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Pierre brute et exercice de simplification

M\ T\ C\ F\,

En préambule à ce sujet, je vais aborder quelques points justifiant le choix de ce sujet dont le titre peut paraitre curieux.

La façon dont j’ai souhaité traiter de la pierre brute pourra sembler étrange. Elle n’est qu’un aspect parmi tant d’autres de parler de la pierre brute. C’est mon interprétation, elle n’a bien évidemment aucune valeur de vérité, c’est une façon de voir notre démarche. Et, d’ailleurs, je compte bien sur vous pour m’aider à comprendre ma propre vision.

Elle est consécutive à trois moments de ma vie de F\ M\ :

  • Un jour où mon regretté parrain a abordé la notion de pli ;
  • La lecture du Pli de Gilles Deleuze ;
  • Enfin, les travaux de Edgar Morin.

Je ne traiterai pas du pli dans la vision Leibnizienne, et encore moins dans celle de Gilles Deleuze. Les deux approches sont néanmoins passionnantes pour ceux qui veulent s’y pencher.

Voici mon approche :

L’exemple d’une Boule de papier froissé. Par analogie : notre pierre brute. Impétrant dans un état compliqué. L’exemple d’une feuille pliée en deux. Représentation du résultat de l’exercice de simplicité. Accès vers la complexité.

Du « A quoi bon ! » au « Pourquoi pas faire avec ? »

Pierre brute, nous sommes entrés. Pierre brute, nous retrouvons.

J’ai franchi la porte de ce Temple, il y a 17 ans ce mois-ci. Dans cet intervalle, comme beaucoup d’entre nous, et pour des tas de raisons différentes, il m’est arrivé de me poser bien des questions sur le sens de ma démarche. Dans ces moments-là, je vous le dis tout de suite, il est bon d’en discuter pour partager ce doute avec d’autres frères. Non pas pour les « contaminer » sur le manque de motivation, mais pour écouter et partager avec des frères, et voir comment gérer des incertitudes.

En somme, je pense maintenant qu’il est bon de retrouver sa pierre brute de façon régulière. Ce n’est pas parce qu’un jour nous devenons Compagnon puis Maitre que nous avons fini de travailler cette pierre.

J’ai la conviction que cela appartient à notre démarche, en toute simplicité.

Revenir aux fondamentaux. La pierre brute relève très clairement de ces fondamentaux. Ne pas compliquer notre vie maçonnique.

Lorsque nous avons été initiés, j’estime (mais je ne suis pas le seul) que nous sommes entrés dans un état dit « compliqué ». Progressivement notre mode de construction par la voie initiatique de la F\ M\, notre travail consiste à nous exercer par la voie de la simplicité. Du moins c’est ce que je vais essayer d’étayer pour différentes raisons. Cette boule de papier que j’ai froissé représente à mes yeux l’état compliqué en question, le jour de notre initiation. Cette feuille de papier pliée en deux, représente ce vers quoi nous pourrions tendre.

Considérons donc que cette boule de papier correspond à notre fameuse pierre brute. Il ne s’agit pas d’une feuille composée de quantités de plis, cela serait trop ordonné. L’aspect de cette boule de papier a une allure désordonnée. Elle est directement assimilable à l’état de confusion, ou de tourment dans lequel nous avons été lors des épreuves subies pendant notre initiation. La planche à bascule ou la planche à boules nous rappellent bien cet état de trouble, de désordre dans lequel est plongé l’impétrant, marchant difficilement. Sinistrorsum de plus !

Et cette pierre brute, je me dois de la retrouver pour m’assurer que j’ai fini de la polir, ou que je dois continuer de la polir. Comme ce n’est pas forcément le cas, en la revisitant, je m’assure de la qualité de mon travail de construction. C’est le moyen le plus sûr pour échapper au « A quoi bon ? » Ne pas céder au découragement pour poursuivre notre route. Ce n’est pas toujours facile, on peut être tenté de se démotiver parce que le monde profane peut nous envahir. Je ne vais pas cacher que j’ai parfois (souvent ?) eu de tels moments de doutes prenant en considération qu’il y a plus d’utilité dans d’autres démarches. Plus humanitaires, ou tournées vers un autre questionnement. Au final, l’un n’empêche pas l’autre, retrouver sa pierre brute fait du bien. C’est pour cela que j’ai appelé cette première partie Du « A quoi bon ! » au « Pourquoi pas faire avec ? »

Il ne s’agit pas de se dire « Pourquoi pas faire avec ? » par dépit ou à défaut de mieux. C’est une action raisonnée qui n’entre surtout pas dans un schéma pessimiste. Ce serait le cas si je restais dans le « A quoi bon ! ». Pour m’aider, j’ai à ma disposition le contenu des rituels et la richesse des symboles associés pour nous construire.

