Obédience : NC Loge : NC 08/05/2008


Marche et Démarche

Dans le rituel d’Elévation au 3ème Grade, avant de vivre la cérémonie de la mise à mort d’Hiram et sa résurrection, le Grand Expert fait sortir le candidat qui vient d’être consacré Maître Maçon à reculons, restant ainsi face à l’Orient.  J’ai écrit cette Planche concernant cette marche particulière et en suite sur la marche en général.

Le candidat à la Maîtrise s’étonne sur le moment de cette étrange façon de procéder et ne comprend peut-être pas très bien le sens saugrenu de cette marche qui désoriente.  Normalement nous posons nos pieds bien devant nous en regardant dans la direction où nous allons.  Cette marche à reculons n’est d’ailleurs pas le choix du récipiendaire qui doit se laisser guider et qui est forcé de marcher d’une façon inhabituelle.  Cette marche ne se fait pas à l’initiative du candidat, elle lui est imposée par une volonté extérieure à la sienne.  Mais comme dans l’Initiation, nous sommes incités à faire confiance à la personne qui nous guide et qui nous mène à un endroit contre notre gré, ou à un endroit que nous n’avons à priori pas choisi, soit par manque de connaissance, soit par manque de discernement ou encore par manque d’enthousiasme ou peut-être par manque de courage, ou même la peur. 

En général nous n’aimons pas aller dans un sens qui nous est inconnu puisque cet endroit peut cacher des dangers ou en tout cas des incertitudes.  Faire confiance à quelqu’un n’est pas chose facile, surtout si nous avons vécu des expériences désastreuses dans le passé.  A l’initiation nous ne savons pas très bien ce qui nous attend et nous ignorons complètement la signification des voyages que l’on nous fait faire. Cependant avant d’être consacré Maître, nous avons passé déjà quelques années en compagnie des FF et SS et nous savons que la FM à la fois nous stimule et nous protège.  Cette expérience nous aide à faire confiance à la personne qui nous guide à ce moment de la cérémonie.

Faire confiance à son guide au grade de Maître Maçon indique aussi que nous avons appris que les voyages accomplis en Franc-Maçonnerie sont en fait une invitation à l’intériorisation.  Les voyages en nous mêmes sont une exploration de nos forces, de nos expériences mais aussi hélas de nos faiblesses.  Prendre conscience de notre côté ‘ombre’ permet de mieux accepter les faiblesses de l’Autre et de pardonner d’éventuels affronts.  Le fait de diriger nos pas vers notre coté ‘ombre’ nous permet de prendre conscience de nos contradictions intérieures qui nous font souffrir.  En prenant du recul nous avons la liberté de décider de ne plus ajouter à nos souffrances et d’avancer sur notre chemin en tenant compte des difficultés.  Un Etre humain courageux n’est pas quelqu’un qui n’a pas peur, mais une personne qui a décidé d’avancer malgré sa peur. 

Faire confiance à un accompagnateur est donc la preuve d’une volonté de découvrir le monde, de connaître l’Autre pour mieux se reconnaître soi-même ; d’élargir son horizon afin d’acquérir de plus amples connaissances et approfondir ses expériences.

En subissant cette marche atypique, nous acceptons donc d’aller à contre-sens et indirectement nous approuvons donc cette démarche qui à terme doit nous conduire à élargir notre connaissance : notre horizon, notre façon de fonctionner, notre manière d’envisager les choses et le monde.  Les pas en arrière marquent un passage sombre puisque nous avons l’impression de régresser et de retourner dans un état antérieur.  La marche à reculons, qui précède un acte riche en symbolisme d’une évolution et d’une probable progression, nous incite à une régression préalable.  On est obligé de prendre du recul nécessaire par rapport à nous mêmes.  C’est une sorte de purification nécessaire, un dépassement de sa condition, avant que se produise une entrée dans un nouveau plan ou un nouveau domaine.  Toute entrée dans un nouveau plan de vie fait l’objet d’une purification ou d’une réintégration dans un état ancien.

Les personnes ayant eu une expérience de mort imminente (NDE) ont souvent décrit une vision de leur vie défilant devant leur conscience avec une rapidité incroyable et, comme dans un éclair, ils comprenaient tout d’un coup le sens de plusieurs évènements ou étapes de leur vie.  En général, ces personnes se comportaient d’une façon radicalement différente après cette expérience de mort imminente.  Ainsi pendant l’Elévation au 3ème Gr. nous regardons notre vie passée avant de mourir sous les coups des mauvais Compagnons et nous regardons notre vie différemment, et désormais nous vivons autrement.

