GLTSO

Loge : Saint-Jacques au Tailloir - Orient d’Orléans

10/2010


La Dualité

Introduction

Et tenebrae eam non comprehenderunt…

De façon purement scolaire et triviale, la dualité fait référence au nombre 2, qui selon la définition du dictionnaire est le nombre qui suit « un » dans la suite « » des entiers naturels. De façon un peu plus spécifique, nous trouvons des concepts de dualité tant dans les sciences comme les  mathématiques, que dans la physique quantique où la dualité onde-particule exprime le fait que la lumière et la matière présentent simultanément des propriétés d'ondes et de particules, ou encore en électrocinétique, dipôle dual ou circuit dual mais également en philosophie avec  la dualité de Descartes et le concept de Dualisme. Néanmoins, la religion n’est pas en reste puisqu’elle convient également que la dualité se rapporte à diverses distinctions relativement valides, mais ultimement indifférenciées dès lors qu’elle s’interroge sur les notions de religion et de spiritualité. Dualisme vient du latin dualis qui signifie « composé de deux ». Il s’agit de la doctrine qui admet dans l’univers deux principes premiers irréductibles. Par extension, cela signifie tout système qui, dans un ordre d’idée quelconque, admet la coexistence de deux principes essentiellement irréductibles. C’est encore la doctrine qui admet dans l’univers deux principes actifs, le génie du Bien et celui du Mal en lutte perpétuelle l’un avec l’autre.

La dualité serait donc le caractère ou état de ce qui est double en soi et par définition, signifierait donc la coexistence de deux éléments de nature différente. Pour simplifier, la dualité serait le caractère de ce qui réunit deux êtres distincts. Il y aurait donc une sorte d’antagonisme, de contradiction dans la notion de dualité : coexistence de deux éléments de nature différente : coexistence = cum exsistentia en bas latin… Être placé avec…deux choses de nature distincte placées ensemble et qui en soi n’en ferait plus qu’une seule…telle est sans doute, et tout état de cause, celle que nous proposons à votre réflexion sur la problématique de la dualité : le deux ne serait que la représentation particulière d’un TOUT, d’un « UN » et ne serait donc que l’expression d’une unité particulière, sans doute par certain côté en générale transcendante. Répondre par l’affirmative immédiatement à un tel postulat reviendrait à nier de facto toute l’ambiguïté du concept même de dualité dans ce qu’il a de plus intrinsèque, à savoir que deux éléments apparemment opposés ne peuvent en définitive n’en former qu’un seul et aboutir à l’unité. Il n’est pas nécessaire de donner d’emblée de la dualité une interprétation métaphysique d’autant qu’il est sans doute plus aisé d’en percevoir clairement la manifestation sur le plan psychologique et dans ses conséquences concrètes et pratiques. Or s’il est un vécu qui nous est très familier et qui a un rapport étroit avec la dualité, c’est bien l’état de contradiction dans lequel nous abordons en permanence la vie : j’aime/je n’aime pas, je désire/je déteste, je veux/je ne veux pas...qui sont des mouvements qui dépendent de jugements qui, une fois prononcés, nous précipitent dans les contrariétés, les contrastes, les déchirements, les sautes d’humeur et les drames de la vie ordinaire.

Là encore : Et tenebrae eam non comprehenderunt…

La plupart du temps, nous n’en avons guère conscience. Nous prenons la contradiction au niveau le plus tardif de sa manifestation, sans voir sa pensée racine. Nous avons appris à nous résigner par avance à penser que la vie est une lutte. Vivre dans la dualité et les contradictions semble normal. Ce n’est que lorsque cela commence à faire très mal que nous nous en soucions vraiment. Mais pourquoi ? Est-ce la dualité de l’être humain, l’incurable sottise du genre humain qui est responsable de cet état de fait ? C’est un fait qui ne tombe pas du ciel, mais qui est constitué de l’intérieur par le sujet. Cette dualité est notre propre fait. Elle ne va nullement de soi : je veux/je ne veux pas sont vécus en même temps, sur le même plan, sous le même rapport tel que tirer et pousser en même temps pour, au final, s’étonner de ne pas avancer, d’être mécontent, frustré et insatisfait. Je me mets dans une ambivalence et je me place délibérément dans un état de conflit sans voir ni prendre pleinement conscience  de l’immobilisme dans lequel je me suis moi-même placé. La Vie n’est pas statique, mais intensément dynamique (Cf. Notre existence a-t-elle un sens ? De Jean Staune, Presse de la Renaissance - 2007). Si je pouvais couler avec le mouvement vivant de la manifestation, sans introduire la friction d’une opposition contradictoire, ma vie serait elle-même portée par le mouvement. Je n’aurais pas le sentiment qu’elle est une lutte. Mais ce n’est pas mon expérience habituelle. Ce n’est pas du tout le lot de l’expérience ordinaire. Dès l’entrée dans la vigilance quotidienne, je perçois le monde et l’expérience, comme celui d’objets qui d’emblée sont séparés de moi, et s’opposent à moi. Il y a moi et ces choses que je dois affronter, moi et ces résistances que je dois vaincre, moi, dans l’affrontement continuel de ma volonté et des événements. Il y a moi et les autres, il y a moi et le tourbillon des événements du monde. Je vis harcelé par cette réalité dans laquelle je suis tombé et je me débats contre elle pour essayer de devenir quelqu’un. La traction de toujours devoir être ce que je ne suis pas encore me précipite dans le temps psychologique. J’attends tout de demain, j’espère que le futur pourra me combler, je crains qu’il ne soit fait que d’épreuves et d’échecs. J’ai peur de rater ma vie en n’atteignant pas les buts que je me suis fixé. Je cultive le scepticisme et l’amertume quand l’idéal n’est jamais au rendez-vous et que la vie n’est jamais à la hauteur de ce que je voudrais qu’elle soit. Et par-dessus le marché, cette conscience qui dit « moi », « moi », ne cesse de proclamer sa sédition à l’égard de tout le reste, pour étendre son empire sur ce qu’elle voit immédiatement comme un non-moi.

En résumé, la dualité de l’être humain ne serait que l’expression d’un conflit intérieur où je constaterai simultanément que : la conscience d’une séparation entre moi et le monde est une dualité, que l’opposition entre moi en souci de devenir et ce qui est, et, entre le devoir-être et l’être est une dualité et enfin que l’élément commun dans lequel la dualité prend naissance c’est le sujet moi. Dès lors, que tombe le sentiment de séparation entre moi et le monde et la dualité vole en éclat ; que prenne fin la projection du souci de devenir, et la dualité perd son fondement ; plus mystérieusement encore : que disparaisse le sens de l’ego, et la dualité n’a plus rien qui puisse l’alimenter. C’est l’une des interprétations que je perçois de cette devise « Et tenebrae eam non comprehenderunt ».

La situation de conflit interne je veux/je ne veux pas, suppose nécessairement un choix, mais c’est un choix très particulier qui alimente la pensée duelle. Un choix qui exclut son contraire. Je veux le plaisir, sans la douleur. Je veux la joie, mais pas la tristesse. Je veux l’ordre, mais pas le désordre. Je veux la paix, mais pas le conflit. Je veux la liberté, mais pas la servitude. Je veux de la chance, sans la malchance. Je veux le bien sans le mal. Je veux de l’amour-passion, sans la haine passionnelle etc.

Et c’est là que la question de dualité devient très subtile. La Vie, dans son processus vivant, dans son expansion dynamique est une et sans division. La pensée duelle introduit la division et implémente cette idée fausse, selon laquelle nous ne devrions avoir que le positif, sans le négatif ; alors précisément que ce qui est, c’est l’unité vivante qui les englobe tous les deux. Si bien que la contradiction ne se fait pas attendre. Le seul fait de rechercher d’avantage de plaisir invite aussi l’expérience de plus de douleur. En cherchant une joie sans tristesse, inévitablement j’invite la tension des hauts et des bas, du sommet de la vague et de son creux. L’ordre sans désordre devient autoritaire et obsessionnel, le désordre revenant comme confusion mentale. La paix imposée de force, sans la capacité de comprendre le conflit, réassure et perpétue le conflit. Le culte de la bonne fortune me met à la merci du destin et me prive des bénédictions que la vie m’apporte. Le rigorisme moral du bien que l’on veut « purifier » de tout mal, si on le laissait faire, nettoierait très vite la planète de tout ce qui est vivant. La question de fond est que si je choisis une des contradictions et ne comprends pas son opposé, je n’enveloppe pas la Vie dans sa totalité et je me trouve en fait paralysé, incapable d’intégrer les contraires que j’ai moi-même engendrés. Dans le monde relatif, une chose ne peut exister sans son contraire. Choisir dans ce qui est un pôle duel, sans son pôle complémentaire, c’est être incapable d’accepter ce qui est, c’est refuser la réalité. Nous savons bien qu’il est important de nourrir l’amour de soi, que c’est seulement dans la réconciliation avec soi que la vie peut prendre son essor, mais on nous a aussi appris que l’amour de soi, c’est mal, qu’il vaut mieux se soucier d’abord des autres et surtout ne pas s’accorder une importance. Ce ne serait que complaisance, égocentrisme et narcissisme. Pascal dit dans les Pensées qu’il « ne faut aimer que Dieu et ne haïr que soi ». La supériorité de la religion chrétienne, dit Pascal, vient de là, de ce qu’elle enseigne la haine de soi. Nous avons un peu honte de ce qui nous procure une gratification personnelle. Si une chose doit être faite, par pur devoir, contre notre propre sensibilité, alors c’est assurément qu’elle est bonne. Aller contre soi-même nous permet de mériter le bonheur, comme prix de notre sacrifice, comme prix d’une mortification de l’amour de soi. Ce qui veut dire qu’en fait nous nous servons de la culpabilité pour nous sentir mal...à l’égard de qui nous fait du bien ! Est-ce ici également ce que les ténèbres n’ont pas compris ?

