Obédience : NC Loge : NC 2008


Franc-Maçonnerie ou Franc-Maçonneries ?

Plusieurs franc-maçonneries

Qu’est-ce que la franc-maçonnerie ? Eh bien je crois qu’il y a une première clé, essentielle pour essayer de comprendre ce qu’est la franc-maçonnerie, pour essayer de décrypter la réalité derrière les émissions ou les articles qui paraissent régulièrement ici ou là. Cette clé de départ c’est qu’il n’y a pas une franc-maçonnerie, il y a des franc-maçonneries. Trois grands courants animent la franc-maçonnerie dans le monde, trois branches bien distinctes.

En France par exemple, et en simplifiant un peu, je dirais que la Grande Loge de France, le Grand Orient de France, et la Grande Loge Nationale Française, appartiennent à trois branches différentes de la franc-maçonnerie. Lorsque l’on regarde une émission sur la franc-maçonnerie, ou qu’on lit un article ou un livre, il est essentiel pour bien comprendre de savoir de quel courant maçonnique on parle. Ces trois courants ont bien sur de nombreux points communs, mais ils restent sensiblement différents, et aucun des trois ne peut se permettre de parler au nom des deux autres.

Pour ma part, après vous avoir fait vivre rapidement l’histoire d’un demi-millénaire qui à fait naître la franc-maçonnerie dans cette diversité, je vous présenterai d’abord ce que je crois être les points communs entre ces trois franc-maçonneries, puis j’essaierai de vous faire partager ce qui fonde la spécificité du rameau maçonnique auquel j’appartiens, auquel appartient la Grande Loge de France dont je fais partie.

Fondements historiques

Alors un peu d’histoire ! On a longtemps admis communément que l’année 1717 marque la naissance en Angleterre de la franc-maçonnerie dont nous parlons, celle que l’on appelle spéculative, ce regroupement d’hommes ou de femmes de tous métiers et de toutes conditions, n’ayant pas de lien particulier avec le métier de maçon et l’industrie du bâtiment, qui se retrouvent pour penser et échanger, spéculer, par opposition avec la franc-maçonnerie dite opérative, l’organisation médiévale des métiers du bâtiment regroupant les franc-maçons, ces maçons ayant obtenu la franchise de pouvoir travailler pour leur propre compte. Cette date de naissance est maintenant contestée par nombre d’historiens depuis une trentaine d’année, et pour ma part je pense qu’elle est fausse, qu’il faut remonter un quart ou un demi-siècle plus tôt en Écosse, et que 1717 n’est que la naissance d’un deuxième courant de la franc-maçonnerie.

Les racines de la franc-maçonnerie d’aujourd’hui, spéculative, se retrouvent bien sûr dans la franc-maçonnerie opérative, l’organisation en confréries ou compagnonnage des métiers du bâtiment, une franc-maçonnerie opérative que l’on voit s’organiser dans les manuscrits que nous avons, grosso modo entre l’an 1400 et l’an 1600. Les compagnons du devoir français placent en 1401 ce qu’ils appellent la scission d’Orléans, c'est-à-dire en fait leur organisation en devoirs. Dans les îles britanniques les deux plus anciens manuscrits décrivant une organisation collective du métier de maçon sont datés entre 1400 et 1450, les maçons de Strasbourg se donnent des constitutions en 1498 et ceux de Ratisbonne des statuts en 1498. Ces documents ont tous en commun qu’ils décrivent les devoirs respectifs des maîtres, des compagnons et des apprentis du métier, devoirs professionnels, devoirs de solidarité, mais aussi devoirs de comportement, en quelque sorte une déontologie professionnelle et une éthique de vie. Tout nouvel apprenti devait entendre la lecture de ces devoirs avant de prêter serment sur la bible : serment de respecter ces devoirs, mais aussi serment de secret, secret sur l’organisation du métier mais surtout secret concernant les techniques et tours de main du métier qu’il serait amené à apprendre.

Ce serment et ce secret se sont perpétués dans la franc-maçonnerie jusqu’à nos jours. Bien sûr de nos jours cette notion de secret professionnel n’a plus cours, tout au moins en franc-maçonnerie, où le secret recouvrira d’autres notions, mais nous y reviendrons.

