La
Pierre Cubique à Pointe
S’il est un symbole en Loge qui semble causer bien des
soucis pour sa compréhension symbolique, c’est sans nul doute celui dont je
désire vous entretenir ce soir. C’est en fait un double symbole car cette pierre
est souvent représentée accompagnée d’une hache comme une épée de Damoclès
au-dessus d’elle.
La pierre en question se présente à nous sous la forme d’un cube
ou curieusement parfois, d’un hexagone (mais je suppose qu’alors on lui donne
un autre nom), surmonté d’un pyramidion aux faces inclinées à 45° vers le
centre et qui forment la pointe. Cette pierre a été souvent représentée à
travers les époques sur les Tableaux de Loge, avec au-dessus d’elle une hache à
un ou deux tranchants.
Dans les explications fournies par le livret d’Apprenti, on nous
apprend que cette pierre est associée au grade de Compagnon comme la pierre
brute l’est à l’Apprenti, ou la planche à tracer au Maître. Mais présente sur
le tableau de Loge du premier degré elle ne semble pas être inféodée
exclusivement au deuxième degré et c’est pourquoi j’ai choisi de vous en parler
ce soir.
L’un des trois Bijoux Immobiles de notre Loge semble en effet être
de ces symboles qui ne se laissent pas interpréter facilement. Je n’en veux
pour preuve que les différents ouvrages que j’ai eu l’occasion de parcourir
pour tracer cette planche. Dans la plupart d’entre- eux les explications quant
à la pierre, sont pour le moins gênées ou évasives et elles se gâtent
franchement en abordant la hache.
Certains voient dans le pyramidion et la hache un lien avec le
symbolisme du feu, à la transformation et à la transcendance. Si cette
inclinaison du pyramidion me paraît quelque-peu savonneuse, elle n’est
toutefois pas sans intérêt. J’y reviendrais tout à l’heure.
D’autres associent les arrêtes du cube aux quatre éléments, air,
eau, terre, feu et les quatre côtés de la base du pyramidion à quatre qualités,
froid, chaud, sec, humide. Chaque base étant entre deux arrêtes la relation
s’établit d’elle-même. Ce système a pour seul résultat de nous apporter la
révélation que l’eau est humide et froide, et que le feu est chaud et sec.
On nous apprend également que l’on peut affûter ses outils sur
cette pierre, qui décidément possède des qualités quasi miraculeuses. Je ne
suis pas anglophile, mais il est possible que cette version de l’affûtage soit
due à une erreur de traduction. On peut concevoir en effet que c’est l’ouvrier
qui se perfectionne à tailler cette pierre, que lui-même s’affûte s’il m’est
permis de m’exprimer ainsi, sur ce travail difficile.
Autre acceptation couramment trouvée, la clef de voûte. L’idée est
séduisante mais une véritable clef de voûte a l’agencement de ses faces en
forme de coin. Gardez-vous bien mes Frères de stationner sous une clef qui
possèderait des faces parallèles, car tout ce qui est en haut, pourrait bien
aller rejoindre tout ce qui est en bas.
Concernant la hache, qui visiblement dérange, car personne ne
fournit d’explication rationnelle sur sa présence au-dessus de la pierre, des
auteurs y voient une équerre qui aurait mal tournée. Malheureusement je n’ai
pas trouvé de Tableau de Loge comportant ladite équerre.
Sentant confusément que je risquais de déboucher dans une impasse
avec de telles lectures, j’ai choisi de m’en remettre à ma méthode favorite
concernant les symboles. La logique et mon ressenti, qui vaut ce qu’il vaut,
mais quitte à dire des sottises autant que ce soit les miennes.
J’ai alors décidé d’étudier des Tableaux de Loge anciens issus de
divulgations datant des débuts de la Maçonnerie spéculative française, portants
sur la dernière moitié du dix-huitième siècle. Trois éléments principaux sont
alors apparus.
1) Dans une très forte majorité c’est non pas une hache, mais un marteau
taillant, emblème, je vous le rappelle, des Compagnons tailleurs de pierre qui
était dessiné.
2) Ce marteau taillant est représenté : soit seul sur le Tableau de Loge,
soit associé à la Pierre Brute, soit à la Pierre Cubique à pointe.
3) Progressivement, au fil des différentes divulgations, le marteau ayant au
départ la forme spécifique du marteau taillant devient un marteau mal dessiné
sans forme définie, puis se transforme en hache à unique ou double tranchant.
Mais au fait, quelle est donc la forme d’un marteau
taillant ? pour vous l’imaginer mes Frères c’est très simple, pensez à une
hache à double tranchant, imaginez-vous la regarder de côté et enlevez toutes
les parties courbes, vous obtenez un marteau taillant.
Il ressort donc d’un simple examen des Tableaux de Loge, même si
celui-ci n’est pas exhaustif que la hache serait plutôt due à une altération du
symbole initial qu’est le marteau taillant. Ceci peut s’expliquer par la
tradition alors en vigueur, de faire tracer le Tableau de Loge par le dernier
Apprenti entré, à qui on pardonnait sans doute les imperfections du tracé.
La Pierre Cubique à Pointe a elle aussi subit, sinon les outrages,
du moins l’usure du temps qui passe. D’abord dessinée avec soin et régularité,
elle a parfois des formes étranges et en tous cas éloignés du cube parfait
surmonté de son pyramidion qu’elle est censée représenter.
