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L’imparfait

Je voudrais ce soir partager avec vous mes réflexions sur le thème – complexe – de l’Imparfait. Ce sujet me taraude depuis des années… Probablement depuis que je l’ai eu comme sujet de dissertation à un concours. Depuis, il résonne en moi, inexorablement…

L’Imparfait est-il l’ogre castrateur que j’imagine ? Depuis que je suis en maçonnerie, ce sujet prend une profondeur particulière, s’éclaire sous divers angles. J’ai voulu par cette planche poser cette réflexion et interroger de manière plus personnelle ce sujet : quelle lecture maçonnique de l’Imparfait ?

Je vous propose tout d’abord d’explorer ensemble cette notion d’imparfait et comment sa définition nous conduit naturellement à la dimension initiatique qu’elle suppose. Ensuite, je me demanderai quelle perfection cet Imparfait suppose en maçonnerie. Enfin, je tenterai de lire l’imparfait à la lumière du rituel, notamment au 3ème degré, pour tenter de comprendre ce que ce grade de Maître apporte à mon interrogation sur ce concept.

De l’imparfait à l’inachevé

Qu’est-ce que l’imparfait ?

Partons de la définition de cet adjectif : qui présente des lacunes, qui n’est pas achevé, complet. Qui présente des défauts, qui n’atteint pas la perfection absolue. Etymologiquement, le mot « imparfait » suppose une privation, un manque.

C’est triste, l’imparfait. Et la petite fille en moi se désole, et lutte contre cette privation, souffre du décalage avec ce « moi idéal » qu’on lui impose. Je me rends compte que si l’Imparfait est si important pour moi, c’est probablement parce que je l’ai compris sous ce prisme négatif, avec cet effet repoussoir, pendant toutes mes jeunes années.

Mais l’imparfait est aussi un temps en conjugaison, qui exprime le passé et qui situe l’énoncé dans un moment indéterminé avant le moment présent ou avant le moment du récit.

Décidément, c’est un mot qui se dessine en creux, qui se positionne en opposition avec son préfixe IM - qui exprime le contraire : « IN-déterminé », « IM-parfait ». Mais ma démarche en franc-maçonnerie n’est-elle pas aussi démarche d’opposition ? Opposition aux conventions et convenances qui guidaient mon éducation… Déjà, mon rapport à l’imparfait s’apaise de cette première connivence. Parce que mon opposition est surtout une démarche de liberté.

Explorons donc cet aspect.

La dimension initiatique de l’Imparfait

De là, nous pouvons explorer plus avant la dimension initiatique de l’Imparfait. En effet, l’Imparfait est ce qui n’est pas complet ou achevé. Mais… C’est notre Temple intérieur ! Levons les yeux vers la voûte étoilée… Il n’est pas beau, l’Imparfait ?! Dans l’Imparfait, j’entends alors plutôt le perfectionnement qu’il permet ; ce progrès qu’il suppose et qui ouvre la voie au maçon pour œuvrer, comme nous le rappelle chaque fois notre rituel. Il donne du sens à notre Travail au progrès de l’Humanité. C’est au grade de Maître que cette quête me semble la plus flagrante : quel âge avons-nous ? 7 ans et plus…réponse énigmatique qui montre surtout que rien n’est achevé, que le chemin est devant nous.

Temps du passé, l’imparfait permet d’une part, d’évoquer des actions qui, à un moment quelconque du passé, ont constitué l’actualité du locuteur. Il permet d’autre part de décrire des faits passés, dans leur déroulement, sans indication de début ni de fin. Son emploi peut aussi évoquer l’habitude et la répétition.

