GLDF Loge : NC 05/04/2002


La Violence et le Sacré

La notion de sacré semble avoir disparu de l’esprit de certains profanes, qui paraissent malheureusement ne rien considérer – y compris leur propre existence - que sous l’angle de la banalité la plus triviale. Sacraliser ce qui importe en le distinguant de ce qui n’en participe pas, ménager une claire délimitation spatio-temporelle du champ du sacré en postulant le lien de ce qui y est contenu à quelque chose qui nous dépasse, est sans doute la contradiction la plus exacte que l’on puisse opposer au nivellement, en particulier quand l’entropie est favorisée par un agent extérieur. Sacraliser, sanctuariser, c’est interdire l’intrusion brutale. Parallèlement, c’est aussi la possibilité de dériver la violence interne au groupe et de l’évacuer à l’extérieur.

Il est possible qu’un des effets de la religion ait été de canaliser la violence de la société humaine. Le tout est de savoir si la sacralisation peut suffire à résoudre la difficulté de la violence en l’endiguant, en la dérivant, ou s’il faudra tout de même décider de traiter à la source les racines très humaines de la violence. Comment considérer le sacré, que lui associer pour progresser vers la paix ? Lorsque rien de concret n’est fait pour désamorcer la violence, on est tenté de forcer le trait spirituel ; mais alors ne charge-t-on pas trop lourdement la barque du sacré, au risque de ne pas lui permettre de traverser le Styx ?

L’horizon du fonctionnement individuel profane paraît souvent limité. Par de multiples petites marques, ce fonctionnement se dessine fréquemment comme étant aussi peu relié à une dimension verticale (vue la faiblesse de l’intérêt porté à la connaissance profonde de l’humain, à ce qui pourrait éventuellement motiver son action tout en le dépassant) qu’à une dimension horizontale. Or chaque franc-maçon a été reçu compagnon en passant de la perpendiculaire au niveau, autrement dit en passant d’une orientation verticale encouragée (notablement par le silence) à une dimension horizontale caractérisée par le partage et l’échange relationnels, le contact avec l’environnement. Le mémento du compagnon dit quels sont les caractéristiques distinctives de ce grade : purifié par les éléments lors des épreuves du grade d’apprenti, le compagnon se voit confier les moyens et objets de la connaissance pour se réaliser et s’exprimer.

Adopter la marche du compagnon, s’écarter de la ligne de l’apprenti pour explorer le monde extérieur en est peut-être l’expression la plus simple. On peut aimer les livres et apprendre à occuper l’espace, à s’exposer au regard de l’autre. Jouer la carte de la simplicité relationnelle sans dresser de barrière imposante ; les rencontres sportives ou artistiques avec l’autre sont autant de façons d’investir concrètement l’horizontalité. La relation amoureuse emploie originalement la totalité des cinq sens. Dans tous les cas, investir l’horizontalité peut être le biais d’une puissante démarche initiatique, mais également aisément conduire à une grande trivialité, ce qui rend nécessaire l’entretien du lien avec la dimension verticale.

Le symbole de la croix, qui existait bien avant que la chrétienté ne le choisisse, exprime très bien la nécessité de ne jamais dissocier les deux dimensions (sans pour autant les confondre). Oublier la dimension horizontale, c’est sombrer dans la profondeur la plus chtonienne ou se dissoudre dans un céleste désincarné. Sacrifier la dimension verticale, c’est ne vivre que dans le regard de l’autre, téléguidé par la conjoncture et les relations humaines. Confondre ces deux dimensions, ce serait mélanger le spirituel et le temporel. Associer les deux, c’est réunir sans chercher à uniformiser. C’est ce que j’ai tenté de faire pour le travail qui suit, en demandant à quelques uns de nos frères plus versés dans les questions religieuses s’ils voulaient bien éclairer le premier angle d’approche du lien entre violence et sacré.

On ne part jamais de rien, mais le fait de partir dit bien que l’on n’en reste pas au point initial. Le premier voyage de l’apprenti récipiendaire, prise de contact avec le monde extérieur, s’appuie sur le profond « connais-toi toi-même » sans lequel toute tentative de prise d’information sur l’extérieur ne serait que projection illusoire de soi-même.

On ne part pas non plus sans propos : appuyé sur la règle de la Loi morale (ou de la préoccupation éthique) lors du deuxième voyage, le levier de la volonté concourt à la construction harmonieuse. L’accent est encore mis sur la dimension verticale par le projet de devenir symboliquement une colonne vivante.
           
C’est au troisième voyage que revient la tâche de faire passer de la perpendiculaire (le fil à plomb, l’axe vertical qui relie les différents plans de la connaissance, correspondant à un certain hiératisme en loge) au niveau (l’axe horizontal : celui du bien de tous, de la fluidité et de l’aisance relationnelles au-dehors du temple).

Le quatrième voyage est associé à la justesse rigoureuse de l’équerre, importante plus encore peut-être dans l’action et la parole que dans la pensée. En effet, il serait appauvrissant de s’interdire de formuler intérieurement une hypothèse audacieuse, voire de travailler à son élaboration. N’en reste pas moins surprenante dans le monde profane, la fréquence de l’association entre la pusillanimité de certains manques de décision et la légèreté avec lesquelles sont lâchés des mots et des actes pourtant lourds de conséquences. C’est l’abnégation que cette rigueur signifie : le renoncement à l’autosatisfaction et aux protections illusionnistes.

Les mains libres enfin, le cinquième voyage glorifie le travail en ce que seule l’œuvre compte, pas la récompense éventuelle : c’est l’ultime distance prise avec l’égotisme originel. Alliant nos dimensions verticale et horizontale donc, « nous devons constamment nous efforcer de concilier les oppositions apparentes en vue d’une édification réelle ». Le sujet auquel j’ai choisi de travailler ici semble précisément pouvoir bénéficier de ce croisement symbolique.

Lorsque, adolescent, j’ai commencé à m’intéresser à la psychologie, deux motifs m’y engageaient. D’une part je souhaitais rendre ma propre vie plus facile, trouver plus d’aisance en termes de relations humaines, aussi bien dans les relations interpersonnelles que dans les relations institutionnelles. D’autre part, le monde ne me paraissait pas tourner très rond, et j’ai rapidement pensé que l’épanouissement profond de ceux qui m’entourent favorise le mien propre. A cette époque où la récente lucidité sur les dérives catastrophiques données par l’homme à ses propres idéologies les plus généreuses menait certains à sacrifier les idéaux les plus fondamentaux sur l’autel du financialisme le plus amoral, la psychologie m’avait paru porter l’espoir d’articuler la connaissance de l’individu et celle du social en direction d’une plus grande harmonie, harmonie qu’il conviendrait de dessiner grâce à l’apport de tous les savoirs humains. Faute d’en avoir été découragé jusqu’ici, je continue de travailler en direction de ce qui n’est peut-être définitivement qu’un idéal social utopique, un point de repère fournissant une orientation : une sorte d’étoile flamboyante en somme.

Le long de ce chemin humaniste éclairé par l’ouverture spirituelle, la rencontre était prévisible avec le fait religieux : on ne peut guère négliger de s’intéresser à des mouvements collectifs aussi importants et dirigés de tout temps vers une forme d’harmonie humaine. Les événements du 11 septembre dernier, ajoutés à tous les autres soubresauts que la terre a portés, sont venus ajouter une question basique à celles qui préexistaient : comment vivre la spiritualité, dans quels liens avec les autres champs de l’activité humaine, pour qu’elle soit facteur de progrès humain ? Si philosopher, c’est penser un peu plus loin qu’on ne sait, un peu plus loin que ce qui est positivement, matériellement prouvé, je me sentirai autorisé à tenter de proposer une synthèse de ce que j’ai pu lire et entendre pour répondre à ces questions.

Il est bien évident que le caractère insécurisant des attentats du 11 septembre, spécifiquement pour des occidentaux habitués à voir mourir ailleurs les victimes des attentats « religieux » ne doit pas masquer le fait que les conflits laïques ont fait bien plus de morts que les conflits invoquant le fait religieux. Il va sans dire aussi – mais cela va toujours encore mieux en le disant - que  les musulmans ont été plus souvent victimes des violences « religieuses » qu’eux-mêmes assassins. Il y a mille ans, il y a cinq cents ans la chrétienté ne brillait pas par sa tolérance. Et ce sont des musulmans qui ont payé le plus lourd tribut aux exactions algériennes. Quant à opposer Orient et Occident, on rappellera que « al-Maghreb » signifie « l’Occident », que cette partie du monde partage l’héritage fondateur biblique et grec avec les états européens.

Les derniers événements ont évidemment attiré l’attention sur l’islam, mais mon objectif n’est pas de faire une critique spécifique de cette religion, pas plus que de la religion en général. On sait que le Coran contient des passages pour le moins brutaux, qualité qu’il partage d’ailleurs avec la Bible. On sait aussi qu’il encourage à plusieurs reprises le respect de la vie, du point de vue divergent de l’autre. Les intégristes sacralisent les textes fondateurs, mais ceux-ci, souvent ambigus, ne suffisent pas du tout à comprendre les comportements des croyants actuels, en particulier des plus virulents d’entre eux. Ce travail n’est donc pas du tout une exégèse sur les détails des textes, mais un questionnement pluridisciplinaire de la manière que les croyants ont de les traduire en actes.

Pour alimenter ma compréhension du sujet qui nous occupe ici, je me suis intéressé à divers domaines de l’activité humaine ; en particulier  je me suis enquis d’informations religieuses, entre autres fournies par mes frères et j’ai mis à contribution ma culture débutante en matière de maçonnerie ; il m’a paru nécessaire également de procéder à la lecture d’analyses érudites, mais aussi d’expressions vécues, rapportées par la presse (sans toutefois prendre chaque arbre pour la forêt). Ayant personnellement connu des musulmans beaucoup plus de repas entre copains… Que de cours universitaires, je prie mes auditeurs de bien vouloir corriger avec bienveillance les erreurs qui auraient pu se glisser dans ce qui suit.

Je commencerai  en essayant d’estimer la part prise par les éléments plus spécifiquement religieux vis-à-vis de la question qui nous occupe. Si l’on cherche à prendre les choses à leur point de départ, les trois grandes religions du livre sont issues d’une même région du monde : le « croissant fertile ». A l’heure actuelle la religion musulmane focalise les attentions, ce qui me la fera conjoncturellement choisir comme référence principale parmi les représentantes du fait religieux. Mahomet et ses premiers auditeurs étaient des habitants de la steppe, des bédouins (c’est d’ailleurs ce que la racine « ‘rb » du mot « arabe » signifie). De cette origine nomade, patriarcale, guerrière, conquérante le Coran tira-t-il une propension atavique à la violence ?

Vivre et trouver sa subsistance dans le désert ne prédestine sans doute pas à la sensiblerie, mais né humble parmi les humbles, il semble que Mahomet ait au contraire voulu appeler à la solidarité tribale, qui était en cours de dépréciation dans une société où les différenciations économiques s’accentuaient entre les tribus. Aujourd’hui dans le monde, un musulman sur cinq seulement est arabe, et l’Indonésie, le plus grand pays musulman, vit apparemment pacifiquement sa religion. L’islam javanais est décrit comme pérégrin : il incite chacun à entreprendre sa propre quête spirituelle, dans l’alliance de la connaissance de soi individualiste et de la morale communautaire, la recherche de la paix et du partage, de l’ouverture et du pacifisme. D’ailleurs partout, le ramadan est proclamé comme étant le mois du pardon et de la réconciliation.

