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Pourquoi le candidat à la maîtrise ne voyage-t-il pas ?

La définition la plus courante du voyage est : « une action qui permet le déplacement en un autre lieu ».

Dès que l’homme a acquis suffisamment d’autonomie matérielle pour penser à autre chose que simplement se nourrir et survivre, il a fait progresser son savoir en explorant son environnement donc en voyageant. A des époques où les médias étaient quasi-inexistants, aller toujours plus loin, dépasser les frontières, était l’un des seuls moyens de progresser dans la connaissance des sciences, de l’homme et du monde.

Au fur et à mesure des siècles, les expéditions n’ont plus été composées uniquement de militaires ou d’aventuriers en quête de profit, mais aussi de scientifiques, d’artistes et de philosophes ouverts sur les civilisations qu’ils rencontraient. De ces longs périples, ils ne ramenèrent plus seulement des biens, des épices, de l’or, ou d’autres sources de revenus potentiels. Partis pour apporter leur civilisation, ils revenaient eux-mêmes imprégnés, parfois sans le savoir, de tout ce qu’ils avaient vécu, des civilisations et des différentes cultures qu’ils avaient côtoyés ou même souvent combattus. Ce n’était pas uniquement la confrontation avec des mondes différents qui les transformaient ainsi, mais aussi la lente maturation de ces impressions pendant le temps nécessairement long des voyages en bateau ou à cheval.

Les transformations opérées par le voyage sur le voyageur ont tellement marqués les esprits qu’elles ont inspirés nombre d’écrivains ou d’artistes. Le roman de voyage d’autrefois et le « road-movie » d’aujourd’hui sont des styles de récits répertoriés et presque codifiés. La thématique de ces ouvrages est souvent qualifiée par les commentateurs ou critiques de « voyage initiatique », bien évidemment pas toujours dans le sens où nous l’entendons.

Pour qu’un déplacement soit un voyage, il est nécessaire qu’il ait un but, même si celui-ci n’est jamais atteint. L’errance, déplacement sans but n’est pas un voyage mais peut même constituer une sanction divine comme pour Caïn ou le « juif errant ». Nombre de traditions et religions associent le voyage, physique ou non, à la notion d’initiation ou d’évolution, qu’elle soit personnelle ou collective : c’est le voyage de tout un peuple vers la terre promise ou encore le tour de France des Compagnons du Devoir.

La Franc-Maçonnerie puisque universelle, n’échappe pas à la règle. Le mode même de circumambulation, la façon de se déplacer en loge, est un élément qui n’est pas laissé au hasard. Dans le Rite Écossais Ancien et Accepté, le déplacement s’effectue comme le ferait le soleil autour de la terre, c’est à dire de gauche à droite lorsqu’on est face à l’orient.

Le voyage initiatique sous diverses formes joue un rôle actif dans l’initiation et l’élévation du Maçon. Avant d’être candidat à la maîtrise, le compagnon passe par plusieurs étapes dans sa vie initiatique. Tout d’abord profane, il accompli un premier voyage qui le conduit à frapper matériellement à la porte du temple. Tout le long de la tenue d’initiation, il va franchir les quatre épreuves qui vont le transformer en initié.

Au cours de la première, l’épreuve de la terre, il est enfermé dans le cabinet de réflexion. Le premier voyage initiatique qu’il réalise à cette occasion est immobile et intérieur. C’est au fond de lui même qu’il va tenter de retrouver la pierre enfouie encore recouverte de sa gangue. Ce premier voyage le conduit à un état de conscience propre à poursuivre la démarche qu’il a entreprise. Partant du Nadir, au fond de la terre, il va directement monter au Zénith dans l’épreuve de l’air, au cours d’un voyage empli de bruits et de fureur, images des turpitudes de la vie profane à laquelle il appartient encore.

Les deux épreuves suivantes seront elles aussi précédées de voyages qui le conduiront successivement devant le premier surveillant et le Vénérable Maître. Le futur initié, aveuglé par le bandeau qui lui couvre les yeux, déséquilibré et déstabilisé par sa vêture, ne peut accomplir ces périples que grâce à la main ferme et à l’aide bienveillante de l’Expert qui l’accompagne tout au long de son initiation. Le futur apprenti n’a aucun libre arbitre dans le déroulement de ses déplacements et ne peut que s’imprégner des émotions suscitées par la cérémonie. Ces voyages conduisent le futur apprenti, privé du sens le plus utilisé - la vue - a débuter son introspection qui constituera l’essentiel de son travail la première année. Ce travail est le premier pas pour lui permettre de trouver ensuite la trinité.

Lors de son élévation au second degré, le futur compagnon va découvrir qu’il n’y a pas d’épreuve comme dans l’initiation mais cinq voyages successifs. Ce passage au grade de compagnon n’a pas évolué depuis 1965. Il n’en a pas toujours été ainsi notamment en ce qui concerne les voyages qui en sont la pièce maîtresse. Par exemple, en 1763 à Mons, il y avait deux séries de trois voyages et non cinq. Les cinq voyages sont apparus en 1774, mais la référence que nous connaissons aujourd’hui aux cinq sens, aux cinq ordres architecturaux, aux arts libéraux, aux grands initiés et enfin à la glorification du travail n’apparaît qu’en 1955. Avant 1829, il n’était même pas question de ces cartouches, et les voyages avaient des références très opératives : couper et tailler pour le premier; tracer des lignes pour le deuxième; transporter ou mettre en place pour le troisième; construire, élever ou terminer l’œuvre pour le quatrième. Il est à noter que de 1829 à 1860 la référence du quatrième voyage a été « Dieu ». Le thème du cinquième et dernier voyage reste assez incertain jusqu’en 1880 où apparaît la notion de « travail et liberté ».