Quel pouvoir évocateur ! Quelle richesse ! Mon imparfait, c’est mon rituel. C’est le temps de la plongée en soi, de la plongée dans le cabinet de réflexion : je ne sais pas vraiment ce que je vais trouver, ni quand... C’est le parcours initiatique qui est proposé à chacun, sans fin, chacun évoluant à son rythme, mais dans le cadre rassurant d’un rituel répété, qui libère de la contingence pour faciliter l’accès à la Connaissance de soi. Le choix de ce sujet n’est donc pas un hasard pour moi. Et c’est d’ailleurs en tant que Maître que je me sens la plus Apprentie. Je me rappelle clairement en tant qu’Apprentie aspirer à l’élévation – je me rappelle la question de notre S\ V\ M\ Maître Martine après ma planche sur « La Voûte Etoilée » qui me montrait le fil à plomb pour tenter de m’aider à descendre dans les profondeurs, alors que je voyais en ce symbole la corde lisse qui me permettrait de monter vers les étoiles…

L’Imparfait, c’est le motif de ma quête intérieure : la spirale de la descente en soi, toujours soi-même, mais jamais complètement le/la même, le pas de côté donnant une nouvelle dimension à notre quête. L’Imparfait naît de la non-adéquation à son Être profond. Si je me connais, je sais ce qui est bon pour moi et j’ai alors la capacité de me rendre disponible pour l’Autre. Si en plus, j’ai la volonté de me rectifier – VITRIOL – alors je deviens véritablement ce maître apprenti, qui me semble l’expression la plus juste de ce que je suis actuellement.

L’Imparfait est une privation qui pèse comme un poids sur notre condition humaine. C’est un concept qui peut mener au déterminisme, comme l’ont montré les philosophes. Afin de nous en libérer, nous, Maçons, tentons de prendre notre destin en main : prenons le chemin initiatique vers la Lumière.

Si l’on explore le champ des synonymes d’Imparfait, on peut trouver aussi bien incomplet, fragmentaire, qu’approximatif ou insuffisant voire même médiocre, inexact, ou raté. Ce qui m’a frappé dans cette liste, c’est le basculement rapide vers le jugement. Débarrassons-nous de celui-ci pour faire œuvre de liberté, et dans une vision très maçonnique des choses, cassons notre référentiel habituel à l’aune duquel nous jugeons. Forts des ingrédients de l’Alchimiste, transmutons cet Imparfait en métal précieux. Les autres cultures nous aiderons dans ce changement de référentiel.

Imparfait et Perfection, quelle articulation pour le maçon ?

A quel idéal l’Imparfait renvoie-t-il ?

L’imparfait suppose la prise de conscience de notre humanité, de notre finitude. C’est bien là aussi notre chemin de maçon : arriver progressivement à de plus hauts degrés de conscience. Pour l’Apprenti : Au-delà du corps et de l’âme qui l’anime, notre prise de conscience œuvre à nous relier à l’esprit, cette identité profonde, ce qui constitue la permanence de notre être. L’Imparfait serait-il notre apparence, l’habit singulier qui donne à voir et masque en même temps notre Être, mais qui le rend beau ? La Beauté n’est-elle pas le pilier du 2nd surveillant à l’ouverture des travaux ? On aime quelqu’un pour ses défauts, dit le dicton populaire. C’est bien ça que nous apporte cette lecture ; aimons-nous fraternellement pour notre Imparfait, qui est notre manière singulière de chercher, d’approcher la pierre philosophale, et qui peut nous inspirer les uns les autres, par un savant jeu de miroirs. Ce n’est pas par hasard que les Maîtres occupent l’une et l’autre colonne, et c’est important qu’ils le fassent, sans se regrouper tous du même côté. Ce jeu de miroirs entre Maîtres et Compagnons ou Apprentis donne sens individuellement et collectivement à notre quête commune.

Pour le Compagnon, c’est la quête de l’Etoile Flamboyante, gravée de la lettre G qui se dessine en creux de notre Imparfait. Cap qui dirige nos pas, l’Etoile nous guide et nous ramène vers le chemin quand nos pas (notamment le 4ème) nous en éloignent. Là encore, l’Imperfection que suppose ce pas est aussi et surtout une ouverture des possibles, un acte de liberté, un voyage qui nous singularise et nous permet d’accéder à un niveau de conscience plus élevé. Comme la divine proportion que propose le nombre d’or et l’étoile, c’est de l’harmonie que naît la beauté, et non d’une perfection dogmatique.