A la saint Jean d’hiver 1588 se produit en Écosse un autre évènement important de l’organisation de la franc-maçonnerie, toujours opérative à cette époque. William Schaw, surveillant général des maçons d’Écosse, et maître maçon des travaux du roi d’écosse, Jacques VI Stuart, promulgue de nouveaux statuts pour la franc-maçonnerie écossaise. On ne sait pas bien s’il met en forme une organisation existante, ou s’il réorganise tout, mais toujours est-il que ces statuts concrétisent l’existence de loges de francs-maçons permanentes dans les grandes villes du royaume d’écosse, loges dirigées par des surveillants réélus chaque année.

Jusque là, et pendant un siècle encore en Angleterre, les loges se créaient et se défaisaient au gré des chantiers, dirigées par le Maître du chantier. A partir de 1598, non seulement les loges existent de façon permanente dans chaque grande ville d’Écosse, mais en outre elles sont tenues de tenir un registre, ce qui fait que nous disposons des minutes de fonctionnement d’une quinzaine de loges écossaises pour tout le XVIIème siècle.

On apprend dans ces minutes des choses très intéressantes. Dès 1637 les loges écossaises ont commencé à recevoir des personnes n’appartenant pas au métier de maçon, d’abord proches du métier, donneurs d’ordre, responsables de l’administration royale ou professeurs de géométrie par exemple, puis des membres de la gentry de plus en plus éloignés du métier. La loge de Scone et Perth, ville où l’on couronnait les rois d’Écosse, revendique même d’avoir fait maçon le roi Jacques VI Stuart, devenu en 1603, à la mort de la reine Elizabeth, roi d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande sous le nom de Jacques1er. Ce mouvement d’ouverture de la franc-maçonnerie opérative se continuera en Écosse tout au long du XVIIème siècle.

A cette même époque il ne faut pas oublier que toutes les îles britanniques sont ensanglantées par les guerres civiles qui opposent les Stuart à l’église protestante, presbytérienne pour être précis, et au parlement anglais largement favorable aux presbytériens. A la fin du XVIIème siècle, en 1689, Jacques II Stuart, converti au catholicisme et soutenu par Louis XIV, qui a révoqué l’édit de Nantes, a été contraint à l’exil en France, puis en 1714 les derniers espoirs de retour au pouvoir des Stuart sont réduits à néant par l’accession au trône Britannique de George de Hanovre.

1714 Couronnement de George de Hanovre…

1717 Création de la Grande Loge de Londres…

Quand quatre loges Londoniennes se réunissent pour former la Grande Loge de Londres, les loges écossaises avaient déjà reçu en leur sein au minimum 134 gentilshommes non maçons de métier parfaitement identifiés et recensés, sans compter les non identifiés, et six loges écossaises, Aberdeen, Dunblane, Dunfermline, Hamilton, Haughfoot, et Kelso, étaient déjà constituées en majorité ou en quasi-totalité de gentilshommes et non de maçons de métier. Le problème pour le pouvoir anglais est que la majorité de ces franc-maçons écossais est favorable aux Stuarts ! Churchill relève d’ailleurs que le Maréchal de Berwick estimait qu’à cette époque 5 écossais sur 6 étaient Jacobites. Le nouveau roi d’Angleterre n’a pas perdu de temps pour consolider son pouvoir, prolongation et extension des pouvoirs du parlement anglais majoritairement Whig, et négociation de la triple alliance au détriment de Jacques II Stuart par exemple.

De là à penser que la création de la Grande Loge de Londres, trois ans après l’avènement de George de Hanovre, répond à la volonté de contrôle d’une franc-maçonnerie fourmillant de Jacobites, il n’y a qu’un pas, que pour ma part je franchirai sans trop d’hésitation. A l’appui de cette vision on remarquera que, quelques jours avant la St Jean d’été de 1722, la Grande Loge de Londres se rend en délégation auprès de Lord Townshend, secrétaire d’état de George 1er, pour « l’assurer de son zèle envers la personne de sa majesté et son gouvernement », ce à quoi le secrétaire d’état leur répond « qu’ils ne craignent aucune molestation de la part du gouvernement, aussi longtemps qu’ils ne s’occuperont que des anciens secrets de la [maçonnerie] »

En tout état de cause 1717 ne marque pas la création de la franc-maçonnerie telle que nous la connaissons aujourd’hui, mais seulement la création d’un deuxième courant, que l’on pourrait appeler Andersonien, du nom du Pasteur Anderson qui en rédigera les constitutions, en concurrence avec le courant initial que j’appellerai Écossais, bien qu’il ait regroupé aussi des irlandais puis des français, parce qu’il est né en Écosse et a été développé et soutenu par la dynastie écossaise des Stuart. A l’origine la franc-maçonnerie Andersonienne est plus dirigiste, elle crée la fonction de Grand Maître, qui n’existait pas dans la franc-maçonnerie Écossaise, elle nomme ad-vitam les présidents des loges, les
Vénérables Maîtres, alors que les loges écossaises sont beaucoup plus indépendantes et élisent chaque année leurs surveillants. La franc-maçonnerie Andersonienne est aussi beaucoup plus ouverte sur le plan religieux, astreignant ses membres « seulement à cette religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord, laissant à chacun ses propres opinions… », alors que la franc-maçonnerie écossaise est encore résolument catholique.