Par comparaison avec la situation qui préexistait, la religion musulmane semble paradoxalement avoir même représenté une véritable avancée de la condition féminine. Contrairement à l’Eglise chrétienne, le Coran a toujours pensé que la femme a une âme, et qu’il n’y a prééminence masculine que tant que l’homme fait dépense de ses biens en faveur de la femme. C’est le Coran qui apporta un code du statut personnel définissant les droits et devoirs des femmes à la société tribale d’Arabie au VIIème siècle. La sunna (la somme des dires du prophète) donna beaucoup de droits nouveaux à la femme à l’occasion du mariage. Avant, la femme ne bénéficiait d’aucune union légale, elle n’avait pas droit à l’héritage ; les filles étaient parfois enterrées vivantes et l’honneur n’était lié qu’à la descendance masculine. Concernant le voile, il semble bien que la tradition ait fait l’objet de relectures plus orientées les unes que les autres ; le texte d’origine est : « Qu’elles rabattent un voile sur la gorge ». S’il faut entendre par là que le monokini était proscrit, on peut penser que sous un climat chaud le conseil n’était peut-être pas dénué de toute relation avec une réelle tendance vestimentaire alentours, et qu’il est d’ailleurs toujours utile l’été dans nos propres villes balnéaires. Quant à l’adultère féminin, pour être puni selon les textes il doit avoir été constaté par quatre témoins, la femme pouvant comme l’homme demander le divorce. L’excision et l’infibulation existaient avant le Coran : si celui-ci ne les a pas supprimées, il ne les a pas instaurées. Très concrètement enfin, la première épouse de Mahomet dirigeait un commerce caravanier, la dernière était chef militaire. Il n’est donc pas impossible que ce soient les peuples conquis et les croisés qui aient contribué à influer dans le sens du puritanisme, de l’éloignement des femmes des affaires publiques.

La guerre sainte ne serait pas conseillée dans le Coran, et certains pensent que les religions juives et chrétiennes ont suggéré à L’islam la notion de terre sainte, ce qui aurait favorisé le fait que le djihad ait été utilisé sous son acception de guerre sainte défensive. D’ailleurs, les musulmans subsahariens étant restés minoritaires pendant plusieurs siècles, l’islam s’est lentement propagé le long des itinéraires des marchands, ce qui lui a donné une tradition de tolérance. Le musulman moyen ne souhaite pas spécialement convertir et encore moins éliminer les non-musulmans : ce sont les intégristes qui voudraient faire passer ce message. Le Coran donne de multiples recommandations en faveur du respect de la vie, de la valeur du désaccord.

Lors de la lecture du Coran comme d’autres textes, pour décider de la signification de certains énoncés ambigus, selon le principe de Godel il faut sortir du système de référence et en appliquer un autre ; par exemple : l’humanisme. Or, alors que les juifs sacralisent par-dessus tout la Torah et les musulmans le Coran (partageant une même tendance scolastique, les intégristes excluant même de faire référence à quelque autre source que ce soit pour que le croyant dirige sa vie), les chrétiens sacralisent le sacrifice du Christ. Mais la lecture que les modérés font de la Charia montre que la pensée musulmane n’est pas aussi fermée que certains le voudraient. Cette loi coranique, cette normativité présentée comme révélée et comme le chemin qu’il faut suivre pour parvenir jusqu’à Dieu, contient beaucoup de silences et d’ambiguités : les musulmans modérés se réfèrent alors aux hadiths (officiellement les « dits du prophète », en fait souvent des ajouts ultérieurs sacralisés et islamisés). La construction elle-même de la Charia fut effectuée par l’ijtihad, en puisant à sept sources du droit : le Coran et la Sunna (l’ensemble des hadiths), travaillés et associés à cinq techniques intellectuelles (raisonnement analogique, consensus des oulémas, libre opinion de l’ouléma, l’intérêt public, ruse : détourner l’esprit tout en respectant la lettre).

Cela a donné quatre écoles sunnites différentes, nées entre le VIIIème et le IXème siècle, logées autour de la Kaaba à la Mecque, jusqu’à ce qu’au XIème siècle les juristes prononcent la fixation de leurs doctrines. Les remises en cause n’ont advenu qu’à partir du XIXème siècle. Recouvrant les états islamiques les plus laïcs comme la Turquie ou la Palestine, le hanafisme serait l’école la plus pragmatique. Il valorise la libre opinion de l’ouléma et incite à prendre acte de l’équité et de l’intérêt général. Présent en particulier en Egypte avec l’université Al-Azhar, le chafiisme rejette la libre opinion pour privilégier le consensus des oulémas. Régnant en particulier au Maghreb, le malékisme valorise autant le consensus que la libre opinion, mais tolère également la pratique parallèle du droit coutumier antérieur à l’islam. Le Hanbalisme, repris par Ibn Taymiya au XIVème siècle, puis par Ibn Abd al-Wahab au XVIIIème siècle, est devenu au XXème siècle la doctrine de l’état saoudien grâce à la manne pétrolière. Opposé à toute innovation juridique, il n’admet comme sources du droit que le Coran et la sunna et se présente non comme une école, mais comme l’incarnation de l’islam authentique.
 
La racine du mot « islam » (slm) signifierait : paix, prospérité, mais le mot lui-même est synonyme de soumission confiante (ou active) à Dieu, qui serait seul maître des pensées, des paroles, des actes et des projets humains, rien ne pouvant se faire nulle part sans sa permission ni son concours. Pour ces derniers, le Coran serait la révélation du destin fixé des hommes. Majoritairement, les musulmans ne suivent pourtant pas la voie de la surinterprétation débridée, et ne se considèrent pas comme déresponsabilisés, autorisés à tous les excès. Le Coran énonce même que les hommes sont responsables des autres créatures. Les locutions « Inch Allah » et même « Allah akbar » sont des expressions de l’appel constant à la bienveillance divine. Beaucoup de croyants y entendent sans doute le refus salutaire du sentiment de toute-puissance qui laisse croire à la légitimité de tant d’abominations de par le monde ; on aurait pu espérer que cela corresponde à un vœu universel de modestie. Il semble malheureusement qu’une minorité s’autorise de cette même autorité divine pour traduire les plus délirants de ses propres affects en actes, sans que l’autre ne bénéficie de la même indulgence : à leurs propres yeux, les intégristes seraient guidés par Dieu, mais pas les autres humains. C’est que, et c’est d’ailleurs vrai pour les intégristes des trois religions du Livre, l’impie qui se met en marge de la religion prônée renonce à sa qualité de créature divine ; il est même habité par le mal et il devient non seulement « légitime » mais encore « nécessaire » de le supprimer.

Vu par les musulmans, Dieu serait on ne peut plus unique et lointain : faut-il y voir un appel au déracinement, à la désincarnation ? Il est vrai que lors du ramadan, le jeûneur s’affranchit de toute servitude terrestre. Mais en général au contraire, jouir des plaisirs de la vie est encouragé par la foi musulmane, à condition que ceux-ci soient licites. Jouir licitement de la création constitue même une prière. En particulier, partager le repas crée un lien sacré. On remarquera toutefois que la pureté du corps dépend de celle de l’aliment : un aliment impur empêche de toucher le Coran, d’aller dans une mosquée, de prier. L’animal soupçonné d’avoir mangé des déjections est considéré comme impur (comme le porc), ainsi que l’animal carnivore qui risquerait d’avoir mangé le précédent. L’animal herbivore lui-même n’est comestible que s’il est immolé au nom du Dieu unique. Les sécrétions corporelles humaines entament aussi la pureté du croyant et obligent à une toilette spéciale. A lire ces descriptions, on a l’impression que les musulmans tentent de se détacher de ce qui est terrestre, malgré et peut-être même justement parce qu’ils ressentent avec une grande prégnance leur lien au terrestre : à la terre-mère pourrait-on dire. D’ailleurs les terres d’islam commencent à peine à se séculariser. Quand on cherche à se libérer de l’emprise du terrestre, il n’y a rien enfin de plus expédient que de se suicider, si possible au nom d’un idéal élevé, sinon d’un père spirituel. Comme l’église et la synagogue d’ailleurs, la mosquée valorise le martyr qui préfère mourir qu’abjurer sa foi : mourir en martyr ouvrirait la porte du paradis.

Le Coran est-il par conséquent considéré comme une perfection à appliquer littéralement ? Ce serait s’avancer bien loin : comme pour les autres textes fondateurs son contenu est souvent ambigu, et ce qui compte est ce que les musulmans eux-mêmes en retirent. L’Ijtihad, travail personnel et collectif d’interprétation des textes, existe depuis longtemps. On a pu distinguer au moins six manières notoires de le lire : les traditionnalistes (qui portent surtout leur attention au culte et au rituel) ; les littéralistes (qui ne discutent pas le texte) ; les réformistes (qui tâchent de retrouver l’esprit et le dynamisme originel de l’islam) ; les islamistes (qui visent l’installation de l’état islamique fonctionnant tout entier selon la charia) ; les rationalistes (qui cherchent à faire le lien entre texte et raison) ; et enfin la tradition soufie (qui, portée par des mystiques reconnus pour leur sérénité et leur rayonnement  personnel, tente depuis des siècles de sublimer la violence du texte originel en amour).

La distinction la plus connue est celle que l’on fait entre chiites (utopistes plus passionnés, plus mystiques, interprétant les textes) et les sunnites (pragmatiques littéralistes, séparant le temporel du spirituel). Certains chiites sont eux-mêmes minoritaires et ésotériques : les alevis (représentés chez les turcs comme chez les kurdes, pro-état laïc) ; les ismaéliens (qui recherchent la vérité cachée derrière toute entité agissante, tout texte révélé, toute forme vivante) ; les druzes (qui croient à la migration des âmes, ne pratiquent pas le prosélytisme mais la dissimulation) ; les Alaouites (syriens, se dissimulant sous un islam de façade, effectuant un mélange de philosophie hellénistique, de gnosticisme chrétien, de judaïsme, de manichéisme et de vénération d’Ali). Chez les sunnites, comme on l’a vu plus haut, on trouve une aussi grande diversité des interprétations.

A l’origine de L’islam, les bédouins semblent avoir été plutôt des pragmatiques pratiquant la négociation, la recherche du consensus ; bien que vivant dans le désert, ils n’auraient pas cultivé l’idée de l’absolu : au départ, ce qui constituera plus tard le Coran n’était sans doute pas entendu de façon extrême. Au contraire, comme les hadiths (ces injonctions juridiques parfois contraignantes), le mysticisme semble avoir principalement été l’œuvre des convertis. L’interprétation de la tradition prévaut sur le texte lui-même : c’est tellement vrai qu’aujourd’hui, partout dans le monde musulman on sacrifie des moutons alors que les bédouins n’ont paraît-il jamais pensé que seuls des chameaux étaient dignes d’être sacrifiés. Cet exemple prosaïque montre bien que donnant corps à l’imaginaire, les symboles ne sont pour autant jamais déconnectés de la réalité matérielle. Cela vaut sans doute également pour ce qui est des autres facteurs conjoncturels, que nous évoquerons par la suite.