La liste est ouverte. Nous pourrions la prolonger en évoquant le soin accordé au corps, le désir en général, la connaissance de l’univers et même la relation entre l’homme et l’Absolu. Nous trouverions partout, l’ambivalence de la représentation duelle. Ainsi, le sexe, l’argent, le pouvoir, la gloire, la liberté, l’amour de soi, le désir, le corps, la sagesse, Dieu sont devenus des problèmes. Tous les débats qui mettent en jeu un objet quelconque de désir sont piégés par avance par la pensée duelle. La politique, c’est droite/gauche ! On nous a appris qu’il faut toujours tout trancher : on est pour/contre. Vous devez vous ranger en amis/ennemis, il y a nous/les autres, les proches/les étrangers, le capital/le prolétariat, etc. C’est-à-dire, qu’il est recommandé de faire abstraction de la complexité en opérant partout une simplification duelle. Ce qui bien sûr alimente les conflits. Nous sommes incapables d’affirmer la Vie dans son intégralité et de la reconnaître dans toutes ses manifestations parce que nous n’avons jamais appris à penser autrement que dans la dualité. Nous ne savons pas mettre chaque chose à sa juste place et repenser les contraires dans l’unité des complémentaires.

Pourquoi cela ? Sans doute parce que la notion de dualité est intrinsèque à notre existence et est notre essence même, s’exprimant dans ce qui nous caractérise en tant qu’être humain : dans notre langage, dans notre représentation du monde, y compris dans ce temple, et dans notre relation au monde et à l’autre.

I - La Dualité dans le langage

De façon tout à fait évidente et profane, force est de constater que le nombre « deux » est omniprésent dans la vie humaine.

Dieu a presque tout créé en double. Les quelques exemples ci-après illustrent la chose :

  • Dieu créa le ciel et la terre ;
  • Dieu créa l’homme et la femme ;
  • L’Homme a deux yeux, deux oreilles, deux mains, deux pieds, deux mâchoires, deux poumons…etc. (presque tout est en double en l’homme) ;
  • Le socle de la famille est double  (un père et une mère).
  • La lumière et l’obscurité.
  • Le jour et la nuit ;
  • La vie et la mort ;
  • Etc…

Cette notion de dualité est tout aussi présente dans l’organisation de la société. La société ne se dualise-t-elle pas aussi du fait des inégalités sociales ?

Les opposés du monde ci-dessous illustrent bien cette dualité.

  • Le riche et le pauvre ;
  • Le bon et le méchant ;
  • Action et réaction ;
  • le juste et le faux ;
  • le positif et le négatif ;
  • le vice et la vertu ;
  • la beauté et la laideur ;
  • vérité et mensonge ;
  • etc.

Elle joue également un rôle important sur le plan technologique. En effet, la révolution numérique qui est en train de bouleverser notre société est née de l’exploitation judicieuse dela notion de dualité plus précisément du binaire. Grâce au symbole 0 et 1 tout peut être représenté. Car toute chose sur la terre a une nature double. Autrement dire toute chose a toujours deux états importants l’un et l’autre.

  • L’homme est vivant ou mort ;
  • Une lampe est allumée ou éteinte ;
  • etc.

A partir de ces constats il est aisé de comprendre que la dualité est très importante et joue un rôle important dans la vie profane, à tel point qu’elle se retrouve dans le fondement même de ce qui caractérise l’être humain : le langage.

Quel rapport entre langage et dualité ?

Si nous définissons le langage comme la faculté d’exprimer verbalement sa pensée, comme pouvoir d’expression verbale de la pensée, alors, de fait, la dualité est intrinsèque de la notion même de langage.

Affirmer cela semble de prime abord antinomique. Néanmoins, en repartant des évidences énoncées précédemment nous constaterons immédiatement que l’exemple de l’Egypte est édifiant. En effet, le concept de dualité est permanent et primordial dans la pensée égyptienne, à tel point qu’il y occupait une place si importante qu'il existait un nombre grammatical particulier pour le représenter : le « duel » (qui s'ajoute au singulier et au pluriel). Ce nombre, ayant des caractéristiques distinctes du pluriel, est utilisé pour tous les mots ou notions allant par paires : les bras, les yeux, les obélisques, etc. Le duel était signifié par l'ajout d'un suffixe particulier au nom. A l’exemple du langage et de l’écriture donc, chez les égyptiens, tout allait par paire, soit complémentaire, soit antithétique : les « Deux Terres » de la Haute-Égypte et la Basse-Égypte représentant le double-pays, le lotus et le papyrus, les plantes héraldiques de Haute et de Basse-Égypte, les « Jumeaux royaux », les dieux Shou et Tefnout, les « Deux Maîtres », Horus et Seth, les « Deux Maîtresses », les deux déesses protectrices, le vautour blanc de Haute-Égypte et Ouadjet le cobra de Basse-Égypte ; le jonc et l'abeille, la « double couronne » qui associe la couronne blanche oblongue de l'ancien royaume du Sud (Haute-Égypte) et la couronne rouge, plate à fond relevé de l'ancien royaume du Nord (Basse-Égypte), l'Orient et l'Occident, le bien et le mal, l'harmonie et le désordre… De même, pratiquement toutes les divinités étaient associées par paires et fréquemment de même racine nominale : Amon et Amonet, Heh et Hehet, Kekou et Kekout, Noun et Nounet. L’exemple de conception du monde des égyptiens est édifiant et nous permet peut-être d’appréhender au plus près le concept de dualité d’autant que, revenant à la notion même de langage, la dualité était également marquée par le doublement du hiéroglyphe déterminatif. Dès lors il apparaît que le symbole lui-même, l’écriture elle-même était porteuse du « duel ».

Mais la conception duale égyptienne n’est pas isolée. Le langage est en soi dual par deux côtés : la notion de signifiant/signifié d’une part et celle de signe et symbole d’autre part qui sont indissociables du concept même de langage. Le signe linguistique diffère du symbole. Quand j’emploie le mot « chien », il n’est nullement certain d’une part que le signifiant, le son « chien » comporte une relation intrinsèque avec le signifié, le concept de chien, d’autre part qu’il existe un rapport naturel entre l’image acoustique, l’ensemble sonore, le signifiant et le concept, le signifié. Tout au contraire, dans le symbole, cette relation entre la représentation sensible et le concept est tout à fait évidente comme le montre Hegel dans son Esthétique : « le symbole est d’abord un signe. Mais dans le signe proprement dit, le rapport qui unit le signe à la chose signifiée est arbitraire… Il en est tout autrement du signe particulier qui constitue le symbole. Le lion, par exemple, sera employé comme symbole de la magnanimité ; le renard, de la ruse, le cercle, symbole de l’éternité. Mais le lion, le renard possèdent en eux-mêmes les qualités dont ils doivent exprimer le sens… Ainsi, dans ces sortes de symboles, l’objet extérieur renferme déjà en lui-même le sens à la représentation duquel il est employé ». Ainsi donc, si l’unité de sens issue de la dualité de la forme et du contenu est évidente dans le symbole, elle l’est bien moins en ce qui concerne le signe linguistique.

Et pourtant, si le langage, invention du signe, capacité de création indéfinie semble indissociable de la pensée qui se forme dans les mots et par l’expression verbale certains philosophes, comme Bergson insiste sur la notion même de dualité dans le concept même de langage et dans son essence même en dissociant pensée et langage. Les mots et le langage, instruments de la pratique et de l’action dans le monde ne traduisent qu’imparfaitement la vraie vie de l’âme. Le langage, adapté à la pratique, ne peut exprimer la vie intérieure, pensée pure, réalité concrète et fluide. Il existe donc une dualité supérieure aux yeux de Bergson dans ce qu’est le langage lui-même, un au-delà du langage, un ineffable objet d’intuition. Cependant, ce que nous saisissons en dehors de tout langage est extrêmement indéterminé et peut-nous sembler, à première vue, très riche. Mais cette indétermination même est une marque de faiblesse. L’ineffable est flou, imprécis et obscur comme le qualifie Hegel dans la Phénoménologie de l’Esprit : « ce qu’on nomme l’ineffable n’est autre chose que le non-vrai, l’irrationnel, ce que simplement l’on s’imagine ». Seul le mot détermine, structure et forme la pensée.

