaiblie, ô Machiavel, de quelques-unes des institutions qui fleurissent aujourd'hui dans les États modernes, et notamment dans ma belle patrie ; mais comme la publicité est de l'essence des pays libres,
toutes ces institutions ne pourraient vivre longtemps si elles ne fonctionnaient au grand jour. Une puissance encore inconnue dans votre siècle, et qui ne faisait que naître de mon temps, est venu leur donner le dernier souffle de la vie. C'est la presse longtemps proscrite, encore décriée par l'ignorance, mais à laquelle on pourrait le beau mot qu'a dit Adam Smith, en parlant du crédit : C'est une voie publique. C'est par cette voie, en effet, que se manifeste tout le mouvement des idées chez les peuples modernes. La presse exerce dans l'État comme des fonctions de police : elle exprime les besoins, traduit les plaintes, dénonce les abus, les actes arbitraires ; elle contraint à la moralité tous les dépositaires du pouvoir ; il lui suffit, pour cela, de les mettre en face de l'opinion.
Dans des sociétés ainsi réglées, ô Machiavel, quelle part pourriez-vous faire à l'ambition des princes et aux entreprises de la tyrannie ? Je n'ignore point par quelles convulsions douloureuses ces progrès ont triomphé. En France, la liberté noyée dans le sang pendant la période révolutionnaire, ne s'est relevée qu'avec la Restauration.
Là, de nouvelles commotions se préparaient encore ; mais déjà tous les principes, toutes les institutions dont je vous ai parlé, étaient passés dans les moeurs de la France et des peuples qui gravitent dans la sphère de sa civilisation. J'en ai fini, Machiavel. Les États, comme les souverains, ne se gouvernent plus aujourd'hui que par les règles de la justice. Le ministre moderne qui s'inspirerait de vos leçons ne resterait pas un an au pouvoir ; le
monarque qui mettrait en pratique les maximes du Traité du Prince soulèverait contre lui la réprobation de ses sujets ; il serait mis au ban de l'Europe.
[2] Esp. des lois, p. 129, liv. XI, ch. VI.
MACHIAVEL.
Vous croyez ?
MONTESQUIEU.
Me pardonnerez-vous ma franchise ?
MACHIAVEL.
Pourquoi non ?
MONTESQUIEU.
Dois-je penser que vos idées se sont quelque peu modifiées ?
MACHIAVEL.
Je me propose de démolir, pièce à pièce, toutes les belles choses que vous venez de dire, et de vous démontrer que ce sont mes doctrines seules qui l'emportent même aujourd'hui, malgré les nouvelles idées, malgré les nouvelles moeurs, malgré vos prétendus principes de droit public, malgré toutes les institutions dont vous venez de me parler ; mais permettez-moi, auparavant, de vous adresser une question : Où en êtes-vous resté de l'histoire contemporaine ?
MONTESQUIEU.
Les notions que j'ai acquises sur les divers États de l'Europe vont jusqu'aux derniers jours de l'année 1847. Les hasards de ma marche errante à travers ces espaces infinis et la multitude confuse des âmes qui les remplissent, ne m'en ont fait rencontrer aucune qui ait pu me renseigner au delà de l'époque que je viens de vous dire. Depuis que je suis descendu dans le séjour des ténèbres, j'ai passé un demi-siècle environ parmi les peuples de l'ancien monde, et ce n'est guère que depuis un quart de siècle que j'ai rencontré les légions des peuples modernes ; encore faut-il dire que la plupart arrivaient des coins les plus reculés de l'univers. Je ne sais pas même au juste à quelle année du monde nous en sommes.
MACHIAVEL.
Ici, les derniers sont donc les premiers, ô Montesquieu ! L'homme d'État du moyen-âge, le politique des temps barbares, se trouve en savoir plus que le philosophe du dix-huitième siècle sur l'histoire des temps modernes. Les peuples sont en l'an de grâce 1864.
MONTESQUIEU.
Veuillez donc me faire savoir, Machiavel, je vous en prie instamment, ce qui s'est passé en Europe depuis l'année 1847.
MACHIAVEL.
Non pas, si vous le permettez, avant que je me sois donné le plaisir de porter la déroute au sein de vos théories.
MONTESQUIEU.
Comme il vous plaira ; mais croyez bien que je ne conçois nulle inquiétude à cet égard. Il faut des siècles pour changer les principes et la forme des gouvernements sous lesquels les peuples ont pris l'habitude de vivre. Nul enseignement politique nouveau ne saurait résulter des quinze années qui viennent de s'écouler ; et, dans tous les cas, s'il en était ainsi, ce ne seraient pas les doctrines de Machiavel qui jamais auraient triomphé.
MACHIAVEL.
Vous le pensez ainsi : écoutez-moi donc à votre tour.

Quatrième dialogue
MACHIAVEL.
En écoutant vos théories sur la division des pouvoirs et sur les bienfaits que lui doivent les peuples de l'Europe, je ne pouvais m'empêcher d'admirer, Montesquieu, à quel point l'illusion des systèmes peut s'emparer des plus grands esprits.
Séduit par les institutions de l'Angleterre, vous avez cru pouvoir faire du régime constitutionnel la panacée universelle des États ; mais vous avez compté sans le mouvement irrésistible qui arrache aujourd'hui les sociétés à leurs traditions de la veille. Il ne se passera pas deux siècles avant que cette forme de gouvernement, que vous admirez, ne soit plus en Europe qu'un souvenir historique, quelque chose de suranné et de caduc comme la règle des trois unités d'Aristote.
Permettez-moi d'abord d'examiner en elle-même votre mécanique politique : vous balancez les trois pouvoirs, et vous les confinez chacun dans leur département ; celui-ci fera les lois, cet autre les appliquera, un troisième les exécutera : le prince régnera, les ministres gouverneront. Merveilleuse chose que cette bascule constitutionnelle !
Vous avez tout prévu, tout réglé, sauf le mouvement : le triomphe d'un tel système, ce ne serait pas l'action ; ce serait l'immobilité si le mécanisme fonctionnait avec précision ; mais, en réalité, les choses ne se passeront pas ainsi. A la première occasion, le mouvement se produira par la rupture d'un des ressorts que vous avez si soigneusement forgés. Croyez-vous que les pouvoirs resteront longtemps dans les limites constitutionnelles que
vous leur avez assignées, et qu'ils ne parviendront pas à les franchir ? Quelle est l'assemblée législative indépendante qui n'aspirera pas à la souveraineté ? Quelle est la magistrature qui ne fléchira pas au gré de l'opinion ? Quel est le prince, surtout, souverain d'un royaume ou chef d'une république, qui acceptera sans réserve le rôle passif auquel vous l'aurez condamné ; qui, dans le secret de sa pensée, ne méditera pas le renversement des pouvoirs rivaux qui gênent son action ? En réalité, vous aurez mis aux prises toutes les forces contraires, suscité toutes les entreprises, donné des armes à tous les partis. Vous aurez livré le pouvoir à l'assaut de toutes les ambitions, et fait de l'État une arène où se déchaîneront les factions. Dans peu de temps, ce sera le désordre partout ; d'intarissables rhéteurs transformeront en joutes oratoires les assemblées délibérantes ; d'audacieux journalistes, d'effrénés pamphlétaires attaqueront tous les jours la personne du souverain, discréditeront le gouvernement, les ministres, les hommes en place....
MONTESQUIEU.
Je connais depuis longtemps ces reproches adressés aux gouvernements libres. Ils n'ont pas de valeur à mes yeux : les abus ne condamnent point les institutions. Je sais de nombreux États qui vivent en paix, et depuis longtemps sous de telles lois : je plains ceux qui ne peuvent y vivre.
MACHIAVEL.
Attendez : Dans vos calculs, vous n'avez compté qu'avec des minorités sociales. Il y a des populations gigantesques rivées au travail par la pauvreté, comme elles l'étaient autrefois par l'esclavage. Qu'importent, je vous le demande, à leur bonheur toutes vos fictions parlementaires ? Votre grand mouvement politique n'a
abouti, en définitive, qu'au triomphe d'une minorité privilégiée par le hasard comme l'ancienne noblesse l'était par la naissance. Qu'importe au prolétaire courbé sur son labeur, accablé sous le poids de sa destinée, que quelques orateurs aient le droit de parler, que quelques journalistes aient le droit d'écrire ? Vous avez créé des droits qui resteront éternellement pour la masse du peuple à l'état de pure faculté, puisqu'il ne saurait s'en servir.
Ces droits, dont la loi lui reconnaît la jouissance idéale et dont la nécessité lui refuse l'exercice réel, ne sont pour lui qu'une ironie amère de sa destinée. Je vous réponds qu'un jour il les prendra en haine, et qu'il les détruira de sa main pour se confier au despotisme.
MONTESQUIEU.
Quel mépris Machiavel a-t-il donc pour l'humanité, et quelle idée se fait-il de la bassesse des peuples modernes ?
Dieu puissant, je ne croirai pas que tu les aies créés si vils. Machiavel, quoi qu'il en dise, ignore les principes et les conditions d'existence de la civilisation actuelle. Le travail aujourd'hui est la loi commune, comme il est la loi divine ; et, loin qu'il soit un signe de servitude parmi les hommes, il est le lien de leur association, l'instrument de leur égalité.
Les droits politiques n'ont rien d'illusoire pour le peuple dans les États où la loi ne reconnaît point de privilèges et où toutes les carrières sont ouvertes à l'activité individuelle. Sans doute, et dans aucune société il n'en saurait être autrement, l'inégalité des intelligences et des fortunes entraîne pour les individus d'inévitables inégalités dans l'exercice de leurs droits ; mais ne suffit-il pas que ces droits existent pour que le voeu d'une philosophie éclairée soit rempli, pour que l'émancipation des hommes soit assurée dans la mesure où elle peut l'être ? Pour ceux-là mêmes que le hasard a fait naître dans les conditions les plus humbles, n'est-ce rien que de vivre dans le sentiment de leur indépendance et dans leur dignité de citoyens ? Mais ce n'est là qu'un côté de la question ; car si la grandeur morale des peuples est liée à la liberté, ils n'y sont pas rattachés moins étroitement par leurs intérêts matériels.
MACHIAVEL.
C'est ici que je vous attendais. L'école à laquelle vous appartenez a posé des principes dont elle ne paraît pas apercevoir les dernières conséquences : vous croyez qu'ils conduisent au règne de la raison ; je vais vous montrer qu'ils ramènent au règne de la force. Votre système politique, pris dans sa pureté originelle, consiste à donner une part d'action à peu près égale aux divers groupes de forces dont les sociétés se composent, à faire concourir dans une juste proportion les activités sociales ; vous ne voulez pas que l'élément aristocratique prime l'élément
démocratique. Cependant, le tempérament de vos institutions est de donner plus de force à l'aristocratie qu'au peuple, plus de force au prince qu'à l'aristocratie, proportionnant ainsi les pouvoirs à la capacité politique de ceux qui doivent les exercer.
MONTESQUIEU.
Vous dites vrai.
MACHIAVEL.
Vous faites participer les différentes classes de la société aux fonctions publiques suivant le degré de leur aptitude et de leurs lumières ; vous émancipez la bourgeoisie par le vote, vous contenez le peuple par le cens ; les libertés populaires créent la puissance de l'opinion, l'aristocratie donne le prestige des grandes manières, le trône jette sur la nation l'éclat du rang suprême ; vous gardez toutes les traditions, tous les grands souvenirs, le culte de toutes les grandes choses. A la surface on voit une société monarchique, mais tout est démocratique au fond ; car, en réalité, il n'y a point de barrières entre les classes, et le travail est l'instrument de toutes les fortunes.
N'est-ce pas à peu près cela ?
MONTESQUIEU.
Oui, Machiavel ; et vous savez du moins comprendre les opinions que vous ne partagez pas.
MACHIAVEL.
Eh bien, toutes ces belles choses sont passées ou passeront comme un rêve ; car vous avez un nouveau principe avec lequel toutes les institutions se décomposent avec une rapidité foudroyante.
MONTESQUIEU.
Quel est donc ce principe ?
MACHIAVEL.
C'est celui de la souveraineté populaire. On trouvera, n'en doutez pas, la quadrature du cercle avant d'arriver à concilier l'équilibre des pouvoirs avec l'existence d'un pareil principe chez les nations où il est admis. Le peuple, par une conséquence absolument inévitable, s'emparera, un jour ou l'autre, de tous les pouvoirs dont on a reconnu que le principe était en lui. Sera-ce pour les garder ? Non. Après quelques jours de folie, il les jettera, par lassitude, au premier soldat de fortune qui se trouvera sur son chemin. Dans votre pays, vous avez vu, en 1793, comment les coupe-têtes français ont traité la monarchie représentative : le peuple souverain s'est affirmé par le supplice de son roi, puis il a fait litière de tous ses droits ; il s'est donné à Robespierre, à Barras, à Bonaparte.
Vous êtes un grand penseur, mais vous ne connaissez pas l'inépuisable lâcheté des peuples ; je ne dis pas de ceux de mon temps, mais de ceux du vôtre ; rampants devant la force, sans pitié devant la faiblesse, implacables pour des fautes, indulgents pour des crimes, incapables de supporter les contrariétés d'un régime libre, et patients jusqu'au martyre pour toutes les violences du despotisme audacieux, brisant les trônes dans des moments de colère, et se donnant des maîtres à qui ils pardonnent des attentats pour le moindre desquels ils auraient décapité vingt rois constitutionnels.
Cherchez donc la justice ; cherchez le droit, la stabilité, l'ordre, le respect des formes si compliquées de votre mécanisme parlementaire avec des masses violentes, indisciplinées, incultes, auxquelles vous avez dit : Vous êtes le droit, vous êtes les maîtres, vous êtes les arbitres de l'État ! Oh ! je sais bien que le prudent Montesquieu, le politique circonspect, qui posait les principes et réservait les conséquences, n'a point écrit dans l'Esprit des lois le dogme de la souveraineté populaire ; mais, comme vous le disiez tout à l'heure, les conséquences découlent d'elles-mêmes des principes que vous avez posés. L'affinité de vos doctrines avec celles du Contrat social se fait assez sentir. Aussi, depuis le jour où les révolutionnaires français, jurant in verba magistri, ont écrit : « Une constitution ne peut être que l'ouvrage libre d'une convention entre associés, » le gouvernement monarchique et parlementaire a été condamné à mort dans votre patrie. Vainement on a essayé de restaurer les principes, vainement votre roi, Louis XVIII, en rentrant en France, a-t-il tenté de faire remonter les pouvoirs à leur source en promulguant les déclarations de 89 comme procédant de l'octroi royal, cette pieuse fiction de la monarchie aristocratique était en contradiction trop flagrante avec le passé : elle devait s'évanouir au bruit de la révolution de 1830, comme le gouvernement de 1830, à son tour....
MONTESQUIEU.
Achevez.
MACHIAVEL.
N'anticipons pas. Ce que vous savez, ainsi que moi, du passé, m'autorise, dès à présent, à dire que le principe de la souveraineté populaire est destructif de toute stabilité, qu'il consacre indéfiniment le droit des révolutions. Il met les sociétés en guerre ouverte contre tous les pouvoirs humains et même contre Dieu ; il est l'incarnation même de la force. Il fait du peuple une brute féroce qui s'endort quand elle est repue de sang, et qu'on enchaîne ; et voici la marche invariable que suivent alors les sociétés dont le mouvement est réglé sur ce principe : la souveraineté populaire engendre la démagogie, la démagogie engendre l'anarchie, l'anarchie ramène au despotisme. Le despotisme, pour vous, c'est la barbarie. Eh bien, vous voyez que les peuples retournent à la barbarie par le chemin de la civilisation.
Mais ce n'est pas tout, et je prétends qu'à d'autres points de vue encore le despotisme est la seule forme de gouvernement qui soit réellement appropriée à l'état social des peuples modernes. Vous m'avez dit que leurs intérêts matériels les rattachaient à la liberté ; ici, vous me faites trop beau jeu. Quels sont, en général, les États qui ont besoin de la liberté ? Ce sont ceux qui vivent par de grands sentiments, par de grandes passions, par l'héroïsme, par la foi, même par l'honneur, ainsi que vous le disiez de votre temps en parlant de la monarchie française. Le stoïcisme peut faire un peuple libre ; le christianisme, dans de certaines conditions, pourrait avoir le même privilège. Je comprends les nécessités de la liberté à Athènes, à Rome, chez des nations qui ne respiraient que par la gloire des armes, dont la guerre satisfaisait toutes les expansions, qui avaient besoin d'ailleurs de toutes les énergies du patriotisme, de tous les enthousiasmes civiques pour triompher de leurs ennemis.
Les libertés publiques étaient le patrimoine naturel des États dans lesquels les fonctions serviles et industrielles étaient délaissées aux esclaves, où l'homme était inutile s'il n'était un citoyen. Je conçois encore la liberté à certaines époques de l'ère chrétienne, et notamment dans les petits États reliés entre eux par des systèmes de confédération analogues à ceux des républiques helléniques, comme en Italie et en Allemagne. Je retrouve là une partie des causes naturelles qui rendaient la liberté nécessaire. Elle eût été presque inoffensive dans des temps où le principe de l'autorité n'était pas mis en question, où la religion avait un empire absolu sur les esprits, où le peuple, placé sous le régime tutélaire des corporations, marchait docilement sous la main de ses pasteurs. Si son émancipation politique eût été entreprise alors, elle eût pu l'être sans danger ; car elle se fût accomplie en conformité des principes sur lesquels repose l'existence de toutes les sociétés. Mais, avec vos grands États, qui ne vivent plus que par l'industrie ; avec vos populations sans Dieu et sans foi, dans des temps où les peuples ne se satisfont plus par la guerre, et où leur activité violente se reporte nécessairement au dedans, la liberté, avec les principes qui lui servent de fondement, ne peut être qu'une cause de dissolution et de ruine. J'ajoute qu'elle n'est pas plus nécessaire aux besoins moraux des individus qu'elle ne l'est aux États.
De la lassitude des idées et du choc des révolutions sont sorties des sociétés froides et désabusées qui sont arrivées à l'indifférence en politique comme en religion, qui n'ont plus d'autre stimulant que les jouissances matérielles, qui ne vivent plus que par l'intérêt, qui n'ont d'autre culte que l'or, dont les moeurs mercantiles le disputent à celles des juifs qu'ils ont pris pour modèles. Croyez-vous que ce soit par amour de la liberté en elle même
que les classes inférieures essayent de monter à l'assaut du pouvoir ? C'est par haine de ceux qui possèdent ; au fond, c'est pour leur arracher leurs richesses, instrument des jouissances qu'ils envient.
Ceux qui possèdent implorent de tous les côtés un bras énergique, un pouvoir fort ; ils ne lui demandent qu'une chose, c'est de protéger l'État contre des agitations auxquelles sa constitution débile ne pourrait résister, de leur donner à eux-mêmes la sécurité nécessaire pour qu'ils puissent jouir et faire leurs affaires. Quelles formes de gouvernement voulez vous appliquer à des sociétés où la corruption s'est glissée partout, où la fortune ne
s'acquiert que par les surprises de la fraude, où la morale n'a plus de garantie que dans les lois répressives, où le sentiment de la patrie lui-même s'est éteint dans je ne sais quel cosmopolitisme universel ?