Comment bâtir de façon équilibrée si le plan intérieur n’est pas installé, consolidé ? Mes bases sont-elle nettes, prédisposées à recevoir des fondations, comme j’aurais pu le croire ? Les supports sont-ils bien nettoyés de leurs impuretés ? Comment monter un mur, s’il reste au sol des gravillons qui ne vont pas lui permettre d’être stable ?

Ces gravillons, ces fameuses scories, sont certainement difficiles à définir. C’est en les reconnaissant que nous pouvons être en mesure de poursuivre le travail. Prendre conscience de l’existence de ces scories, c’est prendre conscience de soi.

Pas si simple puisque cette pierre brute est bien cachée ! L’espace de notre intériorité, réputé insondable pose le problème que bien des choses nous restent cachées voire invisibles parce que nous ne savons pas bien ou nous ne voyons pas bien sous tous les angles. Et pour cause, comment traiter une information qui serait contenue dans une boule de papier froissée ? Je ne vois pas bien ainsi !

Selon la philosophie platonicienne, le monde n’est pas désordonné, il est fondamentalement ordonné. Intrinsèquement simple. Et l’humanité s’est construite sur cette certitude en tentant de déchiffrer les lois simples du monde.

Jusqu’à ce que Descartes et Leibnitz enrichissent cette idée en exposant le principe d’infinités de parties simples. La voie vers la science de la complexité était ouverte bien avant Edgar Morin.

Exercice de reconnaissance des symboles liés à la simplification

Pour traiter le sujet de cette simplicité, partons de son étymologie. Il vient du latin simplex, dérivé de semel « une fois » et de plecto « plier ». Donc, « est simple » ce qui n’est plié qu’une fois. Les auteurs du Moyen Âge, les moines cisterciens ont dû trouver que ce « pli unique » était encore de trop…car ils ont fait dériver la première syllabe de simplex non pas de semel mais du latin sine « sans ». Ainsi, être simple, c’était, pour eux, « être sans pli ». Être simple, pour les cisterciens, cela signifiait « être et vivre en vérité », c’est-à-dire, être tel que l’on est et agir conformément aux désirs de Dieu, c’est d’être habité par un cœur pur et libre.

Une approche plus conforme à l’étymologie originelle, et plus humble nous amène à reconnaitre la première définition : « ce qui n’est plié qu’une fois ».

Pourquoi est-ce que je préfère cette version ? Mon postulat de départ est celui de la feuille pliée en deux au lieu de la feuille pure, car comment puis-je prétendre dans le monde manifesté que mon travail est suffisamment digne de tendre vers le Un ? Seuls quelques rares initiés (5 ?) auraient semble-t-il réussi dans ce sens…

D’ailleurs, une feuille sans pli, à quoi ressemblerait-elle ? Quelle serait sa dimension ? De par sa nature, si elle relève du Un, elle ne peut être qu’infinie, voire même indéfinie, puisqu’elle relèverait de l’inconnaissable.

Je m’en tiens donc à cette feuille simple au sens de « semel plecto » au lieu de « sine plecto ». J’assume donc ma feuille à pli unique et son corollaire inévitable : la dualité.

Cette feuille correspond bien à notre monde, dual ou binaire comme vous voudrez. Les symboles qui nous sont présentés à ce degré, en sont bien une représentation :

le pavé mosaïque,
l’équerre et le compas,
le signe pénal (x – y),
la lune et le soleil,
le fil à plomb,
le miroir,
le ciseau et le maillet indissociables de notre travail sur la pierre brute

Je ne vais pas détailler chacun de ces symboles, mais juste présenter l’analogie que je peux trouver avec le pli. Je ne doute pas que d’une part, vous pourrez vous livrer à d’autres analogies, que je n’ai pas vues pour les symboles cités, et d’autre part, que d’autres symboles pourraient intégrer cette liste bien sûr non exhaustive.

L’équerre et le compas :

Impossible de ne pas les associer dans cette liste. Pure représentation de la dualité matière et esprit, ils sont les deux composantes, les deux plis d’une même unité. Ils se mêlent pour travailler à la reconstitution du Un. Ce vers quoi nous tendrons, mais une fois que nous aurons franchi la dernière porte du monde manifesté.