On retrouve ici le fameux dualisme de Descartes. Dans ses méditations métaphysiques, Descartes se lance dans une quête au cours de laquelle il s’engage à douter de tout ce en quoi il croit, afin de découvrir ce dont il peut être certain. En faisant cela, il découvre qu’il peut douter du fait qu’il ait ou non un corps (il se peut qu’il soit simplement en train de rêver de son corps, ou que ce ne soit qu’une illusion créée par un « malin génie »), mais il ne peut pas douter de l’existence de son esprit. Ceci constitue pour Descartes le premier indice montrant que le corps et l’esprit sont deux choses réellement différentes. L’esprit, selon Descartes, est « res cogitans », une chose pensante et une substance immatérielle. Cette chose est l’essence de sa personne, celle qui doute, croit, espère et pense. Cette distinction entre le corps et l’esprit est ainsi étayée dans les méditations VI : « j'ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue, et [...] j'ai une idée distincte du corps, en tant qu'il est seulement une chose étendue et qui ne pense point. […] Toutes les choses que je conçois clairement et distinctement, peuvent être produites par Dieu telles que je les conçois ». Ainsi, explique Descartes, la dualité corps/esprit : l’esprit est une chose pensante qui peut exister indépendamment de son corps étendu. Et par conséquent, l’esprit est une substance distincte du corps, une substance dont l’essence est la pensée.

L’affirmation centrale du dualisme cartésien est donc que l’esprit immatériel et le corps matériel interagissent de façon causale, une idée qui continue d’apparaître de manière privilégiée dans de nombreuses philosophies non européennes. Les événements mentaux causent des évènements physiques, et inversement. Cela conduit à un problème très profond concernant le dualisme cartésien : Comment un esprit immatériel peut-il causer quoi que ce soit dans un corps matériel, et inversement ?

Descartes lui-même a peiné pour obtenir une réponse cohérente à ce problème. Dans sa lettre à la princesse Elisabeth de Bohême, il suggéra que les esprits des êtres animés interagissaient avec le corps à travers la glande pinéale, une petite glande au centre du cerveau, entre les deux hémisphères. Cependant, cette explication n’était pas satisfaisante : comment un esprit immatériel peut-il interagir avec la glande pinéale matérielle ? Étant donnée la difficulté qu’il y avait à défendre la théorie de Descartes, certains de ses disciples, tel Nicolas Malebranche, proposèrent une explication différente : toutes les interactions corps-esprit demandaient l’intervention directe de Dieu. Selon ces philosophes, les différents états de l’esprit et du corps consistaient seulement l’occasion d’une telle intervention, et non sa cause. Leibniz a reconnu la faiblesse de la prise en compte par Descartes des interactions causales intervenant en un lieu défini dans le cerveau. Malebranche a décidé que l'invocation d'un support matériel tel que la glande pinéale pour expliquer les interactions entre le matériel et l’immatériel était impossible, et il a par la suite formulé sa doctrine supposant que les interactions étaient en réalité causées par l’intervention de Dieu lors de chacune des occasions individuelles. A ce point de vue, sa position rejoint l’idée de Leibniz selon laquelle Dieu a créé, une fois pour toute, une harmonie préétablie de telle manière que tout se passe comme si les évènements physiques et mentaux étaient la cause, et étaient causées l’un par l’autre mutuellement. En réalité, les causes mentales n’ont que des effets mentaux et les causes physiques n’ont que des effets physiques. C’est la raison pour laquelle ce point de vue a été appelé parallélisme.

Reprenons, notre étude concernant la dualité intrinsèque au langage, la grammaire elle-même de notre langue est empreinte de dualité.

L’étude des formes de l’énoncé est éminemment révélatrice de cette dualité. En effet, elle s’effectue commodément à partir de la notion d’énonciateur, définie comme l’instance qui prend en charge l’énonciation de l’énoncé et donc l’énoncé. A partir de là, l’usage terminologique tend à distinguer :

  • les modalités d’énonciation qui « renvoient au sujet de l’énonciation en marquant l’attitude énonciatrice de celui-ci dans sa relation à son allocutaire ».
  • les modalités d’énoncé qui « renvoient au sujet de l’énonciation en marquant son attitude vis-à-vis du contenu de l’énoncé ».

Les modalités d’énonciation se traduisent linguistiquement par les types phrastiques : déclaratif, injonctif et interrogatif.

Les modalités d’énoncé mettent en jeu tous les mécanismes linguistiques visant à traduire l’évaluation par l’énonciateur du contenu d’énoncé : évaluation affective mais aussi axiologique (bon ou mauvais) ou épistémique (vrai, faux) ou encore dans une certaine mesure incertain.

Il y aurait grand illusion à considérer qu’il y a une absolue hétérogénéité entre les deux groupes de modalités. Ainsi, l’évaluation affective a une étroite affinité avec l’exclamation ; de même la modalité déclarative est pour une bonne part liée à la prise en charge de la vérité (ou de la fausseté) d’un contenu d’énoncé.

Dans ce cadre, se pose le problème de la négation, interprétable, selon les cas, comme négation de phrase ou négation de constituant.

Au plan logique, la négation de phrase place le mécanisme de négatif sur le même plan que les modalités assertive, injonctive ou interrogative : autrement dit, en fait un acte de parole autonome ; à l’inverse, la négation de constituant n’est qu’une forme prise par une modalité : assertion négative (défense), interro-négation, défense (= injonction négative).

Pour qu’il y ait négation de phrase, il faut que le morphème négatif serve non seulement à décrire une entité, une qualité ou un procès négatif, mais surtout à traduire le souci de l’énonciateur de s’opposer à son interlocuteur. La négation de phrase est fondamentalement réfutatoire.
Pourquoi ce bref développement sur la négation ? Parce qu’elle est profondément représentative de la dualité.

En effet, distinguons NON de NE.

La distinction entre négation prédicative, c’est-à-dire dont le caractère linguistique s’attache dans le plan de la langue, à certaines parties de celle-ci et qui les rend aptes à la fonction, en discours, de prédicat, celui-ci étant ce que le discours dit du sujet, et la négation non-prédicative, c’est-à-dire qui n’a aucune autonomie syntaxique (ou pour simplifier, par une définition incomplète mais opératoire, qui ne peut faire phrase à soi-seul), est fortement inscrite dans la morphologie, et ce, dès l’ancien français.

  • prédicatif : non
  • non-prédicatif : ne.

Il y a donc une complète opposition entre NON et NE.

Au plan sémantique, dans une perspective guillaumienne, cette distinction signifie que la matière négative de NON est empruntée à l’expérience que le locuteur a de la négativité en tant qu’expérience d’univers extralinguistique, alors que la matière négative de NE est empruntée à l’expérience que le locuteur a du mécanisme linguistique que l’on appelle négation et qui, en tout état de cause, est un mécanisme soustractif par rapport au positif initial.

Une conséquence essentielle de cet état de chose : NON implique une négativité indiscutable, ce qui explique que dans l’histoire du français, il ait presque toujours été réfractaire à l’emploi dit explétif, à l’inverse de NE qui couvrait aussi bien l’emploi explétif que l’emploi strictement négatif.

Fonctionnellement, NON est négation de tout ce qui n’est pas le procès conjugué, tandis que NE, est au contraire pertinent pour nier le procès conjugué.

Pour aller plus loin, il est aisé de démontrer que le mécanisme de négation non-prédicatif porter par l’utilisation de NE est lui-même emprunt de dualité.

Examinons rapidement l’alternance entre négation pleine simple et négation pleine composée. Nous nous arrêterons ici aux deux emplois non strictement négatifs de NE : NE explétif et NE en contexte exceptif.

En théorie guillaumienne, NE explétif est une saisie très précoce du mécanisme constructeur du mot ; il renvoie à une négativité sous-jacente, implicite, liée à un rapport sémantico-logique entre ce qui est et ce qui pourrait être (différent de ce qui aurait pu être). On comprend donc qu’il se rencontre derrière des verbes de crainte ou d’empêchement. Un bref passage par l’ancien français nous montre qu’on le rencontre également souvent dans les comparatives d’inégalité (ex. : qui plus estoit blance a devise / que n’est la nois quis ciet sor branche). Dans les temporelles d’antériorité, la situation est contrastée en ancien français : tantôt NE est exprimé, tantôt NON, ce qui nous rappelle qu’en aucun moment de notre langue le NE n’a été obligatoire.