Quelle qu’en soit la forme, ces voyages sont effectués dans une tenue symétrique à celle de l’initiation, avec une différence de taille : les yeux ne sont pas bandés. Le futur compagnon accompli donc ces cinq périples d’une manière active pour découvrir ou enrichir son savoir dans tous les domaines. Dans ce degré, le voyage devient le vecteur de l’action et de la progression du frère dans la connaissance. Avec le travail, il est l’élément indispensable au futur compagnon pour évoluer.

Comme les découvreurs des siècles passés, il va ensuite se transformer et s’enrichir par le voyage, qu’il soit intellectuel ou physique en se rendant dans d’autres loges. C’est en partant de ces cinq voyages et grâce à la confrontation avec les autres que se construira petit à petit le compagnon accompli, prêt alors à devenir un candidat à la maîtrise.

Pourquoi le candidat à la maîtrise ne voyage-t-il pas ? Ou plutôt devrait-on dire : pourquoi ne voyage-t-il plus ? Parce qu’après s’être imprégné de toutes ces connaissances, il lui faut maintenant trier et affiner ce qu‘il a emmagasiné, lui donner un sens. Il est temps pour lui de poser ses bagages lourdement chargés non pour se reposer mais pour au contraire réfléchir à ce qu’il peut faire de toutes ces acquisitions.

Si le compagnon travaille en voyageant, le maître lui a un double rôle : il trace les plans du chantier, conduit les travaux, mais aussi il transmet son savoir et ses connaissances. Sans cette deuxième mission, le travail pourrait être achevé mais demeurerait stérile à terme puisque les chantiers s’arrêteront à la mort du maître dépourvu de tout successeur à même de continuer et d’améliorer sans cesse l’œuvre. C’est ce qui arriva au chantier du temple de Salomon bloqué par l’assassinat de l’architecte Hiram. Les compagnons, privés du mot de passe que seul connaissait le maître vont être obligés d‘en prendre un autre et de chercher le corps d’Hiram. A la fin de l’élévation au troisième degré, le candidat à la maîtrise est Hiram, le maître assassiné. Il va vivre sa fin en se déplaçant trois fois avant de mourir. Mais ces déplacements ne sont pas des voyages. Hiram renaîtra « grâce au concours de trois frères maîtres éclairés », comme il est dit le rituel du Rite Écossais Ancien et Accepté. C’est à l’occasion de cette résurrection que le corps du candidat à la maîtrise fait, en étant relevé, un seul et unique voyage qui le conduit du niveau à la perpendiculaire, d’un monde à deux dimensions à un monde en trois dimensions en passant de l’horizontale à la verticale. Le futur Maître a, grâce à cette élévation, les pieds sur terre et la tête dans les étoiles. Ses pieds peuvent être rapprochés de la pointe du compas, de la nécessité d’un point fixe solidement ancré qui permet à la tête du candidat de symboliquement tracer un quart de cercle parfait.

Le cercle qui symbolise l’Unité primordiale, est tracé par le compas dont les pointes, au grade de maître, recouvrent l’équerre car l’esprit désormais prédomine la matière. Le Maître est au centre du cercle. Il se doit de ne pas voyager pour être comme la pointe du compas, l’élément fixe qui seul permet la régularité et la perfection du tracé du cercle donc de l’Unité. Le compas l’absout de toutes les contraintes d’un système de mesures et des limites qu‘imposent ces mesures. Qu’importe la taille du cercle puisqu’il représente l’Unité primordiale.
Le compas, en se libérant des deux dimensions ne permet plus seulement de tracer des cercles mais des volumes sphériques. La figure de l’équerre recouverte du compas retrace le sceau de Salomon et exprime le mariage du ciel et de la terre. Le maître est dit « entre le compas et l’équerre » donc entre ciel et terre, il s’identifierait, selon le dictionnaire initiatique de Masson, à l’Homme archétype, l’homme parfait des traditions. Le travail du maître s’effectue en chambre du milieu, au centre et dans l’axe de toutes choses. Dans un monde qui est désormais à trois dimensions, il est le centre immobile de la sphère sans qui celle-ci ne saurait exister puisque chacun des points qui la composent est à égale distance de ce centre.
Voilà donc pourquoi le candidat à la Maîtrise ne voyage pas : pour devenir ce centre immobile.

Mais alors pourquoi le rituel nous indique-t-il que les maîtres doivent voyager « De l’Orient à l’Occident par toute la Terre » ? Comment peuvent-ils être au centre du cercle ou de la sphère et voyager ? La réponse à ces questions est une autre histoire… Peut-être font-ils la démarche symbolique inverse du jeune apprenti qui lui va chercher la trinité, puisque eux font la démarche de revenir à l’Unité « en cherchant ce qui a été perdu pour rassembler ce qui est épars et répandre partout la lumière ». Un tel paradoxe est propre à tous les symboles qui par essence sont toujours ambivalents. C’est à grâce à eux et à leur complexité que notre connaissance symbolique et maçonnique progresse. Ils nous rappellent sans cesse que le travail n’est jamais fini.

J’ai dit, Très Vénérable Maître.

M\ L\M\


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