Le pavé mosaïque :
Il est la représentation bien connue de nos dualités avec le noir et le blanc, le matériel et le spirituel, la vie et la mort, etc. Je ne peux pas plus éviter les cases blanches que les cases noires. Je ne peux pas non plus me positionner exactement sur le fil, la liaison entre les cases. Il en est de même avec la feuille pliée en deux. Si je ne prends qu’un pan de la feuille, l’autre s’effondre. Je ne peux pas saisir le pli en tant que tel, il n’est qu’une abstraction pour le Un. Le pli n’existe que pour les deux parties de la feuille. Je dois prendre la feuille en prenant le tout plié. Un le Tout.

Le signe pénal :

X-Y. Je trace une ligne à l’angle droit réalisée grâce au pli au creux de mon coude, pour que la matière brute que je suis puisse se transformer dans le respect de mon serment. Petit rappel étymologique : pénal signifie tourment (déjà vu plus haut, le tourment est celui qui nous agite avant notre initiation).

La lune et le soleil :

Le rayonnement de l’un vers l’autre, est comme ces deux pages qui se font face. Avec une terre sur laquelle nous ne pourrions vivre sans l’un ou l’autre. Une feuille pliée en deux a forcément son pendant indissociable.

Le fil à plomb :

Aspiré par la gravité, le fil à plomb est le symbole du contrôle de la verticalité. Une verticalité naturellement traduite par une droite, telle la ligne figurée par le pli aligné le long de cette feuille.

Le miroir : un seul symbole pour une double vision. Symbole de connaissance de soi nous mettant sur le chemin de l’identification de notre ennemi : nous même. On ne baisse pas la tête lorsque le miroir nous est présenté. Pas de repli sur soi ! Le jour de l’initiation, c’est le signal avant d’entrer dans la chaine d’union que nous allons pouvoir commencer à déployer notre action.

Enfin et surtout dans le contexte de cette planche :

Le ciseau et le maillet : avec leur action conjointe sur la pierre brute.

Le ciseau, nous l’avons déjà dit, est l’outil passif et l’expression du discernement tandis que le maillet, actif, correspond à la volonté agissante.

L’un ne peut agir sans l’autre pour dégrossir la pierre brute. Cette action simple consiste à créer la succession d’événements suivants : j’observe ma pierre brute, j’en distingue les parties que je veux travailler, je place mon ciseau sur ma pierre, j’assure mon geste en venant frapper le maillet sur le sommet de mon ciseau. Toute cette action s’exerce en ordre, avec contrôle, maitrise et décomposition de gestes simples.

« Pourquoi ne pas tendre vers ? »

En quoi ces gestes sont-ils simples ?

Si nous suivons le raisonnement de Descartes qui a longtemps prévalu pour résoudre les problèmes, nous décomposons les difficultés en parties simples, et recommençons autant de fois que nécessaire jusqu’à obtenir des éléments tellement simples qu’ils ne sont plus décomposables. Nous pouvons imaginer que la mission est atteinte quand la connaissance de nous-mêmes est telle que nous avons mené notre travail à son maximum. Nous retrouvons ici l’injonction du fronton du Temple de Delphes « Connais-toi toi-même, et tu connaitras les dieux et l’univers ».

La décomposition en éléments simples, n’interdit pas l’existence de multiples éléments simples. Considérons qu’il s’agit de plusieurs substances. L’analogie avec notre démarche consiste à reconnaitre qu’il n’y a pas qu’une voie, un seul chemin pour mener notre projet à bien. C’est bien là tout notre travail, nous aidant à comprendre que ce qui ne nous apparaît pas n’est pas forcément ce qui n’existe pas, mais ce qui ne nous est pas totalement accessible. Soit parce que nous ne sommes capables que de faibles choses dans le monde manifesté, soit parce que le travail que nous avons à produire nous permettra peut-être d’y voir plus clair.

L’homme a peut-être simplement oublié une part de lui-même en ne se concentrant que sur les choses visibles, ou purement matérielles. N’oublions pas que ce n’est pas parce que nous trouverons la Pierre cachée que nous aurons accès à la Connaissance, mais parce que nous aurons d’abord travaillé, taillé notre pierre brute et accédé à cette Connaissance que nous trouverons la Pierre cachée.