Je ne vois de salut pour ces sociétés, véritables colosses aux pieds d'argile, que dans l'institution d'une centralisation à outrance, qui mette toute la force publique à la disposition de ceux qui gouvernent ; dans une administration hiérarchique semblable à celle de l'empire romain, qui règle mécaniquement tous les mouvements des individus ; dans un vaste système de législation qui reprenne en détail toutes les libertés qui ont été
imprudemment données ; dans un despotisme gigantesque, enfin, qui puisse frapper immédiatement et à toute heure, tout ce qui résiste, tout ce qui se plaint. Le Césarisme du Bas-Empire me paraît réaliser assez bien ce que je souhaite pour le bien-être des sociétés modernes. Grâce à ces vastes appareils qui fonctionnent déjà, m'a-t-on dit, en plus d'un pays de l'Europe, elles peuvent vivre en paix, comme en Chine, comme au Japon, comme dans l'Inde. Il ne faut pas qu'un vulgaire préjugé nous fasse mépriser ces civilisations orientales, dont on apprend chaque jour à mieux apprécier les institutions. Le peuple chinois, par exemple, est très commerçant et très bien administré.

Cinquième dialogue
MONTESQUIEU.
J'hésite à vous répondre, Machiavel, car il y a dans vos dernières paroles je ne sais quelle raillerie satanique, qui me laisse intérieurement le soupçon que vos discours ne sont pas complètement d'accord avec vos secrètes pensées. Oui, vous avez la fatale éloquence qui fait perdre la trace de la vérité, et vous êtes bien le sombre génie dont le nom est encore l'effroi des générations présentes. Je reconnais de bonne grâce, toutefois, qu'avec un aussi puissant esprit on perdrait trop à se taire ; je veux vous écouter jusqu'au bout, et je veux même vous répondre quoique, dès à présent, j'aie peu d'espoir de vous convaincre. Vous venez de faire de la société moderne un tableau vraiment sinistre ; je ne puis savoir s'il est fidèle, mais il est au moins incomplet, car en toute chose, à côté du mal il y a le bien, et vous ne m'avez montré que le mal ; vous ne m'avez, d'ailleurs, pas donné le moyen de vérifier jusqu'à quel point vous êtes dans le vrai, car je ne sais ni de quels peuples ni de quels États vous avez voulu parler, quand vous m'avez fait cette noire peinture des moeurs contemporaines.
MACHIAVEL.
Eh bien, admettons que j'aie pris pour exemple celle de toutes les nations de l'Europe qui est le plus avancée en civilisation, et à qui, je m'empresse de le dire, pourrait le moins s'appliquer le portrait que je viens de faire....
MONTESQUIEU.
C'est donc de la France que vous voulez parler ?
MACHIAVEL.
Eh bien, oui.
MONTESQUIEU.
Vous avez raison, car c'est là qu'ont le moins pénétré les sombres doctrines du matérialisme. C'est la France qui est restée le foyer des grandes idées et des grandes passions dont vous croyez la source tarie, et c'est de là que sont partis ces grands principes du droit public, auxquels vous ne faites point de place dans le gouvernement des États.
MACHIAVEL.
Vous pouvez ajouter que c'est le champ d'expérience consacré des théories politiques.
MONTESQUIEU.
Je ne connais point d'expérience qui ait encore profité, d'une manière durable, à l'établissement du despotisme, en France pas plus qu'ailleurs, chez les nations contemporaines ; et c'est ce qui tout d'abord me fait trouver bien peu conformes à la réalité des choses, vos théories sur la nécessité du pouvoir absolu. Je ne connais, jusqu'à présent, que deux États en Europe complètement privés des institutions libérales, qui ont modifié de toutes parts l'élément monarchique pur : ce sont la Turquie et la Russie, et encore si vous regardiez de près aux mouvements intérieurs qui s'opèrent au sein de cette dernière puissance, peut-être y trouveriez-vous les symptômes d'une transformation prochaine. Vous m'annoncez, il est vrai, que, dans un avenir plus ou moins rapproché, les peuples, menacés d'une dissolution inévitable, reviendront au despotisme comme à l'arche de salut ; qu'ils se
constitueront sous la forme de grandes monarchies absolues, analogues à celles de l'Asie ; ce n'est là qu'une prédiction : dans combien de temps s'accomplira-t-elle ?
MACHIAVEL.
Avant un siècle.
MONTESQUIEU.
Vous êtes devin ; un siècle, c'est toujours autant de gagné ; mais laissez-moi vous dire maintenant pourquoi votre prédiction ne s'accomplira pas. Les sociétés modernes ne doivent plus être envisagées aujourd'hui avec les yeux du passé. Leurs moeurs, leurs habitudes, leurs besoins, tout a changé. Il ne faut donc pas se fier sans réserve aux inductions de l'analogie historique, quand il s'agit de juger de leurs destinées. Il faut se garder surtout de prendre pour des lois universelles des faits qui ne sont que des accidents, et de transformer en règles générales les nécessités de telles situations ou de tels temps. De ce que le despotisme est arrivé plusieurs fois dans l'histoire, comme conséquence des perturbations sociales, s'ensuit-il qu'il doit être pris pour règle de gouvernement ? De ce qu'il a pu servir de transition dans le passé, en conclurai-je qu'il soit propre à résoudre les crises des époques modernes ? N'est-il pas plus rationnel de dire que d'autres maux appellent d'autres remèdes, d'autres problèmes
d'autres solutions, d'autres moeurs sociales d'autres moeurs politiques ? Une loi invariable des sociétés, c'est qu'elles tendent au perfectionnement, au progrès ; l'éternelle sagesse les y a, si je puis le dire, condamnées ; elle leur a refusé le mouvement en sens contraire. Ce progrès, il faut qu'elles l'atteignent.
MACHIAVEL.
Ou qu'elles meurent.
MONTESQUIEU.
Ne nous plaçons pas dans les extrêmes ; les sociétés ne meurent jamais quand elles sont en voie d'enfantement.
Lorsqu'elles se sont constituées sous le mode qui leur convient, leurs institutions peuvent s'altérer, tomber en décadence et périr ; mais elles ont duré plusieurs siècles. C'est ainsi que les divers peuples de l'Europe ont passé, par des transformations successives, du système féodal au système monarchique, et du système monarchique pur au régime constitutionnel. Ce développement progressif, dont l'unité est si imposante, n'a rien de fortuit ; il est arrivé comme la conséquence nécessaire du mouvement qui s'est opéré dans les idées avant de se traduire dans
les faits.
Les sociétés ne peuvent avoir d'autres formes de gouvernement que celles qui sont en rapport avec leurs principes, et c'est contre cette loi absolue que vous vous inscrivez, quand vous croyez le despotisme compatible avec la civilisation moderne. Tant que les peuples ont regardé la souveraineté comme une émanation pure de la volonté divine, ils se sont soumis sans murmure au pouvoir absolu ; tant que leurs institutions ont été
insuffisantes pour assurer leur marche, ils ont accepté l'arbitraire. Mais, du jour où leurs droits ont été reconnus et solennellement déclarés ; du jour où des institutions plus fécondes ont pu résoudre par la liberté toutes les fonctions du corps social, la politique à l'usage des princes est tombée de son haut ; le pouvoir est devenu comme une dépendance du domaine public ; l'art du gouvernement s'est changé en une affaire d'administration.
Aujourd'hui les choses sont ordonnées de telle sorte, dans les États, que la puissance dirigeante n'y paraît plus que comme le moteur des forces organisées.
A coup sûr, si vous supposez ces sociétés infectées de toutes les corruptions, de tous les vices dont vous me parliez il n'y a qu'un instant, elles marcheront d'un pas rapide vers la décomposition ; mais comment ne voyez vous pas que l'argument que vous en tirez est une véritable pétition de principe ? Depuis quand la liberté abaisset-elle les âmes et dégrade-t-elle les caractères ? Ce ne sont pas là les enseignements de l'histoire ; car elle atteste partout en traits de feu que les peuples les plus grands ont été les peuples les plus libres. Si les moeurs se sont avilies, comme vous le dites, dans quelque partie de l'Europe que j'ignore, c'est que le despotisme y aurait passé ; c'est que la liberté s'y serait éteinte ; il faut donc la maintenir là où elle est, et la rétablir là où elle n'est plus.
Nous sommes, en ce moment, ne l'oubliez pas, sur le terrain des principes ; et si les vôtres différent des miens, je leur demande d'être invariables ; or, je ne sais plus où j'en suis quand je vous entends vanter la liberté dans l'antiquité, et la proscrire dans les temps modernes, la repousser ou l'admettre suivant les temps ou les lieux. Ces distinctions, en les supposant justifiées, n'en laissent pas moins le principe intact, et c'est au principe seul que je m'attache.
MACHIAVEL.
Comme un habile pilote, je vois que vous évitez les écueils, en vous tenant dans la haute mer. Les généralités sont d'un grand secours dans la discussion ; mais j'avoue que je suis très impatient de savoir comment le grave Montesquieu s'en tirera avec le principe de la souveraineté populaire. Je n'ai pu savoir, jusqu'à ce moment, s'il faisait, ou non, partie de votre système. L'admettez-vous, ou ne l'admettez-vous pas ?
MONTESQUIEU.
Je ne puis répondre à une question qui se pose dans ces termes.
MACHIAVEL.
Je savais bien que votre raison elle-même se troublerait devant ce fantôme.
MONTESQUIEU.
Vous vous trompez, Machiavel ; mais, avant de vous répondre, je devais vous rappeler ce qu'ont été mes écrits et le caractère de la mission qu'ils ont pu remplir. Vous avez rendu mon nom solidaire des iniquités de la Révolution française : c'est un jugement bien sévère pour le philosophe qui a marché d'un pas si prudent dans la recherche de la vérité. Né dans un siècle d'effervescence intellectuelle, à la veille d'une révolution qui devait
emporter dans ma patrie les anciennes formes du gouvernement monarchique, je puis dire qu'aucune des conséquences prochaines du mouvement qui se faisait dans les idées n'échappa dès lors à ma vue. Je ne pus méconnaître que le système de la division des pouvoirs déplacerait nécessairement un jour le siége de la souveraineté.
Ce principe, mal connu, mal défini, mal appliqué surtout, pouvait engendrer des équivoques terribles, et bouleverser la société française de fond en comble. Le sentiment de ces périls devint la règle de mes ouvrages.
Aussi tandis que d'imprudents novateurs, s'attaquant immédiatement à la source du pouvoir, préparaient, à leur insu, une catastrophe formidable, je m'appliquais uniquement à étudier les formes des gouvernements libres, à dégager les principes proprement dits qui président à leur établissement. Homme d'État plutôt que philosophe, jurisconsulte plus que théologien, législateur pratique, si la hardiesse d'un tel mot m'est permise, plutôt que
théoricien, je croyais faire plus pour mon pays en lui apprenant à se gouverner, qu'en mettant en question le principe même de l'autorité. A Dieu ne plaise pourtant que j'essaye de me faire un mérite plus pur aux dépens de ceux qui, comme moi, ont cherché de bonne foi la vérité ! Nous avons tous commis des fautes, mais à chacun la responsabilité de ses oeuvres.
Oui, Machiavel, et c'est une concession que je n'hésite point à vous faire, vous aviez raison tout à l'heure quand vous disiez qu'il eût fallu que l'émancipation du peuple français se fît en conformité des principes supérieurs qui président à l'existence des sociétés humaines, et cette réserve vous laisse prévoir le jugement que je vais porter sur le principe de la souveraineté populaire.
D'abord, je n'admets point une désignation qui semble exclure de la souveraineté les classes les plus éclairées de la société. Cette distinction est fondamentale, parce qu'elle fera d'un État une démocratie pure ou un État représentatif. Si la souveraineté réside quelque part, elle réside dans la nation tout entière ; je l'appellerai donc tout d'abord la souveraineté nationale. Mais l'idée de cette souveraineté n'est pas une vérité absolue, elle n'est que relative. La souveraineté du pouvoir humain correspond à une idée profondément subversive, la souveraineté du droit humain ; c'est cette doctrine matérialiste et athée, qui a précipité la Révolution française dans le sang, et lui a infligé l'opprobre du despotisme après le délire de l'indépendance. Il n'est pas exact de dire que les nations sont maîtresses absolues de leurs destinées, car leur souverain maître c'est Dieu lui-même, et elles ne seront jamais hors de sa puissance. Si elles possédaient la souveraineté absolue, elles pourraient tout, même contre la justice
éternelle, même contre Dieu ; qui oserait aller jusque-là ? Mais le principe du droit divin, avec la signification qui s'y trouve communément attachée, n'est pas un principe moins funeste, car il voue les peuples à l'obscurantisme, à l'arbitraire, au néant, il reconstitue logiquement le régime des castes, il fait des peuples un troupeau d'esclaves, conduits, comme dans l'Inde, par la main des prêtres, et tremblant sous la verge du maître.
Comment en serait-il autrement ? Si le souverain est l'envoyé de Dieu, s'il est le représentant même de la Divinité sur la terre, il a tout pouvoir sur les créatures humaines soumises à son empire, et ce pouvoir n'aura de frein que dans des règles générales d'équité, dont il sera toujours facile de s'affranchir.
C'est dans le champ qui sépare ces deux opinions extrêmes, que se sont livrées les furieuses batailles de l'esprit de parti ; les uns s'écrient : Point d'autorité divine ! les autres : Point d'autorité humaine ! O Providence suprême, ma raison se refuse à accepter l'une ou l'autre de ces alternatives ; elles me paraissent toutes deux un égal blasphème contre ta sagesse ! Entre le droit divin qui exclut l'homme et le droit humain qui exclut Dieu, il y a la vérité, Machiavel ; les nations comme les individus sont libres entre les mains de Dieu. Elles ont tous les droits, tous les pouvoirs, à la charge d'en user suivant les règles de la justice éternelle. La souveraineté est humaine en ce sens qu'elle est donnée par les hommes, et que ce sont les hommes qui l'exercent ; elle est divine en ce sens qu'elle est instituée par Dieu, et qu'elle ne peut s'exercer que suivant les préceptes qu'il a établis.

Sixième dialogue
MACHIAVEL.
Je désirerais arriver à des conséquences précises. Jusqu'où la main de Dieu s'étend-elle sur l'humanité ? Qui est-ce qui fait les souverains ?
MONTESQUIEU.
Ce sont les peuples.
MACHIAVEL.
Il est écrit : Per me reges regnant. Ce qui signifie au pied de la lettre : Dieu fait les rois.
MONTESQUIEU.
C'est une traduction à l'usage du Prince, ô Machiavel, et elle vous a été empruntée dans ce siècle par un de vos plus illustres partisans[3], mais ce n'est pas celle de l'Écriture sainte. Dieu a institué la souveraineté, il n'institue pas les souverains. Sa main toute-puissante s'est arrêtée là, parce que c'est là que commence le libre arbitre humain. Les rois règnent selon mes commandements, ils doivent régner suivant ma loi, tel est le sens du livre
divin. S'il en était autrement, il faudrait dire que les bons comme les mauvais princes sont établis par la Providence ; il faudrait s'incliner devant Néron comme devant Titus, devant Caligula comme devant Vespasien.
Non, Dieu n'a pas voulu que les dominations les plus sacrilèges pussent invoquer sa protection, que les tyrannies les plus viles pussent se réclamer de son investiture. Aux peuples comme aux rois il a laissé la responsabilité de leurs actes.
[3] Machiavel fait évidemment ici allusion à Joseph de Maistre, dont le nom se retrouve d'ailleurs plus loin. (Note de l'Éditeur.)
MACHIAVEL.
Je doute fort que tout cela soit orthodoxe. Quoi qu'il en soit, suivant vous, ce sont les peuples qui disposent de l'autorité souveraine ?
MONTESQUIEU.
Prenez garde, en le contestant, de vous élever contre une vérité de pur sens commun. Ce n'est pas là une nouveauté dans l'histoire. Dans les temps anciens, au moyen âge, partout où la domination s'est établie en dehors de l'invasion ou de la conquête, le pouvoir souverain a pris naissance par la volonté libre des peuples, sous la forme originelle de l'élection. Pour n'en citer qu'un exemple, c'est ainsi qu'en France le chef de la race
carlovingienne a succédé aux descendants de Clovis, et la dynastie de Hugues Capet à celle de Charlemagne[4].
Sans doute l'hérédité est venue se substituer à l'élection. L'éclat des services rendus, la reconnaissance publique, les traditions ont fixé la souveraineté dans les principales familles de l'Europe, et rien n'était plus légitime. Mais le principe de la toute-puissance nationale s'est constamment retrouvé au fond des révolutions, il a toujours été appelé pour la consécration des pouvoirs nouveaux. C'est un principe antérieur et préexistant qui n'a fait que se réaliser plus étroitement dans les diverses constitutions des États modernes.
[4] Esp. des lois, p. 543, 544, liv. XXXI, ch. IV.
MACHIAVEL.
Mais si ce sont les peuples qui choisissent leurs maîtres, ils peuvent donc aussi les renverser ? S'ils ont le droit d'établir la forme de gouvernement qui leur convient, qui les empêchera d'en changer au gré de leur caprice ? Ce ne sera pas le régime de l'ordre et de la liberté qui sortira de vos doctrines, ce sera l'ère indéfinie des révolutions.
MONTESQUIEU.
Vous confondez le droit avec l'abus qui peut résulter de son exercice, les principes avec leur application ; ce sont là des distinctions fondamentales, sans lesquelles on ne peut s'entendre.
MACHIAVEL.
N'espérez pas m'échapper, je vous demande des conséquences logiques ; refusez-les-moi si vous le voulez. Je désire savoir si, d'après vos principes, les peuples ont le droit de renverser leurs souverains ?
MONTESQUIEU.
Oui, dans des cas extrêmes et pour des causes justes.
MACHIAVEL.
Qui sera juge de ces cas extrêmes et de la justice de ces extrémités ?
MONTESQUIEU.
Et qui voulez-vous qui le soit, sinon les peuples eux-mêmes ? Les choses se sont-elles passées autrement depuis le commencement du monde ? C'est là une sanction redoutable sans doute, mais salutaire, mais inévitable.
Comment ne voyez-vous pas que la doctrine contraire, celle qui commanderait aux hommes le respect des gouvernements les plus odieux, les ferait retomber sous le joug du fatalisme monarchique ?
MACHIAVEL.
Votre système n'a qu'un inconvénient, c'est qu'il suppose l'infaillibilité de la raison chez les peuples ; mais n'ont ils pas, comme les hommes, leurs passions, leurs erreurs, leurs injustices ?
MONTESQUIEU.
Quand les peuples feront des fautes, ils en seront punis comme des hommes qui ont péché contre la loi morale.
MACHIAVEL.
Et comment ?
MONTESQUIEU.
Ils en seront punis par les fléaux de la discorde, par l'anarchie, par le despotisme même. Il n'y a pas d'autre justice sur la terre, en attendant celle de Dieu.
MACHIAVEL.
Vous venez de prononcer le mot de despotisme, vous voyez qu'on y revient.
MONTESQUIEU.
Cette objection n'est pas digne de votre grand esprit, Machiavel ; je me suis prêté aux conséquences les plus extrêmes des principes que vous combattez, cela suffisait pour que la notion du vrai fût faussée. Dieu n'a accordé aux peuples ni le pouvoir, ni la volonté de changer ainsi les formes de gouvernement qui sont le mode essentiel de leur existence. Dans les sociétés politiques comme dans les êtres organisés, la nature des choses limite d'ellemême l'expansion des forces libres. Il faut que la portée de votre argument se restreigne à ce qui est acceptable pour la raison.