Le musulman ordinaire serait-il en devoir de médiatiser sa relation au divin par l’appel à un docteur, à une autorité impérieuse dirigeant les aspects les plus divers de sa vie quotidienne ? Le fait que l’effigie de Ben Laden ait été brandie en de nombreux endroits pourrait faire prendre l’arbre pour la forêt et laisser croire à une propension musulmane à suivre le leader charismatique, mais contredit en fait frontalement le bannissement de l’idolâtrie par le Coran. De plus, il appert que, dépassant en importance le petit djihad (combat défensif ou offensif contre l’incroyant), un grand djihad soit recommandé, qui consiste pour chacun en un travail sur soi visant à combattre le mal qui est en lui-même. Avec l’ijtihad, ces deux démarches devraient suffire à invalider la justification de l’intégrisme et du littéralisme. L’homme est infiniment petit face à Dieu, mais sans qu’il soit surveillé il lui est demandé de faire son chemin, ce qui ne constitue pas à proprement parler un fatalisme. Malgré la fréquente association historique entre monothéisme et intolérance, il apparaît d’ailleurs que les religions du Livre reconnaissent toutes la capacité individuelle à s’approprier la signification des textes.

Le judaïsme reconnaît environ 158 interdits, qui constitueraient un étau menant à l’isolement celui qui chercherait à les respecter tous. Portant calotte pour ne pas se prendre pour Dieu, c’est pourtant généralement l’individu qui y est considéré comme maître de son propre destin. D’ailleurs, il ne risque pas d’agir en vue d’une admission au paradis : il n’y en a paraît-il pas pour la religion juive. En revanche, l’intégrisme juif, initié par le mouvement « Agoudat Israël » en 1912, veut que la tradition soit prise au pied de la lettre, refuse toute influence externe car supposée délétère pour l’intégrité de la foi, de la loi et du peuple ; il exige l’application exclusive de la Torah (le Pentateuque : les cinq premiers livres de l’ancien testament), de la Halaka (la loi juive), une colonisation illimitée, défend l’interdiction de vendre ou de se marier à un non-juif.

Jésus a préféré la foi généreuse au légalisme obsédant. Présenté comme le fils de Dieu, il avait également un père nourricier ; adoptant la Loi divine, il avait également choisi de subir la loi des hommes. Il est admis à sa suite que le destin de chacun est dirigé par lui-même. Le catholicisme a néanmoins reconnu l’infaillibilité pontificale ; l’intégrisme catholique, né en 1890, condamne le libéralisme des mœurs, le socialisme, l’exégèse critique des écritures ; influent en Espagne et Amérique latine plus qu’en Europe de l’Ouest, il a notamment soutenu Franco, Pinochet, et la junte militaire argentine.

Pour les protestants libéraux, la Bible est un témoignage (testament) avec ses grandeurs et ses faiblesses, et il convient de la lire avec du recul. Le destin de chacun est dirigé par Dieu (l’humain est tiré de la terre glaise) mais subsiste une responsabilité personnelle : en quelque sorte on est surveillé. Le protestantisme ne possèderait pas vraiment de dogmatique : « tout protestant est pape Bible en main ». Le silence de Dieu découlerait de sa volonté de laisser parler l'homme : il n'y aurait pas d'humanité sans parole échangée. Cela n’empêche pas qu’en France et aux Etats-Unis notamment, on assiste à une grande dispersion des églises, dans l’ensemble vers un rigorisme croissant et souvent dans des milieux modestes. Les amendements apportés au message originel ou le littéralisme semblent motivés par une inquiétude produisant un puissant désir de cadre, de certitude.

Sauf à délibérément opter pour l’abandon de toute pensée rationnelle ou à choisir la voix de la rationalisation même de sa spiritualité, le croyant libéral aménage des espaces dévolus à des pensées incompatibles, ce qui suppose une tendance à compartimenter de manière plus ou moins étanche ses différents domaines de référence. A la lecture transversale de la description des différentes fois religieuses, on peut penser que, quelle que soit la religion concernée, toute forme d'interprétation qui privilégie l'esprit par rapport à la lettre, donc toute forme d’interprétation individuellement active (par exemple le symbolisme et l'ésotérisme) permet d'échapper au totalitarisme religieux. Pour les libéraux, le sacré n'est pas une loi transcendante comme pour les intégristes, mais une règle de conduite momentanément différente à l'intérieur d’un espace-temps défini.

Contrairement aux docteurs de la loi, les mystiques de tous bords ont cherché à distinguer Dieu (plus limité par le contexte) de la déité. Certains pensent que cette séparation entre religion et spiritualité (entre la lettre et l’esprit) est déterminante pour que s’affirme la tolérance. Des mystiques issus de cultures très différentes ont ainsi produit des pensées très proches. L’ère de l’individu qui émerge actuellement sonne le glas de la conception selon laquelle le croyant n’existe que dans sa communauté et dans sa relation à Dieu. Toutefois, transcender la loi pour atteindre Dieu n’est facteur d’autonomie que si le mystique ne cherche pas à s’abîmer dans la déité.

Quoiqu’il en soit, si la violence agie ne provient pas directement de la lecture des textes sacrés, c’est que leur interprétation est colorée par des considérations plus ou moins conscientes, mais extérieures au champ couvert par le fait religieux. Tout dépend précisément du contenu qu’on leur attribue.

Les tensions que l’on peut supposer préexister aux violences constatées viennent-elles du champ culturel ? Il est possible que de nombreuses réticences à l’évolution vers certains idéaux (comme, par exemple, l’importance primordiale accordée au destin individuel) proviennent du refus d’adhérer à ce que l’Occident proclame sans d’ailleurs toujours le concrétiser par ses actes. Pour certains, L’islam tirerait une partie de son prestige de son caractère antioccidental, anticolonial. Ses valeurs ancestrales : famille polygame et élargie, pouvoir des aînés, primauté des hommes, solidarité de groupe, donnent un contenu à la défiance à l’égard de la culture occidentale et de ses normes morales. L’islam serait parfois considéré comme la « meilleure » manière pour certaines sociétés de rester africaines. Il s’agit en effet du dilemme des civilisations non occidentales : l’Occident paraît présenter la caractéristique distinctive d’avoir transposé l’âge d’or dans l’avenir, adhérant collectivement à l’idée de progrès. Refuser alors la modernisation, c’est risquer d’être colonisé ou dépassé ; l’accueillir c’est perdre son âme ; n’accepter que le progrès technique, c’est risquer la cohésion de la civilisation qui l’accueille. La religion propre à l’Occident, c’est le culte de la nation et de la démocratie. Mais chercher à obliger d’autres nations à choisir la démocratie est souvent perçu comme du protectionnisme déguisé.

Assiste-t-on à un choc des civilisations ? Il est vrai que l’Occident a connu son époque des Lumières. Libérant l’individu de la double tutelle de la sainteté de la religion et de la majesté du pouvoir, de la superstition, de l’exclusivité de la pensée mythique, elles ont aussi désymbolisé l’univers. A-t-il plus constamment été en crise (ce qui l’aurait toujours poussé en avant), alors que les autres civilisations se seraient plus construites sur l’idée de durée, de constance en référence à un âge d’or passé ? Le conflit théologico-politique aurait été plus virulent dans l’Occident chrétien, ce qui y aurait rendu plus évidente la nécessité de séparation entre privé et public, entre politique et religion. Aujourd’hui on peut réintroduire les mythes car ils ne font plus peur : l’échange entre cultures est devenu plus facile, ainsi que la coexistence de différents niveaux de conscience. La pensée occidentale est récemment devenue capable de se désidentifier de ses propres pensées. L’état de droit et les droits de l’homme ont été rendus possibles par la valeur accordée à l’individu. En revanche, l’Occident est prométhéen : nous sommes plus libres, mais aussi symboliquement plus démunis.

Mais cela ne suffit pas pour parler de choc des civilisations, ce qui reviendrait à reléguer au second plan les raisons politiques et économiques des très réels clivages Nord-Sud. Huntington fait l’hypothèse que la source fondamentale de conflits ne sera pas idéologique ou économique, mais culturelle, car le monde est devenu plus petit et la modernisation sépare les gens de leur identité locale. Ce dernier constat ne manque pas d’intérêt, mais ne peut pas être associé de manière exclusive à la querelle métaphysique invoquée par l’auteur, insoluble par essence, ce qui évite de chercher une solution politique.

La manière dont les intégristes vivent leur foi, leur volonté d’homogénéisation des comportements, des tenues, des paroles et des gestes, est contraire à l’idée même de culture. Il ne saurait par conséquent y avoir de choc des cultures ou des civilisations. En fait sur l’axe culturel, le 11 septembre illustra plutôt un conflit entre civilisation et barbarie. Les gens qui suivent Ben Laden sont finalement autant les fossoyeurs de leur propre civilisation d’origine que de la civilisation occidentale. Refusant tout compromis avec la vie, décrochant du monde réel, ils signifient leur propre refus de la vie à plus ou moins long terme. Or, dès lors que l’on prétend agir dans le monde, on doit anticiper rationnellement les conséquences de son action parce qu’on accepte d’être en partie responsable du monde. On ne peut pas envisager de procéder à l’ouverture d’une porte relationnelle pour donner ou recevoir, sans savoir que cette porte laissera également passer la réponse environnementale.

Vis-à-vis de la religion musulmane prise dans son ensemble, certains auteurs peu inspirés du début du XXème siècle ont pu parler de la fin de l’unité méditerranéenne par rupture de la tradition antique comme Henri Pirenne (1935), affirmer que l’islam serait « contraire à l’esprit scientifique » comme Ernest Renan, voire que l’islam est l’ennemi jaloux de la supériorité raciale chrétienne comme Louis Bertrand (années 30), le même islam manifestant selon Fernand Braudel, hostilité et emprunt vis-à-vis de l’Occident. Huntington a récemment tiré sa vision des choses de ces théories coloniales. Mais d’autres auteurs comme Maurice Lombard et André Miquel font valoir que nous avons toujours un monde méditerranéen commun. A quoi pourrait-il reconnaître son unité ?

Contre la tentation centrifuge à la fragmentation, le geste fondateur de toutes les sociétés est le don. Le modèle occidental a par la suite fondé son fonctionnement sur le contrat, mais les sociétés premières n’obéissent pas à la logique du donnant-donnant, lui préférant une obligation générale de générosité : elle consiste en la triple obligation de donner, recevoir et de rendre la pareille lorsque l’occasion s’en présente. La logique est de subordonner les contraintes naturelles au « beau geste » en faisant en quelque sorte assaut de bonnes manières. Les sociétés secondes procèdent généralement à la radicalisation de ce principe (ce qui signifie donner sans espoir de retour), à son intériorisation (donner discrètement) et à son universalisation (donner largement). Une société tierce pourrait élargir ce principe vis-à-vis de l’humanité de son ensemble.

Cette démarche du don présente un grand intérêt : celui de tisser des liens, alors que les humains ont très facilement tendance à céder à la tentation centrifuge, à se replier sur une communauté (communauté d’intérêts, communauté culturelle, etc.) dans une société globale tendant à la fragmentation sous un vernis de modernisme qui uniformise superficiellement plus qu’il ne fédère. Aujourd’hui on fait beaucoup appel au juge : est-ce la conséquence d’un manque de repères moraux partagés, ou bien est-ce encore une façon de régler ses problèmes avec l’autre sans le rencontrer ? Or, on ne s’engage qu’avec ceux à qui l’on fait confiance, et l’appartenance à une même communauté se crée et s’entretient en particulier en partageant le repas. Lorsque certains vont jusqu’à dire que l’essence de l’humanité se trouve dans la communauté humaine, ils incluent sous cette locution sa communauté d’origine, mais aussi l’ensemble de l’humanité.