En regardant le passé, je réfléchis sur les évènements ayant eu lieu dans ma vie avec un œil nouveau afin de tirer profit de mes expériences.  Mes projets d’avenir peuvent ainsi être vérifiés à l’aune de mes souvenirs et, dépendant de mon jugement honnête et équitable, peuvent être corrigés.

Je pensais trouver un parallèle entre notre marche à reculons et l’histoire d’Orphée de la mythologie grecque, mais son cas est légèrement différent.  Je vous raconte quand-même les périples de ce personnage.  Orphée était un musicien hors pair et chantait divinement bien.  Quand son épouse, Eurydice, est mordue par un serpent et meurt, Orphée est inconsolable et va implorer l’aide des dieux pour la récupérer.  On lui permet de descendre aux enfers pour tenter de convaincre Hadès de la laisser remonter, mais à la condition que seule sa musique devait inciter Eurydice à lui suivre.  Il devait marcher devant elle, sans se retourner ni lui adresser la parole. Malheureusement il ne résiste pas à la tentation et en se retournant vers Eurydice, il la perd définitivement.  Dans ce cas il y avait donc un interdit qu’il a transgressé, mais je me pose la question pour quelle raison les dieux interdisaient à Orphée de se retourner, pourquoi n’avait-il pas le droit de convaincre son épouse non seulement avec sa musique mais aussi avec les paroles ?  Cependant je peux aussi interpréter ce mythe d’une autre façon :  Si je regarde quelque chose, je m’identifie à cette chose, ainsi Eurydice représente le côté ombre d’Orphée, ses difficultés.  Il devait surmonter ses difficultés, mais en s’identifiant aux problèmes, il ne les a pas surmontés et il vit donc un échec.

Une autre figure ayant des problèmes de ce genre était la femme de Loth mentionnée dans la Bible qui n’avait pas le droit de regarder en arrière.  Pour avoir désobéi elle devint une statue de sel.  Elle reste figée sur place et ne peux plus avancer sur son chemin peut-être parce qu’elle ne reconnaît même pas ses problèmes.

Pendant notre Initiation des obstacles sur le chemin de nos voyages rendent nos déambulations pénibles, par contre la sortie du Temple lors de l’Elévation au 3ème Degré semble sans difficulté, hors du fait de marcher à reculons.  Est-ce à dire que nous avons progressé sur le chemin qui doit nous mener vers une plus grande spiritualité ?

A part l’explication que je regarde le passé en marchant à reculons, je m’éloigne en même temps de la lumière.  Est-ce que c’est parce que l’on reconnaît que la lumière nous éblouit, ou parce que l’on a peur que la lumière révèle nos fautes et notre coté ombre comme mentionné dans le rituel de la ré-ouverture des Travaux en janvier.  A chacun de répondre en son for intérieur.

En m’éloignant de la lumière je fais le contraire des papillons qui sont attirés par une lumière qui finalement leur est fatale.  En hiver lorsque la nuit est déjà tombée, j’aime beaucoup me promener dans l’obscurité dehors et, comme des papillons, je suis attirée par les fenêtres allumées de notre maison qui m’appellent de rentrer dans mon foyer où par contre je ne rencontre pas des dangers.

En Loge d’Apprentis et de Compagnons nous marquons les angles autour du pavé mosaïque, pour nous obliger à ralentir et à bien réfléchir et peser les avantages et les inconvénients avant de changer de direction.  Est-ce que la marche en arrière nous encourage à réfléchir avant d’aller de l’avant ?
En nous faisant partir à reculons on peut avoir l’impression de régresser, de s’éloigner du but à atteindre.

Lorsque l’on revient dans le Temple, nous portons un voile peut-être aussi de nouveau pour ralentir nos pas dans l’obscurité ou pour nous faire douter de la direction à prendre.  Le doute est une situation très favorable pour nous inciter à méditer.  Pendant l’initiation le Vén. M. nous incite à nous remettre en question et à réfléchir sur nos acquis.  L’App. qui entre dans la Franc-Maçonnerie possède certaines connaissances acquises dans sa vie profane et estime que ses opinions sont valables.  Maintenant il est sensé examiner ses opinions à la lumière de l’enseignement maçonnique.  Comme toujours dans l’optique de la FM un même enseignement est présenté sous une autre forme comme dans une spirale ; si l’information est bien comprise, on peux accéder à un autre plan. La marche physique doit inspirer et encourager la démarche spirituelle et aider à s’élever sur un autre plan.  On doit être conscient de cette démarche et  avoir la volonté de la conduire.