Par différence avec le NE explétif étudié ci-dessus, le NE en situation exceptive marque un engagement plus avancé dans le mouvement de la négativation, mais suffisamment modeste néanmoins pour que ce mouvement puisse être inversé. Ce rôle d’inverseur, très largement tenu par « que » aujourd’hui, l’était déjà en ancien français à côté de « fors » et de « fors que » qui signifiait « à ceci près que ».

A noter pour finir la double tension de la négation pleine syntaxiquement représentée par la construction NE + forclusif.

Une des originalités de la négation non prédicative est, en effet, d’être une négation composée, ou, plus exactement, d’être devenue tout au long de l’histoire de la langue une négation composée.

Sémantiquement, cela signifie que l’opération de négativation du positif s’effectue en deux temps :

  • premier temps : on enclenche un mouvement de soustraction sur le positif. A cette opération correspond le morphème adverbial NE, encore appelé discordantiel.
  • deuxième temps : on confirme ce mouvement négativant en le rendant irréversible ; à cette opération correspond le morphème appartenant à une classe, celle des forclusifs eux-mêmes emprunts de dualité (ceux qui sont de purs opérateurs abstraits : pas, point, mie effectuant strictement l’opération décrite ci-dessus), ceux qui sont dotés en plus d’une valeur lexicale particulière (jamais, goutte etc.).

Nous nous arrêterons là concernant la dualité intrinsèque à notre langage et à notre grammaire sachant que les mêmes démonstrations seraient faisables temps au niveau des modalités temporelles (indicatif / subjonctif) ou de la représentation des événements (présent et les différentes formes de passé).

Que la grammaire même, le langage donc, et par conséquent le signe rejoigne la façon d’appréhender le monde de façon duale nous amène à supposer que la plus grande partie des concepts dont se sert le mental fonctionnent dans la dualité. Il n’existe pas d’ordre d’expérience humaine dans lequel la représentation n’est pas pensée en terme de concepts duels : capitalisme/communisme, fait/droit, bien/mal, vertu/vice, dieu/diable, vrai/faux, beau/laid, théorie/pratique, chaud/froid, joie/tristesse, force/faiblesse, absolu/relatif, transcendant/immanent, abstrait/concret, idéal/réel, objectif/subjectif...

Finalement, le caractère quasi systématique et formel de ces types d’opposition pose la question de savoir si ce n’est pas notre intellect qui taillerait nos constructions mentales de façon duale. Cette conception du double, de l’opposition par deux n’est-elle pas alors  une source constante de faux problèmes ? N’est-elle pas sur le fond fictif ? Sans véritable portée ontologique ? Car si c’était le cas, l’accès à l’ontologie devrait être nécessairement non-duel, obligeant par là à transcender la dualité du mental ordinaire. Cependant, toutes les dualités ne viennent pas nécessairement des constructions de la pensée. En effet, ce n’est pas la pensée qui fabrique la dualité droite/gauche dans la symétrie du corps, la dualité mâle/femelle chez les animaux, ou encore celle homme/femme, pôle +/pôle – sur la pile électrique…en clair, toutes les dualités existant dans la nature par essence antérieure à toute pensée humaine. Cela revient ici à affirmer que la dualité, la pensée duelle qui nous caractérise n’est pas une fiction mais étant déjà et par essence présente dans la nature elle nous pousse à reproduire notre représentation du monde et la façon dont nous l’exprimons sous la forme de concepts duels, de pensée duelle et conférant à cette dernière une réelle portée ontologique.

Cette question est très complexe et, depuis Parménide et Héraclite ne cesse de resurgir dans la philosophie occidentale à l’exception de celle de Hegel fondée sur une logique non duelle visant à démontrer que la contradiction est à l’œuvre dans les choses. A ce titre Hegel dans sa dialectique thèse-antithèse-synthèse s’oppose aux antinomies formulées par Kant dansla Critique de la Raison pure. D'un point de vue très général, la philosophie hégélienne, ou Phénoménologie de l’esprit, tel qu’il la nomme lui-même, est donc une pensée qui veut concilier les opposés qui apparaissent, par la conciliation des philosophies de l'Être et des philosophies du devenir. En effet, avec la dialectique, ces oppositions cessent d'être figées puisque le mouvement d'une chose est d'être posée, puis de passer dans son contraire, et ensuite de réconcilier ces deux états. Ainsi, l'être n'est-il pas le contraire du néant ; l'être passe dans le néant, le néant dans l'être, et le devenir en est le résultat, je cite : « Le néant, en tant que ce néant immédiat, égal à soi-même, est de même, inversement, la même chose que l'être. La vérité de l'être, ainsi que du néant, est par suite l'unité des deux ; cette unité est le devenir ». Cela étant, le caractère très systématique et formel de la dialectique hégélienne finit aussi par éveiller la méfiance, d’autant que le concept de « dialectique » lui-même est pris en deux sens par Hegel selon que l'on parle du dialectique ou de la dialectique, le dialectique désignant un moment intermédiaire entre l'abstrait et le spéculatif, qui correspond en gros au scepticisme (l'art de dissoudre les opinions dans le néant), tandis que la dialectique désigne le mouvement de dissolution du fini lui-même. Hegel, souhaitant s’en éloigné, revient inexorablement et contre sa volonté, sans doute inconsciemment même, vers une certaine conception duale : les deux sens de dialectique issue de sa pensée en témoignent.

Ce paradoxe dans la philosophie hégélienne partant d’une méthode duelle pour finalement aboutir à un concept niant cette dualité intrinsèque à la nature même nous ramène inévitablement à la question de savoir quel statut nous devons reconnaître à la dualité ?

Cette dernière est-elle dans la nature des choses ou est-elle seulement dans la représentation de la nature des choses ? Comment discerner une dualité fictive, qui n’est que l’ombre engendrée par les complications de l’intellect, d’une dualité réelle, présente dans le réel ?

En bref, nous ne savons pas aborder la complexité autrement que par des simplifications duelles abusives.

Revenons-en aux fondamentaux, et notamment les Pensées de Pascal. Pascal a une intuition fulgurante de la non-séparation dans la Nature, dont la compréhension est mortelle pour la pensée duelle : « Les parties du monde ont toutes un tel rapport et un tel enchaînement l’une avec l’autre, que je crois impossible de connaître l’une sans l’autre et sans le tout ». Ce qui veut dire que connaître, c’est toujours relier et non pas séparer, décomposer, opposer, ce qui est le propre de l’intellect ordinaire. Distinguer certes, mais ne pas disjoindre. Une chose n’existe que dans sa relation avec les autres et dans sa configuration dans un tout qui l’englobe. La relation a un sens à la fois statique, ce qui veut dire que toute situation réelle est complexe de fait, et dynamique, ce qui veut dire encore que les processus qui œuvrent dans le réel sont causalement inter-reliés. Cette interrelation n’est pas le fait de l’homme, elle est tissée dans l’intelligibilité même de la Nature, dans son fonctionnement le plus intime. D’où le passage qui suit, quelques lignes plus bas : « Toutes choses étant causée et causantes, aidées et aidantes, médiatement et immédiatement, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes,  je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties ».

La conscience d’unité est indispensable dans le domaine de la connaissance. Elle est aussi d’une exceptionnelle urgence sur le plan de l’action de l’homme dans le monde. Si la Nature forme un tout, il n’est pas possible d’isoler quoi que ce soi, il n’y a pas de petite action et aucune action n’est sans conséquence, immédiatement et à long terme. Pascal le dit aussi très bien dans les Pensées : « Le moindre mouvement importe à toute la nature ; la mer change pour une pierre. Ainsi, dans la grâce, la moindre action importe par ses suites à tout. Donc tout est important. En chaque action, il faut regarder, outre l’action, notre état présent, passé, futur et les autres à qui elle importe, et voir les liaisons de toutes ces choses ». Nous ferions d’immenses progrès, si nous pouvions immédiatement comprendre qu’il n’y a pas d’existence séparée. Tout est lié dans le champ de la connaissance, comme tout est étroitement lié dans la Nature. Or le propre de la pensée duelle, c’est justement d’aller en sens inverse, de penser dans la séparation, la disjonction, là où les choses ne sont ni séparables, ni disjointes.

L’opération de la pensée duelle consiste à diviser, opposer, fragmenter, séparer ce qui dans le réel est en fait intimement lié et qui aussi par ailleurs recrée aussi de fausses unités qui n’existent pas dans le réel, mais seulement dans les concepts.