Le point de vue des sciences humaines sur la question promet également d’être instructif. La compréhension pluridisciplinaire de René Girard (cette planche a repris le titre d’un livre écrit par lui en 72) attribue au religieux la fonction de maintenir la violence hors de la communauté par le mécanisme de la victime émissaire. Le rite définirait un dynamisme collectif qui triomphe graduellement des forces de dispersion et de désagrégation en faisant converger la violence sur la victime rituelle : il y aurait métamorphose de la violence réciproque en violence unilatérale. La communauté revit à chaque fois sa propre origine sous une forme voilée. La nature des forces maléfiques doit échapper au rite car elles proviennent de la communauté elle-même, qui se préserve des hostilités qui lui sont internes en les assouvissant périodiquement, ce qui exige par conséquent la participation de tous.

Les semblables se considèrent réciproquement avec d’autant plus d’aversion qu’ils sont proches, concurrents, voire fragilisant pour le sentiment de chacun d’entre eux d’indivision, de différenciation. Le double est donc ressenti comme monstrueux. La victime, choisie et préparée pour se situer exactement à la marge entre intérieur et extérieur de la communauté, personnifie ce double monstrueux, à la fois trait d’union et séparation entre la communauté et le sacré du dehors où la violence est régulièrement expulsée. Marginale, elle passe pour être capable de circuler librement de l’intérieur à l’extérieur, pour être à la fois maléfique et bénéfique. Elle est poussée à transgresser les règles afin de focaliser le ressentiment de tous, avant d’être sacrifiée, et donc finalement considérée comme une chose très sainte. Girard décrit donc la résolution d’un problème de violence par l’établissement de limites. Chacun étant d’autant plus tenté d’agresser celui qui lui ressemble, la communauté risque de se désagréger. Le sacrifice d’une victime marginale permet d’expulser la violence interindividuelle au-dehors d’une limite collective, en renforçant la cohésion interne. Comme on le verra, cette notion d’expulsion de l’entropie hors d’une limite groupale ou individuelletransparaîtdans d’autres approches.

L’observatoire du religieux de Bruno Etienne fait appel à l’ethnopsychiatrie pour mettre en exergue l’échec des capacités contendantes de représentations, rendant libre un trop-plein d’énergie et conduisant à l’exaspération de la pulsion de mort. Contre la propension à la déliaison résultante, émerge un désir forcené de fusion et d’unité qui peut se traduire autant à l’échelon individuel que collectif par la décision de combattre la mort en la donnant, voire de choisir l’apocalypse pour faire advenir le royaume.  Il est vrai que la canalisation de l’énergie des très jeunes hommes a toujours et partout posé un problème sociétal. Bruno Etienne a repéré deux types « d’humiliation » ayant pu toucher en particulier ceux d’entre eux qui sont issus de familles musulmanes. Il s’agit de la perte de l’autorité du père et de l’absence de démocratie dans les pays musulmans, face à la « westernization » d’une partie du monde.

Il est frappant de constater que les trois fondateurs du monothéisme révoquent leur paternité en doute ou sont orphelins et sans descendance mâle dans une société patrilinéaire sinon patriarcale. On se souvient de la phrase de Jésus agonisant sur la croix : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Chez les arabes (ce qui ne signifie pas chez tous les musulmans), la première solidarité archaïque est celle du segment du nom ; le deuxième cercle est celui des frères, le troisième celui des cousins et le quatrième celui des gens du Livre. Dans notre civilisation commune, au moins depuis Sophocle il y a trois séquences hiérarchisées : la transcendance et la Loi de Dieu, l’immanence et la loi du père, l’hypostase et la loi des légistes légitimes. La métaphore paternelle est au centre du pouvoir, et pourtant selon Freud les religions monothéistes sont fondées sur le meurtre du père et le banquet totémique. Se situe peut-être ici une fragilité commune et constitutionnelle de la métaphore paternelle pour les trois monothéismes, qui se traduirait plus facilement qu’ailleurs en perte de l’autorité du père et en déréliction sociale lorsque les conditions existentielles y contribuent. Alors que le sacré aurait été inventé au départ dans le but de canaliser la violence, un lien au contraire positif entre violence et sacré tiendrait donc d’une part à la tentation eschatologique de hâter la fin, pour faire advenir le renouveau : on pourrait dire aussi, plus psychologiquement, de hâter la désagrégation pour retrouver l’unité originelle, alors que l’islam avait au contraire historiquement promu une conception unitaire des savoirs, une éthique du désaccord. Il y aurait en quelque sorte détournement et même retournement de la fonction initiale du sacré.

Avec Eric Geoffroy, on peut remarquer que, contredisant le fractionnement précoce du territoire de l’islam, la conception figée et monolithique de la norme islamique n’a prévalu que lorsque l’hégémonie matérielle du nord occidental s’affirmait. La démarche collective aurait-elle fait écho à une réaction individuelle profonde à un sentiment plus ou moins objectif de manque de place ? A une fragilité des limites face à une violence venue cette fois de l’extérieur ? Mais le lien entre violence et sacré tiendrait aussi à la concurrence des versions du divin, qui se ressembleraient trop pour ne pas être tentées d’user de violence. On pourrait aussi faire un parallèle psychologique avec la rivalité fraternelle que bien des familles ont connue, ce qui nous fait retrouver la thématique de la place. Au niveau groupal comme au niveau individuel, les aléas de la relation à l’autre semblent influencer les variations de la cohésion interne par résonnance. Que l’autre manque soudainement ou fasse intrusion paraît pouvoir fragiliser cette cohésion interne.

Daniel Sibony rappelle la faille originaire qui sépare et rattache tout ce qui est à l’être infini, faille impossible à combler mais que le judaïsme le premier a essayé de métaboliser. A son tour, Jésus endossa la faille identitaire du rapport à l’autre et tenta de la combler en s’auto-sacrifiant et en prenant des distances avec la loi qui sépare pour insister sur l’amour de Dieu. Le Coran poursuivit le rapprochement en englobant tous les personnages bibliques sous la locution « soumis à Dieu », autrement dit « musulman ». D’ailleurs, dès que la faille reparaît, la chose est ressentie comme un danger. Nous avons vu tout à l’heure l’importance revêtue par le manque de lien de paternité aussi bien dans l’avènement d’une religion monothéiste. Sans que de telles réflexions ne nous permettent d’inférer que l’homme a créé son dieu, ne pourrions-nous voir l’angoisse du manque originel créé par la séparation d’avec la mère à l’origine de l’adoption d’une foi religieuse, voire – dans les cas les plus extrêmes - d’un comportement terroriste ? Si l’angoisse de ne pas savoir de lieu délimité pour exister en paix peut mener à une foi qui aurait la même fonction primordiale que le politique (éviter la guerre), ne serait-elle pas également à la source de l’accumulation matérielle effrénée à laquelle se livrent nombre de ressortissants des pays riches (toutes religions confondues) ? En retour, le sentiment objectif de se voir refuser le moindre espace pour vivre, pour se recentrer dans le calme ne peut-il conduire à l’exacerbation des convictions les plus dangereuses ?

Par rapport à une histoire brillante, le présent peut en effet paraître cruel aux musulmans. En effet, dans plusieurs pays concernés l’urbanisation trop rapide n’est pas assez accompagnée par l’état : les banlieusards y sont privés de repères, beaucoup de nouveaux jeunes diplômés sont sans débouchés. Partis à la rencontre de l’Occident ils sont déçus : ils ne conservent que le sentiment de culpabilité d’avoir faussé compagnie à la tradition. En regard de cela, les islamistes se font apprécier en critiquant et en palliant les difficultés les plus criantes. Aujourd’hui, les islamistes les plus violents viennent des villes occidentales. On constate fréquemment chez eux un parcours individuel de rupture suivie d’une réislamisation également individuelle : ils ne représentent par conséquent ni la communauté religieuse ni la culture traditionnelle. Les membres de la seconde génération de membres d’Al Qaïda (après 1992) ont rompu avec leur famille, ont quitté leur pays d’origine.
 
Le sentiment d’être minoritaire se développe à l’intérieur même du monde musulman, sous la forme du fantasme d’un islam bafoué, assiégé. Toutes les catégories socioculturelles sont touchées ; ceux qui passent à l’acte ne cherchent pas le pouvoir, mais basculent dans une rupture à la fois horizontale (vis-à-vis du monde matériel et des relations humaines) et verticale (vis-à-vis de leurs propres racines psychiques et historiques). Au-delà de la recherche d’efficacité, qu’évoquent ces bombes attachées à la ceinture, sinon la fragmentation, en particulier la rupture entre esprit et instinct vital ? Dans leur propre culture, ils pratiquent la négation de tout ce qui n’est pas réductible aux seuls préceptes fondamentaux de leur loi de leur foi : le musulman déraciné se constitue un islam adaptable à toutes les sociétés, car détaché de l’idée de société.

Le seul repère du musulman déraciné, son seul lien semble être le père divin. Les trois religions du Livre situent la paternité divine au-dessus de la paternité familiale, ce qui mène les croyants les moins subtils à considérer  que la Loi divine est la seule qui doive être suivie, la loi paternelle et plus encore la loi des hommes restant lettre morte. Educativement, il semble que soit parfois rencontrée chez certains musulmans l’idée que chacun de leurs garçons est le fils direct d’Allah avant d’être celui de son propre père. Dans ces conditions, quelle possibilité reste-t-il à la fonction paternelle de s’exercer, à la loi humaine d’être reconnue par le fils ? Pour ce qui est du vécu quotidien, on fait confiance aux filles pour bien se tenir et préserver l’honneur de la famille. Cela dit, même si se vérifiait statistiquement une tendance globale plus marquée aujourd’hui chez les familles d’origine maghrébines, cela rejoindrait une tendance encore forte chez de nombreuses familles chrétiennes, et implantées en métropole depuis longtemps. Toutes religions confondues, il semble que les milieux socialement moins favorisés, dont on connaît par exemple le fonctionnement plus positionnel que négocié, se laissent plus aisément séduire par ce type de solution.

Il est vrai que, à l’instar de la religion juive, l’islam semble tendre au juridisme, c’est-à-dire pour ce qui le concerne à associer la sunna au Coran, et autrement dit à légitimer la loi des hommes par la volonté de Dieu. Dans un pays musulman traditionnel, on comprend l’importance de rappeler, voire de seriner la loi divine (la seule présentée comme légitime) pour éviter les débordements sociétaux. Cela peut aller jusqu’à une servitude volontaire aboutie dans des nations comme le Maroc, où le Calife est à la fois chef temporel et religieux. Mais garder la même représentation de la filiation dans un pays non-musulman comme la France, où la reconnaissance des symboles nationaux et de la loi – laïques - devient religieusement facultative, ne peut qu’encourager le désir de toute-puissance que chaque enfant et en particulier chaque garçon du monde connaît à un moment de sa vie. Ce qui pose problème serait ici moins les caractéristiques distinctives de chaque religion du Livre, que la difficulté bien partagée de reconnaître une légitimité à une loi humaine inspirée d’une religion autre que la sienne, en particulier lorsque il est difficile de se sentir reconnu et accepté.