Comme dans l’Initiation, pour progresser il faut souvent d’abord reculer : on entre dans le Cabinet de Réflexion comme dans une cave sombre pour finalement triompher en recevant la Lumière. On devient une autre personne.  Au 3e Grade aussi nous devons passer par une mort apparente pour renaître mieux armé et disposé pour progresser.  C’est presque comme la chanson populaire :  Là-haut sur la montagne, on construit un nouveau chalet plus beau qu’avant !

Malheureusement nous attachons tous une importance capitale à notre petit moi et à nos opinions.  Nous avons tendance à considérer tout ce que nous faisons comme tellement intéressant, et nous pensons que la richesse de nos souvenirs et de nos expériences nous placent au centre du monde.  Ce moi intime, notre ego, prend une place prépondérante et, en nous éloignant de l’Orient tout en le regardant, les lois de la perspective rapetissent tout ce qui s’éloigne de nous et contribue ainsi à donner cette impression de notre importance.  Comme la feuille que j’ai devant moi a une certaine forme ; si cette feuille se trouvait à l’autre bout du Temple, elle me paraîtrait beaucoup plus petite, tout en gardant les mêmes dimensions.  La feuille est identique, ce n’est que mon regard qui la transforme.  Ne nous laissons pas leurrer par cette perspective, mais rappelons-nous que la feuille a la même dimension et mon point de vue ne la change pas.  La perspective a changé d’horizon et a remis les choses à leur place.

Une autre façon de percevoir ce même problème d’un trop grand ego consiste à voir dans toute situation un cercle : moi, toi, et l’Autre.  Je me situe au centre et tout ce qui s’éloigne de moi a une importance décroissante à mes yeux.   Le moi est à mes yeux le plus important, le toi reste assez proche pour qu’il soit considéré comme un confident ou un ami.  Quant à l’Autre, il se trouve loin de moi et ne m’intéresse pas facilement.  Cependant la Franc-Maçonnerie tente de m’apprendre de m’occuper de l’Autre et de ne pas me désintéresser de son sort.  Il faudrait bien que je me rapproche de l’Autre en revenant sur mes pas pour ne pas m’éloigner davantage de lui.  Là aussi, ma marche doit m’inciter à une démarche volontaire d’élan vers mes FF et SS et en fait vers tous mes semblables.

Dans le Bouddhisme la pratique du « zazen » permet d’alterner la méditation et la marche.  On entre dans le dojo avec le pied gauche (comme le FM du DH dans le Temple), mais on en sort avec le pied droit.  Dans cet endroit la méditation n’est pas une démarche intellectuelle, mais avant tout une discipline du corps.  Après être resté immobile pour méditer un certain temps, on se lève pour la marche en rond appelé « kin hin » ce qui veut dire « concentration en mouvement ».  Je fais un parallèle avec l’App\ qui reste assis muet, le Comp\ qui commence à voyager, c’est à dire à marcher, et le Maître qui marche en rond autour du pavé mosaïque.  En avançant sur le monde extérieur, je me distancie de mes problèmes, pour mieux les comprendre.

Quand je marche on montagne, il y a une dialectique entre mon ascension générale et l’inclination de mon regard.  C’est comme si je visais des hauteurs, tout en regardant régulièrement mes pieds, donc la terre qui me rappelle d’où je viens et où je vais : « Tu es poussière et tu redeviendras poussière. »

La marche peut devenir une école de sagesse puisqu’elle me permet de faire l’expérience de mes limites : en la pratiquant, je ressens la fatigue me faisant sentir que mon corps n’est pas tout-puissant, alors que les déplacements par exemple en voiture me permettent facilement de dépasser ces limites physiques.  La marche m’enseigne aussi de ne pas aller droit au but.  De nouveau, en montagne, j’ai beau voir au loin la cime à atteindre, je ne peux pas grimper tout droit pour y accéder.  Je comprends que le chemin le plus direct n’est pas toujours le meilleur et que les détours peuvent être précieux.  Marc-Alain Ouaknim, un rabbin philosophe, rapporte la phrase suivante :  « Ne demande pas ton chemin à quelqu’un qui le connaît, car tu ne pourras pas t’égarer. »  C’est dans l’égarement que l’on trouve des choses intéressantes. 

