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Franc-Maçonnerie et Talmud : Eloge de la Question Cela fait longtemps que je pense à cette
planche, pour tout vous dire, probablement depuis les premiers jours de
mon apprentissage. C’est dire l’importance que
j’y attache. Evidemment, nul besoin de préciser
que la qualité n’a rien à voir avec la
charge affective, il y a bien des mauvais poètes, des
mauvais peintres et des mauvais musiciens qui ont
créé en y mettant tout leur cœur.
Pourquoi parler ici de création ? C’est
parce qu’il me semble qu’une planche, telle que je
la conçois, est une forme d’expression. Notre F\
Patrick a commis une planche musicale, cela ne me paraît pas
incongru. Mais ce n’est pas le sujet de ce soir. Je vais vous faire maintenant la chronique de la planche
à laquelle vous avez échappé, cela
m’aidera à me faire comprendre. Je voulais donc vous parler du Talmud. Et pas seulement pour le plaisir de partager avec vous quelque chose, bien que cette motivation ne soit pas absente, soyons clair. Le fait est que j’entrevois des correspondances entre ce que j’entrevois du Talmud et ce que j’entrevois de la maçonnerie. Mon idée était donc de vous faire part de ces correspondances, et cela, c’est la planche à laquelle vous échapperez ce soir. Pourquoi ? Il y a au moins 2 raisons, une avouable, l’autre moins. La 1ère, c’est que 15-20 minutes n’y suffiraient pas, ni même 3 heures. L’autre, c’est que je crains de trouver dans l’assistance des talmudistes qui mettraient très facilement à jour mon ignorance vertigineuse. Lévinas, lorsqu’il donnait ses conférences sur le Talmud, émettait la même crainte, mais lui, au moins, même s’il n ‘était pas un talmudiste distingué, savait proposer des interprétations, des pistes originales, chose dont je suis bien incapable. Une dernière précision préliminaire : ce que je vais dire n’est pas forcément partagé par la plupart des « docteurs de la Loi » d’aujourd’hui. C’est une vision légèrement iconoclaste, qui s’inspire pour une bonne part des écrits d’Emmanuel Lévinas, Georges Hansel et Marc-Alain Ouaknin, qui ne sont pas connus pour être des orthodoxes accomplis. Je parle donc en mon nom propre, et d’ailleurs, comme nous le verrons, nul n’a le droit de se réclamer du Talmud aussi simplement. Toutes ces précautions ayant
été prises, je vais enfin vous parler du sujet de
ma planche : Talmud et Franc-maçonnerie :
éloge de la question. Je vais essayer de traiter
d’un aspect du Talmud, celui de la forme, et moins du
contenu, et de ce que cet aspect peut signifier pour moi,
maçon du Grand Orient de France, en particulier pour tout ce
qui a trait à l’adogmatisme. Dans la tradition juive, on parle de Loi écrite et de Loi orale. La Loi écrite correspond à la Bible, c’est à dire le Pentateuque, les Prophètes et les Hagiographes. Mais à côté de ces écrits coexiste la Loi orale, en gros les commentaires de la Loi écrite. La tradition nous enseigne que la Loi orale a été donnée à Moïse en même temps que la Loi écrite. Pendant les 40 jours que Moïse a passés avec Dieu, il transcrivait la loi écrite le jour, et la nuit, il apprenait les commentaires. Cette vision ouvre d’ailleurs bien des questions vertigineuses, quasi de science-fiction, sur la contemporanéité des choses. Pendant longtemps, la transcription par écrit de ces textes fut interdite. Puis, pour des raisons complexes, cette transcription eut lieu ; C’est elle que l’on nomme le Talmud. J’insiste sur un point très important : dans la tradition juive classique, ou pharisienne, la Bible est inséparable du Talmud, on dit même que c’est le Talmud qui sanctifie la Bible. Quand on parle de « peuple du livre », on devrait dire « des livres ». Le mot pharisien ne veut pas du tout dire hypocrite, mais vient du mot hébreu perouchim, séparations ou commentaires. Le Talmud a commencé à être rédigé du temps des pharisiens, à peu près à l’époque de Jésus. Le Talmud est constitué de plusieurs
strates : la 1ère, qu’on appelle Michna,
est un commentaire très concis et
particulièrement obscur. Elle date environ dans sa forme
définitive, du 2ème siècle
après JC. Elle comprend 63 traités,
divisés en 6 thèmes : la terre
(littéralement « des
semences »), le temps (« des
rendez-vous »), le féminin
(« des femmes »), la
société (« des
dommages »), le sacré
(« des sacrifices ») et la mort