Ainsi donc, pour simplifier, nous pouvons ici partiellement conclure que si nous identifions la dualité à la caverne de Platon, tant que la représentation duelle n’est pas mise en cause, comprise et dépassée, c’est-à-dire hors de la caverne, on ne peut pas en sortir, on est tout simplement dedans. Nous n’avons tout bonnement jamais quitté la caverne… Qui que nous soyons, quoique nous soyons, le monde de la caverne est le monde de la dualité. La demeure de la caverne, celle du monde sensible, est celle du relatif, et dans le relatif, aucun concept ne saurait subsister sans son contraire. La plus grande partie de notre expérience quotidienne, se situe dans le domaine relatif des relations élémentaires. Notre expérience empirique se situe dans le champ du relatif, dans le champ de la dualité tracé dans les sillons de l’attitude naturelle. Maintenant, à supposer que brusquement nous sortions de la dualité, que nous entrions dans un éveil plus élevé, nous aurions dès lors un nouveau point de vue. La pensée ferait un saut d’intelligibilité. Or, pour parler comme Platon, dans le monde intelligible, dans le domaine des relations sublimes, dans l’absolu, rien de ce qui existe n’a de contraire. Si l’appréhension de la dualité est coextensive à  la pensée, il est indispensable, pour entrer dans le champ des relations sublimes, que l’intelligence transcende son fonctionnement ordinaire. Et quoiqu’il en soit, « Et tenebrae eam non comprehenderunt ». L’accès à la non-dualité est une sorte de saut quantique de la pensée et un changement radical de perspective.

II – Langage / Signe / Symbole Franc-Maçon de la dualité

De même que nous venons de le démontrer de façon profane, la dualité est omniprésente dans le langage, d’aussi loin que notre connaissance nous le prouve. D’un point de vue maçonnique, il en est de même.

Dualité, nous l’avons vu, renvoie au chiffre deux qui exprime le principe féminin, qui symbolise l’ambivalence, le conflit, un antagonisme qui, de latent, devient manifeste, une rivalité, une réciprocité, qui, peut être de haine autant que d’amour. En bref, une opposition qui peut être contraire et incompatible aussi bien que complémentaire et féconde. On retrouve ces diverses significations dans le premier des dualismes : créateur et créature, vie et mort, blanc et noir, masculin et féminin, bien et mal, jour et nuit, gauche et droite. Deux signifie l’équilibre réalisé ou des menaces latentes et il peut être le germe d’une évolution créatrice aussi bien que d’une involution désastreuse.

Chez les anciens, où ce chiffre était attribué à « la Mère », le deux, ou la dyade, était l’emblème de la matière susceptible de toutes sortes de formes. Pythagore ne considérait pas moins ce chiffre comme représentant le mauvais principe tandis que Platon le comparait à Diane toujours stérile et partant peu honorée. Les Romains tenaient également le deux pour néfaste, c’est pour cela que le deuxième mois de l’année et le deuxième jour du mois furent consacrés à Pluton le Dieu des morts. Les constatations faites ci-dessus dans l’environnement profane semblent se confirmer dans la Franc-maçonnerie.

Cette ambivalence, nous la retrouvons de façon évidente dans notre temple. Je cite : « Il dressa les colonnes sur le devant du Temple, l’une à droite, l’autre à gauche : il nomma celle de droite Jakin, et celle de gauche Boaz… »(Les Chroniques, II – 3 – 17)

Ces deux colonnes revêtent un rôle de première importance dans la symbolique maçonnique. Une idée centrale qui était fondamentale de la pensée de la Renaissance était l’unité du système et l’omniprésence conséquente de la Divinité. Pour moi, cette idée est représentée sur le Tapis de loge par un groupe de trois symboles « les Décors de la Loge ».

Je vais tenter ici une analyse de ces symboles. Vous pardonnerez, par avance mes imperfections, et mes approximations d’apprenti…

Les Colonnes d’abord.

L’idée de la dualité est omniprésente dans les décors de loge – des carrés blancs et noirs en dessous jusqu’à la Lune et le Soleil, antiques symboles des opposés féminin et masculin, au-dessus. Dans la zone centrale, la dualité est représentée par les deux colonnes. Dans le symbolisme maçonnique, elles se voient données des noms.

Notre objet sera donc d'essayer de redéfinir les colonnes symboliques du Temple de Salomon au travers des symboles généraux de la Tradition.

Le mot symbole du grec – « sumbolon » signifie « signe qui fait reconnaitre ».

Le symbole sous-entend donc : la connaissance originelle que nous avons perdue dans notre état d'exil.

D'une manière générale nous pouvons dire que ces 2 colonnes expriment la dualité résultant de la Division apparente de l'unité. Tout le travail de L'initié étant de réconcilier les contraires avec l’aide de la providence : « Même les ténèbres ne sont ténébreuses pour toi et la nuit devient lumineuse comme le jour : les ténèbres sont comme la Lumière » Psaume 139.1. Pour résumer ce point, je me contenterai simplement de citer le Prologue de l’Evangile selon Saint Jean : « In principio erat Verbum, et Verbum erat apud Deum, et Deus erat Verbum. Hoc erat in principio apud Deum. Omnia per ipsum facta sunt, et sine ipso factum est nihil quod factum est. In ipso vita erat, et vita erat lux hominum: et lux in tenebris lucet, et tenebrae eam non comprehenderunt » - Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement avec Dieu. Tout fut par lui, et sans lui rien ne fut, tout fut par lui. En lui était la vie et la vie était la lumière des hommes : et la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise.

Le nombre 2 exprime la division mais aussi la fécondité. Voici les piliers fondamentaux de la Jérusalem Céleste, « Hiram dressa les colonnes dans le portique du Temple, il nomma la colonne de droite « Jakin » et puis il dressa la colonne de gauche et la nomma « Boaz » 1 Rois 7,21. 2.

Les deux colonnes peuvent être interprétées comme symbolisant les 2 pôles de la création, Adam et Eve, le masculin et le féminin, le soleil et la lune, l'esprit et l'âme, mais aussi la dualité de l'âme et du corps, du feu et de l'eau, le jour et la nuit, le principe de force et de résistance, de Dieu et de la nature, d'Osiris et d’Isis, de Saint Jean l'évangéliste et de Saint Jean Baptiste, d'Abel et Caïn, de Jacob et Esaü. Cette liste, n'est pas, limitée.

En hébreu Adam provient de la racine hébraïque : Adamath, la terre et le corps de l'homme et Eve est l'âme principe qui par le souffle anime le corps. Nous devons ici faire une parenthèse et préciser qu'Adam prit conscience qu'Eve était nue, autrement dit, en considérant qu'Eve est le cœur d'Adam, le Christ (en tant que Yod) est le cœur d'Eve et le père (en tant qu'Aleph), le cœur du Christ est donc cette noble « pierre » passage obligé pour rejoindre le père.

De même, l'arbre de la connaissance n'est pas un pommier, invention que nous devons aux premiers pères de l'église chrétienne, soucieux de marier les mythes gréco-romains avec les mystères Chrétiens. Dans la tradition hébraïque, l'arbre de la connaissance du bien et du mal est le figuier et il peut être confondu avec les colonnes du binaire ainsi que l'atteste Jérémie 24.1 « L'éternel me fit voir deux paniers de figues posés devant le Temple de l'éternel après que Mebucadnetsar roi de Babylone eut emmené de Jérusalem et conduit Jéconia, fils de Joakim roi de Juda (...) l'un des paniers contenais de bonnes figues, comme les figues de la première récolte et l'autre panier de très mauvaises figues qu'on ne pouvait manger à cause de leur mauvaise qualité ».

Un couple de colonnes a toujours marqué l’accès vers un autre espace. Par exemple, les Colonnes d’Hercule définissaient l’espace du monde réel, physique, des vivants, par rapport à la réalité inconnue du monde post-mortem, l’au-delà, le mystère. Les colonnes ont toujours marqué cette ligne fictive que nous appelons « limite » et au-delà de laquelle nous devons être capables de faire face à un état différent de celui d’où nous provenons. Les colonnes contiennent donc le sens de l’épreuve. Les colonnes ont donc également une symbolique de frontière, de délimitation de l’espace.

Les deux colonnes à l’entrée du Temple maçonnique ne sont pas le fait du hasard. La description, des 2 colonnes du Temple de Salomon, dans la Bible, au livre des Rois chapitre V et VI,  montre bien que le nombre « deux »  répond à un besoin précis. La colonne de gauche a pour nom  « JAKIN » et la colonne de droite, que je ne sais pas nommer a pour nom un mot hébreu qui peut se traduire par « en force ».

Le nombre « deux » se voit également à travers le pavé mosaïque représenté par un damier peint en noir et blanc donc par « deux » couleurs. Ce pavé mosaïque étant un espace sacré sur lequel on ne marche presque jamais, ou en tout cas de façon codifié et qui semble maintenir enfoui un secret, le nombre « deux » peut être considéré comme le signe du silence et du secret.