Revenons aux terroristes. Le rejet de leur propre passé, de leur propre existence semble trouver son aboutissement dans une recherche de libération au prix de leur vie. Pourtant, ces hommes ont généralement étudié les sciences techniques plus que la théologie ; cela constitue-t-il l’indicateur d’une certaine dépendance au monde matériel ? Ces hommes considèrent-ils leur propre pensée individuelle comme illégitime ? Le terrorisme peut être vu comme le fruit de la rencontre entre le sentiment exaspérant (pour des raisons qui peuvent être objectives comme subjectives) qu’il n’y a pas de place – pas de limite, pas de cohésion, pas de repos à l’angoisse - dans ce monde, la croyance en l’existence d’une place ailleurs (en un paradis qui peut être religieux ou politique), et le progrès technique qui rend possible un « trajet accéléré » vers cette place promise.

L’Afghanistan des talibans a été décrit comme un ballet de masques barbus ou grillagés : pour cacher quelle angoisse ? Pourquoi cette fuite du regard, vécue jusque dans la relation amoureuse ? L’ambition de ces hommes semble déconnectée de toute objectif de jouissance matérielle assumée : on assiste à une lutte à mort, entre hommes. Les talibans n’ont pas peur de la mort : ils semblent même éprouver une passion pour celle-ci, associée à une haine de la féminité qui porte la vie. Ont-ils peur de la femme, à cause de la différence des sexes, ou à cause des ressemblances sous-jacentes, de la tentation angoissante de leur appartenir ? Ce ne serait pas la première fois qu’un homme fuit, y compris en Occident nos sœurs le savent bien, parce qu’il a peur d’être englouti, fondu dans un regard, enserré dans une parole. Les terroristes se donnent beaucoup de mal pour prouver leur virilité ; l’érection n’est pas un acte volontaire, ce qui peut inquiéter celui qui, peu assuré de sa cohésion, ne vit alors pas son propre membre viril comme faisant totalement un avec son corps. Cela peut alors raviver la crainte éventuelle d’appartenir plus à la femme qu’à lui-même.

Ne plus céder à la pulsion de contrôle, ne plus vivre le regard de l’autre comme un surmoi impérieux, sortir de la stricte alternative « identification ou rejet », autrement dit devenir véritablement adulte et autonome supposerait de perdre cette angoisse, d’en avoir le courage et l’occasion : au lieu de cela, il est de notoriété publique que les jeunes garçons arabes sont très naturellement amenés au hammam pendant des années, puis vivement exclus dès la première érection repérée ; de nombreux jeunes hommes célibataires dorment dans le lit familial avec sœurs et cousines. Il n’est pas certain que ces tentations-frustrations incessantes facilitent le détachement, la distanciation et l’autonomisation vis-à-vis de la gent féminine. On se trouve même ici aux antipodes d’une démarche initiatique des sociétés premières, qui commence par puissamment marquer la limite temporairement infranchissable entre le jeune pré pubère et la partie féminine de la population avant de permettre un contact codifié.

Cette phobie réactionnelle du féminin, ces doutes torturants mènent au désir lancinant de réassurance virile et à la fascination pour le chef tout-puissant, encastrable, inébranlable : on retrouve d’ailleurs ici la parenté sémantique entre le terme grec « phallos » et le mot latin « fascinus ». Le renoncement au plaisir, propre aux traditions chrétiennes, est absent en islam. Mais l’accession à une virilité sereine y est une mission pour le moins difficile : expulsion du hammam, circoncision d’autant plus impressionnante qu’elle est tardive (entre 7 et 12 ans), nuit de noce où le jeune époux est sommé de désirer une femme et placé dans une tension qui justement contrarie le désir… Tout se passe comme si l’on cherchait à éviter la sympathie entre les époux, jusqu’à lier haine et désir, voire de faire de la relation homme-femme une relation maître-esclave. L’islam lui-même se méfie de sa part féminine : la tradition soufie. La famille de l’islam est patriarcale, donc déracinée. Tous ces désirs brisés fournissent un terreau fertile à la haine.

Comme tout homme qui doute de sa virilité, le fanatique tient bien à faire savoir qu’il ne doute de rien. La vraie démarcation ne passe pas entre civilisations, mais entre ceux qui masquent leurs faiblesses et ceux qui les assument, entre ceux qui répandent leur foi et ceux qui prennent le risque du dialogue, dont le modèle premier est donné par la relation entre les sexes. Qui s’interdit de jouir ne supporte pas que l’autre jouisse. Les intégristes confondent virilité et brutalité. Or, dans la logique affective œdipienne de l’enfant qui ne s’est pas détaché de son parent, mépriser l’autre permet de se sentir exister et de s’auto-estimer. La pureté originelle que les fondamentalistes veulent reconquérir n’est-elle pas plutôt l’absence de sentiment de culpabilité que chacun pouvait expérimenter avant la tentation œdipienne ? La quiétude de ne pas avoir à choisir entre dépendance et abandon ? La femme présente un danger d’engloutissement identitaire archaïque ; sans pénis, elle rappelle la fragilité de l’intégrité corporelle ; elle tente et séduit, donc rend impur : elle est crainte, donc exclue et diabolisée.

Il est frappant de confronter cette conception à celle qui est exprimée par les femmes occidentales récemment mises en scène par le débat franco-français autour de la pornographie. Certaines considèrent que le sexe des femmes est considéré comme laid par  les hommes quand il leur fait peur. Pourtant, elles énoncent qu’une femme qui se respecte a le sentiment de garder sa dignité quand elle fait l’amour – y compris sans amour - ; cela participe d’une conception de type « rituel sexuel » et contredit la compréhension du coït comme une chute dégradante (ne dit-on pas « tomber enceinte » ?), comme une agression sexuelle, comme un avatar de la guerre des sexes ou comme un épisode de la lutte pour la dominance.

A l’opposé, transformer les hommes en objets comme il est fait dans certaines fictions revient à prolonger la mentalité de la domination, qui fut souvent masculine jusqu’ici au moins dans la majorité des milieux sociaux. C’est aussi poursuivre dans une direction banale et matérialiste : c’est penser que voir, c’est savoir, que « crudité = vérité ». C’est contraire à la valeur spirituelle que peut prendre une relation amoureuse, mais cela correspond à un certain mépris de la chair qui pourrait bien au fond évoquer une conception superficiellement chrétienne de la sexualité. On a même pu dire qu’il se trouve plus de respect dans la version « classe moyenne » et policée de la tournante nommée « gang bang », qui comporte sa propre codification, voire sa ritualisation, que dans certaines soirées ordinaires. Cela n’empêche évidemment pas de poser la question de la compatibilité d’un tel mode de vie avec l’éducation des enfants, mais cela a le mérite de mettre l’accent sur le fait que ce qui rend indigne, ce n’est pas de jouir des plaisirs de la vie : c’est d’abdiquer le caractère autonome et élevé – délimité, sacré - de son propre destin, que ce soit en acceptant de devenir un objet manipulable, un sadique manipulateur, en restant inhibé et inféodé ou en pratiquant un « jouissisme » primaire et excluant toute spiritualité.

On pourrait penser que c’est pour éviter de redevenir objets que les intégristes cherchent à contenir avec autant d’énergie tout ce qui est féminin. Seule l’angoisse vertigineuse de retomber dans une dépendance profonde peut expliquer un tel ostracisme. Il n’y a peut-être pas si loin de la conception dégradante de la sexualité témoignée par certains films à la représentation que s’en font les talibans ; il n’y a peut-être pas si loin de ces exécutions préparées par des jeux sexuels qui nous ont été présentés comme l’ultime conquête du féminisme, aux « mariages d’amour » perpétrés par les égorgeurs du GIA.

On prendra pour illustration tragique la tradition du crime « d’honneur », autrement dit l’exécution de la jeune femme par son frère si elle a été déflorée hors mariage, y compris si elle a été forcée par un membre de sa propre famille : l’honneur de la famille est littéralement – et de façon surprenante - décrit comme résidant entre les cuisses de la jeune femme. Cette coutume révoltante n’est absolument pas prescrite par le Coran, mais lui préexistait dans certaines régions du globe comme la Syrie. On imagine la conception de soi que trahit cette localisation de l’honneur familial : le frère bourreau a-t-il vraiment la conviction d’être né ? Se vit-il comme une partie du corps féminin ? Quand certains musulmans regrettent l’âge d’or de L’islam conquérant, n’est-ce pas teinté de la nostalgie d’une enfance quiète, sans limite clairement opposée au désir, dans le voisinage autorisé et rassurant de la mère ? Par réaction devant un tel tableau, on en viendrait presque à s’intéresser au tantrisme. On pourra plus modérément regretter que seules quelques religions orientales préservent la notion d’un couple divin originel – réunissant le masculin et le féminin - qui semble partout avoir préexisté à la religion du père.

Plus modérément, on trouve également en France des comportements aussi injustifiables qu’avérés. Fadela Amara, née de parents d’origine algérienne, présidente de la Fédération nationale des Maisons des Potes, est peu suspecte de déformation raciste et caricaturale de la réalité. Le manifeste qu’elle a présenté avec d’autres le 8 mars dernier lors de la journée internationale des femmes exprime le refus des « femmes des « quartiers » qu’au nom d’une « tradition », d’une « religion », elles soient toujours condamnées à subir ». A subir quoi ? « Les filles sont garantes de l’honneur de la famille […] Les frères les surveillent. Petits rois adoubés dès la naissance par le père et chéris par la mère, ils font leur loi. […] Ils utilisent la religion à leur convenance. Eux peuvent boire, fumer, baiser, et nous, ils nous empêchent de vivre ».

Bien évidemment, la toute-puissance masculine est un sentiment répandu : les adolescents de toutes origines s’y retrouvent dans les collèges, et je ne crois pas trop m’avancer en supposant que nos propres habitudes domestiques, à nous hommes éclairés, partagent rarement les tâches ménagères de manière égalitaire entre les conjoints… Pour reprendre les termes de Weber, on comprend très bien que nombreux soient ceux qui adhèrent à l’éthique de la conviction, refusant l’irrationalité éthique du monde, c’est-à-dire l’existence du mal. Selon Weber, le choix entre éthique de la conviction (nécessité de maintenir vivante la flamme de la pure doctrine) et éthique de la responsabilité (impossible de se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action) est un choix irrationnel. Mais irrationnel ne signifie pas nécessairement inintelligible. Poser les actes les plus barbares sur la simple base du refus de la fatalité du mal, n’est-ce pas un tout petit peu refusé de considérer ses propres zones d’ombre ?

L’idée d’agir sur le monde, à partir du moment où elle ne privilégie pas le pur usage de la violence guerrière, relève du politique. N’avait pas échappé aux observateurs la coïncidence temporelle entre l’avènement de l’islamisme et la rencontre moderne entre les cultures. Après le passage de Bonaparte en Egypte (1798), la chute de l’empire ottoman (1918), l’échec du projet de Nasser (1967), les réformistes musulmans sont partis du thème du retard face à l’irruption de la modernité étrangère. Pour retrouver l’âge d’or, il leur semblait nécessaire de retrouver la ferveur de l’islam des origines. Mais ce retour de l’islam était plus politique que religieux : certains soulignent que les « guerres des dieux » sont souvent des guerres du pétrole. D’autres pensent que l’islamisme hérite des rêves déçus de l’arabisme. Ils situent son acte de naissance en octobre 73, suite à la guerre du Kippour qui opposa l’Egypte et la Syrie à Israël. Son grand combat fut le djihad défensif d’Afghanistan à partir de 1979. Même la révolution iranienne a donné l’hégémonie religieuse au personnel politique. C’est une synthèse entre islam chiite et gauche occidentale qui aurait inspiré l’iranien Khomeyni. D’ailleurs, en pays islamiste (Iran), bien que voilées les femmes occupent l’espace public ; en pays fondamentaliste (Arabie Saoudite), elles sont voilées et exclues du jeu social.
 