Mais ces différences vont vite évoluer, en particulier en France, car ces deux courants vont se développer concurremment sur le sol Français.

Les premières loges en France vont être écossaises, peut-être dès 1688 dans le régiment de la garde de Jacques II en exil à Saint Germain en Laye, on en a de fortes présomptions mais pas la certitude absolue, en tout cas en 1725 où la première loge parisienne est fondée par de fidèles Jacobites. Le courant Adersonien ne tardera à franchir la Manche, créant lui aussi sa première loge à Paris en 1734. A la veille de la Révolution Française, 50 ans plus tard, il y aura 780 loges en France, selon le recensement de Claude Guérillot, dont environ 40% se diront écossaises. A noter, ce qui ne simplifie pas les choses, qu’à la suite d’une scission en 1773, ces loges sont regroupées alors en deux organismes nationaux, que nous appelons obédiences, qui ne recoupent pas du tout cette différence de courants : Le Grand Orient de France compte 537 loges dont environ la moitié d’écossaises, et la Grande Loge de France 243 dont un tiers d’écossaises.

La franc-maçonnerie sortira exsangue de la révolution : 30 loges seulement pour toute la France, et les régimes successifs Premier Empire, Restauration, Second Empire, tenteront de la maintenir unifiée, et donc contrôlable, sous l’égide du Grand Orient de France, qui se déclare alors résolument Andersonien, mais les quelques loges écossaises qui survivent, principalement en Provence et à Paris font de la résistance, sous l’égide du Suprême Conseil de France, puis de la Grande Loge de France.

Le XIXème siècle verra l’évolution et la fixation définitive de ces courants. En Angleterre et aux États-Unis, la franc-maçonnerie, en quasi-totalité Andersonienne, restera fidèle à la notion d’un Dieu révélé, et n’introduira jamais dans ses loges de moments de discussion et d’échange en dehors des propos de table, restant plutôt une sorte de franc-maçonnerie de club, très orientée sur la bienfaisance. Alors que la franc-maçonnerie française développera dans les loges de moments de travail sur un thème, de discussion et d’échange qui deviendront rapidement le coeur des réunions maçonniques. Mais le courant Andersonien, sous l’égide du Grand Orient de France, et le courant Écossais évolueront très différemment en ce qui concerne le rapport à la religion ou à la spiritualité, et en ce qui concerne les objectifs de la Franc-maçonnerie.

En ce qui concerne les objectifs de la franc-maçonnerie, et au risque de caricaturer un peu, on pourrait dire que le Grand Orient de France, peut-être en raison de ses rapports étroits avec les pouvoirs successifs, développa très vite dans ses loges un intérêt pour la résolution des problèmes de société, et au niveau national chercha à peser sur le pouvoir pour faire avancer les solutions progressiste qu’il préconisait. Alors que la franc-maçonnerie écossaise, plus discrète se consacrait principalement au progrès et à l’éducation du franc-maçon lui-même. Ce qui ne veut pas dire que des francs-maçons écossais n’eurent pas à certains moments une influence décisive sur une société alors en pleine évolution, mais ce fut, et c’est toujours, plutôt à titre individuel.

Dans le domaine spirituel, dès avant la révolution, tous les courants de la franc-maçonnerie faisaient cohabiter sans trop de distinction la notion de Dieu avec celle de Grand Architecte de l’Univers, utilisant dans leurs textes, selon les moments, soit l’un, soit l’autre, soit les deux en même temps. Sous l’influence du positivisme régnant en maître dans la seconde partie du XIXème siècle, la franc-maçonnerie fut obligée de préciser sa pensée dans ce domaine, aboutissant dans les années 1875 et 1877 à des positions bien différentes. En 1877 le Grand Orient de France avait abandonné non seulement la notion de Dieu, mais décidait de ne plus imposer à ses loges la référence au Grand Architecte de l’Univers. De nos jours ce terme est absent des textes du Grand Orient, qui fait preuve en toutes occasions d’une laïcité, disons militante. La franc-maçonnerie écossaise, de son côté, proclamait en 1875 son attachement à un principe qui transcende l’homme : « La franc-maçonnerie proclame, comme elle l’a proclamé dès son origine, l’existence d’un principe créateur sous le nom de Grand Architecte de l’Univers. Elle n’impose aucune limite à la recherche de la vérité, et c’est pour garantir à tous cette liberté qu’elle exige de tous la tolérance… Le spiritualisme est donc le fond réel de la franc-maçonnerie. »