Le Pavé Mosaïque représente la Divinité comme elle est perçue par le pôle opposé de la conscience, ici, la Terre de la vie ordinaire. La lumière et les ténèbres du pavé représentent les paires opposées, un mélange de miséricorde et de justice, de récompense et de punition, de vengeance et d’amour. Elles représentent également l’expérience humaine de la vie, lumière et ténèbres, bien et mal, facilité et difficulté. Mais cela n’est que ce qui en est perçu. Les carrés ne sont pas le symbole ; le Pavé est le symbole. Les carrés blancs et noirs s’assemblent avec harmonie afin de former le Pavé, une chose une, une unité. L’ensemble est entouré par le Cordon à houppes dentelées qui relie l’ensemble en un symbole unique. Sous cette représentation sur le Tapis de Loge, la Corde relie non seulement les carrés, mais toute l’image en une unité parfaite.

Ainsi, le fait que les Maçons, qui formulèrent ce symbolisme, rassemblèrent ces trois objets en un seul groupe semblent nous obliger à les considérer ensemble. Ces Décors de la Loge sont l’Étoile Flamboyante, le Pavé Mosaïque et le Cordon à houppes dentelées, et ils sont tous destinés à se référer à la Divinité. L’Étoile Flamboyante est une représentation héraldique de la Divinité. L’Étoile Flamboyante, disposée dans le ciel, représente la Divinité telle qu’elle est, dans toute sa gloire, comme se projetant elle-même dans l’existence.

De même, qu’il y a deux colonnes de Frères dans une loge (celle du Septentrion et celle du midi), le Vénérable Maître, à l’Orient, est assisté de « deux » Surveillants, à l’Occident, pour éclairer la loge, et pour autant « et tenebrae eam non comprehenderunt ».

D’ailleurs, dès lors que nous entrons en tenue, voici ce que dit le Vénérable Maître :

V\ M\ : Frère Premier Surveillant, où est placé le Vénérable Maître dans la Loge ?

Puis par un jeu de questions/réponses à l’ouverture comme à la fermeture, voici ce que nous entendons :

Ouverture :

V\ M\ : Où se place le Vénérable Maître dans la Loge ?

1er Surv\ : A l'Orient, Vénérable Maître.

V\ M\ : Pourquoi ?

1er Surv\ : Comme le soleil commence son cours à l'Orient et répand sa lumière dans le monde, de même le Vénérable Maître se place à l'Orient pour mettre les Frères à l'ouvrage et éclairer la Loge de ses lumières.

V.M. :  Où se placent les Surveillants ?

1er Surv\ : A l'Occident.

[…]

V\ M\ : Puisqu'il est midi, que le Vénérable Maître est placé à l'Orient et les Surveillants à l'Occident, avertissez les Frères que je vais ouvrir la Loge.

Fermeture :

V\ M\ : Frère Premier Surveillant où est placé le Vénérable Maître dans la loge ?

1er Surv. : A l'Orient, Vénérable Maître.

[…]

V\ M\ : Frère Premier Surveillant, où sont placés les deux Surveillants ?

1er Surv\ : A l'Occident, Vénérable Maître.

V\ M\ : Pourquoi, Frère Premier Surveillant ?

1er Surv\ : Comme le soleil termine sa carrière à l'Occident, de même les Surveillants s'y tiennent pour fermer la Loge et les renvoyer contents.

V\ M\ : Puisqu'il est minuit, que le Vénérable Maître est placé à l'Orient et les deux Surveillants à l'Occident, avertissez les Frères que je vais fermer le Loge.

Le Vénérable Maître est donc assisté des deux surveillants, et il est intéressant de voir que le jeu des questions/réponses suit le mouvement du soleil : « Comme le soleil commence son cours à l'Orient, .../... de même le Vénérable Maître.../... » et : « Comme le soleil termine sa carrière à l'Occident.../... de même les Surveillants.../... ».

En me référant à La Pratique Journalière du Rite Ecossais Rectifié de Notre Bien Aimé Frère, passé à l’Orient Eternel, Henri BLANQUART, nous retrouvons ici notre similitude avec les anciens égyptiens auxquels nous faisions référence précédemment, notamment en ce qui concerne l’aspect mythologique et la création du Monde par Râ, qui, ouvrant les deux mains engendra notre univers. De l'Unité divine naît en tout premier lieu la Dualité fondamentale. L'Unité divine se trouve à l'originede toutes choses, à l'Orientdonc. La Dualité est créée et se situe à l'Occident là où se trouve la chute, la mort, donc le monde matériel. En fait, ce jeu de questions/réponses, de même que la place des surveillants dans la loge semble aboutir à un 1 (Le Vénérable Maître) + 2 (Les deux surveillants) ce qui ferait donc 3 comme les 3 côtés d’un triangle, la Sainte-Trinité, et le triangle de positionnement de ces trois protagonistes dans la Loge.

Il convient cependant de faire remarquer que, par le fait qu’il résulte de la somme de deux unités, le nombre « deux » est par essence le symbole du couple. Il porte en lui, les notions d’attachements et même peut-être des notions de fusion pour rebâtir une nouvelle unité. La Sainte Bible dans La Genèse, le premier livre de Moïse, ne précise-t-elle pas que : « …l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme, et ils seront une seule chair ».

Sur le plan intellectuel, il faut toujours associer à la thèse et l’antithèse, la synthèse pour qu’un développement soit complet.

Ainsi, pour atteindre la perfection dans notre univers qui repose sur la loi des contraires, il faut donc faire évoluer le nombre « deux » vers le nombre « trois » qui symbolise la stabilité. Je m’appuierai ici sur l’analyse de notre bien aimé frère Gaétan dans sa planche Le Pavé mosaïque, concilier les contraires, la voie de l’équilibre…, je cite : « L’alternance de blancs et de noirs ne doit pas nous faire oublier que la partie la plus élaborer du pavé mosaïque est le joint. De tout temps, pour tendre vers la perfection, les ouvriers ont cherché à le dissimuler pour ne laisser apparaître que la matière première : la pierre. Pour réussir cette opération, la taille de la pierre brute doit être parfaite pour s’assembler au mieux. Mais la plus grande difficulté de l’œuvre se retrouve dans le joint, dans l’invisible. Là, l’apprenti devait être à l’écoute de l’enseignement de son maître pour réussir l’opération que l’on appelle « faire le joint » c'est-à-dire réunir le pavé blanc et le pavé noir en un tout. Le pavé mosaïque est donc porteur en lui même d’une troisième voie invisible aux yeux du profane ».

C’est cette voie, accessible uniquement à l’initié, et source de travail permanent sur soi pour vaincre notre dualité et échapper à l’Arlequin qui est en chacun de nous qu’il nous faut trouver en souffrant et persévérant… Peut-être également afin que les ténèbres comprennent enfin la Lumière…

De même, lors de notre intégration, nous avons été de plein fouet jeté dans la dualité constituée intrinsèquement par les 3 éléments :

Lors du Premier Voyage :

Introducteur : Qu'est ceci ?

Le Candidat répond : « DU FEU »

Introducteur : Le Feu consume la corruption mais il dévore l'être corrompu.

Lors du Second Voyage

Introducteur : Qu'est ceci ?

Le Candidat répond : « DE L'EAU »

Introducteur : C'est par la dissolution des choses impures que l'eau lave et purifie, mais elle recèle des influences funestes et les principes de la putréfaction.

Lors du Troisième Voyage :

Introducteur : Qu'est ceci ?

Le Candidat répond : « DE LA TERRE »

Introducteur : Le grain mis en terre y reçoit la vie, mais si son germe est altéré, la Terre même en accélère la putréfaction.

Nous constatons aisément que chaque élément porte en lui, en son essence même la dualité de sa nature même. La dualité est ce qui, au final, les caractérise et ce qui caractérise leur qualité intrinsèque.

Baudelaire est très proche de ce cheminement et la dualité est un thème essentiel et central de l’œuvre baudelairienne qui a une place prépondérante dans sa vie privée. Dans Les Fleurs du Mal, il chante :

« Tout enfant, j’ai senti dans mon cœur deux sentiments
Contradictoires l’horreur de la vie et l’extase de la vie
C’est bien le fait d’un paresseux nerveux ».

En fait, chez Baudelaire, la dualité peut être définie comme la coexistence de deux choses de différente nature mais impossible à séparer du fait de leur relation étroite. L’un des exemples les plus clairs est celui du Bien et du Mal, où chaque élément est compris souvent dans son opposition à l’autre. Sartre dit de Baudelaire : « C’est en faisant le mal et surtout le mal que Baudelaire arrive au Bien ».

D’où vient l’idée de la dualité chez Baudelaire ?

