GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 1T/1975 |
Actualité de la Franc-Maçonnerie Question : Docteur
Pierre-Simon, l'année dernière, déjà Grand Maître de la Grande Loge de France,
vous aviez présenté vos voeux à la France et aux Français, et vous aviez clos
votre intervention en citant cette phrase de Georges Friedmann : « La grandeur
de l'homme, son aventure la plus héroïque, c'est de devenir un homme ». Pensez-vous, aux
abords du dernier quart de siècle, que l'année qui vient de s'écouler a permis
de devenir encore plus des hommes ? Réponse : Il y a plusieurs
manières de devenir un homme. Il y a la manière profane, c'est-à-dire celle de
celui qui est hors le Temple, qui l'aborde et l'appréhende : c'est l'homme qui
cherche. Puis l'autre manière, la manière maçonnique, où l'homme se cherche. A
cet effet, il découvre le chemin qui passe par le lieu privilégié qu'est la
Loge maçonnique. il se cherche en collectivité et parcourt avec des hommes qui
usent de la même discipline un chemin qui lui permet de se découvrir lui-même,
par étapes, dans le temps. Autrement dit, le
chemin initiatique de la Franc-Maçonnerie permet à l'homme de découvrir sa
véritable dimension qui est spatio-temporelle. Question : C'est donc fort de
cette expérience maçonnique que vous venez aujourd'hui nous présenter vos
vœux... Réponse : Il importe que la
présentation des vœux ne rappelle pas la traditionnelle et banale adresse
qu'est la carte de vœux du Jour de l'an toute faite. Pour les Francs-Maçons, le
Jour de l'an c'est essentiellement la perception de l'état de progrès, car pour
nous le bonheur c'est le progrès. Question : Puisqu'il en est
ainsi, nous pouvons nous attacher à dresser un bilan. Je présume que vous
n'irez pas jusqu'à nous présenter un bilan positif, à l'heure où l'ensemble du
monde cherche sa voie et où notre monde occidental tout particulièrement jette
bas ses valeurs traditionnelles... Réponse : Détachons-nous des
idées et des valeurs communément acceptées. Le Franc-Maçon ne peut dresser,
pour sa part, un bilan, car on n'intercepte pas le mouvement, il n'existe pas
de point qui soit fixe. Il va utiliser à son profit la méthode maçonnique,
affinée par 250 années, qui lui fournit son instrument d'optique. A partir du
microcosme qu'est la Loge, procédant de là puisqu'il se situe en son milieu et
la reconnaît comme Maître collectif, il va se projeter dans le temps.
L'originalité du Franc-Maçon est l'analyse concomitante par rapport au groupe,
mais aussi par rapport aux événements et par rapport à la projection de ces
événements dans le Temps. Il savoure le moment, se relie à l'Univers, se projette
dans le Temps. Cela dans la même seconde. L'optimisme du Franc-Maçon c'est
cela. Question : Je me permets de
vous résumer : un bilan analytique et une attitude optimiste. J'en déduis que
la Grande Loge de France s'estime particulièrement bien armée pour résoudre la
crise économique des dernières années de ce second millénaire... Réponse : Elle devrait
incontestablement être bien armée. Mais, de plus, un
certain nombre d'événements viennent de conforter notre certitude. Les derniers mois
de l'année 1974 ont été marqués par la rencontre, la confrontation d'objectifs
qui sont communs à la fois aux sociétés industrielles, post-industrielles et en
voie de développement. De nombreux auteurs, désormais classiques, ont montré le
fossé existant entre les sociétés industrielles et les autres. Ils en ont
surtout démontré l'essence même : une faille entre « riches » et « pauvres »,
ou encore, plus gréographiquement, une faille entre le « Nord » et le « Sud »,
mais aussi une faille entre l'homme et la nature. Cela est dû tout
simplement à une méconnaissance de notre société, à la non-reconnaissance du
fait qu'il existe une unicité du monde-individu, au refus d'accepter les
limites de notre terre et les limites de l'homme. Et c'est, en réalité, cela
même que nous enseignons dans nos Loges depuis que les constructeurs de
cathédrales nous l'ont, pour leur part, enseigné. Or, je crois que le
« laboratoire d'idées » qu'est toute Loge maçonnique, ne s'assigne d'autre
tâche que le développement de ce mode philosophique de réflexion : entrer dans
le système « intégration cosmique », en quelque sorte en posséder la conscience
c'est cela l'initiation. La grande
découverte contemporaine du monde profane, celle en particulier des stratèges
de la prévision, est précisément la découverte de cette unicité du monde qu'ils
viennent nous conjurer de reconnaître à notre tour et donc de respecter. Homme