Vous croyez que, sous l'influence des idées modernes, les révolutions seront plus fréquentes ; elles ne le seront pas davantage, il est possible qu'elles le soient moins. Les nations, en effet, comme vous le disiez tout à l'heure, vivent actuellement par l'industrie, et ce qui vous paraît une cause de servitude est tout à la fois un principe d'ordre et de liberté. Les civilisations industrielles ont des plaies que je n'ignore point, mais il ne faut pas nier
leurs bienfaits, ni dénaturer leurs tendances. Des sociétés qui vivent par le travail, par l'échange, par le crédit sont des sociétés essentiellement chrétiennes, quoi qu'on dise, car toutes ces formes si puissantes et si variées de l'industrie ne sont au fond que l'application de quelques grandes idées morales empruntées au christianisme, source de toute force comme de toute vérité.
L'industrie joue un rôle si considérable dans le mouvement des sociétés modernes, que l'on ne peut faire, au point de vue où vous vous placez, aucun calcul exact sans tenir compte de son influence ; et cette influence n'est pas du tout celle que vous avez cru pouvoir lui assigner. La science qui cherche les rapports de la vie industrielle et les maximes qui s'en dégagent, sont tout ce qu'il y a de plus contraire au principe de la concentration des
pouvoirs. La tendance de l'économie politique est de ne voir dans l'organisme politique qu'un mécanisme nécessaire, mais très coûteux, dont il faut simplifier les ressorts, et elle réduit le rôle du gouvernement à des fonctions tellement élémentaires, que son plus grand inconvénient est peut-être d'en détruire le prestige.
L'industrie est l'ennemie-née des révolutions, car sans l'ordre social elle périt et avec elle s'arrête le mouvement vital des peuples modernes. Elle ne peut se passer de liberté, car elle ne vit que par des manifestations de la liberté ; et, remarquez-le bien, les libertés en matière d'industrie engendrent nécessairement les libertés politiques, si bien que l'on a pu dire que les peuples les plus avancés en industrie sont aussi les plus avancés en
liberté. Laissez là l'Inde et laissez la Chine qui vivent sous le destin aveugle de la monarchie absolue, jetez les yeux en Europe, et vous verrez.
Vous venez de prononcer de nouveau le mot de despotisme, eh bien, Machiavel, vous dont le sombre génie s'est si profondément assimilé toutes les voies souterraines, toutes les combinaisons occultes, tous les artifices de lois et de gouvernement à l'aide desquels on peut enchaîner le mouvement des bras et de la pensée chez les peuples ; vous qui méprisez les hommes, vous qui rêvez pour eux les dominations terribles de l'Orient, vous dont les doctrines politiques sont empruntées aux théories effrayantes de la mythologie indienne, veuillez me dire, je vous en conjure, comment vous vous y prendriez pour organiser le despotisme chez les peuples dont le droit public repose essentiellement sur la liberté, dont la morale et la religion développent tous les mouvements dans le même sens, chez des nations chrétiennes qui vivent par le commerce et par l'industrie, dans des États dont les corps politiques sont en présence de la publicité de la presse qui jette des flots de lumière dans les coins les plus obscurs du pouvoir ; faites appel à toutes les ressources de votre puissante imagination, cherchez, inventez, et si vous résolvez ce problème, je déclarerai avec vous que l'esprit moderne est vaincu.
MACHIAVEL.
Prenez garde, vous me donnez beau jeu, je pourrais vous prendre au mot.
MONTESQUIEU.
Faites-le, je vous en conjure.
MACHIAVEL.
Je compte bien n'y pas manquer.
MONTESQUIEU.
Dans quelques heures nous serons peut-être séparés. Ces parages ne vous sont point connus, suivez-moi dans les détours que je vais faire avec vous le long de ce sombre sentier, nous pourrons éviter encore quelques heures le reflux des ombres que vous voyez là-bas.

Septième dialogue
MACHIAVEL.
Nous pouvons nous arrêter ici.
MONTESQUIEU.
Je vous écoute.
MACHIAVEL.
Je dois vous dire d'abord que vous vous êtes trompé du tout au tout sur l'application de mes principes. Le despotisme se présente toujours à vos yeux avec les formes caduques du monarchisme oriental, mais ce n'est pas ainsi que je l'entends ; avec des sociétés nouvelles, il faut employer des procédés nouveaux. Il ne s'agit pas aujourd'hui, pour gouverner, de commettre des iniquités violentes, de décapiter ses ennemis, de dépouiller ses
sujets de leurs biens, de prodiguer les supplices ; non, la mort, la spoliation et les tourments physiques ne peuvent jouer qu'un rôle assez secondaire dans la politique intérieure des États modernes.
MONTESQUIEU.
C'est heureux.
MACHIAVEL.
Sans doute j'ai peu d'admiration, je l'avoue, pour vos civilisations à cylindres et à tuyaux ; mais je marche, croyez-le bien, avec le siècle ; la puissance des doctrines auxquelles est attaché mon nom, c'est qu'elles s'accommodent à tous les temps et à toutes les situations. Machiavel aujourd'hui a des petits-fils qui savent le prix de ses leçons. On me croit bien vieux, et tous les jours je rajeunis sur la terre.
MONTESQUIEU.
Vous raillez-vous ?
MACHIAVEL.
Écoutez-moi et vous en jugerez. Il s'agit moins aujourd'hui de violenter les hommes que de les désarmer, de comprimer leurs passions politiques que de les effacer, de combattre leurs instincts que de les tromper, de proscrire leurs idées que de leur donner le change en se les appropriant.
MONTESQUIEU.
Et comment cela ? Car je n'entends pas ce langage.
MACHIAVEL.
Permettez ; c'est là la partie morale de la politique, nous arriverons tout à l'heure aux applications. Le principal secret du gouvernement consiste à affaiblir l'esprit public, au point de le désintéresser complètement des idées et des principes avec lesquels on fait aujourd'hui les révolutions. Dans tous les temps, les peuples comme les hommes se sont payés de mots. Les apparences leur suffisent presque toujours ; ils n'en demandent pas plus. On peut donc établir des institutions factices qui répondent à un langage et à des idées également factices ; il faut avoir le talent de ravir aux partis cette phraséologie libérale, dont ils s'arment contre le gouvernement. Il faut en saturer les peuples jusqu'à la lassitude, jusqu'au dégoût. On parle souvent aujourd'hui de la puissance de l'opinion, je vous montrerai qu'on lui fait exprimer ce qu'on veut quand on connaît bien les ressorts cachés du
pouvoir. Mais avant de songer à la diriger, il faut l'étourdir, la frapper d'incertitude par d'étonnantes contradictions, opérer sur elle d'incessantes diversions, l'éblouir par toutes sortes de mouvements divers, l'égarer insensiblement dans ses voies. Un des grands secrets du jour est de savoir s'emparer des préjugés et des passions populaires, de manière à introduire une confusion de principes qui rend toute entente impossible entre ceux qui parlent la même langue et ont les mêmes intérêts.
MONTESQUIEU.
Où allez-vous avec ces paroles dont l'obscurité a quelque chose de sinistre ?
MACHIAVEL.
Si le sage Montesquieu entend mettre du sentiment à la place de la politique, je dois peut-être m'arrêter ici ; je n'ai pas prétendu me placer sur le terrain de la morale. Vous m'avez défié d'arrêter le mouvement dans vos sociétés sans cesse tourmentées par l'esprit d'anarchie et de révolte. Voulez-vous me laisser dire comment je résoudrais le problème ? Vous pouvez mettre à l'abri vos scrupules en acceptant cette thèse comme une question de curiosité pure.
MONTESQUIEU.
Soit.
MACHIAVEL.
Je conçois d'ailleurs que vous me demandiez des indications plus précises, j'y arriverai ; mais laissez-moi vous dire d'abord à quelles conditions essentielles le prince peut espérer aujourd'hui de consolider son pouvoir. Il devra s'attacher avant tout à détruire les partis, à dissoudre les forces collectives partout où elles existent, à paralyser dans toutes ses manifestations l'initiative individuelle ; ensuite le niveau des caractères descendra de
lui-même, et tous les bras molliront bientôt contre la servitude. Le pouvoir absolu ne sera plus un accident, il deviendra un besoin. Ces préceptes politiques ne sont pas entièrement nouveaux, mais, comme je vous le disais, ce sont les procédés qui doivent l'être. Un grand nombre de ces résultats peut s'obtenir par de simples règlements de police et d'administration. Dans vos sociétés si belles, si bien ordonnées, à la place des monarques absolus, vous avez mis un monstre qui s'appelle l'État, nouveau Briarée dont les bras s'étendent partout, organisme colossal de tyrannie à l'ombre duquel le despotisme renaîtra toujours. Eh bien, sous l'invocation de l'État, rien ne sera plus facile que de consommer l'oeuvre occulte dont je vous parlais tout à l'heure, et les moyens d'action les plus puissants peut-être seront précisément ceux que l'on aura le talent d'emprunter à ce même régime industriel qui fait votre admiration.
A l'aide du seul pouvoir réglementaire, j'instituerais, par exemple, d'immenses monopoles financiers, réservoirs de la fortune publique, dont dépendrait si étroitement le sort de toutes les fortunes privées, qu'elles s'engloutiraient avec le crédit de l'État le lendemain de toute catastrophe politique. Vous êtes un économiste, Montesquieu, pesez la valeur de cette combinaison.
Chef du gouvernement, tous mes édits, toutes mes ordonnances tendraient constamment au même but : annihiler les forces collectives et individuelles ; développer démesurément la prépondérance de l'État, en faire le souverain protecteur, promoteur et rémunérateur.
Voici une autre combinaison empruntée a l'ordre industriel : Dans le temps actuel, l'aristocratie, en tant que force politique, a disparu ; mais la bourgeoisie territoriale est encore un élément de résistance dangereux pour les gouvernements, parce qu'elle est d'elle-même, indépendante ; il peut être nécessaire de l'appauvrir ou même de la ruiner complètement. Il suffit, pour cela, d'aggraver les charges qui pèsent sur la propriété foncière, de maintenir l'agriculture dans un état d'infériorité relative, de favoriser à outrance le commerce et l'industrie, mais principalement la spéculation ; car la trop grande prospérité de l'industrie peut elle-même devenir un danger, en créant un nombre trop considérable de fortunes indépendantes.
On réagira utilement contre les grands industriels, contre les fabricants, par l'excitation à un luxe disproportionné, par l'élévation du taux des salaires, par des atteintes profondes habilement portées aux sources de la production. Je n'ai pas besoin de développer ces idées, vous sentez à merveille dans quelles circonstances et sous quels prétextes tout cela peut se faire. L'intérêt du peuple, et même une sorte de zèle pour la liberté, pour les
grands principes économiques, couvriront aisément, si on le veut, le véritable but. Il est inutile d'ajouter que l'entretien perpétuel d'une armée formidable sans cesse exercée par des guerres extérieures doit être le complément indispensable de ce système ; il faut arriver à ce qu'il n'y ait plus, dans l'État, que des prolétaires, quelques millionnaires et des soldats.
MONTESQUIEU.
Continuez.
MACHIAVEL.
Voilà pour la politique intérieure de l'État. A l'extérieur il faut exciter, d'un bout de l'Europe à l'autre, la fermentation révolutionnaire que l'on comprime chez soi. Il en résulte deux avantages considérables : l'agitation libérale au dehors fait passer sur la compression du dedans. De plus, on tient par là en respect Doutes les puissances, chez lesquelles on peut à son gré faire de l'ordre ou du désordre. Le grand point est d'enchevêtrer par
des intrigues de cabinet tous les fils de la politique européenne de façon à jouer tour à tour les puissances avec qui l'on traite. Ne croyez pas que cette duplicité, si elle est bien soutenue, puisse tourner au détriment d'un souverain. Alexandre VI ne fit jamais que tromper dans ses négociations diplomatiques et cependant, il réussit toujours, tant il avait la science de l'astuce[5]. Mais dans ce que vous appelez aujourd'hui le langage officiel, il
faut un contraste frappant, et là on ne saurait affecter trop d'esprit de loyauté et conciliation ; les peuples qui ne voient que l'apparence des choses, feront une réputation de sagesse au souverain qui saura se conduire ainsi.
A toute agitation intérieure, il doit pouvoir répondre par une guerre extérieure ; à toute révolution imminente, par une guerre générale ; mais comme, en politique, les paroles ne doivent jamais être d'accord avec les actes, il faut que, dans ces diverses conjonctures, le prince soit assez habile pour déguiser ses véritables desseins sous des desseins contraires ; il doit toujours avoir l'air de céder à la pression de l'opinion quand il exécute ce que sa main a secrètement préparé.
Pour résumer d'un mot tout le système, la révolution se trouve contenue dans l'État, d'un côté, par la terreur de l'anarchie, de l'autre, par la banqueroute, et, à tout prendre, par la guerre générale.
Vous avez pu voir déjà, par les indications rapides que je viens de vous donner, quel rôle important l'art de la parole est appelé à jouer dans la politique moderne. Je suis loin, comme vous le verrez, de dédaigner la presse, et je saurais au besoin me servir de la tribune ; l'essentiel est d'employer contre ses adversaires toutes les armes qu'ils pourraient employer contre vous. Non content de m'appuyer sur la force violente de la démocratie, je voudrais emprunter aux subtilités du droit leurs ressources les plus savantes. Quand on prend des décisions qui peuvent paraître injustes ou téméraires, il est essentiel de savoir les énoncer en de bons termes, de les appuyer des raisons les plus élevées de la morale et du droit.
Le pouvoir que je rêve, bien loin, comme vous le voyez, d'avoir des moeurs barbares, doit attirer à lui toutes les forces et tous les talents de la civilisation au sein de laquelle il vit. Il devra s'entourer de publicistes, d'avocats, de jurisconsultes, d'hommes de pratique et d'administration, de gens qui connaissent à fond tous les secrets, tous les ressorts de la vie sociale, qui parlent tous les langages, qui aient étudié l'homme dans tous les milieux. Il faut les prendre partout, n'importe où, car ces gens-là rendent des services étonnants par les procédés ingénieux qu'ils appliquent à la politique. Il faut, avec cela, tout un monde d'économistes, de banquiers, d'industriels, de capitalistes, d'hommes à projets, d'hommes à millions, car tout au fond se résoudra par une question de chiffres.
Quant aux principales dignités, aux principaux démembrements du pouvoir, on doit s'arranger pour les donner à des hommes dont les antécédents et le caractère mettent un abîme entre eux et les autres hommes, dont chacun n'ait à attendre que la mort ou l'exil en cas de changement de gouvernement et soit dans la nécessité de défendre jusqu'au dernier souffle tout ce qui est.
Supposez pour un instant que j'aie à ma disposition les différentes ressources morales et matérielles que je viens de vous indiquer, et donnez-moi maintenant une nation quelconque, entendez-vous ! Vous regardez comme un point capital, dans l'ESPRIT DES LOIS, de ne pas changer le caractère d'une nation[6] quand on veut lui conserver sa vigueur originelle, eh bien, je ne vous demanderais pas vingt ans pour transformer de la manière la plus complète le caractère européen le plus indomptable et pour le rendre aussi docile à la tyrannie que celui du plus petit peuple de l'Asie.
[5] Traité du Prince, p. 114, ch. XVII.
[6] Esp. des lois, p. 252 et s., liv. XIX, ch. V.
MONTESQUIEU.
Vous venez d'ajouter, en vous jouant, un chapitre au traité du Prince. Quelles que soient vos doctrines, je ne les discute pas ; je ne vous fais qu'une observation. Il est évident que vous n'avez nullement tenu l'engagement que vous aviez pris ; l'emploi de tous ces moyens suppose l'existence du pouvoir absolu, et je vous ai demandé précisément comment vous pourriez l'établir dans des sociétés politiques qui reposent sur des institutions
libérales.
MACHIAVEL.
Votre observation est parfaitement juste et je n'entends pas y échapper. Ce début n'était qu'une préface.
MONTESQUIEU.
Je vous mets en présence d'un État fondé sur des institutions représentatives, monarchie ou république ; je vous parle d'une nation familiarisée de longue main avec la liberté, et je vous demande, comment, de là, vous pourrez retourner au pouvoir absolu.
MACHIAVEL.
Rien n'est plus facile.
MONTESQUIEU.
Voyons ?


Seconde Partie

Huitième dialogue
MACHIAVEL.
Je prends l'hypothèse qui m'est le plus contraire, je prends un État constitué en république. Avec une monarchie, le rôle que je me propose de jouer serait trop facile. Je prends une République, parce qu'avec une semblable forme de gouvernement, je vais rencontrer une résistance, presque insurmontable en apparence, dans les idées, dans les moeurs, dans les lois. Cette hypothèse vous contrarie t-elle ? J'accepte de vos mains un État quelle que soit sa forme, grand ou petit, je le suppose doté de toutes les institutions qui garantissent la liberté, et je vous adresse cette seule question : Croyez-vous le pouvoir à l'abri d'un coup de main ou de ce que l'on appelle aujourd'hui un coup d'État ?
MONTESQUIEU.
Non, cela est vrai ; mais vous m'accorderez du moins qu'une telle entreprise sera singulièrement difficile dans les sociétés politiques contemporaines, telles qu'elles sont organisées.
MACHIAVEL.
Et pourquoi ? Ces sociétés ne sont-elles pas, comme de tout temps, en proie à des factions ? N'y a-t-il pas partout des éléments de guerre civile, des partis, des prétendants ?
MONTESQUIEU.
C'est possible ; mais je crois pouvoir vous faire sentir d'un mot où est votre erreur. Ces usurpations, nécessairement très rares parce qu'elles sont pleines de périls et qu'elles répugnent aux moeurs modernes, en supposant qu'elles réussissent, n'auraient nullement l'importance que vous paraissez leur attribuer. Un changement de pouvoir n'amènerait par un changement d'institutions. Un prétendant troublera l'État, soit ; son parti triomphera, je l'admets ; le pouvoir est en d'autres mains, voilà tout ; mais le droit public et le fond même des institutions restent d'aplomb. C'est là ce qui me touche.
MACHIAVEL.
Est-il vrai que vous ayez une telle illusion ?
MONTESQUIEU.
Établissez le contraire.
MACHIAVEL.
Vous m'accordez donc, pour un moment, le succès d'une entreprise armée contre le pouvoir établi ?
MONTESQUIEU.
Oui.
MACHIAVEL.
Remarquez bien alors dans quelle situation je me trouve placé. J'ai supprimé momentanément tout pouvoir autre que le mien. Si les institutions encore debout peuvent élever devant moi quelque obstacle, c'est de pure forme ; en fait, les actes de ma volonté ne peuvent rencontrer aucune résistance réelle ; enfin je suis dans cette condition extralégale, que les Romains appelaient d'un mot si beau et si puissamment énergique : la dictature. C'est-à-dire que je puis tout ce que je veux à l'heure présente, que je suis législateur, exécuteur, justicier, et à cheval comme
chef d'armée.