L’islamisme, qui fait recours aux textes fondateurs seulement pour repenser l’ordre social et politique, a pu être résumé par la formule évocatrice : « la charia plus l’électricité ». Il considère que si la société civile doit être le reflet de l’unicité divine, l’islam doit embrasser tous les aspects de la vie sociale, sortir de la mosquée pour s’emparer de tout l’espace social pour instaurer le règne de Dieu sur terre. Se situant à l’opposé du fondamentalisme sur certains axes, il tient également son existence de la revendication d’une dignité reconnue, ainsi que – entre autres - Al Afghani (XIXème) chiite anticolonialiste qui donna une impulsion vers le retour aux sources aux mouvements sunnites radicaux (par exemple : les frères musulmans). Une société n’est pas islamique car sa population est musulmane, mais parce que le prince est soumis à la charia. Des observateurs très compétents considèrent que l’islamisme est en perte de vitesse, et ne constitue pas l’origine profonde des attentats récents aux Etats-Unis.

De son côté, le fondamentalisme prône l’obéissance au prince pourvu qu’il applique la charia, mais ne pose pas avec autant d’acuité la question de la légitimité du pouvoir ; beaucoup plus conservateur, il partage malgré tout avec l’islamisme la caractéristique d’être né de l’exclusion de certains, comme le cheik proscrit Mohammed Abd al-Wah-Hab qui rencontra le chef de clan roturier Mohamed Ibn Séoud, scellant l’alliance du livre et du cimeterre : le wahabisme saoudien. En accord avec la thèse de la rupture généralisée, le fils de famille saoudienne Oussama Ben Laden paraît plus proche de l’islamisme révolutionnaire que du fondamentalisme conservateur. Il n’est pas représenté au Moyen-Orient (Palestine, Turquie, Syrie, Irak, Liban) mais se réfère aux djihads périphériques : Bosnie, Kosovo, Tchétchénie, Afghanistan, Cachemire, Philippines, etc. On le décrit comme se situant dans la continuité de la mouvance anti-impérialiste et tiers-mondiste des années 60-70 (Action directe, bande à Baader, puis Carlos, groupe Kelkal, gang de Roubaix), mouvance caractérisée par son antisémitisme, par le refus d’une société considérée comme « pourrie », mais refusant le mouvement actuel anti-globalisation économique libérale. D’ailleurs, Ben Laden n’a pas attaqué St Pierre de Rome, ni le mur des lamentations, mais bien Wall Street, le Pentagone et semble-t-il la Maison Blanche.

Quelles sont les racines plus proprement politiques de ce type de mouvement en Occident ? Depuis les années 70 en France, on assiste à un changement de cap de l’état républicain, qui délègue au monde associatif une bonne partie des contacts avec la population, ce qui a produit l’émergence de la société civile. Derrière cet aspect positif, la création de zones presque tribales, d’un repli communautaire est de plus coloré par l’état, qui assimile les groupes ethniques aux pratiques religieuses, constituant celles-ci en point de repère des individus concernés. Les institutions qui tentent de maintenir le contact sont coincées entre un espace public atone par trop d’homogénéité et un espace privé atomisé par le culte de la différence. L’internationalisation du quotidien marque autant notre époque que les replis identitaires. La globalisation économique contraint à l’homogénéisation, sa seule idole est le profit, une valeur matérielle négation de tout idéal, ce qui entraîne une réaction identitaire de communautarisme chez ceux qui ne sont pas favorisés sur le plan monétaire.

L’école en particulier, faute peut-être de perspective axiologique, voit entrer la mentalité du consumérisme. On parle de placer l’enfant au cœur du système : cela concorde avec une vision humaniste, mais de quel système parle-t-on ? De quelles valeurs ? L’école doit former des citoyens, mais à défaut de projet collectif, enfants et adolescents sont renvoyés à leurs groupes d’origine. Pour réussir l’école du futur devra avoir une utopie, ou tout au moins un objectif clair.

En France juridiquement, il n’y a pas de communauté autre que la nation. Si l’on considère qu’il ne faut pas en rester à l’universalité superficielle de commande ni à la singularité fragmentaire dont on constate aujourd’hui factuellement l’émergence, on peut leur préférer l’interculturalisme, c’est-à-dire la mise en relation des cultures ; la mise en valeur d’une identité-relation plutôt que du repli sur une identité-racine ; avec pour concept central non pas la culture, mais l’altérité. Il s’agira de s’assurer que le droit à la différence ne mène pas à une conception barbare de la société, divisée en races, classes et castes.

Face à l’absolutisme religieux, la première réponse moderne fut l’absolutisme de l’état (le Léviathan de Hobbes). Cette réponse est laïciste, car elle sépare privé et public. Il s’agissait de chercher à coopérer avec l’autre, le considérer comme un égal bien qu’il soit différent : s’entendre sur un système de normes communes, tout en ayant des systèmes de valeurs différents. Comme Hobbes, Rawls a pensé qu’il faut cantonner les convictions métaphysiques fondamentales à la sphère privée : ces convictions pourtant différentes peuvent alors soutenir des normes communes : c’est ce qu’on appelle le consensus de recoupement. Au contraire, le consensus de confrontation réclame l’expression des intuitions morales singulières : ce modèle de résolution des conflits ne préjuge pas du caractère irréconciliable des systèmes de valeurs en concurrence. Le principe libéral de résolution des conflits par recoupement ne devrait dès lors intervenir que lorsque le principe démocratique par confrontation échoue, c’est-à-dire quand les oppositions sont irréductibles. Il ne faut donc plus opposer raison publique et conviction privée : il ne faut pas céder à l’angoisse de la rencontre et faut accepter la déstabilisation permanente de la confrontation des convictions personnelles, accepter le dialogue même et surtout s’il est conflictuel ; ne pas couper les ponts avec des groupes ou des individus différents.

En effet, survivre ne suffit pas ; l’appartenance à une communauté humaine est une condition nécessaire pour mener une existence humaine ; il n’y a pas d’humanité en dehors d’une communauté léguant sa conception du bien. Cela dit, être privé des autres, être condamné à fréquenter toujours les mêmes, autrement dit la réduction communautariste est aussi une privation d’humanité. Si la société libérale est caractérisée par la poursuite de buts particuliers dans l’indifférence mutuelle, la société républicaine prévoit la poursuite de desseins collectifs et la participation active à l’exercice de la citoyenneté. Le politique doit viser l’instauration d’un monde commun entre ceux que des intérêts économiques, des valeurs culturelles ou des identités communautaires divisent. Il y parvient par l’institution d’un espace public d’actions et de paroles libres garanti par la loi pour renouer le lien social.

Réimpliquer l’individu et la communauté dans la sociétésuppose de leur permettre d’exprimer cette différence que la société libérale cantonne à la sphère privée. L’affirmation de la subjectivité passe par la reconnaissance de ce par quoi nous sommes différents autant que de nos ressemblances. D’ailleurs, il n’est pas certain que ce soient nos différences qui gênent toujours le plus une bonne entente. Ce qui nous agace le plus en l’autre est souvent ce qui nous rappelle les failles que nous acceptons mal en nous-mêmes. Claude Lévi-Strauss faisait justement l’hypothèse que L’islam gêne l’occident parce qu’il lui ressemble : « L’islam, c’est l’occident de l’orient ». La négation publique d’une part de soi-même est d’autant plus difficile à supporter qu’on est pauvre et sans pouvoir : il est donc nécessaire de donner à chacun des signes concrets que sa ou ses communautés culturelles sont reconnues. Au contraire actuellement, le libéralisme politique érige l’individu en unique principe et s’interdit de donner légitimité aux sujets collectifs que sont les cultures. Une solution constitutionnellement envisageable en France serait un droit individuel à l’identité culturelle, avec possibilité effective d’un choix et de confrontation aux expressions des autres cultures.

Tout est potentiellement politique car ce mot ne désigne que la puissance conflictuelle que comporte tout commerce humain. Un domaine est d’autant plus politique qu’il approche de l’opposition la plus intense : parce qu’il cherche à la contenir ou à la prévenir, le politique a la guerre pour horizon. Le politique doit donc intégrer le conflit : seuls les puissants du moment ont intérêt au maintien du statut quo. Depuis l’effondrement de l’URSS, le monde est devenu officiellement mais facticement unipolaire : les fractures existent (Nord-Sud par exemple), mais ne peuvent être exprimées politiquement, ce qui produit des passages à l’acte. La politique devenue post étatique (l’état n’ayant plus le monopole de la politique), on tend vers la guerre civile mondiale. La logique de cette guerre n’est plus celle de la domination (par recherche d’un profit), mais celle de l’élimination (par fuite d’une angoisse) : pas de butin convoité, pas de limite, pas de lois de la guerre. On n’échappera à la logique des anges exterminateurs que si le conflit politique retrouve son sens et sa légitimité. Il paraît par conséquent important de redonner sa place à chacun en lui permettant d’influer sur le cours des choses (lui reconnaître une  existence, une place politique) si l’on veut éviter le choix du passage à l’acte comme seul exutoire.

Le politique a pour fonction d’éviter la guerre (militaire, voire économique). C’est toujours au nom des convictions, des valeurs, des dieux qu’on fait la guerre, mais c’est toujours au nom des conventions, des principes, des hommes qu’on fait la paix. Cela dit assez l’importance de l’usage de la raison dialogique dans la gestion des relations humaines. Le passage de l’univers de la tradition (soumission à l’autorité) à celui de l’autonomie de l’individu (obéissance à des principes) est à peine commencé : on assiste à une fragilisation du lien social par le manque de repères partagés : faut-il encore que nous devenions tous capables d’assumer l’autonomie de pensée, de supporter l’incompréhension d’autrui pour persévérer dans le dialogue.

Cela nous mène à questionner la manière philosophique d’envisager ce dialogue : depuis Socrate, la philosophie s’efforçait de résoudre les conflits de valeurs en les soumettant à une rationalité législatrice : idées (Platon), hiérarchie des biens (Aristote), loi morale (Kant). La philosophie définissant l’être humain comme potentiellement rationnel, elle a cherché à fonder les valeurs sur des bases exclusivement rationnelles.

Il est d’ailleurs permis de faire l’hypothèse que la rationalité est, avec la référence au symbole d’un grand absent divin, une manière de chercher la cohésion interne, au plan groupal comme au plan individuel.Averroès lui-même, qui vivait dans l’Andalousie médiévale musulmane, voulait libérer la foi de l’oppression des théologiens. Son rationalisme était anti sectaire et voulait éviter le conformisme, les disputes sans fin. Pour Kant, la puissance de la raison consistait en sa faculté de prendre conscience de ses limites, au contraire de l’émotion, la passion et la foi qui n’ont en tant que telle aucune limite. Mais les philosophes ont échoué à constituer une morale purement rationnelle : leurs raisonnements s’appuyaient sur des postulats d’origine externe : celui d’une existence de Dieu, d’une âme immortelle, d’un destin qui serait fonction des actes individuels, de l’opposition entre le bien et le mal, de la nécessité du respect de la vie humaine, des droits du plus faible. De plus, on ne peut fonder d’espoir sur la raison que si l’on considère avec Socrate que « nul ne commet le mal de son plein gré » : à quoi bon tenter de démontrer rationnellement ce qui est bien si, finalement, l’homme préfère le mal ?

