Obédience : NC Loge : NC Date : NC


Hiram n'est-il pas son propre assassin ?

« Voilà dix ans, déjà, qu' Hiram avait quitté son pays, le royaume de Tyr, pour venir, ici, sur cette colline, à la demande du roi Salomon, élever un sanctuaire dédié au dieu des hébreux. A cet instant, alors que la lumière du jour venait de prendre cette couleur blanche du plein midi, il se tenait dans le silence du chantier déserté.

L'espace sacré était enfin délimité et les travaux seraient bientôt achevés. Hiram avança doucement et pénétra jusqu'au Nartex. Entre les deux colonnes, il s'arrêta, se retourna, laissant le parvis du saint des saints derrière lui, dominant la cité qu'un pur rayon de soleil éclairait. Jérusalem semblait appartenir au ciel.

Une paix indicible l'habitait aujourd'hui. La participation à la création du temple, en sacralisant une pensée et ses propres gestes, lui avait permis de se fusionner avec l'univers.

L'homme décida, dans sa méditation, de rentrer préparer son retour à Tyr. Un désir de fermer le cercle, de revenir au point initial pour se ressourcer afin de poursuivre.

Serait-ce encore possible ? Le début est il toujours à la même place ? Cercle ou spirale, le temps et mon cheminement me laisseront-ils retrouver ce que j’ai quitté ?

Revivifié par ses projets, Hiram se dirigea vers la sortie la plus proche, à la porte du midi.

Soudain jaillit une ombre sur le sol... »

C'est ainsi que débute l'un des mythes fondateurs de la franc-maçonnerie, décrit par un auteur dont j'ai malheureusement perdu le nom.

L'histoire, vous la connaissez tous : Hiram Abiff était l'un des trois responsables de la construction du Temple de Salomon. La légende dit que le Roi Salomon, le Roi de Tyr et l'architecte Hiram se sont réunis pour concevoir les plans de la construction du Temple. Le grand savoir utilisé pour cette construction devait être gardé par ces trois personnes jusqu'au parachèvement du Temple.

Hiram, pour mettre de l'ordre dans les travaux, divisa les travailleurs par rangs d'habileté, et comme leur multitude était grande, afin de les reconnaître, soit pour les employer suivant leur mérite, soit pour les rémunérer suivant leur travail, il donna à chaque catégorie, aux apprentis, aux compagnons et aux maîtres, des mots de passe particuliers.

Trois compagnons voulurent usurper le rang des maîtres sans en avoir le mérite, ils se mirent en embuscade aux trois principales portes du temple. Ils voulaient obtenir de Maître Hiram le mot de passe des maîtres qui leur permettrait d'accéder au statut, à la rémunération et aux privilèges de cette catégorie. Ils étaient près à tout pour l'obtenir, voyant que le chantier se terminait et qu'Hiram n'avait pas encore fait allusion à leur élévation. Trois coups vont être successivement donnés à Hiram par chacun des mauvais compagnons, le dernier, porté à la tête, lui étant fatal.

Hiram n'est-il pas son propre assassin ? Pourquoi cette question alors que le mythe tel qu'il est transcrit dans tous les rituels, est assez clair : les trois mauvais compagnons sont qualifiés d'assassins.

Il est à remarquer que la notion d’assassin dans le rituel semble différer de ce que nous connaissons de la justice : en effet, seul le dernier compagnon assène un coup mortel à Hiram, mais la maçonnerie les considère tous les trois comme des assassins et ne distingue pas les deux complices de l'assassin. C'est d'autant plus troublant que cette distinction s'opérait dans la plupart des cultures même les plus anciennes.

En premier lieu, il convient de préciser le sens du mot assassin. Ce mot vient du verbe « Assassiner » qui signifie « meurtre avec préméditation » ; il se distingue du verbe « tuer » par la préméditation du geste. Il ne désigne pas un meurtre perpétré sous le coup de la colère ou de la peur mais au contraire un acte réfléchi, organisé dont on prévoit le moment et les modalités d'exécution.