Retenez ceci. Maintenant j'ai triomphé par l'appui d'une faction, c'est-à-dire que cet événement n'a pu s'accomplir qu'au milieu d'une profonde dissension intérieure. On peut dire au hasard, mais sans se tromper, quelles en sont les causes. Ce sera un antagonisme entre l'aristocratie et le peuple ou entre le peuple et la bourgeoisie. Pour le fond des choses, ce ne peut être que cela ; à la surface, ce sera un pêle-mêle d'idées, d'opinions, d'influences et de courants contraires, comme dans tous les États où la liberté aura été un moment déchaînée. Il y aura là des éléments politiques de toute espèce, des tronçons de partis autrefois victorieux, aujourd'hui vaincus, des ambitions effrénées, des convoitises ardentes, des haines implacables, des terreurs partout, des hommes de toute opinion et de toute doctrine, des restaurateurs d'anciens régimes, des démagogues, des anarchistes, des utopistes, tous à l'oeuvre, tous travaillant également de leur côté au renversement de l'ordre établi. Que faut-il conclure d'une telle situation ? Deux choses : la première, c'est que le pays a un grand besoin de repos et qu'il ne refusera rien à qui pourra le lui donner ; la seconde, c'est qu'au milieu de cette division des partis, il n'y a point de force réelle ou plutôt qu'il n'y en a qu'une, le peuple.
Je suis, moi, un prétendant victorieux ; je porte, je suppose, un grand nom historique propre à agir sur l'imagination des masses. Comme Pisistrate, comme César, comme Néron même ; je m'appuierai sur le peuple ; c'est l'a b c de tout usurpateur. C'est là la puissance aveugle qui donnera le moyen de tout faire impunément, c'est là l'autorité, c'est là le nom qui couvrira tout. Le peuple en effet se soucie bien de vos fictions légales et de vos
garanties constitutionnelles !
J'ai fait le silence au milieu des factions, et maintenant vous allez voir comme je vais marcher.
Peut-être vous rappelez-vous les règles que j'ai établies dans le traité du Prince pour conserver les provinces conquises. L'usurpateur d'un État est dans une situation analogue à celle d'un conquérant. Il est condamné à tout renouveler, à dissoudre l'État, à détruire la cité, à changer la face des moeurs.
C'est là le but, mais dans les temps actuels il n'y faut tendre que par des voies obliques, des moyens détournés, des combinaisons habiles, et, autant que possible, exemptes de violence. Je ne détruirai donc pas directement les institutions, mais je les toucherai une à une par un trait de main inaperçu qui en dérangera le mécanisme. Ainsi je toucherai tour à tour à l'organisation judiciaire, au suffrage, à la presse, à la liberté individuelle, à l'enseignement.
Par-dessus les lois primitives je ferai passer toute une législation nouvelle qui, sans abroger expressément l'ancienne, la masquera d'abord, puis bientôt l'effacera complètement. Telles sont mes conceptions générales, maintenant vous allez voir les détails d'exécution.
MONTESQUIEU.
Que n'êtes-vous encore dans les jardins de Ruccellaï, ô Machiavel, pour professer ces belles leçons, et combien il est regrettable que la postérité ne puisse pas vous entendre !
MACHIAVEL.
Rassurez-vous ; pour qui sait lire, tout cela est dans le traité du Prince.
MONTESQUIEU.
Eh bien, vous êtes au lendemain de votre coup d'État, qu'allez-vous faire ?
MACHIAVEL.
Une grande chose, puis une très petite.
MONTESQUIEU.
Voyons d'abord la grande ?
MACHIAVEL.
Après le succès d'un coup de force contre le pouvoir établi, tout n'est pas fini, et les partis ne se tiennent généralement pas pour battus. On ne sait pas encore au juste ce que vaut l'énergie de l'usurpateur, on va l'essayer, on va se lever contre lui les armes à la main. Le moment est venu d'imprimer une terreur qui frappe la cité entière et fasse défaillir les âmes les plus intrépides.
MONTESQUIEU.
Qu'allez-vous faire ? Vous m'aviez dit que vous aviez répudié le sang.
MACHIAVEL.
Il ne s'agit pas ici de fausse humanité. La société est menacée, elle est en état de légitime défense ; l'excès des rigueurs et même de la cruauté préviendra pour l'avenir de nouvelles effusions de sang. Ne me demandez pas ce que l'on fera ; il faut que les âmes soient terrifiées une fois pour toutes et que la peur les détrempe.
MONTESQUIEU.
Oui, je me rappelle ; c'est là ce que vous enseignez dans le traité du Prince en racontant la sinistre exécution de Borgia dans Césène[7]. Vous êtes bien le même.
[7] Traité du Prince, p. 47, ch. VII.
MACHIAVEL.
Non, non, vous le verrez plus tard ; je n'agis ainsi que par nécessité, et j'en souffre.
MONTESQUIEU.
Mais qui donc le versera, ce sang ?
MACHIAVEL.
L'armée ! cette grande justicière des États ; elle dont la main ne déshonore jamais ses victimes. Deux résultats de la plus grande importance seront atteints par l'intervention de l'armée dans la répression. A partir de ce moment, d'une part elle se trouvera pour toujours en hostilité avec la population civile qu'elle aura châtiée sans ménagement, de l'autre elle se rattachera d'une manière indissoluble au sort de son chef.
MONTESQUIEU.
Et vous croyez que ce sang ne retombera pas sur vous ?
MACHIAVEL.
Non, car aux yeux du peuple, le souverain, en définitive, est étranger aux excès d'une soldatesque qu'il n'est pas toujours facile de contenir. Ceux qui pourront en être responsables, ce seront les généraux, les ministres qui auront exécuté mes ordres. Ceux-là, je vous l'affirme, me seront dévoués jusqu'à leur dernier soupir, car ils savent bien ce qui les attendrait après moi.
MONTESQUIEU.
C'est donc là votre premier acte de souveraineté ! Voyons maintenant le second ?
MACHIAVEL.
Je ne sais si vous avez remarqué quelle est, en politique, la puissance des petits moyens. Après ce que je viens de vous dire, je ferai frapper à mon effigie toute la nouvelle monnaie, dont j'émettrai une quantité considérable.
MONTESQUIEU.
Mais au milieu des premiers soucis de l'État, ce serait une mesure puérile.
MACHIAVEL.
Vous croyez cela ? Vous n'avez pas pratiqué le pouvoir. L'effigie humaine imprimée sur la monnaie, c'est le signe même de la puissance. Au premier abord il y aura des esprits orgueilleux qui en tressailliront de colère, mais on s'y habituera ; les ennemis mêmes de mon pouvoir seront obligés d'avoir mon portrait dans leur escarcelle. Il est bien certain que l'on s'habitue peu à peu à regarder avec des yeux plus doux les traits qui sont partout imprimés sur le signe matériel de nos jouissances. Du jour où mon effigie est sur la monnaie, je suis roi.
MONTESQUIEU.
J'avoue que cet aperçu est nouveau pour moi ; mais passons. Vous n'avez pas oublié que les peuples nouveaux ont la faiblesse de se donner des constitutions qui sont les garanties de leurs droits ? Avec votre pouvoir issu de la force, avec les projets que vous me révélez, vous allez peut-être vous trouver embarrassé en présence d'une charte fondamentale dont tous les principes, toutes les règles, toutes les dispositions sont contraires à vos maximes de gouvernement.
MACHIAVEL.
Je ferai une autre constitution, voilà tout.
MONTESQUIEU.
Et vous pensez que cela ne sera pas autrement difficile ?
MACHIAVEL.
Où serait la difficulté ? Il n'y a pas, pour le moment, d'autre volonté, d'autre force que la mienne et j'ai pour base d'action l'élément populaire.
MONTESQUIEU.
C'est vrai. J'ai pourtant un scrupule : d'après ce que vous venez de me dire, j'imagine que votre constitution ne sera pas un monument de liberté. Vous pensez qu'il suffira d'une seule crise de la force, d'une seule violence heureuse pour ravir à une nation tous ses droits, toutes ses conquêtes, toutes ses institutions, tous les principes avec lesquels elle a pris l'habitude de vivre ?
MACHIAVEL.
Permettez ! Je ne vais pas si vite. Je vous disais, il y a peu d'instants, que les peuples étaient comme les hommes, qu'ils tenaient plus aux apparences qu'à la réalité des choses ; c'est là, en politique, une règle dont je suivrais scrupuleusement les indications ; veuillez me rappeler les principes auxquels vous tenez le plus et vous verrez que je n'en suis pas aussi embarrassé que vous paraissez le croire.
MONTESQUIEU.
Qu'allez-vous en faire, ô Machiavel ?
MACHIAVEL.
Ne craignez rien, nommez-les-moi.
MONTESQUIEU.
Je ne m'y fie point, je vous l'avoue.
MACHIAVEL.
Eh bien, je vous les rappellerai moi-même. Vous ne manqueriez sans doute pas de me parler du principe de la séparation des pouvoirs, de la liberté de la parole et de la presse, de la liberté religieuse, de la liberté individuelle, du droit d'association, de l'égalité devant la loi, de l'inviolabilité de la propriété et du domicile, du droit de pétition, du libre consentement de l'impôt, de la proportionnalité des peines, de la non rétroactivité des lois ; en
est-ce assez et en souhaitez-vous encore ?
MONTESQUIEU.
Je crois que c'est beaucoup plus qu'il n'en faut, Machiavel, pour mettre votre gouvernement mal à l'aise.
MACHIAVEL.
C'est là ce qui vous trompe, et cela est si vrai, que je ne vois nul inconvénient à proclamer ces principes ; j'en ferai même, si vous le voulez, le préambule de ma constitution.
MONTESQUIEU.
Vous m'avez déjà prouvé que vous étiez un grand magicien.
MACHIAVEL.
Il n'y a point de magie là dedans, il n'y a que du savoir-faire politique.
MONTESQUIEU.
Mais comment, ayant inscrit ces principes en tête de votre constitution, vous y prendrez-vous pour ne pas les appliquer ?
MACHIAVEL.
Ah ! prenez garde, je vous ai dit que je proclamerais ces principes, mais je ne vous ai pas dit que je les inscrirais ni même que je les désignerais expressément.
MONTESQUIEU.
Comment l'entendez-vous ?
MACHIAVEL.
Je n'entrerais dans aucune récapitulation ; je me bornerais à déclarer au peuple que je reconnais et que je confirme les grands principes du droit moderne.
MONTESQUIEU.
La portée de cette réticence m'échappe.
MACHIAVEL.
Vous allez reconnaître combien elle est importante. Si j'énumérais expressément ces droits, ma liberté d'action serait enchaînée vis-à-vis de ceux que j'aurais déclarés ; c'est ce que je ne veux pas. En ne les nommant point, je parais les accorder tous et je n'en accorde spécialement aucun ; cela me permettra plus tard d'écarter, par voie d'exception, ceux que je jugerai dangereux.
MONTESQUIEU.
Je comprends.
MACHIAVEL.
Parmi ces principes, d'ailleurs, les uns appartiennent au droit politique et constitutionnel proprement dit, les autres au droit civil. C'est là une distinction qui doit toujours servir de règle dans l'exercice du pouvoir absolu.
C'est à leurs droits civils que les peuples tiennent le plus ; je n'y toucherai pas, si je puis, et, de cette manière, une partie de mon programme au moins se trouvera remplie.
MONTESQUIEU.
Et quant aux droits politiques... ?
MACHIAVEL.
J'ai écrit dans le traité du Prince la maxime que voici, et qui n'a pas cessé d'être vraie : « Les gouvernés seront toujours contents du prince, lorsqu'il ne touchera ni à leurs biens, ni à leur honneur, et dès lors il n'a plus à combattre que les prétentions d'un petit nombre de mécontents, dont il vient facilement à bout. » Ma réponse à votre question est là.
MONTESQUIEU.
On pourrait, à la rigueur, ne pas la trouver suffisante ; on pourrait vous répondre que les droits politiques aussi sont des biens ; qu'il importe aussi à l'honneur des peuples de les maintenir, et qu'en y touchant vous portez en réalité atteinte à leurs biens comme à leur honneur. On pourrait ajouter encore que le maintien des droits civils est lié au maintien des droits politiques par une étroite solidarité. Qui garantira les citoyens que si vous les
dépouillez aujourd'hui de la liberté politique, vous ne les dépouillerez pas demain de la liberté individuelle ; que si vous attentez aujourd'hui à leur liberté, vous n'attenterez pas demain à leur fortune ?
MACHIAVEL.
Il est certain que l'argument est présenté avec beaucoup de vivacité, mais je crois que vous en comprenez parfaitement aussi l'exagération. Vous semblez toujours croire que les peuples modernes sont affamés de liberté.
Avez-vous prévu le cas où ils n'en veulent plus, et pouvez-vous demander aux princes d'avoir pour elle plus de passion que n'en ont les peuples ? Or, dans vos sociétés si profondément relâchées, où l'individu ne vit plus que dans la sphère de son égoïsme et de ses intérêts matériels, interrogez le plus grand nombre, et vous verrez si, de tous côtés, on ne vous répond pas : Que me fait la politique ? que m'importe la liberté ? Est-ce que tous les gouvernements ne sont pas les mêmes ? est-ce qu'un gouvernement ne doit pas se défendre ?
Remarquez-le bien, d'ailleurs, ce n'est même pas le peuple qui tiendra ce langage ; ce seront les bourgeois, les industriels, les gens instruits, les riches, les lettrés, tous ceux qui sont en état d'apprécier vos belles doctrines de droit public. Ils me béniront, ils s'écrieront que je les ai sauvés, qu'ils sont en état de minorité, qu'ils sont incapables de se conduire. Tenez, les nations ont je ne sais quel secret amour pour les vigoureux génies de la
force. A tous les actes violents marqués du talent de l'artifice, vous entendrez dire avec une admiration qui surmontera le blâme : Ce n'est pas bien, soit, mais c'est habile, c'est bien joué, c'est fort !
MONTESQUIEU.
Vous allez donc rentrer dans la partie professionnelle de vos doctrines ?
MACHIAVEL.
Non pas, nous en sommes à l'exécution. J'aurais certainement fait quelques pas de plus si vous ne m'aviez obligé à une digression. Reprenons.


Neuvième dialogue
MONTESQUIEU.
Vous en étiez au lendemain d'une constitution faite par vous sans l'assentiment de la nation.
MACHIAVEL.
Ici je vous arrête ; je n'ai jamais prétendu froisser à ce point des idées reçues dont je connais l'empire.
MONTESQUIEU.
Vraiment !
MACHIAVEL.
Je parle très sérieusement.
MONTESQUIEU.
Vous comptez donc associer la nation au nouvel oeuvre fondamental que vous préparez ?
MACHIAVEL.
Oui, sans doute. Cela vous étonne ? Je ferai bien mieux : je ferai d'abord ratifier par le vote populaire le coup de force que j'ai accompli contre l'État ; je dirai au peuple, dans les termes qui conviendront : Tout marchait mal ; j'ai tout brisé, je vous ai sauvé, voulez-vous de moi ? vous êtes libre de me condamner ou de m'absoudre par votre vote.
MONTESQUIEU.
Libre sous le poids de la terreur et de la force armée.
MACHIAVEL.
On m'acclamera.
MONTESQUIEU.
Je le crois.
MACHIAVEL.
Et le vote populaire, dont j'ai fait l'instrument de mon pouvoir, deviendra la base même de mon gouvernement.
J'établirai un suffrage sans distinction de classe ni de cens, avec lequel l'absolutisme sera organisé d'un seul coup.
MONTESQUIEU.
Oui, car d'un seul coup vous brisez en même temps l'unité de la famille, vous dépréciez le suffrage, vous annulez la prépondérance des lumières et vous faites du nombre une puissance aveugle qui se dirige à votre gré.
MACHIAVEL.
Je réalise un progrès auquel aspirent ardemment aujourd'hui tous les peuples de l'Europe : J'organise le suffrage universel comme Washington aux États-Unis, et le premier usage que j'en fais est de lui soumettre ma constitution.
MONTESQUIEU.
Quoi ! vous allez la faire discuter dans des assemblées primaires ou secondaires ?
MACHIAVEL.
Oh ! laissons là, je vous prie, vos idées du XVIIIe siècle ; elles ne sont déjà plus du temps présent.
MONTESQUIEU.
Eh bien, de quelle manière alors ferez-vous délibérer sur l'acceptation de votre constitution ? comment les articles organiques en seront-ils discutés ?
MACHIAVEL.
Mais je n'entends pas qu'ils soient discutés du tout, je croyais vous l'avoir dit.
MONTESQUIEU.
Je n'ai fait que vous suivre sur le terrain des principes qu'il vous a plu de choisir. Vous m'avez parlé des États-Unis d'Amérique ; je ne sais pas si vous êtes un nouveau Washington, mais ce qu'il y a de certain, c'est que la constitution actuelle des États-Unis a été discutée, délibérée et votée par les représentants de la nation.
MACHIAVEL.
De grâce, ne confondons pas les temps, les lieux et les peuples : nous sommes en Europe ; ma constitution est présentée en bloc, elle est acceptée en bloc.
MONTESQUIEU.
Mais en agissant ainsi vous ne déguisez rien pour personne. Comment, en votant dans ces conditions, le peuple peut-il savoir ce qu'il fait et jusqu'à quel point il s'engage ?
MACHIAVEL.
Et où avez-vous jamais vu qu'une constitution vraiment digne de ce nom, vraiment durable, ait jamais été le résultat d'une délibération populaire ? Une constitution doit sortir tout armée de la tête d'un seul homme ou ce n'est qu'une oeuvre condamnée au néant. Sans homogénéité, sans liaison dans ses parties, sans force pratique, elle portera nécessairement l'empreinte de toutes les faiblesses de vues qui ont présidé à sa rédaction.
Une constitution, encore une fois, ne peut être que l'oeuvre d'un seul ; jamais les choses ne se sont passées autrement, j'en atteste l'histoire de tous les fondateurs d'empire, l'exemple des Sésostris, des Solon, des Lycurgue, des Charlemagne, des Frédéric II, des Pierre Ier.
MONTESQUIEU.
C'est un chapitre d'un de vos disciples que vous allez me développer là.
MACHIAVEL.
Et de qui donc ?
MONTESQUIEU.
De Joseph de Maistre. Il y a là des considérations générales qui ne sont pas sans vérité, mais que je trouve sans application. On dirait, à vous entendre, que vous allez tirer un peuple du chaos ou de la nuit profonde de ses premières origines. Vous ne paraissez pas vous souvenir que, dans l'hypothèse où nous nous plaçons, la nation a atteint l'apogée de sa civilisation, que son droit public est fondé, et qu'elle est en possession d'institutions régulières.
MACHIAVEL.
Je ne dis pas non ; aussi vous allez voir que je n'ai pas besoin de détruire de fond en comble vos institutions pour arriver à mon but. Il me suffira d'en modifier l'économie et d'en changer les combinaisons.
MONTESQUIEU.
Expliquez-vous.
MACHIAVEL.
Vous m'avez fait tout à l'heure un cours de politique constitutionnelle, je compte le mettre à profit. Je ne suis, d'ailleurs, pas aussi étranger qu'on le croit généralement en Europe, à toutes ces idées de bascule politique ; vous avez pu vous en apercevoir par mes discours sur Tite-Live. Mais revenons au fait. Vous remarquiez avec raison, il y a un instant, que dans les États parlementaires de l'Europe les pouvoirs publics étaient distribués à peu près partout de la même manière entre un certain nombre de corps politiques dont le jeu régulier constituait le gouvernement.