Ce doute ouvrait la porte à des pensées moins optimistes. Selon Nietzsche, il fallait élucider l’origine des valeurs avant de se demander si elles sont susceptibles de se plier aux exigences de la raison. Les anciens dieux étant repris sous forme d’idoles : vérité, progrès, utilité, égalité, Nietzsche a considéré que la volonté de vérité du christianisme a produit la science, qui aurait destitué la religion et montré l’absence de fondement des valeurs. Quand il juge des valeurs à l’aune de leurs pulsions inspiratrices, le philosophe n’a selon lui plus un rôle de connaisseur, mais d’évaluateur. Sur ce dernier point, je serais tenté de donner raison à l’auteur, tout en précisant que le psychologue est aujourd’hui mieux placé que le philosophe pour connaître les pulsions inspiratrices en question. Nietzsche n’ayant certainement pas rencontré de psychologue à l’époque, la source qu’il propose pour les comprendre est une « volonté de puissance » traduisible sous le vocable de « désir ». Pour Nietzsche, le jugement de valeur correspond à une interprétation de la réalité guidée par une disposition pulsionnelle liée au désir individuel.

La morale des maîtres leur viendrait de leur sentiment de maîtrise de soi et d’un rapport affirmatif à la vie. La morale des esclaves serait le fruit de leurs regrets et de leur ressentiment. Par conséquent, le conflit des valeurs est inévitable et irréductible. On touche à l’absence de valeurs suprêmes, c’est-à-dire au nihilisme. On peut suivre Nietzsche quand il avance que la faculté humaine de connaître relève d’un besoin de durée et de constance, qu’elle s’appuie sur des structures qui unissent (« être », « vérité », « unité ») qui sont autant de simplifications destinées à rendre le monde prévisible. On peut aussi penser avec lui que les valeurs résultent de la valeur que les humains attribuent aux choses, qu’il faut révéler les vrais motifs qui sous-tendent ces valeurs ; mais on n’est pas obligé de considérer comme lui que le monde est ouvert à un nombre infini d’interprétations liées aux volontés individuelles d’imposer son pouvoir.

Selon Max Weber, le conflit des valeurs est également inéluctable, indépassable, irréductible, donc ne peut être tranché que par la force. La raison scientifique est impuissante à fonder ultimement les jugements de valeur, donc ceux-ci sont libres, et leurs libertés s’affrontent à travers le conflit des systèmes de valeurs. La science ne pourrait contribuer qu’à la discussion des moyens (ce qui est), pas à celle des fins (ce qui devrait être). Découle de ce raisonnement la décision (conviction que les jugements de valeur procèdent de purs choix), qui fonde le relativisme (équivalence morale de ces différents jugements). Selon ce pluralisme axiologique, la raison peut rendre le choix responsable en l’éclairant, mais elle ne peut pas produire ce choix, cette évaluation. Ce pluralisme contient une fragilisation de l’idée d’humanité. Or, de nombreux orientaux refusent le relativisme consistant en la critique de ce qui serait une exception occidentale et en l’indulgence envers les ravages islamistes. Le désenchantement ethnologique des occidentaux ne doit pas masquer la volonté de progrès des africains. Mais l’amour lui-même ne suffit pas à résoudre un conflit. Si le verbe « aimer » est compris comme « chercher à rendre quelqu’un heureux » (par exemple en le convertissant), on se trouve en présence d’une nouvelle intrusion, et d’un idéal politique bien dangereux.

Une manière de réduire ce hiatus serait de faire l’hypothèse qu’il existe une nature humaine universelle, dont la connaissance rationnelle aboutie permettrait de déduire des valeurs morales, facteurs de cohésion individuelle et groupale. Cette piste de recherche est à explorer avec précaution : ceux qui s’y sont essayés ont fréquemment opposé ces droits naturels à des déviances conçues comme illégitimes car dites « contre nature ». En revanche, elle présente l’intérêt de reconnaître la parenté des humains entre eux. En effet, adopter l’idée structuraliste que la notion de sujet est une fiction revient à dire que des structures sous-tendent la pensée et l’action humaine, ce qui ne dénie pas l’existence de pulsions au départ. On pourra convenir que l’homme n’est pas lucide et reste sans pouvoir sur les règles selon lesquelles des processus anonymes donnent l’illusion d’un sujet agissant par lui-même. Cela ne conduit pas nécessairement à penser avec les structuralistes que les désirs profonds universels sont au total court-circuités par les institutions. Considérer avec Michel Foucault que le pouvoir est devenu anonyme relève actuellement presque de l’évidence ; observer que la définition du sujet humain a été l’œuvre des sciences, que les discours peuvent discipliner le corps humain, que le sujet est façonné par les institutions scientifiquement dirigées est sans doute moins exhaustivement vrai. Quant à avancer que raison est synonyme de soumission… On ne rappellera que l’exemple de Socrate, promoteur du dialogue argumenté, refusant de fuir la condamnation dont il faisait l’objet et demandant ironiquement pour finir s’il devait donner quelques gouttes de ciguë en offrande aux dieux. Par ailleurs, il serait porteur d’espoir de penser avec Sartre ou les poststructuralistes que rien de commun n’est essentiellement partagé par des humains ayant à prendre conscience et à assumer la responsabilité de leur liberté fondamentale. Mais l’extrême variété des comportements observés n’empêche pas définitivement de penser qu’ils reposent sur un socle commun et résistant – voire suscitant – d’éventuelles influences structurales.
 
D’autres, comme Raymond Boudon, ont préféré questionner la possibilité d’une transcendance non divine des valeurs morales. Ils tentent de dégager des valeurs objectives indépendamment de tout postulat divin ou humain par l’application de modèles inspirés de la théorie des jeux à des normes morales. L’évolution de ces normes est supposée comparable à celle des propositions scientifiques sur les faits. La conscience morale étant travaillée comme la connaissance scientifique, les normes obtenues seraient généralisables à toute population douée d’intelligence et de langage. La médiatisation du langage produisant une connaissance forcément partielle, l’individualisme méthodologique en sociologie propose des modèles portant sur le fonctionnement d’un être humain statistique, d’un « idéaltype » et proposant des modèles rendant compte du fonctionnement à l’échelle sociologique.

Ce type de programme est sans doute aussi ambitieux que fertile en dangers de totalitarisme théorique, mais il est peut-être inévitable si l’on veut échapper à la fatalité de la guerre civile généralisée. Cela conviendrait à la compréhension du même verbe « aimer » comme « permettre à l’autre de faire son propre bonheur ». Choisir la raison, c’est être prêt à dialoguer, à écouter des arguments critiques, à chercher ses erreurs et à en tirer enseignement. Pour ce qui est d’arriver à une fin, l’irrationaliste peut surpasser le rationaliste. Il fait feu de tout bois et peut parvenir par le mensonge, la séduction, la violence, etc. Le nazi n’argumente pas : il tire. De son côté le rationaliste fait appel à l’échange critique et à l’expérience plutôt qu’aux passions. C’est l’argument qui compte, et non la personne qui l’avance. Une morale universelle ne pourrait être fondée que sur la raison dialogique. Son fondement devrait être cherché dans ce qui unit les hommes, en mettant la raison en acte dans le dialogue (logos = raison et langage). Dialoguer suppose que l’on reconnaît l’autre comme un égal. En effet, le rationaliste tend à l’impartialité (personne ne peut être son propre juge), à la responsabilité (il faut répondre aux arguments de ceux que nos actions affectent), au pacifisme, à la justice (reconnaître la part d’irrationnel qu’il y a dans nos propres choix comme dans ceux de l’autre).

Contrairement au rationaliste dogmatique, le rationaliste critique est conscient de ses limites, de ce qu’il doit aux autres, du fait que sa foi en la raison est irrationnelle (Popper). Selon Bartley, la raison n’est pas affaire de fondation irréfutable (choix de ne chercher qu’une cohésion intra-individuelle absolue, en vertu de principes supra-individuels), mais d’ouverture à la critique (association des cohésions intra et interindividuelles pouvant être chacune moins absolue). S’il n’est pas logiquement démontrable comme étant incontournable, l’engagement pour la raison est donc également rationnel, puisque la raison implique une distance par rapport à elle-même qui la distingue de toute foi. Aux yeux du psychologue, le rationaliste critique contrôle peut-être son propre raisonnement par souci de légitimité : il prend la logique comme morale de l’esprit, ce qui lui évite par ailleurs d’avoir la tentation de la considérer comme implacable, donc irréductiblement culpabilisante. Le rationaliste dogmatique, porté – peut-être comme l’intégriste - moins par un désir de légitimité ou même de prééminence que par un besoin de certitude rassurante, connaît surtout l’angoisse de tomber sur une réfutation désagrégeant, ce qui en passant contredit la véritable démarche scientifique, qui cherche précisément à mettre l’hypothèse en situation d’être falsifiée par l’expérience. Les intégristes sont d’ailleurs souvent des techniciens qui admettent les deux « vérités » (scientifique et religieuse) sans aucun lien entre elles. Quant à l’irrationaliste, il affirme que les passions mènent le monde et choisit carrément d’y collaborer.

Est-il véritablement envisageable de proposer rationnellement un corpus d’idéaux universels ? Cela pose au premier chef la question de l’existence d’une nature humaine universelle. Tout le XXème siècle, les sciences humaines (par la voix du structuralisme) ont combattu le naturalisme en affirmant que la façon de penser dépend du milieu. Sartre, Merleau-Ponty ou Foucault disaient qu’il n’y a pas de nature humaine. Il s’est effectivement avéré que même la façon de concevoir la procréation et la constitution d’une lignée n’a rien d’universel. Entre les deux guerres mondiales se sont donc affrontés universalisme et communautarisme. Mais la conviction qu’il existe une nature humaine revint très vite : le modèle des sciences naturelles s’imposait. Une de ses traductions en sciences humaines fut la modularité innée de l’esprit (à mon avis sujette à caution) du philosophe et théoricien cognitiviste Jerry Fodor. A la fin du siècle, la nature de l’homme était souvent considérée comme malléable à volonté.

A supposer même que l’on convienne d’une supposée totale malléabilité de la nature humaine, cela ne découlerait pas pour autant en l’abandon de toute visée morale et universelle. Après tout, cela serait du ressort de notre responsabilité totale d’humanité totalement libre. Face au croyant de type « charbonnier » qui considère que l’homme est esclave de Dieu parce que la vérité est divinement révélée, certains substituent l’homme à Dieu comme finalité. Personne ne peut légitimement prétendre imposer à l’autre la foi en l’existence d’un Dieu, pas plus que de le considérer qu’il constitue une finalité dépassant sa créature en importance. Il est tellement fréquent de voir un supposé « fils unique » considérer l’autre comme quantité négligeable… On peut donc encourager la création d’une éducation ouverte, faisant place aux doutes comme aux certitudes, aux textes sacrés comme à la philosophie profane.

Comment fonder un corpus de valeurs (énoncés prescriptifs) encore plus universel que notre « religion » démocratique ? Le soubassement des religions actuelles  est étayé par les principes de : tolérance, dignité, amour, respect, don, sacré. Les religions attribuent une origine divine à chacun, ce qui fonde sa dignité inaliénable. Quitte à assumer l’origine non rationnelle du primat accordé à l’individu, on pourra également se passer de foi religieuse pour reconnaître avec force cette dignité inaliénable. Les droits de l’homme proposent également des valeurs pouvant fort bien devenir communes aux diverses cultures, bien qu’ils soient accusés d’occidental-centrisme (en fait des non-occidentaux ont contribué à leur rédaction), de ne pas être respectés (ce qui ne préjuge en rien de leur valeur), de chercher à se substituer aux religions (alors qu’ils ne s’adressent pas à Dieu). Il existe un sens commun moderne, qui valorise l’autonomie individuelle, la liberté, la tolérance, la coexistence pacifique, la reconnaissance de la personne comme telle, le droit à la singularité. Mais au-delà des valeurs passives, plus assimilables à des droits (survie, sécurité, etc.), d’autres idéaux sont propres à susciter un soutien actif et correspondent mieux à l’idée de devoirs : honneur, probité, parole ; libération, justice, amour du semblable.