Les trois compagnons avaient-ils donc prévus d'assassiner Hiram après avoir obtenu le mot de passe ? Pour l'anecdote, Gérard de Nerval, dans « le voyage en Orient », développe le mythe d'Hiram d'une manière très romanesque et suggère que c'est Salomon, jaloux du succès de son architecte, les aurait poussés à cet acte.

De prime abord, on pourrait douter de la préméditation. Le geste des félons aurait pu être simplement provoqué par le refus d'Hiram de communiquer le mot de passe et la peur de représailles. Mais alors pourquoi ces compagnons bloquent-t-ils les trois seuls accès au temple, ne laissant aucun échappatoire à Hiram ? Le crime prémédité est donc probablement la solution la plus plausible.

Qui sont donc ces compagnons fêlons et assassins ? Ils représentent symboliquement dans la tradition maçonnique l'ignorance, le fanatisme et l'ambition déréglée en lutte contre la lumière.

Ils portent chacun un outil ou un instrument. C'est avec ces objets qui servent à construire que les mauvais compagnons vont détruire la vie d'Hiram. Sublimation et perversion se présentent paradoxallement de la même façon. Seule l'intention, la volonté peut contrôler l'utilisation d'un objet. En servant d'armes, ces symboles que sont les outils retournent au monde profane. Cet aspect de la légende nous apprend que le savoir a été altéré, contrefait, qu'il ne sert plus à construction mais à la destruction.

Le premier compagnon qu'aborde Hiram à la porte sud porte une règle à 24 divisions, l'un des instruments de travail du premier degré. C’est une graduation des 24 heures du jour. Une conscience du temps. Mais sans le compas le compagnon n’a plus d'ajustement sur la mesure, sur le raisonnablement connaissable.

La règle sans le compas, c’est l’imagination exaltée qui poursuit jusqu’à l’infini ses propres envies, en dehors de toute réalité.

Hiram, le Maître Bâtisseur, court alors vers la porte ouest. C'est là qu'il rencontre un deuxième compagnon qui lui demande également le mot de pouvoir. Hiram refuse et il est frappé sur la poitrine gauche par l'équerre (certains textes parlent d'un levier) qui est l'outil de travail du deuxième degré.

Hiram essaie désespérément de se sauver par la porte est. C'est là qu'il rencontre  le dernier félon qui lui demande le mot. Sur son refus, Hiram Abiff est frappé au front avec un maillet (outil utilisé par le Maître Maçon) ce qui le tue.

Personne ne pouvait devenir maître seulement de par sa propre volonté et le parcours pouvait prendre plusieurs années, voire ne pas aboutir du tout. La transmission du mot de passe était le point d’orgue et la dernière étape du long parcours initiatique que devait suivre celui qui avait choisi cette voie. Ce n’est qu’à son issue que le maître existait.

Les trois compagnons n'ont qu'une vision parcellaire, tronquée de l'évolution vers le statut de maître. Ils voient la fin du chantier arriver bientôt sans avoir pu y accéder. Pour eux ce statut est un dû dans la mesure où ils travaillent avec Hiram depuis déjà longtemps. Ils confondent la durée, l'ancienneté, et le véritable mérite. Ils sont ignorants. Ils croient à une hiérarchie de pouvoirs. Elle n’est en fait constituée que de degrés de connaissance. Ce sont les devoirs qui sont les véritables sources des droits. C’est uniquement dans la différence des devoirs qu’est la distinction des groupes.

Les mauvais compagnons incarnent dans leurs outrances violentes le fanatisme, l’inversion malsaine et destructrice de l’idéal. Malgré les enseignements qu'ils ont suivis pendant plusieurs années, ils persistent à ne considérer comme vérité que la jalousie et le désir qui les habitent.

Les œillères qu'ils se sont eux-mêmes posés les empêchent de se référer au monde extérieur pour mesurer les conséquences de leur acte. Ils ne retiennent de celui-ci que les apparences qui justifient leur action.

Perdus dans leurs certitudes, ils ont oublié que la seule la voie possible pour accéder à un niveau de conscience plus élevé est celle du travail, de l'introspection et de la construction du temple intérieur. Bien qu'ils n'en aient pas encore les capacités, ils ambitionnent d'être maîtres.