et nature, nous expliquent-ils scientifiquement, ne font qu'un et gardons-nous
de le nier sous peine de provoquer l'apocalypse à brève échéance. Si on ne rassemble
pas l'homme et la nature au sein d'un concept d'unicité nous courons à la
catastrophe. Je dois dire que, pour nous Francs-Maçons, la rencontre de cette
pensée économique profane contemporaine et de la pensée traditionnelle
maçonnique est véritablement un grand moment. Si vous vous référez au second
rapport du Club de Rome, récemment publié, vous y verrez décrit comment, à la
fois, sur le plan démographique, sur le plan énergétique, sur le plan des
pulsions individuelles, le monde est voué à un chaos imminent s'il ne se résout
pas à une connaissance de lui-même et à une reconnaissance de l'autre, de son
voisin, bref, si cette unicité n'est pas incessamment reconnue. Bref ce que
nous avait enseigné la Tradition. Ces prévisions sont
naturellement assorties de modalités très précises de résolution. Ainsi,
d'ailleurs, est-il estimé urgent dans les cinquante années à venir, cinquantes
années capitales, de résoudre le problème de la distribution, de la répartition
par ce qu'on appelle maintenant la mondialisation, c'est ce que nous avons
appelé dans la Tradition l'Universalisme. Question : Vous constatez
ainsi vous-même une correspondance frapppante entre les recherches poursuivies
dans le monde profane et celles poursuivies à l'intérieur des temples
maçonniques. Il y a de même un aboutissement commun. On ne saisit pas très bien
cependant la spécificité de la demande maçonnique... Réponse : La spécificité de
la Maçonnerie est qu'elle réalise dans les faits ce que certains chercheurs
actuels appellent « Laboratoire du futur » et que je nommais tout à l'heure «
Laboratoire d'idées ». La Loge est, en
quelque sorte, l'expérimentation in vitro, c'est-à-dire en éprouvette, de ce
qui se déroule au dehors. La Loge réunit des individus qui procèdent de
disciplines différentes, mais qui sont mus par le même souci de la recherche de
la connaissance. Blaise Pascal ne disait-il pas : "L'homme est fait
pour la recherche de la vérité, et non pour sa possession". Cela me semble
résumer très exactement l'esprit dont procèdent nos Loges maçonniques. A la Grande Loge de
France, les individualistes se regroupent dans le cadre d'un système déterminé.
Lorsque le Maître de la Loge ouvre les Travaux, les Frères, réglés si je puis
dire sur la même longueur d'ondes, peuvent formuler leurs réflexions détachés
de toute contingence extérieure. Alors, spécificité de la Loge, nos
réflexions ne s'additionnent pas selon le mode arithmétique mais selon la
progression géométrique. Les psychologues contemporains l'ont redécouvert sous
le vocable de dynamique de groupe. Chaque Franc-Maçon
vient, apporte sa propre pierre, la frotte et la combine avec celle de son
voisin. Chaque Franc-Maçon réalise donc un travail dynamisé à travers la
rencontre de ce que nous appelons le Maître collectif. Il y a quelques
années on l'eût appelé « gourou « ou
« maître à penser » qui dispense un
enseignement d'individu à individu. Mais en raison de la
complexité des
connaissances à celui-ci s'est substitué le Maître
collectif qu'est la Loge, de
loin beaucoup mieux adapté à notre monde contemporain. Question : Alors, dans la
mesure où vous observez d'un oeil favorable les développements actuels de la
science et de la recherche, et parce que vous y découvrez les ressemblances que
vous venez d'évoquer avec la recherche maçonnique, puisque enfin la spécificité
de la Franc-Maçonnerie vous semble marquer sa supériorité, donc son avance, ne
pensez-vous pas qu'il serait temps que les Francs-Maçons cessent de travailler
à l'étroit entre les quatre murs de leurs Temples ? Réponse : Les murs du Temple
maçonnique, c'est vrai, sont des murs clos. Mais, auriez-vous l'occasion de
visiter l'un de nos Temples, vous constateriez qu'il est, symboliquement il est
vrai, dépourvu de plafond et que, tenant lieu de plafond, est représentée la
Voûte étoilée. En quelque sorte c'est le passage du « in vitro » au « in vivo
«. Cela implique et nous rappelle notre situation cosmique permanente. Si les murs sont
clos c'est afin que le profane n'y pénètre, mais pour l'Initié, il n'est point
de murs. Un Initié dans sa
Loge c'est une araignée au centre de sa toile, il tisse petit à petit un réseau
qui le relie en haut comme en bas et de long en large, dans sa dimension
verticale comme dans sa dimension horizontale. La vibration la plus