Toutes les grandes traditions spirituelles parlent d’un processus de maturation.  Pour décrire le fondement même de l’élan vital, Aristote parle d’entéléchie (le besoin d’auto-complétion qui mène de la graine à l’arbre) ; Dr. Carl Jung parle  d’un ‘processus d’individuation’ qui transforme la personne en un être humain différent de tous les autres, capable d’exprimer pleinement son potentiel unique ; Abraham Maslow, le père du mouvement de développement personnel, de l’ ‘actualisation du moi’.  Les traditions spirituelles encouragent à l’ ‘éveil’ en développant en soi ce qu’il y a d’unique et de précieux. Si je dois suivre un guide au tout début de mon chemin initiatique, si je suis accompagnée pendant les diverses étapes de ma progression maçonnique, je dois par la suite développer mes propres critères qui auront de la valeur pour moi personnellement.  Le chemin sera différent pour chaque personne et chacun choisit la voie qui lui convient le mieux lui permettant son épanouissement individuel.

Le chemin initiatique n’est pas de passer un Degré après l’autre, car le but de la FM n’est pas d’aller d’un stade à un autre, mais de faire route.  Faire route c’est-à-dire avancer en marchant.  La pensée s’appuie sur le corps et se développe en harmonie avec lui. Marcher, c’est passer d’un pied sur l’autre, et penser, c’est envisager une idée puis une autre.   La pensée est toujours en instabilité, inquiète, en mouvement, comme la marche est un déséquilibre sans cesse rattrapé.  Dans les deux cas, il s’agit d’une recherche permanente d’un équilibre entre deux positions.  Il y a donc un parallèle entre le mouvement du corps et celui de la pensée. Un pas devant l’autre, et c’est une idée après l’autre qui me vient…. comme si mes jambes étaient le moteur de ma pensée.  Marcher est donc une occasion de m’entretenir avec moi-même, ce qui est la définition de la pensée.
  
J’ai dit, Respectable Maître.

A\M\ S\

Genève, le 8 avril 2008


Les sociétés traditionnelles considèrent la marche comme une ascèse indispensable à la santé physique et spirituelle.  La marche met fin à l’agitation mentale et favorise la concentration.

En devenant ‘pèlerin de lumière’, l’initié apprend à donner du chemin à ses pieds.  Le pied est le point de contact qui permet d’être debout et stable.  C’est à partir de cette stabilité, ou prise avec la réalité, qu’il est possible de marcher, d’agir, de parcourir la voie des symboles, participant ainsi au voyage de la lumière dans le Temple.  Il s’agit bien pour l’initié, d’explorer toutes les dimensions du cosmos, de changer de regard, en ayant pour bâton de marche, les paroles de lumière des Anciens.

La marche c’est le mouvement et le mouvement c’est la vie.
Après avoir reçu la lumière, le néophyte effectue sa première marche : trois pas égaux, les pieds en équerre, trois pas en direction de l’Orient, rectilignes, comme pour signifier la nécessité de ne pas s’écarter du chemin, quelles que soient les difficultés rencontrées.  Rectitude de la marche, mais marche pénible, stoppée par trois fois, brisée dans son élan.  Nécessité à chaque pas de fournir un nouvel effort pour continuer, à l’image du travail initiatique, difficile, semé de questionnements, de découragements mais aussi nourri de l’espoir de progresser. 
Avec les trois pas de l’apprenti, nous sommes dans la première dimension ; ils sont le départ d’une longue marche vers la lumière, sur la ligne droite.  Au grade de compagnon, vont s’y ajouter deux autres.
D’abord un pas de côté, le pied droit s’écartant du chemin en direction de la colonne du sud.  C’est d’ailleurs le seul pas qui s’amorce du pied droit, les autres débutant du pied gauche.  Il va permettre de passer de la première dimension, la ligne droite, à la seconde, celle du plan. 
Le quatrième pas donne le pouvoir de devenir rebelle, dans le sens positif du terme, c’est-à-dire constructif dans l’échange et pour le bien général.  Faire un pas de côté c’est se risquer, s’émanciper, tenter autre chose, quitte, quelquefois, à se tromper, mais pouvoir s’en rendre compte et revenir sur la route que l’on s’est donnée.

A
\M\ S\

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