Ainsi on retrouve partout, sous des noms divers, mais avec des attributions à peu près uniformes, une organisation ministérielle, un sénat, un corps législatif, un conseil d'État, une cour de cassation ; je dois vous faire grâce de tout développement inutile sur le mécanisme respectif de ces pouvoirs, dont vous connaissez mieux que moi le secret ; il est évident que chacun d'eux répond à une fonction essentielle du gouvernement.
Vous remarquerez bien que c'est la fonction que j'appelle essentielle, ce n'est pas l'institution. Ainsi il faut qu'il y ait un pouvoir dirigeant, un pouvoir modérateur, un pouvoir législatif, un pouvoir réglementaire, cela ne fait pas de doute.
MONTESQUIEU.
Mais, si je vous comprends bien, ces divers pouvoirs n'en font qu'un à vos yeux et vous allez donner tout cela à un seul homme en supprimant les institutions.
MACHIAVEL.
Encore une fois, c'est ce qui vous trompe. On ne pourrait pas agir ainsi sans danger. On ne le pourrait pas chez vous surtout, avec le fanatisme qui y règne pour ce que vous appelez les principes de 89 ; mais veuillez bien m'écouter : En statique le déplacement d'un point d'appui fait changer la direction de la force, en mécanique le déplacement d'un ressort fait changer le mouvement. En apparence pourtant c'est le même appareil, c'est le même mécanisme. De même encore en physiologie le tempérament dépend de l'état des organes. Si les organes sont modifiés, le tempérament change. Eh bien, les diverses institutions dont nous venons de parler fonctionnent dans l'économie gouvernementale comme de véritables organes dans le corps humain. Je toucherai aux organes, les organes resteront, mais la complexion politique de l'État sera changée. Concevez-vous ?
MONTESQUIEU.
Ce n'est pas difficile, et il ne fallait point de périphrases. Vous gardez les noms, vous ôtez les choses. C'est ce qu'Auguste fit à Rome quand il détruisit la République. Il y avait toujours un consulat, une préture, une censure, un tribunat ; mais il n'y avait plus ni consuls, ni préteurs, ni censeurs, ni tribuns.
MACHIAVEL.
Avouez qu'on peut choisir de plus mauvais modèles. Tout se peut faire en politique, à la condition de flatter les préjugés publics et de garder du respect pour les apparences.
MONTESQUIEU.
Ne rentrez pas dans les généralités ; vous voilà à l'oeuvre, je vous suis.
MACHIAVEL.
N'oubliez pas à quelles convictions personnelles chacun de mes actes va prendre sa source. A mes yeux vos gouvernements parlementaires ne sont que des écoles de dispute, que des foyers d'agitations stériles au milieu desquels s'épuise l'activité féconde des nations que la tribune et la presse condamnent à l'impuissance. En conséquence je n'ai pas de remords ; je pars d'un point de vue élevé et mon but justifie mes actes.
A des théories abstraites je substitue la raison pratique, l'expérience des siècles, l'exemple des hommes de génie qui ont fait de grandes choses par les mêmes moyens ; je commence par rendre au pouvoir ses conditions vitales.
Ma première réforme s'appesantit immédiatement sur votre prétendue responsabilité ministérielle. Dans les pays de centralisation, comme le vôtre, par exemple, où l'opinion, par un sentiment instinctif, rapporte tout au chef de l'État, le bien comme le mal, inscrire en tête d'une charte que le souverain est irresponsable, c'est mentir au sentiment public, c'est établir une fiction qui s'évanouira toujours au bruit des révolutions.
Je commence donc par rayer de ma constitution le principe de la responsabilité ministérielle ; le souverain que j'institue sera seul responsable devant le peuple.
MONTESQUIEU.
A la bonne heure, il n'y a pas là d'ambages.
MACHIAVEL.
Dans votre système parlementaire, les représentants de la nation ont, comme vous me l'expliquiez, l'initiative des projets de loi seuls ou concurremment avec le pouvoir exécutif ; eh bien, c'est la source des plus graves abus, car dans un pareil ordre de choses, chaque député peut, à tout propos, se substituer au gouvernement en présentant les projets de lois les moins étudiés, les moins approfondis ; que dis-je ? avec l'initiative parlementaire, la Chambre renversera, quand elle voudra, le gouvernement. Je raye l'initiative parlementaire. La proposition des lois n'appartiendra qu'au souverain.
MONTESQUIEU.
Je vois que vous entrez par la meilleure voie dans la carrière du pouvoir absolu ; car dans un État où l'initiative des lois n'appartient qu'au souverain, c'est à peu près le souverain qui est le seul législateur ; mais avant que vous n'alliez plus loin, je désirerais vous faire une objection. Vous voulez vous affermir sur le roc, et je vous trouve assis sur le sable.
MACHIAVEL.
Comment ?
MONTESQUIEU.
N'avez-vous pas pris le suffrage populaire pour base de votre pouvoir ?
MACHIAVEL.
Sans doute.
MONTESQUIEU.
Eh bien, vous n'êtes qu'un mandataire révocable au gré du peuple, en qui seul réside la véritable souveraineté.
Vous avez cru pouvoir faire servir ce principe au maintien de votre autorité, vous ne vous apercevez donc pas qu'on vous renversera quand on voudra ? D'autre part, vous vous êtes déclaré seul responsable ; vous comptez donc être un ange ? Mais soyez-le si vous voulez, on ne s'en prendra pas moins à vous de tout le mal qui pourra arriver, et vous périrez à la première crise.
MACHIAVEL.
Vous anticipez : l'objection vient trop tôt, mais j'y réponds de suite, puisque vous m'y forcez. Vous vous trompez étrangement si vous croyez que je n'ai pas prévu l'argument. Si mon pouvoir était troublé, ce ne pourrait être que par des factions. Je suis gardé contre elles par deux droits essentiels que j'ai mis dans ma constitution.
MONTESQUIEU.
Quels sont donc ces droits ?
MACHIAVEL.
L'appel au peuple, le droit de mettre le pays en état de siége ; je suis chef d'armée, j'ai toute la force publique entre les mains ; à la première insurrection contre mon pouvoir, les baïonnettes me feraient raison de la résistance et je retrouverais dans l'urne populaire une nouvelle consécration de mon autorité.
MONTESQUIEU.
Vous avez des arguments sans réplique ; mais revenons, je vous prie, au Corps législatif que vous avez installé ; sur ce point, je ne vous vois pas hors d'embarras ; vous avez privé cette assemblée de l'initiative parlementaire, mais il lui reste le droit de voter les lois que vous présenterez à son adoption. Vous ne comptez sans doute pas le lui laisser exercer ?
MACHIAVEL.
Vous êtes plus ombrageux que moi, car je vous avoue que je ne vois à cela aucun inconvénient. Nul autre que moi-même ne pouvant présenter la loi, je n'ai pas à craindre qu'il s'en fasse aucune contre mon pouvoir. J'ai la clef du tabernacle. Ainsi que je vous l'ai dit d'ailleurs, il entre dans mes plans de laisser subsister en apparence les institutions. Seulement je dois vous déclarer que je n'entends pas laisser à la Chambre ce que vous appelez le droit d'amendement. Il est évident qu'avec l'exercice d'une telle faculté, il n'est pas de loi qui ne pourrait être déviée de son but primitif et dont l'économie ne fût susceptible d'être changée. La loi est acceptée ou rejetée, il n'y a pas d'autre alternative.
MONTESQUIEU.
Mais il n'en faudrait pas davantage pour vous renverser : il suffirait pour cela que l'assemblée législative repoussât systématiquement tous vos projets de loi ou seulement qu'elle refusât de voter l'impôt.
MACHIAVEL.
Vous savez parfaitement que les choses ne peuvent se passer ainsi. Une chambre, quelle qu'elle soit, qui entraverait par un tel acte de témérité le mouvement des affaires publiques se suiciderait elle-même. J'aurais mille moyens d'ailleurs de neutraliser le pouvoir d'une telle assemblée. Je réduirais de moitié le nombre des représentants et j'aurais, par suite, moitié moins de passions politiques à combattre. Je me réserverais la
nomination des présidents et des vice-présidents qui dirigent les délibérations. Au lieu de sessions permanentes, je réduirais à quelques mois la tenue de l'assemblée. Je ferais surtout une chose qui est d'une très grande importance, et dont la pratique commence déjà à s'introduire, m'a-t-on dit : j'abolirais la gratuité du mandat législatif ; je voudrais que les députés reçussent un émolument, que leurs fonctions fussent, en quelque sorte,
salariées. Je regarde cette innovation comme le moyen le plus sûr de rattacher au pouvoir les représentants de la nation ; je n'ai pas besoin de vous développer cela, l'efficacité du moyen se comprend assez. J'ajoute que, comme chef du pouvoir exécutif, j'ai le droit de convoquer, de dissoudre le Corps législatif, et qu'en cas de dissolution, je me réserverais les plus longs délais pour convoquer une nouvelle représentation. Je comprends parfaitement que l'assemblée législative ne pourrait, sans danger, rester indépendante de mon pouvoir, mais rassurez-vous : nous rencontrerons bientôt d'autres moyens pratiques de l'y rattacher. Ces détails constitutionnels vous suffisent-ils ?
en voulez-vous davantage ?
MONTESQUIEU.
Cela n'est nullement nécessaire et vous pouvez passer maintenant à l'organisation du Sénat.
MACHIAVEL.
Je vois que vous avez très bien compris que c'était là la partie capitale de mon oeuvre, la clef de voûte de ma constitution.
MONTESQUIEU.
Je ne sais vraiment ce que vous pouvez faire encore, car, dès à présent, je vous regarde comme complètement maître de l'État.
MACHIAVEL.
Cela vous plaît à dire ; mais, en réalité, la souveraineté ne pourrait s'établir sur des bases aussi superficielles. A côté du souverain, il faut des corps imposants par l'éclat des titres, des dignités et par l'illustration personnelle de ceux qui le composent. Il n'est pas bon que la personne du souverain soit constamment en jeu, que sa main s'aperçoive toujours ; il faut que son action puisse au besoin se couvrir sous l'autorité des grandes magistratures qui environnent le trône.
MONTESQUIEU.
Il est aisé de voir que c'est à ce rôle que vous destinez le Sénat et le Conseil d'État.
MACHIAVEL.
On ne peut rien vous cacher.
MONTESQUIEU.
Vous parlez du trône : je vois que vous êtes roi et nous étions tout à l'heure en république. La transition n'est guère ménagée.
MACHIAVEL.
L'illustre publiciste français ne peut pas me demander de m'arrêter à de semblables détails d'exécution : du moment que j'ai la toute-puissance en main, l'heure où je me ferai proclamer roi n'est plus qu'une affaire d'opportunité. Je le serai avant ou après avoir promulgué ma constitution, peu importe.
MONTESQUIEU.
C'est vrai. Revenons à l'organisation du Sénat.

Dixième dialogue
MACHIAVEL.
Dans les hautes études que vous avez dû faire pour la composition de votre mémorable ouvrage sur les Causes de la grandeur et de la décadence des Romains, il n'est pas que vous n'ayez remarqué le rôle que jouait le Sénat auprès des Empereurs à partir du règne d'Auguste.
MONTESQUIEU.
C'est là, si vous me permettez de vous le dire, un point que les recherches historiques ne me paraissent pas avoir encore complètement éclairci. Ce qu'il y a de certain, c'est que jusqu'aux derniers temps de la République, le Sénat Romain avait été une institution autonome, investie d'immenses privilèges, ayant des pouvoirs propres ; ce fut là le secret de sa puissance, de la profondeur de ses traditions politiques et de la grandeur qu'il imprima à la République. A partir d'Auguste, le Sénat n'est plus qu'un instrument dans la main des empereurs, mais on ne voit pas bien par quelle succession d'actes ils parvinrent à le dépouiller de sa puissance.
MACHIAVEL.
Ce n'est pas précisément pour élucider ce point d'histoire que je vous prie de vous reporter à cette période de l'Empire. Cette question, pour le moment, ne me préoccupe pas ; tout ce que je voulais vous dire, c'est que le Sénat que je conçois devrait remplir, à côté du prince, un rôle politique analogue à celui du Sénat Romain dans les temps qui ont suivi la chute de la République.
MONTESQUIEU.
Eh bien, mais à cette époque la loi n'était plus votée dans les comices populaires, elle se faisait à coups de sénatus-consultes ; est-ce cela que vous voulez ?
MACHIAVEL.
Non pas : cela ne serait point conforme aux principes modernes du droit constitutionnel.
MONTESQUIEU.
Quels remerciements ne vous doit-on pas pour un semblable scrupule !
MACHIAVEL.
Je n'ai d'ailleurs pas besoin de cela pour édicter ce qui me paraît nécessaire. Nulle disposition législative, vous le savez, ne peut émaner que de ma proposition, et je fais d'ailleurs des décrets qui ont force de lois.
MONTESQUIEU.
Il est vrai, vous aviez oublié ce point, qui n'est cependant pas mince ; mais alors je ne vois pas à quelles fins vous réservez le Sénat.
MACHIAVEL.
Placé dans les plus hautes sphères constitutionnelles, son intervention directe ne doit apparaître que dans des circonstances solennelles ; s'il était nécessaire, par exemple, de toucher au pacte fondamental, ou que la souveraineté fût mise en péril.
MONTESQUIEU.
Ce langage est encore très divinatoire. Vous aimez à préparer vos effets.
MACHIAVEL.
L'idée fixe de vos modernes constituants a été, jusqu'à présent, de vouloir tout prévoir, tout régler dans les chartes qu'ils donnent aux peuples. Je ne tomberais pas dans une telle faute ; je ne voudrais pas m'enfermer dans un cercle infranchissable ; je ne fixerais que ce qu'il est impossible de laisser incertain ; je laisserais aux changements une assez large voie pour qu'il y ait, dans les grandes crises, d'autres moyens de salut que l'expédient désastreux des révolutions.
MONTESQUIEU.
Vous parlez en sage.
MACHIAVEL.
Et en ce qui concerne le Sénat, j'inscrirais dans ma constitution : « Que le Sénat règle, par un sénatus-consulte, tout ce qui n'a pas été prévu par la constitution et qui est nécessaire à sa marche ; qu'il fixe le sens des articles de la constitution qui donneraient lieu à différentes interprétations ; qu'il maintient ou annule tous les actes qui lui sont déférés comme inconstitutionnels par le gouvernement ou dénoncés par les pétitions des citoyens ; qu'il peut poser les bases de projets de lois d'un grand intérêt national ; qu'il peut proposer des modifications à la constitution et qu'il y sera statué par un sénatus-consulte. »
MONTESQUIEU.
Tout cela est fort beau et c'est véritablement là un Sénat Romain. Je fais seulement quelques remarques sur votre constitution : elle sera donc rédigée dans des termes bien vagues et bien ambigus pour que vous jugiez à l'avance que les articles qu'elle renferme pourront être susceptibles de différentes interprétations.
MACHIAVEL.
Non, mais il faut tout prévoir.
MONTESQUIEU.
Je croyais que, au contraire, votre principe, en pareille matière, était d'éviter de tout prévoir et de tout régler.
MACHIAVEL.
L'illustre président n'a pas hanté sans profit le palais de Thémis, ni porté inutilement le bonnet à mortier. Mes paroles n'ont pas eu d'autre portée que celle-ci : Il faut prévoir ce qui est essentiel.
MONTESQUIEU.
Dites-moi, je vous prie : votre Sénat, interprète et gardien du pacte fondamental, a-t-il donc un pouvoir propre ?
MACHIAVEL.
Indubitablement non.
MONTESQUIEU.
Tout ce que fera le Sénat, ce sera donc vous qui le ferez ?
MACHIAVEL.
Je ne vous dis pas le contraire.
MONTESQUIEU.
Ce qu'il interprétera, ce sera donc vous qui l'interpréterez ; ce qu'il modifiera, ce sera vous qui le modifierez ; ce qu'il annulera, ce sera vous qui l'annulerez ?
MACHIAVEL.
Je ne prétends pas m'en défendre.
MONTESQUIEU.
C'est donc à dire que vous vous réservez le droit de défaire ce que vous avez fait, d'ôter ce que vous avez donné, de changer votre constitution, soit en bien, soit en mal, ou même de la faire disparaître complètement si vous le jugez nécessaire. Je ne préjuge rien de vos intentions ni des mobiles qui pourraient vous faire agir dans telles ou telles circonstances données ; je vous demande seulement où se trouverait la plus faible garantie pour les
citoyens au milieu d'un si vaste arbitraire, et comment surtout ils pourraient jamais se résoudre à le subir ?
MACHIAVEL.
Je m'aperçois que la sensibilité philosophique vous revient. Rassurez-vous, je n'apporterais aucune modification aux bases fondamentales de ma Constitution sans soumettre ces modifications à l'acceptation du peuple par la voie du suffrage universel.
MONTESQUIEU.
Mais ce serait encore vous qui seriez juge de la question de savoir si la modification que vous projetez porte en elle le caractère fondamental qui doit la soumettre à la sanction du peuple. Je veux admettre toutefois que vous ne ferez pas par un décret ou par un sénatus-consulte ce qui doit être fait par un plébiscite. Livrerez-vous à la discussion vos amendements constitutionnels ? les ferez-vous délibérer dans des comices populaires ?
MACHIAVEL.
Incontestablement non ; si jamais le débat sur des articles constitutionnels se trouvait engagé devant des assemblées populaires, rien ne pourrait empêcher le peuple de se saisir de l'examen du tout en vertu de son droit d'évocation, et le lendemain ce serait la Révolution dans la rue.
MONTESQUIEU.
Vous êtes logique du moins : alors les amendements constitutionnels sont présentés en bloc, acceptés en bloc ?
MACHIAVEL.
Pas autrement, en effet.
MONTESQUIEU.
Eh bien, je crois que nous pouvons passer à l'organisation du Conseil d'État.
MACHIAVEL.
Vous dirigez vraiment les débats avec la précision consommée d'un Président de cour souveraine. J'ai oublié de vous dire que j'appointerais le Sénat comme j'ai appointé le Corps législatif.
MONTESQUIEU.
C'est entendu.
MACHIAVEL.
Je n'ai pas besoin d'ajouter d'ailleurs que je me réserverais également la nomination des Présidents et des Vice-Présidents de cette haute assemblée. En ce qui touche le Conseil d'État, je serai plus bref. Vos institutions modernes sont des instruments de centralisation si puissants, qu'il est presque impossible de s'en servir sans exercer l'autorité souveraine.
Qu'est-ce, en effet, d'après vos propres principes, que le Conseil d'État ? C'est un simulacre de corps politique destiné à faire passer entre les mains du Prince un pouvoir considérable, le pouvoir règlementaire qui est une sorte de pouvoir discrétionnaire, qui peut servir, quand on veut, à faire de véritables lois.
Le Conseil d'État est de plus investi chez vous, m'a-t-on dit, d'une attribution spéciale peut-être plus exorbitante encore. En matière contentieuse, il peut, m'assure-t-on, revendiquer par droit d'évocation, ressaisir de sa propre autorité, devant les tribunaux ordinaires, la connaissance de tous les litiges qui lui paraissent avoir un caractère administratif. Ainsi, et pour caractériser en un mot ce qu'il y a de tout à fait exceptionnel dans cette dernière attribution, les tribunaux doivent refuser de juger quand ils se trouvent en présence d'un acte de l'autorité administrative, et l'autorité administrative peut, dans le même cas, dessaisir les tribunaux pour s'en référer à la décision du Conseil d'État.