Nous sommes la manifestation d’un fragment infime du Tout. Nous avons beau être en contact avec ce Tout, il ne nous est pas accessible pour autant, ce qui en soi est perturbant. Au fond de notre mémoire, une information est enfouie que nous ne pouvons appréhender aisément. Nous sommes nécessairement englués par notre vécu, notre éducation et notre histoire personnelle qui font que le détachement qui serait nécessaire à un regard objectif est compliqué. Cela revient à remettre en cause l’identité que nous nous sommes forgés pendant des années. Remettre en doute, détruire, reformuler, renaître ! C’est bien ce que nous avons accepté de faire en venant ici.

La renaissance est faite, mais restons-nous aussi démunis, dénudés, aveuglés que lorsque nous avons franchi la porte ? Il faut maintenant se relever en utilisant les outils proposés, en acquérant progressivement leur maîtrise.

Si mon travail consiste à tendre vers l’état de cette simple feuille pliée en deux, plutôt que vers celui de boule de papier froissé, j’accepte également que l’idée du centre corresponde plutôt à un axe. Cet axe correspond à une ligne qui détermine l’exacte moitié de ma feuille.

Pourquoi l’exacte moitié ? La dualité ne s’exerce correctement que par le jeu de l’équilibre. Sinon une des deux parties prend le dessus sur l’autre qui doit s’incliner. L’idée du simple pli présume donc, que c’est par une action mesurée, équilibrée qu’il est possible de tendre et seulement tendre vers cette feuille pliée.

J’ai mentionné plus haut que l’action simple (ciseau et maillet en main) consistait à créer une succession d’événements. Il s’agit d’événements ordonnés. C’est ce qui nous permet éventuellement de considérer que nous produisons plusieurs feuilles pliées en deux. Celles-ci bien ordonnées ont permis de réaliser le V\ L\ S\. Ne pourrait-on pas considérer ce V\ L\ S\ comme le résultat symbolique d’un exercice de simplification réussi ? Ce n’est pas un livre d’histoire. Il ne fait pas autorité en la matière. Il est une source de constructions qui nous laisse libre dans la recherche du champ des possibles. Je défends cette dernière idée, puisque notre démarche s’inscrit dans un cadre non dogmatique. Et c’est ainsi que j’ai la chance de pouvoir exposer parmi vous, en Loge mon interprétation personnelle de ce sujet peut paraitre un peu « fumeux ».

Pour ouvrir encore un peu plus le champ des possibles, je terminerai sur ceci :

A la lumière de la description que je viens de faire à propos de plis multiples dans le V\ L\ S\, de mon point de vue, c’est ce qui ouvre la voie vers la pensée complexe. A savoir, que l’ensemble de tous ces plis bien ordonnés participent à notre construction. Nous n’entrons pas dans le schéma de la pensée unique. Cette mise en ordre a pour objectif de nous mettre sur la voie de la clairvoyance. Débarrassés de nos idées confuses, nous quittons la pénombre, refusons l’obscurantisme pour exprimer la réalité avec le plus de lucidité possible.

Le chemin de la pensée simple est le contrôle du monde tel qu’il est. La complexité ne signifie surtout pas l’élimination de la simplicité. La pensée complexe aspire à la connaissance multidimensionnelle en sachant que la connaissance complète est impossible. On augmente le champ des possibles, mais nous restons conscients que l’impossibilité est une composante naturelle.

Le chemin de la pensée complexe repose sur l’addition des pensées simples. Cela aide à vivre avec le monde, par le jeu d’interactions avec les autres, sans cloisonnement. Cela est d’autant plus acceptable que si nous vivons bien avec le monde, cela signifie que notre pierre aura été bien intégrée dans l’édifice.

A cet instant, si un jour j’y parviens, il n’y aura plus de « A quoi bon ».

Conclusion :

Pour conclure, je vais laisser la place à Georges Bataille, histoire de ramener ce travail à une plus juste mesure, la notre, celle d’êtres humains tout simples :

Georges Bataille écrivait donc, dans Le Coupable : « Je ris du solitaire prétendant réfléchir le monde. Il ne peut le réfléchir, parce qu’étant lui-même le centre de la réflexion, il cesse d’être à la mesure de ce qui n’a pas de centre. J’imagine que le monde ne ressemble à aucun être séparé et se fermant, mais à ce qui passe de l’un dans l’autre quand nous rions, quand nous nous aimons : l’imaginant, l’immensité m’est ouverte et je me perds en elle ».

J’ai dit V\ M\

P\ C\


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