On ne peut pas conclure cette fresque historique, qui j’espère ne vous a pas lassés, sans citer deux évènements importants au tournant des XIXème et XXème siècles. La première femme franc-maçonne, Maria Deraimes, est initiée le 14 Janvier 1882 par la loge Les libres penseurs, du Pecq, en présence de Georges Martin avec qui elle créera en 1883 la première loge mixte, Le Droit Humain, qui donnera naissance à un ordre maçonnique mixte international sous ce même nom.

Et en 1913, Edouard de Ribaucourt, appuyé sur la loge L’Anglaise de Bordeaux, réintroduira en France la franc-maçonnerie Andersonienne anglo-saxonne en créant la Grande Loge Nationale Indépendante et Régulière, qui est devenue de nos jours la Grande Loge Nationale Française.

Ainsi voit-on cohabiter aujourd’hui en France trois courants de la franc-maçonnerie que je schématiserai, ou caricaturerai ainsi : la franc-maçonnerie écossaise qui vise d’abord à l’amélioration intérieure de ses membres dans une spiritualité libre de tout dogme, dont le principal représentant est la Grande Loge de France, la franc-maçonnerie andersonienne moderne conduite en particulier par le Grand Orient de France qui vise directement à l’amélioration matérielle et morale de l’humanité par un humanisme social, et laïc, et la franc-maçonnerie andersonienne anglo-saxonne, qui exige la croyance en un Dieu révélé, et met l’accent sur la bienfaisance.

Que faisons-nous dans nos loges ?

« La voie que l’on peut dire n’est pas l’éternelle voie » ainsi commence le Tao te King, le livre de la voie du milieu. Cet adage s’applique aussi à la franc-maçonnerie.
Le chemin que l’on commence quand on devient franc-maçon n’est pas facile à décrire tant il est personnel et propre à chacun. En quelque sorte « La maçonnerie cela ne se raconte pas, cela se vit. » Alors tout ce que je peux faire ici, c’est seulement tenter de vous dire comment je vois, et comment je vis, ce chemin. Je vous parlerai donc de la franc-maçonnerie écossaise, celle que je vis. Je crois cependant que certains éléments essentiels sont communs à tous les courants de la franc-maçonnerie, et vécus par tous les franc-maçons et toutes les franc-maçonnes.

Le premier de tous est l’héritage du siècle des Lumières, l’apprentissage de la liberté de pensée. Un des textes fondateurs de la franc-maçonnerie écossaise, Trois coups distincts, un texte irlandais qui date de 1760 décrit la réception de l’apprenti qui rentre en franc-maçonnerie : après avoir prêté son serment sur la Bible il prononce cette phrase en latin « Funde merum genio » que l’on peut traduire ainsi « Fonde le vrai par toi-même. » C’est très exactement l’enseignement du siècle des Lumières. Emmanuel Kant écrivait en 1784, à l’apogée de sa pensée, à la demande du Berlinische Monatsschrift : « Qu’est-ce que les lumières : Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. »

Ce que nous vivons en franc-maçonnerie, c’est la liberté d’une pensée qui se construit et se confronte avec celle des autres, dans le respect et l’écoute, mais sans abdiquer de sa propre logique. Une pensée qui n’hésite pas, pour y réfléchir sans provocation mais avec rigueur, à remettre à plat tous les dogmes, que ce soient ceux des religions ou ceux de la pensée unique, ceux des médias ou ceux de l’opinion publique. Remise à plat qui n’a pas pour but d’arriver à une opinion commune, à une pensée maçonnique, mais qui a pour but de permettre à chaque frère d’asseoir plus profondément sa pensée personnelle. Car il n’y a pas de pensée maçonnique, pas de dogme maçonnique, chacun est libre de construire, ou de reconstruire, avec l’aide de ses frères, sa propre pensée dans un cheminement qui sera de toute façon un chemin intérieur et personnel.