Or, encore une fois, qu'est-ce que le Conseil d'État ? A-t-il un pouvoir propre ? est-il indépendant du souverain ?
Pas du tout. Ce n'est qu'un Comité de Rédaction. Quand le Conseil d'État fait un règlement, c'est le souverain qui le fait ; quand il rend un jugement, c'est le souverain qui le rend, ou, comme vous dites aujourd'hui, c'est l'administration, l'administration juge et partie dans sa propre cause. Connaissez-vous quelque chose de plus fort que cela et croyez-vous qu'il y ait beaucoup à faire pour fonder le pouvoir absolu dans des États où l'on trouve tout organisées de pareilles institutions ?
MONTESQUIEU.
Votre critique tombe assez juste, j'en conviens ; mais, comme le Conseil d'État est une institution excellente en soi, rien n'est plus facile que de lui donner l'indépendance nécessaire en l'isolant, dans un certaine mesure, du pouvoir. Ce n'est pas ce que vous ferez sans doute.
MACHIAVEL.
En effet, je maintiendrai le type de l'unité dans l'institution là où je le trouverai, je le ramènerai là où il n'est pas, en resserrant les liens d'une solidarité que je regarde comme indispensable. Nous ne sommes pas restés en chemin, vous le voyez, car voilà ma constitution faite.
MONTESQUIEU.
Déjà ?
MACHIAVEL.
Un petit nombre de combinaisons savamment ordonnées suffit pour changer complètement la marche des pouvoirs. Cette partie de mon programme est remplie.
MONTESQUIEU.
Je croyais que vous aviez encore à me parler de la cour de cassation.
MACHIAVEL.
Ce que j'ai à vous en dire trouvera mieux sa place ailleurs.
MONTESQUIEU.
Il est vrai que si nous évaluons la somme des pouvoirs qui sont entre vos mains, vous devez commencer à être satisfait.
Récapitulons :
Vous faites la loi : 1° sous la forme de propositions au Corps législatif ; vous la faites, 2°, sous forme de décrets ; 3° sous forme de sénatus-consultes ; 4° sous forme de règlements généraux ; 5° sous forme d'arrêtés au Conseil d'État ; 6° sous forme de règlements ministériels ; 7° enfin sous forme de coups d'État.
MACHIAVEL.
Vous ne paraissez pas soupçonner que ce qui me reste à accomplir est précisément le plus difficile.
MONTESQUIEU.
En effet, je ne m'en doutais pas.
MACHIAVEL.
Vous n'avez pas assez remarqué alors que ma constitution était muette sur une foule de droits acquis qui seraient incompatibles avec le nouvel ordre de choses que je viens d'établir. Il en est ainsi, par exemple, de la liberté de la presse, du droit d'association, de l'indépendance de la magistrature, du droit de suffrage, de l'élection, par les communes, de leurs officiers municipaux, de l'institution des gardes civiques et de beaucoup d'autres choses encore qui devront disparaître ou être profondément modifiées.
MONTESQUIEU.
Mais n'avez-vous pas reconnu implicitement tous ces droits, puisque vous avez reconnu solennellement les principes dont ils ne sont que l'application ?
MACHIAVEL.
Je vous l'ai dit, je n'ai reconnu aucun principe ni aucun droit en particulier ; au surplus, les mesures que je vais prendre ne sont que des exceptions à la règle.
MONTESQUIEU.
Et des exceptions qui la confirment, c'est juste.
MACHIAVEL.
Mais, pour cela, je dois bien choisir mon moment, car une erreur d'opportunité peut tout perdre. J'ai écrit dans le traité du Prince une maxime qui doit servir de règle de conduite en pareil cas : « Il faut que l'usurpateur d'un État y commette une seule fois toutes les rigueurs que sa sûreté nécessite pour n'avoir plus à y revenir ; car plus tard il ne pourra plus varier avec ses sujets ni en bien ni en mal ; si c'est en mal que vous avez à agir, vous n'êtes plus à temps, du moment où la fortune vous est contraire ; si c'est en bien, vos sujets ne vous sauront aucun gré d'un changement qu'ils jugeront être forcé. »
Au lendemain même de la promulgation de ma constitution, je rendrai une succession de décrets ayant force de loi, qui supprimeront d'un seul coup les libertés et les droits dont l'exercice serait dangereux.
MONTESQUIEU.
Le moment est bien choisi en effet. Le pays est encore sous la terreur de votre coup d'État. Pour votre constitution on ne vous a rien refusé, puisque vous pouviez tout prendre ; pour vos décrets on n'a rien à vous permettre, puisque vous ne demandez rien et que vous prenez tout.
MACHIAVEL.
Vous avez le mot vif.
MONTESQUIEU.
Un peu moins cependant que vous n'avez l'action, convenez-en. Malgré votre vigueur de main et votre coup d'oeil, je vous avoue que j'ai peine à croire que le pays ne se soulèvera pas en présence de ce second coup d'État tenu en réserve derrière la coulisse.
MACHIAVEL.
Le pays fermera volontairement les yeux ; car, dans l'hypothèse où je me suis placé, il est las d'agitations, il aspire au repos comme le sable du désert après l'ondée qui suit la tempête.
MONTESQUIEU.
Vous faites avec cela de belles figures de rhétorique ; c'est trop.
MACHIAVEL.
Je m'empresse d'ailleurs de vous dire que les libertés que je supprime, je promettrai solennellement de les rendre après l'apaisement des partis.
MONTESQUIEU.
Je crois qu'on attendra toujours.
MACHIAVEL.
C'est possible.
MONTESQUIEU.
C'est certain, car vos maximes permettent au prince de ne pas tenir sa parole quand il y trouve son intérêt.
MACHIAVEL.
Ne vous hâtez pas de prononcer ; vous verrez l'usage que je saurai faire de cette promesse ; je me charge bientôt de passer pour l'homme le plus libéral de mon royaume.
MONTESQUIEU.
Voilà un étonnement auquel je ne suis pas préparé ; en attendant, vous supprimez directement toutes les libertés.
MACHIAVEL.
Directement n'est pas le mot d'un homme d'État ; je ne supprime rien directement ; c'est ici que la peau du renard doit se coudre à la peau du lion. A quoi servirait la politique, si l'on ne pouvait gagner par des voies obliques le but qui ne peut s'atteindre par la ligne droite ? Les bases de mon établissement sont posées, les forces sont prêtes, il n'y a plus qu'à les mettre en mouvement. Je le ferai avec tous les ménagements que comportent les nouvelles moeurs constitutionnelles. C'est ici que doivent se placer naturellement les artifices de gouvernement et de législation que la prudence recommande au prince.
MONTESQUIEU.
Je vois que nous entrons dans une nouvelle phase ; je me dispose à vous écouter.

Onzième dialogue

MACHIAVEL.
Vous remarquez avec beaucoup de raison, dans l'Esprit des lois, que le mot de liberté est un mot auquel on attache des sens fort divers. On lit, dit-on, dans votre ouvrage, la proposition que voici :
« La liberté est le droit de faire ce que les lois permettent [8]. »
Je m'accommode très bien de cette définition que je trouve juste, et je puis vous assurer que mes lois ne permettront que ce qu'il faudra. Vous allez voir quel en est l'esprit. Par quoi vous plaît-il que nous commencions ?
[8] Esp. des lois, p. 123, livre XI, chap. III.
MONTESQUIEU.
Je ne serais pas fâché de voir d'abord comment vous vous mettrez en défense vis-à-vis de la presse.
MACHIAVEL.
Vous mettez le doigt, en effet, sur la partie la plus délicate de ma tâche. Le système que je conçois à cet égard est aussi vaste que multiplié dans ses applications. Heureusement, ici, j'ai mes coudées franches ; je puis tailler et trancher en pleine sécurité et presque sans soulever aucune récrimination.
MONTESQUIEU.
Pourquoi donc, s'il vous plaît ?
MACHIAVEL.
Parce que, dans la plupart des pays parlementaires, la presse a le talent de se rendre haïssable, parce qu'elle n'est jamais au service que de passions violentes, égoïstes, exclusives ; parce qu'elle dénigre de parti pris, parce qu'elle est vénale, parce qu'elle est injuste, parce qu'elle est sans générosité et sans patriotisme ; enfin et surtout, parce que vous ne ferez jamais comprendre à la grande masse d'un pays à quoi elle peut servir.
MONTESQUIEU.
Oh ! si vous cherchez des griefs contre la presse, il vous sera facile d'en accumuler. Si vous demandez à quoi elle peut servir, c'est autre chose. Elle empêche tout simplement l'arbitraire dans l'exercice du pouvoir ; elle force à gouverner constitutionnellement ; elle contraint ; à l'honnêteté, à la pudeur, au respect d'eux-mêmes et d'autrui les dépositaires de l'autorité publique. Enfin, pour tout dire en un mot, elle donne à quiconque est opprimé le moyen de se plaindre et d'être entendu. On peut pardonner beaucoup à une institution qui, à travers tant d'abus,
rend nécessairement tant de services.
MACHIAVEL.
Oui, je connais ce plaidoyer, mais faites-le comprendre, si vous le pouvez, au plus grand nombre ; comptez ceux qui s'intéresseront au sort de la presse, et vous verrez.
MONTESQUIEU.
C'est pour cela qu'il vaut mieux que vous passiez de suite aux moyens pratiques de la museler ; je crois que c'est le mot.
MACHIAVEL.
C'est le mot, en effet ; au surplus, ce n'est pas seulement le journalisme que j'entends refréner.
MONTESQUIEU.
C'est l'imprimerie elle-même.
MACHIAVEL.
Vous commencez à user de l'ironie.
MONTESQUIEU.
Dans un moment vous allez me l'ôter puisque sous toutes les formes vous allez enchaîner la presse.
MACHIAVEL.
On ne trouve point d'armes contre un enjouement dont le trait est si spirituel ; mais vous comprendrez à merveille que ce ne serait pas la peine d'échapper aux attaques du journalisme s'il fallait rester en butte à celles du livre.
MONTESQUIEU.
Eh bien, commençons par le journalisme.
MACHIAVEL.
Si je m'avisais de supprimer purement et simplement les journaux, je heurterais très imprudemment la susceptibilité publique, qu'il est toujours dangereux de braver ouvertement ; je vais procéder par une série de dispositions qui paraîtront de simples mesures de prévoyance et de police.
Je décrète qu'à l'avenir aucun journal ne pourra se fonder qu'avec l'autorisation du gouvernement ; voilà déjà le mal arrêté dans son développement ; car vous vous imaginez sans peine que les journaux qui seront autorisés à l'avenir ne pourront être que des organes dévoués au gouvernement.
MONTESQUIEU.
Mais, puisque vous entrez dans tous ces détails, permettez : l'esprit d'un journal change avec le personnel de sa rédaction ; comment pourrez-vous écarter une rédaction hostile à votre pouvoir ?
MACHIAVEL.
L'objection est bien faible, car, en fin de compte, je n'autoriserai, si je le veux, la publication d'aucune feuille nouvelle ; mais j'ai d'autres plans, comme vous le verrez. Vous me demandez comment je neutraliserai une rédaction hostile ? De la façon la plus simple, en vérité ; j'ajouterai que l'autorisation du gouvernement est nécessaire à raison de tous changements opérés dans le personnel des rédacteurs en chef ou gérants du journal.
MONTESQUIEU.
Mais les anciens journaux, restés ennemis de votre gouvernement et dont la rédaction n'aura pas changé, parleront.
MACHIAVEL.
Oh ! attendez : j'atteins tous les journaux présents ou futurs par des mesures fiscales qui enrayeront comme il convient les entreprises de publicité ; je soumettrai les feuilles politiques à ce que vous appelez aujourd'hui le timbre et le cautionnement. L'industrie de la presse sera bientôt si peu lucrative, grâce à l'élévation de ces impôts, que l'on ne s'y livrera qu'à bon escient.
MONTESQUIEU.
Le remède est insuffisant, car les partis politiques ne regardent pas à l'argent.
MACHIAVEL.
Soyez tranquille, j'ai de quoi leur fermer la bouche, car voici venir les mesures répressives. Il y a des États en Europe où l'on a déféré au jury la connaissance des délits de presse. Je ne connais pas de mesure plus déplorable que celle-là, car c'est agiter l'opinion à propos de la moindre billevesée de journaliste. Les délits de presse ont un caractère tellement élastique, l'écrivain peut déguiser ses attaques sous des formes si variées et si subtiles, qu'il n'est même pas possible de déférer aux tribunaux la connaissance de ces délits. Les tribunaux resteront toujours armés, cela va sans dire, mais l'arme répressive de tous les jours doit être aux mains de l'administration.
MONTESQUIEU.
Il y aura donc des délits qui ne seront pas justiciables des tribunaux, ou plutôt vous frapperez donc de deux mains : de la main de la justice et de celle de l'administration ?
MACHIAVEL.
Le grand mal ! Voilà bien de la sollicitude pour quelques mauvais et méchants journalistes qui font état de tout attaquer, de tout dénigrer ; qui se comportent avec les gouvernements comme ces bandits que les voyageurs rencontrent l'escopette au poing sur leur route. Ils se mettent constamment hors la loi ; quand bien même on les y mettrait un peu !
MONTESQUIEU.
C'est donc sur eux seuls que vont tomber vos rigueurs ?
MACHIAVEL.
Je ne puis pas m'engager à cela, car ces gens-là sont comme les têtes de l'hydre de Lerne ; quand on en coupe dix, il en repousse cinquante. C'est principalement aux journaux, en tant qu'entreprises de publicité, que je m'en prendrais. Je leur tiendrais simplement le langage que voici : J'ai pu vous supprimer tous, je ne l'ai pas fait ; je le puis encore, je vous laisse vivre, mais il va de soi que c'est à une condition, c'est que vous ne viendrez pas
embarrasser ma marche et déconsidérer mon pouvoir. Je ne veux pas avoir tous les jours à vous faire des procès, ni avoir sans cesse à commenter la loi pour réprimer vos infractions ; je ne puis pas davantage avoir une armée de censeurs chargés d'examiner la veille ce que vous éditerez le lendemain. Vous avez des plumes, écrivez ; mais retenez bien ceci ; je me réserve, pour moi-même et pour mes agents, le droit de juger quand je serai attaqué.
Point de subtilités. Quand vous m'attaquerez, je le sentirai bien et vous le sentirez bien vous-mêmes ; dans ce cas-là, je me ferai justice de mes propres mains, non pas de suite, car je veux y mettre des ménagements ; je vous avertirai une fois, deux fois ; à la troisième fois je vous supprimerai.
MONTESQUIEU.
Je vois avec étonnement que ce n'est pas précisément le journaliste qui est frappé dans ce système, c'est le journal, dont la ruine entraîne celle des intérêts qui se sont groupés autour de lui.
MACHIAVEL.
Qu'ils aillent se grouper ailleurs ; on ne fait pas de commerce sur ces choses-là. Mon administration frapperait donc, ainsi que je viens de vous le dire, sans préjudice bien entendu des condamnations prononcées par les tribunaux. Deux condamnations dans l'année entraîneraient de plein droit la suppression du journal. Je ne m'en tiendrais pas là, je dirais encore aux journaux, dans un décret ou dans une loi s'entend : Réduits à la plus étroite
circonspection en ce qui vous concerne, n'espérez pas agiter l'opinion par des commentaires sur les débats de mes chambres ; je vous en défends le compte rendu, je vous défends même le compte rendu des débats judiciaires en matière de presse. Ne comptez pas davantage impressionner l'esprit public par de prétendues nouvelles venues du dehors ; je punirais les fausses nouvelles de peines corporelles, qu'elles soient publiées de
bonne ou de mauvaise foi.
MONTESQUIEU.
Cela me paraît un peu dur, car enfin les journaux ne pouvant plus, sans les plus grands périls, se livrer à des appréciations politiques, ne vivront plus guère que par des nouvelles. Or, quand un journal publie une nouvelle, il me paraît bien difficile de lui en imposer la véracité, car, le plus souvent, il n'en pourra répondre d'une manière certaine, et quand il sera moralement sûr de la vérité, la preuve matérielle lui manquera.
MACHIAVEL.
On y regardera à deux fois avant de troubler l'opinion, c'est ce qu'il faut.
MONTESQUIEU.
Mais je vois autre chose. Si l'on ne peut plus vous combattre par les journaux du dedans, on vous combattra par les journaux du dehors. Tous les mécontentements, toutes les haines écriront aux portes de votre Royaume ; on jettera par-dessus la frontière des journaux et des écrits enflammés.
MACHIAVEL.
Oh ! vous touchez ici à un point que je compte réglementer de la manière la plus rigoureuse, parce que la presse du dehors est en effet très dangereuse. D'abord toute introduction ou circulation dans le Royaume, de journaux ou d'écrits non autorisés, sera punie d'un emprisonnement, et la peine sera suffisamment sévère pour en ôter l'envie. Ensuite ceux de mes sujets convaincus d'avoir écrit, à l'étranger, contre le gouvernement, seront, à leur retour dans le royaume, recherchés et punis. C'est une indignité véritable que d'écrire, à l'étranger, contre son gouvernement.
MONTESQUIEU.
Cela dépend. Mais la presse étrangère des États frontières parlera.
MACHIAVEL.
Vous croyez ? Nous supposons que je règne dans un grand royaume. Les petits États qui borderont ma frontière seront bien tremblants, je vous le jure. Je leur ferai rendre des lois qui poursuivront leurs propres nationaux, en cas d'attaque contre mon gouvernement, par la voie de la presse ou autrement.
MONTESQUIEU.
Je vois que j'ai eu raison de dire, dans l'Esprit des lois, que les frontières d'un despote devaient être ravagées.
Il
faut que la civilisation n'y pénètre pas. Vos sujets, j'en suis sûr, ne connaîtront pas leur histoire. Selon le mot de Benjamin Constant, vous ferez du Royaume une île où l'on ignorera ce qui se passe en Europe, et de la capitale une autre île où l'on ignorera ce qui se passe dans les provinces.
MACHIAVEL.
Je ne veux pas que mon royaume puisse être agité par les bruits venus du dehors. Comment les nouvelles extérieures arrivent-elles ? Par un petit nombre d'agences qui centralisent les renseignements qui leur sont transmis des quatre parties du monde. Eh bien, on doit pouvoir soudoyer ces agences, et dès lors elles ne donneront de nouvelles que sous le contrôle du gouvernement.
MONTESQUIEU.
Voilà qui est bien ; vous pouvez passer maintenant à la police des livres.
MACHIAVEL.
Ceci me préoccupe moins, car dans un temps où le journalisme a pris une si prodigieuse extension, on ne lit presque plus de livres. Je n'entends nullement toutefois leur laisser la porte ouverte. En premier lieu, j'obligerai ceux qui voudront exercer la profession d'imprimeur, d'éditeur ou de libraire à se munir d'un brevet, c'est-à-dire d'une autorisation que le gouvernement pourra toujours leur retirer, soit directement, soit par des décisions de justice.
MONTESQUIEU.
Mais alors, ces industriels seront des espèces de fonctionnaires publics. Les instruments de la pensée deviendront les instruments du pouvoir !