Le poète, dès son enfance, comprend qu’il existe une différence essentielle entre lui et les autres enfants puisque, déchu, il ne reçoit pas assez d’amour et de tendresse de la part de ses parents. Il essaie alors de se voir tel qu’il est, pour se connaître. Mais il ne peut pas voir ses yeux, et c’est pourquoi son cœur devient le miroir reflet de son âme :

« Tête-à-tête sombre et limpide
[Q]u’un cœur devenu son miroir ».

 « L’Irrémédiable »

Et ainsi naît une dualité que l’on constate même dans les titres de ses recueils : Les Fleurs du Mal et Spleen et Idéal.

Dans les Fleurs du Mal d’abord : la fleur en poésie baudelairienne est symbole de beauté, de pureté, ou symbolise la femme, le mal étant le symbole du malheur et de la misère, sociaux, physiques ou métaphysiques. Et le poète cherche à extraire la beauté du mal. Il le dit ainsi :

« Tu m’as donné ta boue j’en ai fait de l’or ».

Cette beauté est une beauté pure, une beauté propre inaccessible à d’autres que l’orfèvre qu’est le poète.

De même, le maçon suit ces principes et cherche en permanence, éclairé de ses frères à vaincre sa dualité, la part d’ombre et de lumière qui caractérise l’être humain pour « ne pas rester dans le conflit aveuglant », et rejoindre les principes de Saint Augustin « Nolis foras ire, in teipsum redi ; in interiore homine habitat veritas » (au lieu d’aller dehors, rentre en toi-même, c’est au cœur de l’homme que se trouve la vérité). A la demande de mon frère surveillant je vous redonne lecture de cette phrase qu’il trouve remarquable : au lieu d’aller dehors, rentre en toi-même, c’est au cœur de l’homme que se trouve la vérité.

Ce chemin intérieur nous amène alors immédiatement à nous interroger sur notre relation à autrui. En effet, si je suis toujours en conflit perpétuel en moi-même afin de me construire et trouver la voie de l’équilibre, de l’harmonie, comment ma sociabilité peut-elle s’exprimer et comment s’effectue alors le mouvement vers autrui ?

III – La dualité humaine ou la condition de la conscience de soi

Pour citer Sartre L’être et le néant, « Autrui, c’est l’autre, c’est-à-dire le moi qui n’est pas moi… Autrui, c’est celui qui n’est pas moi et que je ne suis pas. Ce ne-pas indique un néant comme élément de séparation donné entre autrui et moi-même ». L’altérité est certainement une des catégories fondamentales de l’esprit. Le couple du Même et de l’Autre organise, en effet, une bonne partie de mon expérience et caractérise la dualité qui me relie à l’autre. Si le Même désigne ce qui est identique à soi, l’Autre renvoie au divers et au différent. Ainsi, moi qui suis le même que moi, suis-je confronté sans cesse à l’autre que moi, à ce qui m’est forcément étranger. Ce que je reçois en ma conscience, c’est précisément l’autre de cette conscience.

Or autrui est d’abord l’autre, le différent, c’est un autre d’une espèce toute particulière, avec sa conscience, son essence, sa relation au monde, tout comme moi… Autrui est un moi qui n’est pas moi…

C’est ce qu’à remarquablement saisi Hegel. Autrui est nécessaire à la constitution de ma propre conscience. Sans autrui, je ne suis rien, je n’existe pas. Mon existence, ma conscience dépendent de cette dualité : je dépends de l’autre dans mon être car je ne suis une conscience de soi que si je me forge et me forme dans la dualité de mon rapport à l’autre, que si je me forme à travers la négation d’autrui. La conscience n’est pas une île séparée du monde et des êtres. Pour réaliser l’unité de la conscience de soi il me faut prendre conscience de la dualité qui me relie à l’autre et du reniement qu’il me faut opérer afin de me faire reconnaître. C’est donc en moi-même que je porte Autrui. L’autre me pénètre au plus intime de ma conscience et de ma vie.

Cette dimension de reconnaissance qui se construit dans la dualité du rapport à l’autre caractérise un autre aspect de la dualité de l’être humain : celle du désir.

En effet, creusons un peu maintenant la relation à Autrui dans le désir. Car le désir n’est pas seulement le désir amoureux. Dans ma relation à autrui, c’est bien souvent la dimension du conflit et de la reconnaissance au sens hégélien qui prédomine.

C’est cette étude de l’altérité que Hegel a remarquablement conduite dans la Phénoménologie de l’esprit. Les relations entre les consciences ne sont pas des relations de pur amour et de réciprocité. Quant deux consciences se rencontrent, elles tendent à entrer en conflit l’une avec l’autre. Chaque désir veut se faire reconnaître par l’autre désir. Il s’agit de faire reconnaître sa supériorité sur autrui. Chaque conscience n’existe qu’en tant qu’elle est reconnue et qu’elle transcende la dualité du rapport moi/autrui. Les relations humaines sont des relations de pur prestige, une lutte à mort pour la reconnaissance de l’un par l’autre. Je cite : « La réalité humaine ne peut s’engendrer et se maintenir dans l’existence qu’en tant que réalité « reconnue ». Ce n’est qu’en étant « reconnu » par un autre, par les autres, et – à la limite – par tous les autres, qu’un être humain est réellement humain : tant pour lui-même que pour les autres. Et ce n’est qu’en parlant d’une réalité humaine « reconnue » qu’on peut, en l’appelant humaine, énoncer une vérité au sens propre et fort du terme. Car c’est seulement dans ce cas qu’on peut révéler par son discours une réalité ».

Ainsi, la loi de la vie humaine, c’est la dualité, le conflit, c’est l’asservissement de la conscience d’autrui. Toute conscience, comme nous venons de le démontrer, poursuit la mort de l’Autre. Cette mort poursuivie par la conscience n’est certes pas la mort physique d’autrui. Je ne cherche pas à tuer mon adversaire pour me faire reconnaître. Ce que désire la conscience, c’est asservir autrui, ou, plus exactement, détruire son autonomie et sa liberté. En réalisant cette destruction, alors j’assure ma supériorité. Tel est, comme le précise Hegel le privilège de la conscience de maître : « il ne sert à rien à l’homme de la lutte de tuer son adversaire. Il doit le supprimer « dialectiquement ». C’est-à-dire qu’il doit lui laisser la vie et la conscience, et ne détruire que son autonomie. Il ne doit le supprimer qu’en tant qu’opposé à lui et agissant contre lui. Autrement dit, il doit l’asservir ».

La leçon d’Hegel est d’importance. Elle nous a appris que la dualité qui caractérise en parti le cogito est à la fois saisie de soi-même et saisi d’autrui. Elle nous a fait comprendre que l’autre est indispensable à notre existence. En d’autres termes, par le « Je pense », contrairement à la philosophie de Descartes, nous nous atteignons nous-mêmes en face de l’autre. Ce que la philosophie moderne nous fait découvrir, c’est le monde de l’intersubjectivité, le monde où les consciences sont plurielles, un monde où je suis véritablement soudé aux autres et à leur présence. Le plus isolé des Robinson découvre ainsi autrui en chacun de ses fantasmes et de ses rêves en transcendant sa propre dualité.

C’est dans cette optique hégélienne que Sartre va décrire toutes les relations concrètes avec autrui. Et ces relations sont elles-mêmes empruntes de dualité. Car deux possibilités extrêmes se présentent. Ou bien la conscience que je rencontre poursuit sont œuvre d’objectivation et me transforme en transcendance transcendée, ou bien je décide à mon tour de me faire le maître de la situation. Dans ce cas, je « piège » la liberté qui s’oppose à la mienne et je constitue l’autre comme objet. En somme, les relations humaines qui s’enracinent chacune en ce qui les concerne dans la dualité (amour, désir, langage etc.) se ramènent à ce duel, qui est la racine de l’intersubjectivité.

Quel jugement final porter ? Si le conflit joue un rôle manifeste dans la formation du cogito, néanmoins, il suppose bien souvent un fond de réciprocité. Prenons le duel extrême des consciences en lutte : elles ressentent alors parfois le caractère pénible et décevant de leurs rapports. Comme si, précisément, autre chose se dessinait, qui est exigé par l’intersubjectivité. La conscience de réciprocité absente informe le conflit. C’est donc bien le sens d’une humanité possible et partagée qui se manifeste aussi au sein de la lutte et dans la dualité.

Si autrui est bien le médiateur entre moi et moi-même, ce que je perçois au travers de cette dualité, ce n’est pas seulement la dure loi du conflit, mais aussi l’affirmation d’une humanité possible.

Cette affirmation d’une humanité possible au travers de la dualité est clairement illustrée dans la littérature moderne. Je prendrai ici 4 exemples très différents les uns des autres : L’Etrange histoire de Peter Schlemihl de Chamisso, Le Double de Dostoïevski, La Méprise de Nabokov, Le Horla de Maupassant.