On rencontre ici un autre aspect du secret maçonnique, car il est bien clair qu’apprendre à penser par soi-même, remettre à plat les dogmes, en particulier les dogmes idéologiques, c’est quelque chose qui n’est pas, mais pas du tout apprécié par les pouvoirs totalitaires. Tous les pouvoirs totalitaires, partout dans le monde, ont pourchassé la franc-maçonnerie et les franc-maçons. Nous portons en nous la mémoire de nos frères qui ont souffert, qui ont été exécutés ou qui ont donné librement leur vie comme Pierre Brossolette pendant l’occupation nazie. Et le serment de secret que nous prêtons n’est pas celui de notre propre appartenance.

Après tout je suis là devant vous et je me déclare franc-maçon sans aucun problème. J’espère seulement que je serai un bon exemple et que je ne vous dégoûterai pas de la franc-maçonnerie. Le secret auquel nous nous engageons par serment est celui de l’appartenance des autres, souvenir ou prémonition de périodes où livrer le nom d’un frère signifiait, ou signifiera, mettre sa vie en danger.

Cette construction d’une pensée libre se fait en franc-maçonnerie par l’échange et le dialogue. On ne pense pas dans son coin, on confronte librement et fraternellement ses opinions. Et cela passe naturellement par un apprentissage de la parole. En effet, à notre époque où, dans la civilisation occidentale à tout le moins, le pouvoir n’est plus au bout du fusil, selon l’expression du grand timonier, mais dans le poids des mots et le choc des photos, pour reprendre le slogan d’un de nos magazines grand public, à une époque où le faiseur de mots, qu’il soit artiste, journaliste, publiciste ou politique, a souvent plus de pouvoir et gagne plus d’argent que le producteur de nourriture ou le fabricant de machines, il me semble que paradoxalement chacun est de plus en plus isolé, que l’échange véritable par une vraie parole est de plus en plus rare, qu’en quelque sorte cette parole est perdue, mais que la Franc-maçonnerie en est un des dépositaires.

La parole, le mot, sont devenus un outil de séduction de la rumeur qui monte de notre civilisation moderne, mot choisi pour perdre la foule dans ses faux sens ou doubles sens, répété à l’envie par les média, puis par la foule elle même qui ne se rend pas compte que le mot ne décrit pas la réalité, mais au mieux le caricature, et au pire la travestit : Rigueur, Mondialisation, France d’en bas, blingbling, et, plus récemment, récession. Pour nous acheminer vers cette vraie parole, quoi de plus efficace, de plus évident, que de commencer par éradiquer le bruit, l’échange imparfait de la parole médiatique ? Comme on taille une vigne ou un arbre fruitier, la Franc-maçonnerie commence donc par ôter la parole à l’apprenti qu’elle initie. Jusqu’à son élévation au degré de compagnon il ne prendra pas la parole en loge. C’est en fait un apprentissage de l’écoute qui est essentiel pour la parole. Si une parole vraie doit être issue du plus profond de soi, elle doit aussi s’adresser là où l’autre peut l’entendre, et pour cela quelles qualités d’écoute, de perception et de tolérance ne faut-il pas développer ! Cet apprentissage de l’écoute se révèle être un vrai apprentissage de soi-même, et un apprentissage de l’autre.

Mais créer un lien de tout soi-même vers la profondeur de l’autre, on sent bien que le mot seul, et l’expression cartésienne, n’y suffiront pas. La communication serait trop sèche, pas assez profonde, comme la note émise sur une seule fréquence sera plate et vide sans la richesse infinie des harmoniques qui apportent la profondeur, la complexité, la vie et la beauté. Là encore la Franc-Maçonnerie propose à ceux qu’elle initie un mode d’expression chargé d’harmoniques, qui permet à la parole de porter des significations riches et profondes : le Symbole.

Le symbole c’était en Grèce, le moyen de reconnaissance, primitivement un objet cassé en deux pour sceller un accord, ce qui permettait aux envoyés de chaque partie, messagers, domestiques, ou enfants, de se faire reconnaître de l’autre partie en reconstituant l’objet initial. On peut percevoir dans cette reconstitution de l’objet, dont les deux parties se recollent d’un coup, totalement, quelle que soit la complexité de la ligne de déchirure, sans avoir besoin de coutures, de coups de lime ou de points de colle, le contact total qui s’établit entre deux êtres qui communiquent non pas par les concepts et les raisonnements intellectuels, mais à travers les symboles, et qui donc mettent en relation d’un coup la totalité d’eux-mêmes, du conscient et de l’inconscient, du plus profond au plus élevé : le courant passe d’un coup, sur la totalité de la gamme des harmoniques. Le langage des symboles est ainsi un outil très puissant pour permettre au franc-maçon de s’acheminer vers une vraie parole.