MACHIAVEL.
Vous ne vous en plaindrez pas, j'imagine, car les choses étaient ainsi de votre temps, sous les parlements ; il faut conserver les anciens usages quand ils sont bons. Je retournerai aux mesures fiscales ; j'étendrai aux livres, le timbre qui frappe les journaux, ou plutôt j'imposerai le poids du timbre aux livres qui n'auront pas un certain nombre de pages. Un livre, par exemple, qui n'aura pas deux cents pages, trois cents pages, ne sera pas un livre,
ce ne sera qu'une brochure. Je crois que vous saisissez parfaitement l'avantage de cette combinaison ; d'un côté je raréfie par l'impôt cette nuée de petits écrits qui sont comme des annexes du journalisme ; de l'autre, je force ceux qui veulent échapper au timbre à se jeter dans des compositions longues et dispendieuses qui ne se vendront presque pas ou se liront à peine sous cette forme. Il n'y a plus guère que les pauvres diables, aujourd'hui, qui ont
la conscience de faire des livres ; ils y renonceront. Le fisc découragera la vanité littéraire et la loi pénale désarmera l'imprimerie elle-même, car je rends l'éditeur et l'imprimeur responsables, criminellement, de ce que les livres renferment. Il faut que, s'il est des écrivains assez osés pour écrire des ouvrages contre le gouvernement, ils ne puissent trouver personne pour les éditer. Les effets de cette intimidation salutaire rétabliront indirectement une censure que le gouvernement ne pourrait exercer lui-même, à cause du discrédit dans lequel cette mesure préventive est tombée. Avant de donner le jour à des ouvrages nouveaux, les imprimeurs, les éditeurs consulteront, ils viendront s'informer, ils produiront les livres dont on leur demande l'impression, et de cette manière le gouvernement sera toujours informé utilement des publications qui se préparent contre lui ; il en fera opérer la saisie préalable quand il le jugera à propos et en déférera les auteurs aux tribunaux.
MONTESQUIEU.
Vous m'aviez dit que vous ne toucheriez pas aux droits civils. Vous ne paraissez par vous douter que c'est la liberté de l'industrie que vous venez de frapper par cette législation ; le droit de propriété s'y trouve lui-même engagé, il y passera à son tour.
MACHIAVEL.
Ce sont des mots.
MONTESQUIEU.
Alors vous en avez, je pense, fini avec la presse.
MACHIAVEL.
Oh ! que non pas.
MONTESQUIEU.
Que reste-t-il donc ?
MACHIAVEL.
L'autre moitié de la tâche.

Douzième dialogue
MACHIAVEL.
Je ne vous ai montré encore que la partie en quelque sorte défensive du régime organique que j'imposerais à la presse ; j'ai maintenant à vous faire voir comment je saurais employer cette institution au profit de mon pouvoir.
J'ose dire que nul gouvernement n'a eu, jusqu'à ce jour, une conception plus hardie que celle dont je vais vous parler. Dans les pays parlementaires, c'est presque toujours par la presse que périssent les gouvernements, eh bien, j'entrevois la possibilité de neutraliser la presse par la presse elle-même. Puisque c'est une si grande force que le journalisme, savez-vous ce que ferait mon gouvernement ? Il se ferait journaliste, ce serait le journalisme incarné.
MONTESQUIEU.
Vraiment, vous me faites passer par d'étranges surprises ! C'est un panorama perpétuellement varié que vous déployez devant moi ; je suis assez curieux, je vous l'avoue, de voir comment vous vous y prendrez pour réaliser ce nouveau programme.
MACHIAVEL.
Il faudra beaucoup moins de frais d'imagination que vous ne le pensez. Je compterai le nombre de journaux qui représenteront ce que vous appelez l'opposition. S'il y en a dix pour l'opposition, j'en aurai vingt pour le gouvernement ; s'il y en a vingt, j'en aurai quarante ; s'il y en a quarante, j'en aurai quatre-vingts. Voilà à quoi me servira, vous le comprenez à merveille maintenant, la faculté que je me suis réservée d'autoriser la création de
nouvelles feuilles politiques.
MONTESQUIEU.
En effet, cela est très simple.
MACHIAVEL.
Pas tant que vous le croyez cependant, car il ne faut pas que la masse du public puisse soupçonner cette tactique ; la combinaison serait manquée et l'opinion se détacherait d'elle-même des journaux qui défendraient ouvertement ma politique.
Je diviserai en trois ou quatre catégories les feuilles dévouées à mon pouvoir. Au premier rang je mettrai un certain nombre de journaux dont la nuance sera franchement officielle, et qui, en toutes rencontres, défendront mes actes à outrance. Ce ne sont pas ceux-là, je commence par vous le dire, qui auront le plus d'ascendant sur l'opinion. Au second rang je placerai une autre phalange de journaux dont le caractère ne sera déjà plus
qu'officieux et dont la mission sera de rallier à mon pouvoir cette masse d'hommes tièdes et indifférents qui acceptent sans scrupule ce qui est constitué, mais ne vont pas au delà dans leur religion politique.
C'est dans les catégories de journaux qui vont suivre que se trouveront les leviers les plus puissants de mon pouvoir. Ici, la nuance officielle ou officieuse se dégrade complètement, en apparence, bien entendu, car les journaux dont je vais vous parler seront tous rattachés par la même chaîne à mon gouvernement, chaîne visible pour les uns, invisible à l'égard des autres. Je n'entreprends point de vous dire quel en sera le nombre, car je
compterai un organe dévoué dans chaque opinion, dans chaque parti ; j'aurai un organe aristocratique dans le parti aristocratique, un organe républicain dans le parti républicain, un organe révolutionnaire dans le parti révolutionnaire, un organe anarchiste, au besoin, dans le parti anarchiste. Comme le dieu Wishnou, ma presse aura cent bras, et ces bras donneront la main à toutes les nuances d'opinion quelconque sur la surface entière du pays. On sera de mon parti sans le savoir. Ceux qui croiront parler leur langue parleront la mienne, ceux qui croiront agiter leur parti agiteront le mien, ceux qui croiront marcher sous leur drapeau marcheront sous le mien.
MONTESQUIEU.
Sont-ce là des conceptions réalisables ou des fantasmagories ? Cela donne le vertige.
MACHIAVEL.
Ménagez votre tête, car vous n'êtes pas au bout.
MONTESQUIEU.
Je me demande seulement, comment vous pourrez diriger et rallier toutes ces milices de publicité clandestinement embauchées par votre gouvernement.
MACHIAVEL.
Ce n'est là qu'une affaire d'organisation, vous devez le comprendre ; j'instituerai, par exemple, sous le titre de division de l'imprimerie et de la presse, un centre d'action commun où l'on viendra chercher la consigne et d'où partira le signal. Alors, pour ceux qui ne seront qu'à moitié dans le secret de cette combinaison, il se passera un spectacle bizarre ; on verra des feuilles, dévouées à mon gouvernement, qui m'attaqueront, qui crieront, qui me
susciteront une foule de tracas.
MONTESQUIEU.
Ceci est au-dessus de ma portée, je ne comprends plus.
MACHIAVEL.
Ce n'est cependant pas si difficile à concevoir ; car, remarquez bien que jamais les bases ni les principes de mon gouvernement ne seront attaqués par les journaux dont je vous parle ; ils ne feront jamais qu'une polémique d'escarmouche, qu'une opposition dynastique dans les limites les plus étroites.
MONTESQUIEU.
Et quel avantage y trouverez-vous ?
MACHIAVEL.
Votre question est assez ingénue. Le résultat, vraiment considérable déjà, sera de faire dire, par le plus grand nombre : Mais vous voyez bien qu'on est libre, qu'on peut parler sous ce régime, qu'il est injustement attaqué, qu'au lieu de comprimer, comme il pourrait le faire, il souffre, il tolère ! Un autre résultat, non moins important, sera de provoquer, par exemple, des observations comme celles-ci : Voyez à quel point les bases de ce
gouvernement, ses principes, s'imposent au respect de tous ; voilà des journaux qui se permettent les plus grandes libertés de langage, eh bien, jamais ils n'attaquent les institutions établies. Il faut qu'elles soient audessus des injustices des passions, puisque les ennemis mêmes du gouvernement ne peuvent s'empêcher de leur rendre hommage.
MONTESQUIEU.
Voilà, je l'avoue, qui est vraiment machiavélique.
MACHIAVEL.
Vous me faites beaucoup d'honneur, mais il y a mieux : A l'aide du dévouement occulte de ces feuilles publiques, je puis dire que je dirige à mon gré l'opinion dans toutes les questions de politique intérieure ou extérieure. J'excite ou j'endors les esprits, je les rassure ou je les déconcerte, je plaide le pour et le contre, le vrai et le faux. Je fais annoncer un fait et je le fais démentir suivant les circonstances ; je sonde ainsi la pensée publique, je recueille l'impression produite, j'essaie des combinaisons, des projets, des déterminations soudaines, enfin ce que vous appelez, en France, des ballons d'essai. Je combats à mon gré mes ennemis sans jamais compromettre mon pouvoir, car, après avoir fait parler ces feuilles, je puis leur infliger, au besoin, les désaveux les plus énergiques ; je sollicite l'opinion à de certaines résolutions, je la pousse ou je la retiens, j'ai toujours le
doigt sur ses pulsations, elle reflète, sans le savoir, mes impressions personnelles, et elle s'émerveille parfois d'être si constamment d'accord avec son souverain. On dit alors que j'ai la fibre populaire, qu'il y a une sympathie secrète et mystérieuse qui m'unit aux mouvements de mon peuple.
MONTESQUIEU.
Ces diverses combinaisons me paraissent d'une perfection idéale. Je vous soumets cependant encore une observation, mais très timide cette fois : Si vous sortez du silence de la Chine, si vous permettez à la milice de vos journaux de faire, au profit de vos desseins, l'opposition postiche dont vous venez de me parler, je ne vois pas trop, en vérité, comment vous pourrez empêcher les journaux non affiliés de répondre, par de véritables
coups, aux agaceries dont ils devineront le manége. Ne pensez-vous pas qu'ils finiront par lever quelques-uns des voiles qui couvrent tant de ressorts mystérieux ? Quand ils connaîtront le secret de cette comédie, pourrez-vous les empêcher d'en rire ? Le jeu me paraît bien scabreux.
MACHIAVEL.
Pas du tout ; je vous dirai que j'ai employé, ici, une grande partie de mon temps à examiner le fort et le faible de ces combinaisons, je me suis beaucoup renseigné sur ce qui touche aux conditions d'existence de la presse dans les pays parlementaires. Vous devez savoir que le journalisme est une sorte de franc-maçonnerie : ceux qui en vivent sont tous plus ou moins rattachés les uns aux autres par les liens de la discrétion professionnelle ; pareils aux anciens augures, ils ne divulguent pas aisément le secret de leurs oracles. Ils ne gagneraient rien à se trahir, car ils ont pour la plupart des plaies plus ou moins honteuses. Il est assez probable, j'en conviens, qu'au centre de la capitale, dans un certain rayon de personnes, ces choses ne seront pas un mystère ; mais, partout ailleurs, on ne s'en doutera pas, et la grande majorité de la nation marchera avec la confiance la plus entière sur la trace des guides que je lui aurai donnés.
Que m'importe que, dans la capitale, un certain monde puisse être au courant des artifices de mon journalisme ?
C'est à la province qu'est réservée la plus grande partie de son influence. Là j'aurai toujours la température d'opinion qui me sera nécessaire, et chacune de mes atteintes y portera sûrement. La presse de province m'appartiendra en entier, car là, point de contradiction ni de discussion possible ; du centre d'administration où je siégerai, on transmettra régulièrement au gouverneur de chaque province l'ordre de faire parler les journaux dans
tel ou tel sens, si bien qu'à la même heure, sur toute la surface du pays, telle influence sera produite, telle impulsion sera donnée, bien souvent même avant que la capitale s'en doute. Vous voyez par là que l'opinion de la capitale n'est pas faite pour me préoccuper. Elle sera en retard, quand il le faudra, sur le mouvement extérieur qui l'envelopperait, au besoin, à son insu.
MONTESQUIEU.
L'enchaînement de vos idées entraîne tout avec tant de force, que vous me faites perdre le sentiment d'une dernière objection que je voulais vous soumettre. Il demeure constant, malgré ce que vous venez de dire, qu'il reste encore, dans la capitale, un certain nombre de journaux indépendants. Il leur sera à peu près impossible de parler politique, cela est certain, mais ils pourront vous faire une guerre de détails. Votre administration ne sera
pas parfaite ; le développement du pouvoir absolu comporte une quantité d'abus dont le souverain même n'est pas cause ; sur tous les actes de vos agents qui toucheront à l'intérêt privé, on vous trouvera vulnérable ; on se plaindra, on attaquera vos agents, vous en serez nécessairement responsable, et votre considération succombera en détail.
MACHIAVEL.
Je ne crains pas cela.
MONTESQUIEU.
Il est vrai que vous avez tellement multiplié les moyens de répression, que vous n'avez que le choix des coups.
MACHIAVEL.
Ce n'est pas ce que je pensais dire ; je ne veux même pas être obligé d'avoir à faire sans cesse de la répression, je veux, sur une simple injonction, avoir la possibilité d'arrêter toute discussion sur un sujet qui touche à l'administration.
MONTESQUIEU.
Et comment vous y prendrez-vous ?
MACHIAVEL.
J'obligerai les journaux à accueillir en tête de leurs colonnes les rectifications que le gouvernement leur communiquera ; les agents de l'administration leur feront passer des notes dans lesquelles on leur dira catégoriquement : Vous avez avancé tel fait, il n'est pas exact ; vous vous êtes permis telle critique, vous avez été injuste, vous avez été inconvenant, vous avez eu tort, tenez-vous-le pour dit. Ce sera, comme vous le voyez, une censure loyale et à ciel ouvert.
MONTESQUIEU.
Dans laquelle, bien entendu, on n'aura pas la réplique.
MACHIAVEL.
Évidemment non ; la discussion sera close.
MONTESQUIEU.
De cette manière vous aurez toujours le dernier mot, vous l'aurez sans user de violence, c'est très ingénieux.
Comme vous me le disiez très bien tout à l'heure, votre gouvernement est le journalisme incarné.
MACHIAVEL.
De même que je ne veux pas que le pays puisse être agité par les bruits du dehors, de même je ne veux pas qu'il puisse l'être par les bruits venus du dedans, même par les simples nouvelles privées. Quand il y aura quelque suicide extraordinaire, quelque grosse affaire d'argent trop véreuse, quelque méfait de fonctionnaire public, j'enverrai défendre aux journaux d'en parler. Le silence sur ces choses respecte mieux l'honnêteté publique que le bruit.
MONTESQUIEU.
Et pendant ce temps, vous, vous ferez du journalisme à outrance ?
MACHIAVEL.
Il le faut bien. User de la presse, en user sous toutes les formes, telle est, aujourd'hui, la loi des pouvoirs qui veulent vivre. C'est fort singulier, mais cela est. Aussi m'engagerais-je dans cette voie bien au delà de ce que vous pouvez imaginer.
Pour comprendre l'étendue de mon système, il faut voir comment le langage de ma presse est appelé à concourir avec les actes officiels de ma politique : Je veux, je suppose, faire sortir une solution de telle complication extérieure ou intérieure ; cette solution, indiquée par mes journaux, qui, depuis plusieurs mois, pratiquent chacun dans leur sens l'esprit public, se produit un beau matin, comme un événement officiel : Vous savez avec quelle discrétion et quels ménagements ingénieux doivent être rédigés les documents de l'autorité, dans les conjonctures importantes : le problème à résoudre en pareil cas est de donner une sorte de satisfaction à tous les partis. Eh bien, chacun de mes journaux, suivant sa nuance, s'efforcera de persuader à chaque parti que la résolution que l'on a prise est celle qui le favorise le plus. Ce qui ne sera pas écrit dans un document officiel, on l'en fera sortir par voie d'interprétation ; ce qui ne sera qu'indiqué, les journaux officieux le traduiront plus ouvertement, les journaux démocratiques et révolutionnaires le crieront par dessus les toits ; et tandis qu'on se disputera, qu'on donnera les interprétations les plus diverses à mes actes, mon gouvernement pourra toujours répondre à tous et à chacun : Vous vous trompez sur mes intentions, vous avez mal lu mes déclarations ; je n'ai jamais voulu dire que ceci ou que cela. L'essentiel est de ne jamais se mettre en contradiction avec soi-même.
MONTESQUIEU.
Comment ! Après ce que vous venez de me dire, vous avez une pareille prétention ?
MACHIAVEL.
Sans doute, et votre étonnement me prouve que vous ne m'avez pas compris. Ce sont les paroles bien plus que les actes qu'il s'agit de faire accorder. Comment voulez-vous que la grande masse d'une nation puisse juger si c'est la logique qui mène son gouvernement ? Il suffit de le lui dire. Je veux donc que les diverses phases de ma politique soient présentées comme le développement d'une pensée unique se rattachant à un but immuable.
Chaque événement prévu ou imprévu sera un résultat sagement amené, les écarts de direction ne seront que les différentes faces de la même question, les voies diverses qui conduisent au même but, les moyens variés d'une solution identique poursuivie sans relâche à travers les obstacles. Le dernier événement sera donné comme la conclusion logique de tous les autres.
MONTESQUIEU.
En vérité, il faut qu'on vous admire ! Quelle force de tête et quelle activité !
MACHIAVEL.
Chaque jour, mes journaux seraient remplis de discours officiels, de comptes rendus, de rapports aux ministres, de rapports au souverain. Je n'oublierais pas que je vis dans une époque où l'on croit pouvoir résoudre, par l'industrie, tous les problèmes de la société, où l'on s'occupe sans cesse de l'amélioration du sort des classes ouvrières. Je m'attacherais d'autant plus à ces questions, qu'elles sont un dérivatif très heureux pour les
préoccupations de la politique intérieure. Chez les peuples méridionaux, il faut que les gouvernements paraissent sans cesse occupés ; les masses consentent à être inactives, mais à une condition, c'est que ceux qui les gouvernent leur donnent le spectacle d'une activité incessante, d'une sorte de fièvre ; qu'ils attirent constamment leurs yeux par des nouveautés, par des surprises, par des coups de théâtre ; cela est bizarre peut-être, mais,
encore une fois, cela est.
Je me conformerais de point en point à ces indications ; en conséquence, je ferais, en matière de commerce, d'industrie, d'arts et même d'administration, étudier toutes sortes de projets, de plans, de combinaisons, de changements, de remaniements, d'améliorations dont le retentissement dans la presse couvrirait la voix des publicistes les plus nombreux et les plus féconds. L'économie politique a, dit-on, fait fortune chez vous, eh bien, je ne laisserais rien à inventer, rien à publier, rien à dire même à vos théoriciens, à vos utopistes, aux déclamateurs les plus passionnés de vos écoles. Le bien-être du peuple serait l'objet unique, invariable, de mes confidences publiques. Soit que je parle moi-même, soit que je fasse parler par mes ministres ou mes écrivains, on ne tarirait jamais sur la grandeur du pays, sur la prospérité, sur la majesté de sa mission et de ses destinées ; on ne cesserait de l'entretenir des grands principes du droit moderne, des grands problèmes qui agitent l'humanité. Le libéralisme le plus enthousiaste, le plus universel, respirerait dans mes écrits. Les peuples de l'Occident aiment le style oriental, aussi le style de tous les discours officiels, de tous les manifestes officiels devrait-il être toujours imagé, constamment pompeux, plein d'élévation et de reflets. Les peuples n'aiment pas les gouvernements athées, dans mes communications avec le public, je ne manquerais jamais de mettre mes actes sous l'invocation de la Divinité, en associant, avec adresse, ma propre étoile à celle du pays.