(« des choses pures »). Ensuite, vient le commentaire de Rachi, un rabbin de
Troyes, qui s’est attaché à
éclaircir de nombreux points obscurs dans un
hébreu clair et délié. Il date du
11ème siècle. L’étude du talmud est d’une extraordinaire complexité. Le fait que sa rédaction se soit étalée sur plus de 1000 ans, et qu’il soit écrit d’abord en hébreu, puis en araméen plus ou moins corrompu, puis de nouveau en hébreu, sans parler de l’évolution de ces langues à travers les siècles, peut vous donner une idée de cette complexité. Et pourtant, c’est peut-être l’aspect le moins ardu ! Malheureusement, il est très difficile d’aborder utilement le talmud sans posséder un minimum d’hébreu. Les traductions peuvent en restituer une partie très importante, mais sans les multiples débats, tout à fait fondamentaux, sur la grammaire, le lettrage, les jeux de mots et les ambiguïtés. Un mot enfin sur la page de Talmud. Je vous en ai distribué un exemple photocopié et annoté. C’est un extrait de l’édition de Vilna, qui fait autorité aujourd’hui. Il me semblait que cela pouvait intéresser quelques-uns d’entre vous, dont ça serait probablement la seule occasion d’en voir une ! Il y a des règles très précises qui commandent la composition d’une page de Talmud. En gros, ce sont des textes qui se juxtaposent, chaque comprenant, au centre, le passage de la Michna, puis, autour d’elle, la Guemara correspondante, et, au fur que les textes deviennent plus récents, ils deviennent périphériques… Voyons-le ensemble… J’ai probablement été un
peu long, mais il me semblait que ces données de base
étaient indispensables. Je voudrais maintenant vous lire un extrait d’une traduction, pour illustrer mon propos. Car, pour me faire comprendre, il faut que vous entendiez au moins une fois cette espèce de musique, si caractéristique d’une discussion talmudique. Peu importe le contenu ici, et ne vous fiez pas au caractère exotique et apparemment bizarroïde du propos. Il débouche sur des interprétations tout à fait passionnantes et actuelles. Il traite de la question : le shabbat, en cas d’incendie, quels livres a-t-on le droit de sauver ? LECTURE SHABBAT 115a, b, 116a Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la loi juive n’est pas révélée. Ce qui est révélé, c’est le DON de la Loi par Dieu. Mais la loi, elle, est conçue de telle manière qu’elle laisse à l’homme le soin de l’interpréter. Et la démarche de l’homme qui cherche, qui questionne, qui innove, est expressément contenue dans ce don. La loi donnée par Dieu comprend tous ses développements futurs, les approfondissements de la torah, ceux de la tradition orale, les décisions nouvelles prises par les khakhamim, les Sages, y compris celles à venir, tout a le statut de révélation faite à Moïse, tout est déjà inscrit sur les tables de pierre. C’est un paradoxe logique difficile
à accepter, mais une fois qu’on l’a
intégré, il n’est pas difficile de voir
les ouvertures, les aventures, que cela implique. Dans sa structure même, le Talmud est ouvert. La Michna est constituée d’une suite d’avis de sages, contradictoires, et qui sont cités sans prendre parti. La Guemara, elle, essaye de mettre un peu d’ordre et de trancher. C’est aussi une série d’avis de Sages, qui discutent à travers le temps, et toutes les opinions sont prises en compte, même les plus minoritaires. D’ailleurs, les décisions sur la validité d’une opinion par rapport à une autre sont souvent prises à la majorité. J’insiste sur ce point : la révélation se décide à la majorité ! Tel est le mode normal d’apparition de la vérité absolue. Et l’avis de la minorité n’est pas considéré comme réfuté pour autant. Car « les paroles des uns et des autres, même s’ils sont en controverse, sont les paroles du Dieu-vivant ». Et lorsqu’il a été tranché en faveur de tel ou tel, la porte est toujours ouverte pour remettre cette décision en question. Là est le cœur de la controverse talmudique, qu’on appelle « makhloket », qui est elle-même au cœur du caractère adogmatique du Talmud. D’abord, il faut essayer de se représenter physiquement ce qu’est un Bet Midrach, une maison d’étude. C’est un brouhaha incessant, on fume, on boit du café, on discute dans tous les sens et dans tous les coins, d’autres sont plongés dans 4 livres à la fois étalés partout, on crie, on gesticule en montrant tel paragraphe, on