Cet échange en loge, quand les coeurs se mettent à découvert, quand le langage symbolique permet à l’inconscient même de s’ouvrir, quand la parole porte profondément, c’est bien ce qui crée le lien qui nous unit, cette fraternité qui nous rassemble et nous rendra attentif au moindre besoin de l’autre, cette fraternité qu’on nous reprochera peut-être quand on la prendra pour de la connivence. Mais cette fraternité ne se fera jamais au détriment des autres. Parce que ce n’est pas une fraternité qui naît d’une complicité pour conquérir le monde, c’est une fraternité qui naît du travail en commun pour s’ouvrir au monde, pour comprendre le monde et les autres.

Spécificité Écossaise

Tout ceci, je le pense, est commun à l’ensemble de la franc-maçonnerie Française. Venons-en maintenant à ce qui me semble propre au courant écossais de cette franc-maçonnerie. Continuons à lire cette proclamation de 1875 de la franc-maçonnerie écossaise que j’ai commencé à citer tout à l’heure : « C’est une école mutuelle dont le programme se résume ainsi : obéir aux lois de son pays, vivre selon l’honneur, pratiquer la justice, aimer son semblable, travailler sans relâche au bonheur de l’humanité et poursuivre son émancipation progressive et pacifique… Soyez protestants, juifs, mahométans, continue dans un autre discours le Grand Maître d’alors, Adolphe Crémieux, la maçonnerie ne vous le demande pas. Elle admet tout ce qui est honnête, probe, tout ce qui a un coeur généreux. La maçonnerie d’aujourd’hui vit surtout par l’esprit, par l’intelligence, et quand elle dit « à la gloire du grand architecte de l’Univers » c’est qu’elle reconnaît une source à cette intelligence qui dirige le monde au sein duquel nous vivons. Le spiritualisme est donc le fond réel de la maçonnerie. »

Nous avons parlé de l’apprentissage de l’écoute par le silence, indispensable à l’ouverture aux autres. Cette école mutuelle comporte un autre apprentissage essentiel, celui du regard, la conversion du regard, disait un de nos passés Grands Maîtres, qui éveille notre conscience à ce qui nous dépasse, au-delà du monde matériel sur lequel s’arrête trop facilement notre regard. Pour décrire cette conversion du regard, il y a un symbole qui me plait beaucoup, c’est celui du soleil et des étoiles, et du bandeau.

Je vais vous révéler un secret, que vous pouvez trouver dans n’importe quel livre sur la franc-maçonnerie : si vous voulez entrer en franc-maçonnerie, la première fois que vous serez reçu en loge vous porterez un bandeau sur les yeux. Les enfants mettent du temps à comprendre que les étoiles ne sont pas allumées le soir par l’allumeur de réverbère du Petit Prince, et qu’elles brillent aussi le jour mais qu’on ne les voit pas parce que la lumière du soleil les cache. Ainsi le bandeau sur les yeux est le symbole de cette nécessité de masquer le soleil pour voir ces milliers d’étoiles qui nous envoient une lumière qui vient de très loin dans le passé. Il s’agit bien du premier acte d’éveil à ce que l’on ne voyait pas, à ce qui était caché par le soleil aveuglant, et quelquefois trompeur, de notre éducation et de notre civilisation. Ma vision personnelle de l’initiation est celle d’une porte ouverte sur les étoiles, d’un éveil de la conscience sur ce qui est caché en arrière plan du monde dans lequel nous vivons.

Cet éveil de la conscience à ce qu’il y a dans le monde au-delà du fric et de la frime, cet éveil de la conscience à cet univers dans lequel nous vivrons et nous mourrons, à ces hommes et ces femmes que nous côtoyons et qui ne sont plus des concurrents ou des gêneurs mais d’autres nous-mêmes, dignes de respect et d’amour, cet éveil de la conscience à ce qui peut nous transcender et donner un sens à notre vie, c’est ce que nous appelons en franc-maçonnerie l’initiation.

Initiation car cet éveil nous place au début d’un chemin de recherche et de travail dont nous avons le sentiment qu’il ne s’arrêtera jamais, si ce n’est le jour de notre mort, un chemin initiatique, une voie initiatique comme d’ailleurs il y en a d’autre de par le monde. Nous ne sommes qu’une des nombreuses voies initiatiques que le monde a connu. En quoi notre chemin est-il initiatique, quelle est notre spécificité, et d’abord que veut dire initiatique ? Comme nous l’indique le Tao, on ne peut pas définir cette notion, mais on peut au moins dire ce qu’elle n’est pas.