Être maître, c’est pénétrer dans la chambre du milieu et avant tout être maître de soi-même. C’est donc à ce grade que je ressens le plus fortement la quête de justesse et de discernement. Le pilier du V\ M\ est celui de la Sagesse. Trouver le juste milieu est une question d’équilibre, et d’équilibriste. L’Imparfait est donc ce léger vacillement, cette précarité dont nous devons avoir conscience quand nous marchons sur un fil. Précarité qui nous fait nous sentir vivants et nous fait avancer. Le déséquilibre est inhérent à la marche : quelle beauté dans une démarche qui préserverait sans cesse un équilibre parfait ?

Il nous faudrait être à 4 pattes et en laisser sans cesse 3 sur le sol. Quelle gaucherie ! L’homme debout et encore plus l’homme qui marche est nécessairement en déséquilibre. C’est le rituel qui nous permet de stabiliser nos pas, de guider notre marche et de faire de ce déséquilibre une énergie positive et constructive. L’homme libre et de bonnes mœurs peut pénétrer le Temple, mais c’est l’homme juste qui pénètre la chambre du milieu, comme l’évoque le rituel : « Ainsi périt l’homme juste », nous dit-on pour annoncer la mort d’Hiram. Le rituel ainsi propose d’autres valeurs que la perfection : ce sont la Tolérance, la Recherche de la Vérité, l’Egalité des droits pour tous les humains afin de réaliser la Justice Sociale. Dans le serment prêté, c’est la fraternité (la solidarité) qui est mise en exergue comme étant un devoir du Maître. Et ce sont bien ces valeurs qui font avancer, qui sont pour moi les facettes de la pierre taillée que nous sommes, qui me parlent bien plus que la quête abstraite de la Perfection.

Une relecture orientale de l’Imparfait

Rien que de donner le statut de substantif à ce mot « Imparfait », n’est-ce pas le sublimer ? Et si l’Imparfait dessine le chemin initiatique, comme je l’ai dit précédemment, ne peut-on pas aller plus loin en disant qu’il est la condition sine qua non de l’existence même de ce chemin. Sans imperfection, sans inachevé, pas de quête, pas de progrès.

C’est le concept japonais de Wabi Sabi qui me semble particulièrement intéressant pour illustrer la richesse féconde de l’Imparfait. Plutôt que de condamner le manque de perfection, le Wabi Sabi – et notre F\ V\ M\ Olivier pourra compléter notre compréhension de ce concept – c’est « une perception intuitive louant la beauté de l’éphémère présente dans le monde matériel. C’est une beauté insondable que l’on retrouve dans les choses simples, imparfaites ou altérées ». Andrew Juniper

En Asie, l’Imparfait est beau. A la tyrannie d’un idéal – la perfection – l’idée est de préférer plutôt la singularité. Cette approche est une véritable voie pour accepter l’Autre. C’est la tolérance même. C’est aussi une école de vie qui permet d’être là, de vivre au présent plutôt que de se projeter sans cesse dans un autre temps qui nourrit la frustration puisque nous ne pouvons pas y agir. C’est pour moi toute la puissance de nos cérémonies initiatiques, qui se déroulent ici et maintenant, et nous transforment dans le présent. On ne nous promet pas un au-delà, lointain et aspirationnel. Le maçon est bien acteur, ouvrier de sa vie ici et maintenant.

« Les MM doivent être des exemples d’altruisme et de compréhension pour les APP et les COMP qu’ils ont le devoir d’instruire. Sévères pour eux-mêmes, ils doivent être tolérants pour les autres ». dit le rituel. « Essayez d’être toujours juste ». Ce message du rituel me fait donc la transition entre l’objet de cette quête et ce qu’apporte la cérémonie d’élévation à la maîtrise dans cette lecture de l’Imparfait.

L’élévation au grade de Maître : une expérience initiatique pour dépasser l’Imparfait.