Ainsi, l’ombre que vend Peter Schlemihl ne se confond pas nécessairement avec la dualité qui caractérise mon rapport à l’autre, avec l’image d’un double de soi, vendu, perdu. L’autre qui hante les jours et les nuits du Horla n’est certainement pas un personnage dual. Félix, le double d’Hermann, dans La Méprise est un faux double…mais c’est cette multiplicité de forme que prend la dualité, cette fausseté même qui entraîne que la dualité et que le thème du double soit ici constitué. En revanche, Le Double de Dostoïevski présente explicitement le thème du double :

Goliadkine possède apparemment son double, un Goliadkine dit « jeune »…

Ces différences, ces différentes obédiences de la dualité et la façon dont elles font corps son représentatives chacune en ce qui les concerne de ce qui caractérise l’âme et l’existence humaine. Il n’est, dans ces œuvres, de récit et d’univers fictionnel que par le rapport exprès que l’agent principal de l’action racontée construit avec autrui, avec l’autre. Ce rapport engage le personnage sous l’aspect de son ombre dans L’Etrange histoire de Peter Schlemihl, sous l’aspect d’une duplication de lui-même dans Le Double, sous l’aspect de l’hypothèse que le personnage fait sur le possible dédoublement de sa vie dans Le Horla, sous l’aspect de diverses relations avec autrui et d’une duplication imaginée de soi dans La Méprise.

Sans même que l’on ait à considérer le détail de la construction de ces rapports avec autrui, avec l’autre, ces personnages présentent des rapports à la dualité de manière spécifique. Il est toujours question de l’identité personnelle de l’agent. Identité privée d’une de ses figures, l’ombre, dans L’Etrange histoire de Peter Schlemihl, identité asservie à la figure de l’autre et à la figure de soi dans Le Horla, identité qui se reconnaît totalement dans son autre dans Le Double, identité qui se raconte et qui se choisit un autre dans La Méprise.

Dans ces œuvres, cependant, la question de la dualité ne se confond ni avec la question de la possibilité de la dualité de la personnalité, du double pris en soi comme caractère ontologique caractérisant tout un chacun, ni avec la question de l’existence en soi de la dualité de l’être humain, de la possibilité d’une existence et d’une conscience duale. Comment un sujet peut-il être dual ? Peut-il avoir un double puisque tout sujet est une unicité, une singularité ? Le double qu’il soit apparemment explicite – Le Double, qu’il soit finalement imaginé – La Méprise, qu’il corresponde à un dédoublement de la vie personnelle, qui témoigne de la présence invérifiable d’un autre – Le Horla, est d’abord le moyen de marquer l’articulation de l’identité permanente du sujet, rapportée essentiellement à son identité corporelle, avec la représentation des variantes de cette identité. Comme ces variantes sont indissociables d’autrui, le double devient, et donc la dualité que chacun porte en soi, la figure de la dialectique du même et de son autre. La question de la dualité se formule en deux questions : qu’est-ce qu’être soi-même avec l’autre que soi-même ? Qu’est-ce qu’être le même avec l’autre que soi-même ? Ou encore : qu’en est-il de mon identité lorsqu’elle devient, dans le moment de la redescription de l’identité personnelle, de l’identité constante, l’occasion d’une dissociation entre mon identité constante et l’identité de soi faite de la relation dialectique avec autrui ?

La contradiction de la dualité est là et transparaît à travers ce thème du double : la reconnaissance de la dualité est à la fois l’identification du même et celle d’autrui.

Ecrire la dualité, c’est donc moins raconter suivant la continuité, la proximité ontologique, la ressemblance des êtres – même si une telle proximité, celle de tout l’univers, est l’hypothèse de Maupassant dans Le Horla, même si une telle proximité est la condition de la constitution du thème de la dualité dans Le Double et dans La Méprise, que raconter suivant la désignation et le questionnement de la singularité, alors que la dualité équivaut, de principe, à la négation de cette singularité.

Pour conclure sur ce bref traitement de la dualité dans la littérature, il est aisé de constater naïvement que l’homme est physiquement dual avec son ombre. C’est tout l’enjeu de L’Etrange histoire de Peter Schlemihl. En effet, bien que cette œuvre n’offre pas un traitement exhaustif ou central du thème de la dualité, cette fable peut être lue sous le signe du jeu de l’ascription (rapport entre l’acte et la personne qui le fait / action selon ses valeurs et non selon la Loi) et de la prédication paradoxale. L’homme sans ombre, sans dualité, est un homme qui, dès lors que ce défaut d’ombre et de dualité est constaté et avéré, est contraint de se cacher, de vivre la nuit. Cette clôture du sujet sur son identité stricte est, on le sait, inséparable de fait qu’il parcourt le monde, qu’il est sans cesse en quête du Graal. En d’autres termes, cet homme est qualifié par le monde. Il n’est pas au monde parce qu’il est seulement lui-même, ainsi que le marque le fait d’avoir perdu la filiation avec la lumière ; il est au monde parce qu’il ne cesse de témoigner du monde en témoignant de lui-même, autrement dit d’entrer dans un jeu de réidentification de lui-même, qui reste inséparable des diverses qualifications qu’il reçoit du monde. Peter Schlemihl, dans son rapport à la dualité, porte en lui le caractère éminemment ontologique de la dualité : il s’offre comme la fable de cette réidentification et de l’unité de l’être.

Conclusion

Ainsi, parce que : un contraire éclaire l'autre, ce qui est à cerner, pose une question propédeutique : quel est le contraire de dualité ?

C'est à tort que l'on proposera « unité », car unité renvoie à une dualité (= deux éléments) ou une pluralité réunies par une synthèse.

Le contraire de dualité est selon nous, « unicité » qui désigne le caractère de ce qui est unique, pour ainsi dire la solitude d'un élément. Unicité peut désigner un seul principe auquel tout peut être réduit et, par exemple, la matière, l'Idée, Dieu.

Ce déterminisme vital ne saurait se concevoir sans un tel  monisme, puisqu'il n'admet qu'un seul principe constitutif. On mesure l'enjeu du choix entre le monisme et le dualisme ! Nous poserons donc comme principe de base cette définition universellement admise que dualité et dualisme sont des synonymes qui ne diffèrent que par le point de vue.

Dualité désigne, au contraire de unicité, le caractère ou l'état de ce qui est double de ce qui comporte deux éléments, chacun ne pouvant être seul, mais étant pourtant différents pour ne pas dire antagonistes, et qui, réunit ou côte à côte peuvent aboutir à un troisième élément réunifiant les deux… De deux, on aboutit alors à 3 qui n’est en fait qu’un (ex. : le pavé mosaïque dalle noire (1) + blanche (1) = pavé mosaïque (3) qui pris comme tel, n’est qu’un élément…

Tout problème posé par la dualité se ramène donc à cette question : la dualité est-elle provisoire ou définitive, accidentelle ou essentielle ?

Ou encore : les deux éléments de la dualité sont-ils déductibles ou irréductibles l'un à l'autre ? Prenons un exemple pour illustrer cela. Si je dis, et cela est peu contestable, que l'homme est un être raisonnable sensiblement affecté, je pose en principe deux éléments indépendants, différents, qui semblent irréductibles l'un à l'autre (on ne peut être égoïste et aimer en même temps). Cela revient à dire qu'il y a en l'homme une dualité : la sensibilité et l'esprit. Ce dualisme de l'être de l'homme a pour conséquence un dualisme moral conflictuel : l'homme est l'unité de ce qui perpétuellement se fuit (l'eau et le feu, écrit Hegel), de ce qui se combat comme l'amour et l'égoïsme se font la guerre ou encore le réel et l'idéal, notamment parce que l’homme ne parvient à fuir les ténèbres pour aller vers la lumière…, sa richesse intérieure en somme… Ce qui laisse deviner un  dualisme entre la vérité et la réalité, un déchirement entre ce qui est et ce qui doit être : avec pour conséquence que l'homme, ne pouvant jamais satisfaire en même temps les deux éléments que sont le devoir et la recherche du plaisir, ne pouvant jamais suivre sa nature en faisant son devoir, l'homme pourra bien rechercher le bonheur mais la réalisation (l'existence) du bonheur poursuivi ne sera jamais qu'une illusion, la satisfaction imaginaire d'un désir (et lux in tenebris lucet, et tenebrae eam non comprehenderunt).

Cela m’amène à considérer un autre sujet : celui du Trois comme la manifestation du Un par le Deux c'est à dire par les deux forces vues auparavant.

La génération des Deux par l'Un est identique à la parole qui crée simultanément le son et le souffle.

C'est aussi la Sainte Trinité :

  • le Père,
  • le Fils,
  • l'Esprit Saint.

L'Un inconnaissable contient potentiellement en lui les Deux. Les Deux exprimés par le Un, c'est à dire issus du Un, sont de même nature que le Un. L'Un et les Deux sont ainsi consubstantiels.

J’ai dit, Vénérable Maître.

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