Je voudrais que l'on comparât à chaque instant les actes de mon règne à ceux des gouvernements passés. Ce serait la meilleure manière de faire ressortir mes bienfaits et d'exciter la reconnaissance qu'ils méritent.
Il serait très important de mettre en relief les fautes de ceux qui m'ont précédé, de montrer que j'ai su les éviter toujours. On entretiendrait ainsi, contre les régimes auxquels mon pouvoir a succédé, une sorte d'antipathie, d'aversion même, qui finirait par devenir irréparable comme une expiation.
Non-seulement je donnerais à un certain nombre de journaux la mission d'exalter sans cesse la gloire de mon règne, de rejeter sur d'autres gouvernements que le mien la responsabilité des fautes de la politique européenne, mais je voudrais qu'une grande partie de ces éloges parût n'être qu'un écho des feuilles étrangères, dont on reproduirait des articles, vrais ou faux, qui rendraient un hommage éclatant à ma propre politique. Au surplus j'aurais, à l'étranger, des journaux soldés, dont l'appui serait d'autant plus efficace que je leur ferais donner une couleur d'opposition sur quelques points de détail.
Mes principes, mes idées, mes actes seraient représentés avec l'auréole de la jeunesse, avec le prestige du droit nouveau en opposition avec la décrépitude et la caducité des anciennes institutions.
Je n'ignore pas qu'il faut des soupapes à l'esprit public, que l'activité intellectuelle, refoulée sur un point, se reporte nécessairement sur un autre. C'est pour cela que je ne craindrais pas de jeter la nation dans toutes les spéculations théoriques et pratiques du régime industriel.
En dehors de la politique, d'ailleurs, je vous dirai que je serais très bon prince, que je laisserais s'agiter en pleine paix les questions philosophiques ou religieuses. En matière de religion, la doctrine du libre examen est devenue une sorte de monomanie. Il ne faut pas contrarier cette tendance, on ne le pourrait pas sans danger. Dans les pays les plus avancés de l'Europe en civilisation, l'invention de l'imprimerie a fini par donner naissance à une
littérature folle, furieuse, effrénée, presque immonde, c'est un grand mal. Eh bien, cela est triste à dire, mais il suffira presque de ne pas la gêner, pour que cette rage d'écrire, qui possède vos pays parlementaires, soit à peu près satisfaite.
Cette littérature pestiférée dont on ne peut empêcher le cours, la platitude des écrivains et des hommes politiques qui seraient en possession du journalisme, ne manquerait pas de former un contraste repoussant avec la dignité du langage qui tomberait des marches du trône, avec la dialectique vivace et colorée dont on aurait soin d'appuyer toutes les manifestations du pouvoir. Vous comprenez, maintenant, pourquoi j'ai voulu environner le
prince de cet essaim de publicistes, d'hommes d'administration, d'avocats, d'hommes d'affaires et de jurisconsultes qui sont essentiels à la rédaction de cette quantité de communications officielles dont je vous ai parlé, et dont l'impression serait toujours très forte sur les esprits.
Telle est, en bref, l'économie générale de mon régime sur la presse.
MONTESQUIEU.
Alors vous en avez fini avec elle ?
MACHIAVEL.
Oui, et à regret, car j'ai été beaucoup plus court qu'il ne l'aurait fallu. Mais nos instants sont comptés, il faut marcher rapidement.

Treizième dialogue
MONTESQUIEU.
J'ai besoin de me remettre un peu des émotions que vous venez de me faire traverser. Quelle fécondité de ressources, quelles conceptions étranges ! Il y a de la poésie dans tout cela et je ne sais quelle beauté fatale que les modernes Byrons ne désavoueraient pas ; on retrouve là le talent scénique de l'auteur de la Mandragore.
MACHIAVEL.
Vous croyez, Monsieur de Secondat ? Quelque chose me dit pourtant que vous n'êtes pas rassuré dans votre ironie ; vous n'êtes pas sûr que ces choses-là ne sont pas possibles.
MONTESQUIEU.
Si c'est mon opinion qui vous préoccupe, vous l'aurez ; j'attends la fin.
MACHIAVEL.
Je n'y suis pas encore.
MONTESQUIEU.
Eh bien, continuez.
MACHIAVEL.
Je suis à vos ordres.
MONTESQUIEU.
Vous venez, à vos débuts, d'édicter sur la presse une législation formidable. Vous avez éteint toutes les voix, à l'exception de la vôtre. Voilà les partis muets devant vous, ne craignez-vous rien des complots ?
MACHIAVEL.
Non, car je serais bien peu prévoyant si, d'un revers de la main, je ne les désarmais tous à la fois.
MONTESQUIEU.
Quels sont donc vos moyens ?
MACHIAVEL.
Je commencerais par faire déporter par centaines ceux qui ont accueilli, les armes à la main, l'avènement de mon pouvoir. On m'a dit qu'en Italie, en Allemagne et en France, c'étaient par les sociétés secrètes que se recrutaient les hommes de désordre qui conspirent contre les gouvernements ; je briserais chez moi ces fils ténébreux qui se trament dans les repaires comme les toiles d'araignées.
MONTESQUIEU.
Après ?
MACHIAVEL.
Le fait d'organiser une société secrète, ou de s'y affilier, sera puni rigoureusement.
MONTESQUIEU.
Bien, pour l'avenir ; mais les sociétés existantes ?
MACHIAVEL.
J'expulserai, par voie de sûreté générale, tous ceux qui seront notoirement connus pour en avoir fait partie. Ceux que je n'atteindrai pas resteront sous le coup d'une menace perpétuelle, car je rendrai une loi qui permettra au gouvernement de déporter, par voie administrative, quiconque aura été affilié.
MONTESQUIEU.
C'est-à-dire sans jugement.
MACHIAVEL.
Pourquoi dites-vous : sans jugement ? La décision d'un gouvernement n'est-elle pas un jugement ? Soyez sûr qu'on aura peu de pitié pour les factieux. Dans les pays incessamment troublés par les discordes civiles, il faut ramener la paix par des actes de vigueur implacables ; il y a un compte de victimes à faire pour assurer la tranquillité, on le fait. Ensuite, l'aspect de celui qui commande devient tellement imposant, que nul n'ose attenter à sa vie. Après avoir couvert de sang l'Italie, Sylla put reparaître dans Rome en simple particulier ; personne ne toucha un cheveu de sa tête.
MONTESQUIEU.
Je vois que vous êtes dans une période d'exécution terrible ; je n'ose pas vous faire d'observation. Il me semble cependant que, même en suivant vos desseins, vous pourriez être moins rigoureux.
MACHIAVEL.
Si l'on s'adressait à ma clémence, je verrais. Je puis même vous confier qu'une partie des dispositions sévères que j'écrirai dans la loi deviendront purement comminatoires, à la condition cependant que l'on ne me pas force à en user autrement.
MONTESQUIEU.
C'est là ce que vous appelez comminatoire ! Cependant votre clémence me rassure un peu ; il y a des moments où, si quelque mortel vous entendait, vous lui glaceriez le sang.
MACHIAVEL.
Pourquoi ? J'ai vécu de très près avec le duc de Valentinois qui a laissé une renommée terrible et qui la méritait bien, car il avait des moments impitoyables ; cependant je vous assure que les nécessités d'exécution une fois passées, c'était un homme assez débonnaire. On en pourrait dire autant de presque tous les monarques absolus ; au fond ils sont bons : ils le sont surtout pour les petits.
MONTESQUIEU.
Je ne sais si je ne vous aime pas mieux dans l'éclat de votre colère : votre douceur m'effraie plus encore. Mais revenons. Vous avez anéanti les sociétés secrètes.
MACHIAVEL.
N'allez pas si vite ; je n'ai pas fait cela, vous allez amener quelque confusion.
MONTESQUIEU.
Quoi et comment ?
MACHIAVEL.
J'ai interdit les sociétés secrètes, dont le caractère et les agissements échapperaient à la surveillance de mon gouvernement, mais je n'ai pas entendu me priver d'un moyen d'information, d'une influence occulte qui peut être considérable si l'on sait s'en servir.
MONTESQUIEU.
Que pouvez vous méditer là-dessus ?
MACHIAVEL.
J'entrevois la possibilité de donner, à un certain nombre de ces sociétés, une sorte d'existence légale ou plutôt de les centraliser toutes en une seule dont je nommerai le chef suprême. Par là je tiendrai dans ma main les divers éléments révolutionnaires que le pays renferme. Les gens qui composent ces sociétés appartiennent à toutes les nations, à toutes les classes, à tous les rangs ; je serai mis au courant des intrigues les plus obscures de la politique. Ce sera là comme une annexe de ma police dont j'aurai bientôt à vous parler.
Ce monde souterrain des sociétés secrètes est rempli de cerveaux vides, dont je ne fais pas le moindre cas, mais il y a là des directions à donner, des forces à mouvoir. S'il s'y agite quelque chose, c'est ma main qui remue ; s'il s'y prépare un complot, le chef c'est moi : je suis le chef de la ligue.
MONTESQUIEU.
Et vous croyez que ces cohortes de démocrates, ces républicains, ces anarchistes, ces terroristes vous laisseront approcher et rompre le pain avec eux ; vous pouvez croire que ceux qui ne veulent point de domination humaine accepteront un guide qui sera autant dire un maître !
MACHIAVEL.
C'est que vous ne connaissez pas, ô Montesquieu, ce qu'il y a d'impuissance et même de niaiserie chez la plupart des hommes de la démagogie européenne. Ces tigres ont des âmes de mouton, des têtes pleines de vent ; il suffit de parler leur langage pour pénétrer dans leur rang. Leurs idées ont presque toutes, d'ailleurs, des affinités incroyables avec les doctrines du pouvoir absolu. Leur rêve est l'absorption des individus, dans une unité
symbolique. Ils demandent la réalisation complète de l'égalité, par la vertu d'un pouvoir qui ne peut être en définitive que dans la main d'un seul homme. Vous voyez que je suis encore ici le chef de leur école ! Et puis il faut dire qu'ils n'ont pas le choix. Les sociétés secrètes existeront dans les conditions que je viens de dire ou elles n'existeront pas.
MONTESQUIEU.
La finale du sic volo sic jubeo ne se fait jamais attendre longtemps avec vous. Je crois que, décidément, vous voilà bien gardé contre les conjurations.
MACHIAVEL.
Oui, car il est bon de vous dire encore que la législation ne permettra pas les réunions, les conciliabules qui dépasseront un certain nombre de personnes.
MONTESQUIEU.
Combien ?
MACHIAVEL.
Tenez-vous à ces détails ? On ne permettra pas de réunion de plus de quinze ou vingt personnes, si vous voulez.
MONTESQUIEU.
Eh quoi ! des amis ne pourront dîner ensemble au delà de ce nombre ?
MACHIAVEL.
Vous vous alarmez déjà, je le vois bien, au nom de la gaieté gauloise. Eh bien, oui, on le pourra, car mon règne ne sera pas aussi farouche que vous le pensez, mais à une condition, c'est qu'on ne parlera pas politique.
MONTESQUIEU.
On pourra parler littérature ?
MACHIAVEL.
Oui, mais à la condition que sous prétexte de littérature on ne se réunira pas dans un but politique, car on peut encore ne pas parler politique du tout et donner néanmoins à un festin un caractère de manifestation qui serait compris du public. Il ne faut pas cela.
MONTESQUIEU.
Hélas ! que, dans un pareil système, il est difficile aux citoyens de vivre sans porter ombrage au gouvernement !
MACHIAVEL.
C'est une erreur, il n'y aura que les factieux qui souffriront de ces restrictions ; personne autre ne les sentira.
Il va de soi que je ne m'occupe point ici des actes de rébellion contre mon pouvoir, ni des attentats qui auraient pour objet de le renverser, ni des attaques soit contre la personne du prince, soit contre son autorité ou ses institutions. Ce sont là de véritables crimes, qui sont réprimés par le droit commun de toutes les législations. Ils seraient prévus et punis dans mon royaume d'après une classification et suivant des définitions qui ne laisseraient
pas prise à la moindre atteinte directe ou indirecte contre l'ordre de choses établi.
MONTESQUIEU.
Permettez-moi de m'en fier à vous, à cet égard, et de ne pas m'enquérir de vos moyens. Il ne suffit, pas toutefois d'établir une législation draconienne ; il faut encore trouver une magistrature qui veuille l'appliquer ; ce point n'est pas sans difficulté.
MACHIAVEL.
Il n'y en a là aucune.
MONTESQUIEU.
Vous allez donc détruire l'organisation judiciaire ?
MACHIAVEL.
Je ne détruis rien : je modifie et j'innove.
MONTESQUIEU.
Alors vous établirez des cours martiales, prévôtales, des tribunaux d'exception enfin ?
MACHIAVEL.
Non.
MONTESQUIEU.
Que ferez-vous donc ?
MACHIAVEL.
Il est bon que vous sachiez d'abord que je n'aurai pas besoin de décréter un grand nombre des lois sévères, dont je poursuivrai l'application. Beaucoup d'entre elles existeront déjà et seront encore en vigueur ; car tous les gouvernements libres ou absolus, républicains ou monarchiques, sont aux prises avec les mêmes difficultés ; ils sont obligés, dans les moments de crise, de recourir à des lois de rigueur dont les unes restent, dont les autres s'affaiblissent après les nécessités qui les ont vues naître. On doit faire usage des unes et des autres ; à l'égard des dernières, on rappelle qu'elles n'ont pas été explicitement abrogées, que c'étaient des lois parfaitement sages, que le retour des abus qu'elles prévenaient rend leur application nécessaire. De cette manière le gouvernement ne paraît faire, ce qui sera souvent vrai, qu'un acte de bonne administration.
Vous voyez qu'il ne s'agit que de donner un peu de ressort à l'action des tribunaux, ce qui est toujours facile dans les pays de centralisation où la magistrature se trouve en contact direct avec l'administration, par la voie du ministère dont elle relève.
Quant aux lois nouvelles qui seront faites sous mon règne et qui, pour la plupart, auront été rendues sous forme de simple décrets, l'application n'en sera peut-être pas aussi facile, parce que dans les pays où le magistrat est inamovible il résiste de lui-même, dans l'interprétation de la loi, à l'action trop directe du pouvoir.
Mais je crois avoir trouvé une combinaison très ingénieuse, très simple, en apparence purement réglementaire, qui, sans porter atteinte à l'inamovibilité de la magistrature, modifiera ce qu'il y a de trop absolu dans les conséquences du principe. Je rendrai un décret qui mettra les magistrats à la retraite, quand ils seront arrivés à un certain âge. Je ne doute pas qu'ici encore je n'aie l'opinion avec moi, car c'est un spectacle pénible que de voir, comme cela est si fréquent, le juge qui est appelé à statuer à chaque instant sur les questions les plus hautes et les plus difficiles, tomber dans une caducité d'esprit qui l'en rend incapable.
MONTESQUIEU.
Mais permettez, j'ai quelques notions sur les choses dont vous parlez. Le fait que vous avancez n'est point du tout conforme à l'expérience. Chez les hommes qui vivent par l'exercice continuel des travaux de l'esprit, l'intelligence ne s'affaiblit pas ainsi ; c'est là, si je puis le dire, le privilège de la pensée chez ceux dont elle devient l'élément principal. Si, chez quelques magistrats, les facultés chancellent avec l'âge, chez le plus grand
nombre elles se conservent, et leurs lumières vont toujours en augmentant ; il n'est pas besoin de les remplacer, car la mort fait dans leurs rangs les vides naturels qu'elle doit faire ; mais y eût-il en effet parmi eux autant d'exemples de décadence, que vous le prétendez, qu'il vaudrait mille fois mieux, dans l'intérêt d'une bonne justice, souffrir ce mal que d'accepter votre remède.
MACHIAVEL.
J'ai des raisons supérieures aux vôtres.
MONTESQUIEU.
La raison d'État ?
MACHIAVEL.
Peut-être. Soyez sûr d'une chose, c'est que, dans cette organisation nouvelle, les magistrats ne dévieront pas plus qu'auparavant, quand il s'agira d'intérêts purement civils ?
MONTESQUIEU.
Qu'en sais-je ? car, d'après vos paroles, je vois déjà qu'ils dévieront quand il s'agira d'intérêts politiques.
MACHIAVEL.
Ils ne dévieront pas ; ils feront leur devoir comme ils doivent le faire, car, en matière politique, il est nécessaire, dans l'intérêt de l'ordre, que les juges soient toujours du côté du pouvoir. Ce serait la pire des choses, qu'un souverain pût être atteint par des arrêts factieux dont le pays entier s'emparerait, à l'instant même, contre le gouvernement. Que servirait d'avoir imposé silence à la presse, si elle se retrouvait dans les jugements des
tribunaux ?
MONTESQUIEU.
Sous des apparences modestes, votre moyen est donc bien puissant, que vous lui attribuiez une telle portée ?
MACHIAVEL.
Oui, car il fait disparaître cet esprit de résistance, cet esprit de corps toujours si dangereux dans des compagnies judiciaires qui ont conservé le souvenir, peut-être le culte, des gouvernements passés. Il introduit dans leur sein une masse d'éléments nouveaux, dont les influences sont toutes favorables à l'esprit qui anime mon règne.
Chaque année vingt, trente, quarante places de magistrats qui deviennent vacantes par la mise à la retraite, entraînent un déplacement dans tout le personnel de la justice qui peut se renouveler ainsi presque de fond en comble tous les six mois. Une seule vacance, vous le savez, peut entraîner cinquante nominations par l'effet successif des titulaires de différents grades, qui se déplacent. Vous jugez de ce qu'il en peut être quand ce sont
trente ou quarante vacances qui se produisent à la fois. Non-seulement l'esprit collectif disparaît en ce qu'il peut avoir de politique, mais on se rapproche plus étroitement du gouvernement, qui dispose d'un plus grand nombre de siéges. On a des hommes jeunes qui ont le désir de faire leur chemin, qui ne sont plus arrêtés dans leur carrière par la perpétuité de ceux qui les précèdent. Ils savent que le gouvernement aime l'ordre, que le pays l'aime aussi, et il ne s'agit que de les servir tous deux, en faisant bonne justice, quand l'ordre y est intéressé.
MONTESQUIEU.
Mais à moins d'un aveuglement sans nom, on vous reprochera d'exciter, dans la magistrature, un esprit de compétition fatal dans les corps judiciaires ; je ne vous montrerai pas quelles en sont les suites, car je crois que cela ne vous arrêterait pas.
MACHIAVEL.
Je n'ai pas la prétention d'échapper à la critique ; elle m'importe peu, pourvu que je ne l'entende pas. J'aurais pour principe, en toutes choses, l'irrévocabilité de mes décisions, malgré les murmures. Un prince qui agit ainsi est toujours sûr d'imposer le respect de sa volonté.

Suite des Dialogues, 14 à 25, dans la Page : 7109-4

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