Notre chemin initiatique n’est pas un cursus d’enseignement. Il ne s’agit pas d’acquérir une succession de savoirs, ou de réponses toutes faites. Tout au plus nous apporte-t-il quelques mots clés ou phrases ésotériques n’auraient aucun sens s’ils étaient destinés à être appris par coeur pour pouvoir répondre à l’interrogation écrite de passage au degré suivant. Ils servent en fait à nous mettre sur la voie d’une étape de travail personnel, d’un objectif de transformation intérieur, et à nous permettre de découvrir les moyens et les outils qui nous permettront de tenter d’y accéder.

Ce n’est pas vraiment non plus un apprentissage. L’apprenti regarde son maître d’apprentissage et apprend les tours de mains, les manières de faire, et aussi bien sûr les valeurs, qu’il s’entraîne à recopier le plus parfaitement possible. Certes il y a un peu de cela dans notre apprentissage, on observe nos frères et ils nous apportent quelque chose. Mais ce n’est pas un tour de main que l’on peut recopier à l’identique. Il nous faut comprendre intérieurement et profondément de quoi il s’agit car sur notre chemin initiatique il n’y a aucune solution générale, aucun tour de main universel, il n’y a que des accomplissements personnels et intimes.

D’autres l’appellent une méthode, la méthode maçonnique. Ce n’est pas faux, mais personnellement je n’aime pas tellement ce mot avec ce qu’il connote de strict et d’intellectuel. La franc-maçonnerie écossaise n’a rien de strict, et surtout elle n’a rien d’intellectuel, ou tout au moins de rationnel au sens cartésien du terme. Le chemin initiatique fait appel beaucoup plus aux qualités du coeur, à l’intuition, à la perception symbolique. C’est en fait une succession de prises de conscience, un élargissement progressif du champ de conscience, à l’image du chemin de randonnée qui à chaque col nous fait découvrir le paysage nouveau qui se cachait derrière la ligne de crête.

Mais où nous conduit donc ce chemin, cet élargissement progressif de notre champ de conscience ? Eh bien je crois qu’il nous conduit à construire petit à petit notre propre éthique personnelle. Car la conscience conduit à la conscience… Je n’ai pas pu résister à cette formule facile qui joue sur les deux sens du mot conscience : la conscience de l’homme qui, contrairement à l’animal a conscience d’exister, et la conscience morale, celle qui nous dit le bien et le mal, qui nous donne bonne ou mauvaise conscience. Approfondir notre conscience de nous-mêmes, des autres et du monde va nous permettre de transformer notre conscience morale, de la libérer de son asservissement à des présupposés inculqués par la société ou la religion, ce que j’appelle une morale, pour lui donner un vrai fondement personnel, ce que j’appelle une éthique, issue d’une compréhension de plus en plus profonde de nous-mêmes et de ce qui nous entoure. Ce sera de cette manière que chaque franc-maçon écossais deviendra de plus en plus capable de « continuer au dehors l’oeuvre commencée dans le Temple ».

Mais pour en arriver là, il reste une étape essentielle pour la franc-maçonnerie écossaise, celle de la construction de sa propre spiritualité, de sa propre vision spirituelle du monde qui en quelque sorte mettra de l’ordre dans tout ce que perçoit cette conscience de plus en plus aiguisée, et structurera l’enchevêtrement du bien et du mal dans cette éthique que chacun de nous se construit. Car à quoi servirait de mieux percevoir l’univers, si ce n’est pour trouver un sens à sa vie ? A quoi servirait d’être de plus en plus à l’écoute des autres si c’est pour continuer à les asservir et à les manipuler ? Il s’agit bien d’une spiritualité car la voie initiatique ouvre l’esprit sur ce qu’il y a au-delà de la simple matérialité, mais ce n’est pas une religion car elle n’apporte pas de révélations toutes faites. Elle n’apporte pas de réponses, mais aide à se poser des questions. Elle n’impose pas de dogmes, mais aide à réfléchir. Elle ne propose pas de gourous, mais l’aide des frères de la Loge. Elle ne conduit pas à une croyance, mais permet de reconstruire sa propre cohérence intérieure. C’est en avançant sur cette voie spirituelle que nous construirons progressivement notre étique personnelle, notre propre conception du devoir, du bien et du mal. « Funde merum genio », fonde le vrai par toi-même.