Et l’ambition est indissociable du temps. Plus l’ambition est grande, plus le temps pour réaliser son projet doit être court. En lieu et place d'une discussion argumentée, ils choisissent le guet-apens et la violence pour arriver le plus vite possible à leur but. Les mauvais compagnons confondent l’apparence du statut de maître et la réalité, le moyen et le but. Les privilèges du statut de maître ne sont pas une fin en soi mais une simple étape dans la poursuite de la connaissance.

C'est animé par ces trois sentiments que ce groupe d'ouvriers va commettre l'irréparable en assassinant Hiram.

Mais qu'en est-il d'Hiram lui-même ? Est-il le Maître parfait, sans faille, tel qu'on l'imagine idylliquement ? Ce projet de temple à la gloire de Dieu auquel il participe n'est-il pas démesuré ? Le gigantisme de cette mer d'airain, qui s'est déjà effondrée une fois est-il réellement en rapport avec ce à quoi elle est destinée ? S'est-il seulement posé ces questions ?

Hiram n'est certes pas ignorant en ce qui concerne son art. Mais qu'en est-il de sa connaissance de l'Homme ?

Peut-être comme les vrais ambitieux, est-il est égoïste et que seul lui importe sa propre existence, son propre rêve. Sous le prétexte généreux de bâtir un temple à la gloire de Dieu, il ne poursuit en fait que son propre but, n’appréhendant du monde extérieur que les éléments susceptibles de servir son ambition d’être le plus grand bâtisseur de son temps. Enfermé dans ses certitudes, il justifie ses actions - qui par essence sont toujours bonnes - par l’atteinte d’un idéal que lui seul a construit. Il ne soucie aucunement des aspirations des ouvriers qu’il croise sur le chantier, se contentant de les classifier, selon ses propres critères, pour la meilleure organisation possible du travail. On peut d'ailleurs être interpellé par le fait qu'Hiram - l'un des fondements de la Franc-maçonnerie - décide seul de ce classement. Cela semble contradictoire avec la réponse à la question : « êtes-vous franc-maçon ? » qui est : « mes frères me considèrent comme tel ».

Peut-être Hiram se considère-t-il comme le sommet indispensable du triangle que constituent Salomon et Hiram de Tyr dans l'aboutissement du temple, sur un même pied d'égalité ? Hiram est un homme et donc faillible. Au lieu de donner le mot de passe des maîtres et de les faire ensuite condamner pour leur conduite - ce qui aurait permis de préserver l'essentiel : l'achèvement du temple - il semble persister par vanité à ne rien dévoiler.

Une réponse positive à toutes ces questions implique-t-elle qu'indirectement Hiram est son propre assassin ? Nous portons tous en nous les germes du fanatisme, de l'ignorance et de l'ambition incontrôlée qui sont les ennemis de la Lumière que nous cherchons à atteindre. Une lutte incessante nous oppose à eux.

Hiram n'échappe pas à ce phénomène. Tout comme le karma de la victime et celui de son bourreau sont intimement liés dans la tradition hindouiste, d'un point de vue symbolique, ce sont ses propres contradictions qui vont le tuer.

Il doit être remarqué que la succession de coups que reçoit Hiram et qui le « déconstruisent » jusqu'à la mort sont portés aux mêmes endroits que les gestes du vénérable pendant l'adoubement d'un nouveau frère, gestes qui constituent sa construction, sa naissance. Ce parallèle constitue au niveau du rituel une sorte de retour au commencement de la vie maçonnique dont l'étape préliminaire à la renaissance que constitue l'initiation, est la mort du vieil homme.

Au grade de maître, le chemin n'est pas terminé pour le Franc-maçon et il ne doit en aucun cas se reposer confortablement sur des certitudes. Il doit au contraire continuer à progresser dans la voie de la sagesse, élément indispensable à la construction du Temple intérieur. Plus il deviendra sage, plus il saura que c'est en lui que sommeillent ses pires ennemis et que jamais il ne devra baisser la garde.

J'ai dit, Très Vénérable Maître.

M\ L\M\


7531-4 L'EDIFICE  -  contact@ledifice.net \