L’expérience de la mort et de la renaissance

La mort donne à voir l’imperfection du monde, sa finitude. Quoi de mieux que le rituel d’initiation au 3ème degré pour toucher du doigt cette finitude, mais aussi pour la dépasser ? Cette cérémonie est une sorte de catharsis. Elle m’a profondément marquée, par sa violence et sa mise en abyme. Cette cérémonie nous donne à voir l’imparfait de notre être quasi schizophrène, où nous sommes à la fois ou successivement suspect et victime. Où les surveillants sont les meurtriers et les sauveurs.

Qu’est-ce qu’apportent les 5 points parfaits de la maîtrise à ma vision de l’Imparfait ?

Pour relever le corps d’Hiram, le transporter vers une sépulture plus digne, le mot de l’apprenti ne suffit pas, pas plus celui du compagnon. « Ce n’est pas ainsi, mes F\ F\  et mes S\ S\, que vous parviendrez à relever notre maître. Souvenons-nous que l’union fait la force et que sans le secours des uns pour les autres, nous ne pouvons rien. A moi, mes F\ F\ et mes S\ S\, aidez-moi », dit le Très Respectable Maître, avant de remettre debout le récipiendaire.

C’est par les 5 points dits parfaits de la maîtrise que nous pouvons renaître à la vie. Il me semble que c’est là l’apothéose de notre exploration de l’Imparfait à la lumière maçonnique. Le grade de Maître montre plus que tout autre degré l’importance de la fraternité. Seul, nous ne pouvons rien.

Le 1er point, la griffe, est signe de solidarité. Elle permet de porter secours solidement à son prochain, sans que la prise ne risque de glisser.

Le 2ème point rapproche les 2 FF\ et/ou SS\ dans leur contact avec la Terre, celle de notre initiation. Le pied est aussi comme le levier du Compagnon, qui permet d’ancrer, de prendre appui pour impulser le mouvement.

Le 3ème point, le genou est un point qui demande de l’effort, l’effort d’aller vers l’autre, dans un mouvement moins naturel qui montre – parce qu’il faut plier légèrement le genou pour arriver à ce contact – l’humilité dans le rapport à l’Autre, tout en préservant l’égalité. Quelle belle attitude de fraternité ! Le 4ème point relie les cœurs, en un élan qui élargit le point en plan. C’est toute une zone que l’on offre à l’Autre, dans un élan de générosité. Le 5ème point qui rend parfait ces points de la maîtrise, permet la transmission. Enlacés, les 2 Maîtres peuvent se transmettre le mot. C’est bien en fraternité que nous pouvons accéder à un niveau de conscience plus élevé, et partager les valeurs à l’aune desquelles la question de l’Imparfait ne se pose plus, parce qu’un nouveau regard est né.

En conclusion, cette réflexion sur l’Imparfait m’a permis d’apaiser mon rapport à ce concept. Vous vous étonnerez peut-être que je n’aie même pas évoqué Descartes et les philosophes… Mais ce cheminement personnel et symbolique, sans m’abriter derrière les cautions intellectuelles me semblait particulièrement important. Si on considère l’Imparfait comme un manque, et potentiellement une torture, alors on peut devenir ce mauvais compagnon qui, parce qu’il lui manque l’accès au secret, va tuer pour le découvrir. En revanche, si on prend le temps ici et maintenant, animés par la tolérance, de voir l’Imparfait comme une singularité, si l’on troque le jugement pour de la bienveillance comme on abandonne ses métaux à la porte du Temple, alors le progrès est en marche.

C’est ce que profondément nous propose la maçonnerie, dans sa démarche a-dogmatique. Et c’est finalement cela que le Maître, éternel apprenti, vit à travers la cérémonie d’élévation à la maîtrise : c’est une petite mort qui permet de renaître à un niveau de conscience plus élevé. Alors c’est déjà une grande victoire. La victoire du perfectionnement en marche, la victoire de la Fraternité à l’œuvre. C’est ainsi, apaisée dans mon rapport à moi-même, que je pourrai transmettre.

J’ai dit.

A\ B\


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