va voir le rav, le rabbin, qui peut-être va calmer les esprits, peut-être pas. C’est un désordre absolu, pas toujours fécond, mais qui reflète très exactement l’esprit du texte. Idéalement, on n’a pas le droit de dire « le Talmud dit que », on doit dire « un tel dit dans le Talmud que…, mais il existe aussi une autre opinion qui dit que… », références à l’appui. Qui plus est, la conciliation n’est pas recherchée. C’est le règne du refus de la synthèse et du système. En ce sens, on peut dire que le Talmud est adogmatique. Pour définir la makhloket, on utilise souvent l’expression de « dialectique ouverte », qui signifie que l’esprit s’ouvre à la reconnaissance de l’altérité d’un autre esprit. En d’autres termes, l’étude et la pensée ne sont possibles qu’à travers un dialogue, qui n’est pas un dialogue platonicien, mais un dialogue dynamique, à suspense, si l’on peut dire, dont l’issue n’est pas connue à l’avance. La makhloket implique aussi une certaine conception de la vérité et de la logique. Le fait qu’un même texte puisse offrir d’innombrables interprétations implique qu’il n’y a pas d’interprétation « juste », ce qui conduit à sortir de la logique binaire du vrai et du faux. Chaque fois qu’une affirmation est posée, il faut chercher à s’y opposer, sans jamais, en outre, se satisfaire de cette opposition. Curieusement, cette démarche se rapproche de
la démarche scientifique. Cela me semble très
important, parce qu’on pourrait penser qu’en
défendant la méthode talmudique, je
défendrais une sorte d’irrationalisme. Or, rien
n’est plus faux, et parler d’irrationalisme
à propos du Talmud me semble un contresens absolu.
C’est Maïmonide qui dit : Il y a d’ailleurs de véritables convergences entre la pensée talmudique. Dans les 2 cas, la conjonction des efforts individuels et leur succession dans le temps ont produit un effet cumulatif. Le Talmud a un rapport très positif aux sciences, à l’astronomie en particulier, et d’ailleurs, le mot hébreu de « khakham » désigne indifféremment celui qui s’adonne aux sciences de la nature, le savant, et celui qu’on a coutume d’appeler le « Sage », celui qui s’adonne à l’étude et à l’approfondissement de la Torah. De plus, si l’on applique la méthode de la guemmatria chère à la Kabbale (affectation aux lettres de leur valeur numérique, et interprétation des rapports ainsi découverts), le substantif khokhmah formé à partir de khakham, et qui signifie sagesse, ou savoir, peut se transformer en « koakh mah », la force du quoi, la force de la question. Et, évidemment, les 2 pensées se développent à partir de QUESTIONS. Ce n’est certainement pas un hasard si le 1er
mot du Talmud est une question : « meematai »,
depuis quand ? Lévi-Strauss a une analyse intéressante du mythe d’Œdipe. Pour lui, c’est le fait de répondre à la question du sphinx qui provoque la catastrophe. Au sens étymologique, l’inceste est le contraire de castus, éduqué, qui se conforme aux règles. Mais le mot est formé à partir du verbe careo, manquer de, que l’on retrouve dans le mot carence, par exemple. D’où le mot de pur, chaste. Ainsi, l’inceste renvoie à l’absence de manque, à la non-séparation. Dans cette analyse, la résolution de l’énigme n’est pas la force d’Œdipe, mais sa faiblesse. Il devient « une espèce de monstre qui est à la fois et en même temps à 2, 3 et 4 pieds, l’homme qui, dans la progression de son âge, ne respecte pas mais brouille et confond l’ordre naturel et social des générations, qui devient le frère de ses enfants et le mari de sa mère ». Lorsque 2 talmudistes discutent ensemble, dit-on dans la
kabbale, il se crée un espace vide d’où
Dieu s’est retiré, et qui est par essence le lieu
de toutes les questions. Dieu est absent, mais en même temps,
il est présent ; encore un paradoxe, celui de
l’être et du néant. Et cet espace vide,
vertigineux, constitue la Bina, mot formé à
partir du mot « bein », ensemble,
et qu’on traduit à tort par intelligence car en
réalité, c’est la Bina qui
représente le lien, la relation. Je voudrais, pour finir, bien insister sur un
point : dans la tradition juive, ce sont les hommes qui
agissent, sans intervention divine. C’est leur action qui est
divine. Je prends un commentaire de rachi : Je voudrais terminer par une ouverture, bien entendu. J’ai dit. G\ E\ |
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