lointaine fournit sa résonance au centre de la toile. Le centre de la toile est
la résonance du monde. Cela nous conduit également à la recherche d'autres
hommes, recherche que d'aucuns ont appelé, en des termes peut-être péjoratifs
et en tout cas mal compris, « La conjuration des Maîtres «. Nous l'appellerons,
pour plus d'exactitude, la conjonction des initiés, La conjonction des Initiés
c'est, avant tout autre chose, la recherche et le partage dans la perception de
l'unicité du monde. Puis, à son tour, viendra la Fraternité. Non pas la
Fraternité au sens galvaudé, on ne l'a jamais autant évoquée depuis la fête de
la Fédération. A tous les niveaux, jusqu'à la récente allocution du Chef de
l'Etat, on invoque la Fraternité. Pour un Initié
qu'est-ce que la Fraternité ? C'est la rencontre
de la Justice et de la Charité. Le Franc-Maçon de la Grande Loge de France y
ajoute une dimension complémentaire qui procède du sacré puisque c'est
physiquement qu'il est entré, le jour de son initiation, dans la Chaîne de la
Fraternité Universelle. C'est précisément
cet universalisme pluridimensionnel, qui découle de la Tradition, qui permet
l'harmonisation avec la nature et non sa domination. Or dominer la nature tel
fut le but de l'homme au cours des deux derniers siècles, et nous y sommes
parvenus, au point que l'idée de cette suprématie de l'homme sur la nature a
été considérée comme définitivement admise. Nous nous apercevons, avec effroi
aujourd'hui, que nous ne maintenons pas notre contrôle sur les systèmes artificiels
que nous avons élaborés et que nous avons perdu le sens de notre destinée. Le
projet qui doit nous occuper aujourd'hui est de redéfinir de nouveaux rapports
avec la nature. Pour nous,
Francs-Maçons, les contraires doivent se résoudre en une équerre et c'est cette
très belle image de notre symbolisme qui révèle que lorsque les contraires
parviennent à se réunir ils forment le point d'équilibre de l'angle droit.
Cette recherche de l'équilibre crée cette irrépressible Fraternité. La conjonction des
initiés, par conséquent, s'établira au moyen de la rencontre d'hommes, pas
seulement des Francs-Maçons, mais de tous les hommes qui, un jour, auront perçu
l'intime imbrication entre l'individu biologique et l'individu social, image
qui se transpose de la société à la planète et de la planète au Cosmos. Ces
hommes-là sont des Initiés. Question : En réalité il
m'apparaît que cette conjonction des initiés existe déjà si on en croit
seulement les multiples prises de position qui abondent dans votre sens. Comme il s'avère
que vous, Francs-Maçons, n'avez jamais perdu cette notion de l'unicité du
monde, et ce depuis plusieurs siècles, sans doute possédez- vous déjà des
premiers éléments dont vous pourriez, peut-être, nous faire part... Réponse : Il est vrai que
notre recherche a commencé organiquement il y a plusieurs siècles au moment où
nous nous sommes structurés. Nous ne fournissons pas de réponse, nous formons
des chercheurs, chercheurs qui devront réviser chaque jour leurs découvertes de
la veille explorées avec les instruments de leur temps. Notre méthode est, par
définition, une remise en cause permanente qui exclut, au demeurant, le
dialogue avec le dogmatique. Aux structures
figées nous opposons le mouvement car seul le mouvement engendre le progrès
dans le Temps. Le Temps, qui nous modèle peu à peu et nous façonne, ainsi que
l'a démontré la biologie moléculaire, est notre Maître, notre Grand Architecte
de l'Univers. C'est la règle de la Grande Loge de France et de toutes les
Maçonneries régulières. Ajoutons au Maître
Temps nos principes d'Universalisme, de Tolérance et de Fraternité et nous
aurons les composants de la Liberté. Pour nous c'est une morale du droit à la
différence et de son respect. C'est la morale de la Solidarité ; elle ne
résoudra sans doute pas à elle seule toutes les contradictions sociales et
économiques, mais elle sera le filtre au travers duquel nous pourrons analyser
les événements, imaginer les remèdes, provoquer la discussion et enfin susciter
une stratégie. Bonne année
Français ; les Francs-Maçons de la Grande Loge de France feront que l'outil
privilégié légué par leurs Maîtres soit tel qu'il ne puisse pas échouer au
moment où surgit la plus grande crise des temps modernes. Aussi appartient-il
à tous les hommes de se saisir du maillet et du ciseau comme jadis l'Empereur
de Chine se saisissait de la charrue, qu'il conduisait pour tracer le premier
sillon de l'année. JANVIER 1975 |
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