Sur les mêmes Tableaux de Loge que précédemment la pierre était
souvent figurée avec une ligne partant du sommet du pyramidion et rejoignant la
base d’une des faces du cube en son milieu, séparant la pierre avec une
parfaite symétrie. Ce tracé, peu d’auteurs en font mention, mais les rares qui
la signalent lui donnent le nom de Divine Perpendiculaire. Un auteur en
particulier signalant que sous l’angle opératif, il y a là, l’indication d’une
opération de Trait particulièrement secrète, sans plus de précisions.
J’ai donc dû me résoudre à reprendre mon bâton de pèlerin pour
tenter de remonter le chemin vers une origine possible de ce symbole.
A quoi me fait penser cette pierre ?
A une maison !
Mais je suis dans un Temple maçonnique et si maison il-y a,
ce ne peut être n’importe quelle maison. Le carré c’est la Terre, le cube la
Jérusalem Céleste, le Temple intérieur, ce vers quoi il faut tendre. La
perfection technique et morale à laquelle le Maçon se doit de parvenir. Après
avoir dégrossi la Pierre Brute de ses aspérités profanes, après avoir dressé
ses faces en cube parfait à arêtes vives, l’apprenti rendu apte par ce travail
à s’inscrire dans l’édifice en construction est-il pour autant arrivé au bout
du chemin qui mène vers la lumière ? Bien sûr que non, si l’Apprenti en
restait au stade de la pierre cubique, il n’y aurait pas de progression.
Cette Pierre Cubique à pointe, beaucoup plus difficile à réaliser
que le simple cube, avec cette pointe qui nous invite à regarder le zénith, à
nous élever, avec ses quatre faces dirigées vers les quatre points cardinaux et
sa base solidement posée sur la Terre, nous indique en fait, non pas quatre,
mais six directions. Le Sud, l’Est, le Nord et l’Ouest, le Zénith et le
Nadir soulignés peut-être par cette Divine Perpendiculaire qui relie tout ce
qui est en bas à tout ce qui est en haut.
Mais pour réaliser ce travail il nous faut un outil parfaitement
maîtrisé, le marteau taillant, utilisé d’une main sure et expérimentée ou
plutôt des deux mains, car c’est un outil qui pèse son poids. Il faut de la
dextérité pour le dompter.
L’association de la Pierre Cubique à pointe et du marteau taillant représente
pour moi, la sacralisation du travail du Maçon sur lui-même pour parvenir à un
stade supérieur. C’est une transformation, une transcendance de la Pierre Brute
qui lui fait écho au pied de l’Orient. Si la pierre brute représente la
perfectibilité du maçon, la pierre cubique l’intégration de celui-ci dans
l’édifice, la pierre cubique à pointe pourrait représenter son chef-d’œuvre.
Mais cette perfection du travail doit être contrôlée et les outils
à la disposition de l’Apprenti ne lui permettent pas de le faire. A moins que…
Le premier menuisier venu saura vous expliquer que pour contrôler la
perpendicularité des faces d’un tiroir ou d’un meuble on n’utilise pas une
équerre. En fait on biaise. Je veux dire par là que l’on utilise les
diagonales. Si elles sont identiques les faces sont obligatoirement
perpendiculaires entre elles. Ces diagonales ce sont les quatre arêtes des
faces du pyramidion. Vues du dessus elles forment un X, ce qui peut nous
diriger vers la sacralisation du travail en relation avec le X formé lors de la
consécration des églises chrétiennes.
Car c’est bien de cela dont il s’agit. Le travail, le travail seul
ne suffit pas. Il faut lui adjoindre une dimension spirituelle pour transformer
le simple ouvrier de la pierre en bâtisseur de cathédrale. Un bon technicien
peut fabriquer une pierre parfaite, mais si son travail n’est pas accompagné
d’une démarche spirituelle qui lui fera prendre conscience non seulement, de la
manière de tailler, mais surtout pour qu’elle raison la tailler, dans quel but
tailler cette pierre en lui donnant cette forme, précisément celle-ci et pas
une autre, alors il est à craindre que ce travail aussi parfait qu’il pourra
l’être, n’ai pas atteint son objectif. La pierre cubique à pointe nous fait
entrer dans une autre dimension, une autre démarche. Elle nous demande de nous
élever, de nous relier à l’Univers qui nous entoure.
Si nous parvenions à terminer ce temple que nous tentons de bâtir
chaque jour, qu’elle serait la pierre finale de notre édifice ? Il y en a
une que je verrais bien trôner tout là-haut, sans ornements superflus, belle,
car simple et complexe en même temps, la pureté de ses lignes rendant hommage
au travail des hommes. Les égyptiens y ont pensé avant nous pour eux le
pyramidion symbolisait le rayon solaire et la pyramide, le temple idéal.
Loin de moi, l’idée d’être parvenu à une compréhension pleine et
entière de cette pierre énigmatique. Elle doit cependant nous rappeler que nous
ne devons jamais négliger l’étude de nos symboles. Et si un jour l’un d’entre
eux n’a plus de signification précise pour nous, nous nous devons de tout faire
afin d’en rechercher le sens originel et ne pas être tenté de lui donner des
significations évasives ou erronées, ou pire de l’envoyer aux oubliettes en
pensant que l’on en a plus besoin et que le travail en Loge peut s’effectuer
sans lui. J’ai dit.
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