Face – par exemple - au salafisme djihadiste de Ben Laden (lecture figée et guerre sainte), qui n’est qu’une des manières d’ajuster le monde au plan divin en ne considérant l’individu que comme un moyen, face à l’aliénation idéologique qui consiste en le refus de la réalité et des références extérieures, à l’ancrage dans le passé lointain (revisité) et dans l’avenir éternel, la Franc-maçonnerie, dont l’idéal humaniste est d’aider la personne humaine à parcourir son itinéraire personnel, est en mesure d’apporter une contribution originale, à taille humaine, à une construction nécessaire. Son approche des questions qui se posent aux hommes est très compatible avec l’idée que la gestion des limites permet la canalisation des violences. Au niveau groupal, l’imposition de barrières rituelles régulant les échanges avec l’extérieur favorise l’établissement d’une cohésion confiante. Au niveau à proprement parler individuel, l’autonomie affective du sujet singulier – ni atomisation sociale, ni dépendance organisée – favorise la solidité de la cohésion psychique.Les difficultés qui émergent donnent à la franc-maçonnerie l’occasion de démentir l’image parfois désuète que certains lui prêtent en montrant la valeur de ses choix de fonctionnement. Il est permis d’espérer au contraire que, lorsque l’on sera revenu de tous les enthousiasmes grégaires et de tous les replis dépressifs, l’éternelle actualité de sa conception active, personnelle et socialisée de la pensée redeviendra audible.

Ce n’est pas la moindre de ses caractéristiques que de rappeler que l’être humain est à la fois matériel, émotionnel, mental, spirituel : autrement dit, à la fois un et composite. Qu’il faut donc lui reconnaître le droit de vivre, mais aussi le droit à l’identité, à la transmission, au patrimoine, au doute et à la pensée. L’initiation maçonnique est une libération, pas une révélation. Elle n’enseigne pas la vérité comme une certitude révélée donc impérative, mais enseigne l’apprentissage de la réalité. Elle se donne pour objet d’émanciper les consciences, elle ne se mêle pas de sauver les âmes. Sur la base d’un doute inévitable, la dimension du dialogue y est fondamentalement ancrée. Elle est républicaine et reconnaît à chacun la dignité de citoyen : celui à qui est reconnu le droit de s’insérer dans l’espace public par la parole et par l’acte. L’humanisme suppose que, si la question se pose, on fasse passer l’individu avant l’institution. L’humanisme s’est présenté en réaction contre la théologie et la scolastique. La fidélité à cette origine suppose une grande vigilance par rapport aux certitudes même vertueuses, à l’unanimisme même pour les bonnes causes, au contrôle généralisé et à la standardisation même bien orientés.

Le ver dans le fruit de la société occidentale, c’est peut-être à l’opposé d’avoir fonctionné sur la compétition : n’a une place que celui qui surpasse l’autre. La mentalité compétitrice, allant jusqu’à nier sa place au faible, aurait ringardisé l’idée d’universalité de la participation citoyenne si les maçons, avec ou sans tablier, s’y étaient laissés prendre. Comme d’autres idéaux qu’il s’agit de ne pas prendre pour des avantages acquis, la dignité est un devoir, pas seulement un droit : on n’a pas le droit d’y renoncer, et c’est peut-être là que la maçonnerie se pose en « religion du travail » : il n’est pas certain qu’un jour vienne le temps du repos collectif définitif.

Reprendre les apports des différents points de vue qui ont été abordés plus haut peut permettre de faire quelques propositions de pistes de recherche. Conformément aux éléments de réflexion qui ont précédé, tournant régulièrement autour de la notion de limite entre un intérieur cohérent et un extérieur chaotique, elles pourront être collectivement symbolisées par le cercle indivis, limite magique infranchissable, ou mieux encore par la roue dont les rayons, distincts à la périphérie, se réunifient près du centre.

Sur un plan religieux : Daniel Sibony propose aux représentants des trois monothéismes de partager, non les pleins que l’on exhibe pour montrer à distance que l’on est mieux que l’autre, mais fraternellement partager l’épreuve du manque dont chacun fait l’expérience. Si l’amour est la possibilité de rencontrer l’autre qui vous donne votre manque-à-être sous une forme vivable ; si l’humour est une façon de se consoler ensemble d’être orphelins et imparfaits, nous sommes en présence d’une manière fort sympathique d’envisager la vie et la religion.

Transcender la loi, la lettre, la religion, le Dieu local pour atteindre l’auteur de la loi, l’esprit, la spiritualité, la déité universelle ; se libérer de l’emprise du terrestre sans se désincarner. Insister sur le fait qu’il est au moins aussi important d’être en règle avec les hommes qu’avec un Dieu qui serait autrement d’autant plus facile à aimer qu’il est lointain et ne contrecarre pas la satisfaction du désir. Privilégier et entretenir un lien direct avec le divin par le respect des obligations morales du croyant, ou même rejeter ce lien par l’athéisme ne devrait pas mener celui-ci à négliger le cadrage légal de la relation humaine, quelle que soient les opinions spirituelles de celui que l’on rencontre.

Sur un plan culturel : reconnaître la régionalité des cultures, mais chercher aussi l’universalité des valeurs. Cultiver la relation symbolique entre les deux pôles sexuels dans la société, y compris dans le couple parental afin que personne ne se croie l’obligation de choisir entre banalité et idéalisme pur. Afin que le père ne soit pas dans l’impossibilité de trianguler, que la loi humaine ne soit pas disqualifiée. Favoriser l’émergence d’esprits individuels critiques et actifs, du dialogue. En particulier, raviver la pratique du don, mieux : du partage du repas.

Sur un plan psychologique, selon l’adage « connais-toi toi-même », il semble d’évidence qu’une société humaine harmonieuse ne peut être construite qu’avec des humains tendant à se débarrasser de leurs angoisses, de leurs haines et de leurs découragements quand ils sont d’origine pathologique ou encore d’origine parfaitement objective. La plus belle utopie, la plus saine des institutions peut devenir un enfer quand elle confie un pouvoir important à quelqu’un de psychiquement malade. Eviter donc les situations d’exclusion ou d’intrusion subjective (psychopathologiques), mais aussi objectives (socioculturelles). Eviter d’encourager la dépendance affective à l’un ou l’autre parent, mais rendre à chacun des deux sa place, une place qui ne serait pas confisquée au profit supposé d’un dieu. Encourager à l’entretien de la dignité par la direction personnelle du destin. Aider chacun à trouver par lui-même assez de sérénité, de confiance narcissique pour élever son seuil de tolérance en s’assumant comme limité, en assumant le risque de la rencontre avec les autres.

Sur un plan politique : ne pas confondre le sacré et le profane : pour les profanes, ne pas confondre la loi et la foi. Pour les maçons, en rester au spirituel en loge, mais encourager le dialogue politique à l’extérieur (sans obligatoirement y prendre part personnellement). Aujourd’hui la société est libérée, elle aborde tous les sujets mais superficiellement. La loge (logos : le langage et la raison) est en mesure de lui inspirer une manière plus constructive de communiquer entre humains. - Alors que nous ne devons pas débattre de politique en loge, nous aurions peut-être une influence bénéfique surle politique en favorisant ce même débat démocratique dans le monde profane, en particulier en encourageant la participation confiante à un débat honnête et respectueux, en encourageant la participation citoyenne dans le respect des valeurs d’impartialité, responsabilité, pacifisme, justice. En indiquant la nécessité de permettre aux destins individuels de se construire sans imposer un « bonheur » intrusif, de rencontrer la différence du proche, la ressemblance du lointain ? Promouvoir « l’identité-relation à l’autre » à côté de « l’identité-racine » individuelle. Consensus de confrontation plutôt que de recoupement. Droit individuel à l’identité culturelle, encouragé à assumer l’incompréhension d’autrui pour persévérer dans le dialogue.

Sur un plan philosophique : exercer une rationalité critique, dialogique, mais pas dogmatique ; approfondir l’étude de l’humain universel, en particulier pour fonder une morale à taille humaine (portant sur un empan temporel ni nul ni infini) ; éduquer à la distance par rapport à ses propres pensées (sans foi, sans attachement), au doute systématique et instruire des différentes spiritualités connues ; faire valoir les idéaux comme des devoirs, des objectifs à soutenir activement (et non comme des droits passivement reçus, octroyés par une autorité), au travail individuel ; accepter qu’un très proche puisse être différent, qu’un très différent puisse être notre semblable. A la barbarie, opposer le savoir, le travail, le partage. Ne pas en rester à la fatalité de la pensée unique, ni à la connivence superficielle du langage commun, signe d’élection.

Sur un plan symbolique, l’existence d’une société suppose qu’elle ait un territoire propre. Et l’idée de société est l’âme de la religion : les symboles traduisent matériellement, donnent corps aux réalités mentales imaginaires. Sacraliser le territoire (par une filiation commune ou autrement) est fondamental pour l’existence de la société comme de l’individu : c’est un objectif de la religion. Chaque individu, chaque communauté, et l’humanité toute entière ne pourront trouver la paix intérieure et relationnelle qu’à partir du moment où, d’une manière ou d’une autre, ils se reconnaîtront une parenté universelle, c’est-à-dire le lien d’une filiation commune à quelque chose qui les dépasse (L’espèce ? La nature ? Le tout ?), légitime l’existence et l’attribution d’une place individuelle où d’un territoire collectif à chacune de ces entités. Au fond, c’est peut-être de ce processus cruciforme de sacralisation de l’espace habité dont nous parlent, à des degrés différents de superficie, les notions de dignité individuelle, de terroir, de territoire national et d’écologie planétaire.

Au final, on voit que la façon de conduire ma recherche, conformément au sens que j’ai cru voir donner par le rituel de passage au grade de compagnon, a procédé du croisement des dimensions verticale et horizontale. Non seulement le sujet étudié a lui-même résisté à une analyse strictement verticale et nécessité l’intégration de la dimension horizontale pour être éventuellement compris, mais encore la conclusion provisoire que je propose est-elle elle-même construite sur le même schéma : l’humanité ne semble pas tant manquer de religieux, voire d’analystes que de compagnons. De gens qui, malgré leurs différences et leurs ressemblances, partagent le pain. Réunis et distincts, à la même table.On pourrait faire le choix de considérer avec Emmanuel Levinas que toute la dignité de l’homme vient du souci qu’il manifeste pour autrui. Reste à savoir si notre tendance tellement humaine à la détestation et à la crainte nous laissera suffisamment le désir de toujours revenir à la table commune. En attendant, j’aurai plaisir à retrouver mes frères aux agapes.

Pour illustrer mon propos par un extrait musical, j’ai trouvé une sorte de verbe qui sera toujours au commencement ; au commencement des causes comme peut-être au commencement des solutions ; le verbe le plus grave, le plus solennel et à la fois le plus tendre qui soit : une berceuse.

J’ai dit, V\ M\

J\ L\


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