Mais élargir son champ de conscience, construire sa propre vision du principe de la Grande Architecture de l’Univers, élaborer librement sa propre notion du bien et du mal, on conçoit bien que tout ceci est un travail intérieur qui n’aura jamais de fin, car cette Vérité en quelque sorte infinie est inaccessible à l’Homme et se reculera sans cesse, comme l’horizon se refusera toujours au voyageur. La première sentence du Tao, voie initiatique chinoise dont nous ne nous sentons pas si éloignés, l’exprime ainsi :

Le Tao qui peut être dit n’est pas l’éternel Tao
Le Nom qui peut être dit n’est pas l’éternel Nom
Ce qui n’a pas de nom est le début du ciel et de la terre.

Comment mieux expliquer ce qui fonde vraiment le secret maçonnique, au-delà des secrets professionnels et de la protection des autres frères : « l’éternel nom ne peut être dit », il s’agit d’une expérience personnelle incommunicable à tous ceux qui ne se sont pas engagés sur le même chemin.

Conclusion

Ce que je voudrais vous dire, pour conclure, c’est que le message spirituel de la franc-maçonnerie écossaise me paraît d’une actualité brûlante. Triste, en effet, est l’héritage légué à la civilisation occidentale par le millénaire qui vient de s’achever, tout au moins en termes de valeurs et de sens : enlisement des religions du Livre, les unes dans l’indifférence croissante qui déserte les églises, les autres dans le déferlement d’un fanatisme attisé à des fins politiques, effondrement des idéologies fondées sur le matérialisme athée, laissant derrière elles le malheur et la ruine, échec de la société de consommation, qui apporte autant d’insatisfactions que de progrès matériels dans les foyers. Le vingt-et-unième siècle s’ouvre sur des attentes fortes. La très grande majorité de nos contemporains aspire à la paix. Les courants les plus nouveaux de la philosophie contemporaine tournent autour de la question du sens de la vie et révèlent un besoin croissant de cohérence intérieure face au tourbillon des sollicitations modernes. Par de multiples aspects notre civilisation occidentale postmoderne exprime sa nostalgie et son espérance d’une harmonie retrouvée.

Or la confrontation au cours du XIXème et du XXème siècle, au sein de la pensée maçonnique écossaise, d’une tradition qui rêve de permettre à l’Homme de trouver un sens à sa vie non par des dogmes mais par une perception intime et cohérente de l’univers, avec la liberté de pensée, le respect de la raison et de la science, nés du siècle des Lumières, a fait éclore une spiritualité nouvelle. C’est ainsi qu’au seuil du XXIème siècle le franc-maçon écossais a la chance de se voir proposer un chemin, une voie spirituelle, qui lui permet de se construire une spiritualité qui donne un sens à son existence, sans abdiquer de la logique de sa vie et de sa propre cohérence intérieure.

La Grande Loge de France, la franc-maçonnerie écossaise, portent ainsi la grande responsabilité d’être dépositaires d’un message à partager avec tous ceux qui ont faim de nourriture spirituelle et soif de la Connaissance : une spiritualité, certes aux racines millénaires, mais qui semble bien répondre aux attentes de sens, de cohérence et d’harmonie de nos contemporains, et pourrait bien être ainsi une des Lumières du XXIème siècle.

Un niveau intellectuel, une culture philosophique et métaphysique sont-ils nécessaires pour en partager les fruits ? Rassurez-vous, il n’est pas nécessaire d’être un Luc Ferry pour profiter pleinement de l’enseignement de la franc-maçonnerie écossaise, quoique que plusieurs de ses livres m’aient considérablement aidé. Nos Loges sont illuminées par des frères de toute culture et de toute formation intellectuelle. C’est là une grande force et un grand bonheur de la franc-maçonnerie que son enseignement et sa fraternité, à tous les degrés, ne soient pas réservés à une élite intellectuelle. Le poème de Kipling, Ma Loge Mère est toujours d’actualité « Dehors : « Sergent !, Monsieur !, Salut !, Salam ! » Dedans : « Frère ! » et ça ne fait pas de mal… » Car en fait, comme l’écrivait Khalil Gibran : « Aucun homme ne peut rien vous révéler, sinon ce qui repose déjà endormi dans l’aube de votre connaissance… Le maître qui marche à l’ombre du Temple, parmi ses disciples, ne donne pas de sa sagesse mais plutôt de sa foi et de son amour. S’il est vraiment sage, il ne vous invite pas à entrer dans la maison de sa sagesse, mais vous conduit plutôt au seuil de votre propre esprit. »

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