Obédience : NC Loge : NC Date : NC


Rites de passage et renaissances

Nos Loges, dans tous les degrés, pratiquent des rites d’initiation, qui se déroulent lors de cérémonies où un individu choisi vivra, bien ou mal, des changements d’état.

Au Bleu nous découvrons ce qui sera une constante jusqu’à l’ultime grade, une progression ponctuée d’épreuves, où chaque étape voit renaître un homme nouveau après une mort symbolique. Ces avènements sont marqués par ces rites de passage(1) auxquels nous sommes maintenant sensibles. La saisie de ces moments qui accompagnent les renaissances aux trois premiers degrés est l’objet de mon propos.

Cela commence au premier degré, ce qui ne nous surprendra guère. Dans la boule de cristal que sont les enquêtes préliminaires (et ce mot servira pour la tactique suivie lors des rites de passage), on a découvert que ce profane était intéressant. Pas plus que la foule de ceux qui ne frappent pas à notre porte. Mais il a notre faveur, puisqu’il vient vers nous.

Le premier acte consiste à le mettre dans un lieu souterrain de préférence, le cabinet de réflexion, pour le couper de sa vie antérieure. Stade de la séparation, étudié par nos ethnologues. Stade préliminaire, puisqu’il lui faudra bientôt franchir le pas. Moment où il est invité à se pencher sur ses certitudes, ces dimensions philosophiques tracées en pointillé qui pourraient esquisser sa vie antérieure. Testament qui se veut parlant, comme ces tombes où l’empreinte des coutumes funéraires révèle au savant averti tant de choses sur le défunt. Examen de conscience ou « rush » de son passé, qu’il  ferait in extremis.

Le décor étudié, le confinement carcéral voire sépulcral, la lueur vacillante d’une bougie avare de lumière, le silence et l’isolement, d’autant plus pénibles qu’il entendra peut-être quelque bruit venant de l’extérieur où la vie continue, vous savez tout ça. Antichambre de la mort, qu’un crâne ne dément pas. La nuit et le tombeau. Mais aussi matrice d’où on le tirera aussi aveugle que s’il n’était pas encore né. Après une longue attente pendant laquelle les dieux se prononcent sur son sort.

Cette nuit aura-t-elle une fin ? « C’est la seconde fois qu’on me fait le coup. Que vont-ils me dire ? Suis-je enfin digne d’entrer ? » Enfin ! On l’a accepté. Mais ça continue : ramené sous escorte dans les parvis, on l’y déshabille, on le déchausse, on le fagote à le rendre ridicule. Il a connu l’arrachement, la séparation, une nuit et un brouillard de mots sortant d’une bouche inconnue, et le voilà dépouillé, de son or aussi, pour peut-être un ultime épouillement, avant cette fumée dans une Silésie où on l’a déporté, le Pitchipoï, ce Pays de Cocagne où partaient les marmots, qui bientôt ne seraient plus.

Revenons à notre rite plus sage. Le candidat doit traverser encore trois épreuves, dont la symbolique lui sera expliquée avant qu’il ne la fasse sienne. Tout dans le déroulement des voyages est fait pour causer stupeur et égarement, aliénation et perte de repères. Ont-ils assez raconté, plus tard, leurs émotions. Plus dures sont les épreuves, et plus il désire arriver au port, le λιμέν des grecs, où il sortira de ce mauvais rêve. « Ils sortent de la mort comme l’on sort d’un songe » disait Agrippa D’AUBIGNE des ressuscités. Puis le présent s’impose avec ses règles, ses nouveaux outils qui parfois menacent. Vient le moment où il est invité à rejoindre sa vie d’avant, en allant se rhabiller. Courte pause. Bientôt le bandeau lui est solennellement ôté. Les dangers sont écartés, et les glaives ne menacent plus. Le nouvel Adam approche.

Le passé est mort, c’est ce qu’on lui  enseigne à sa réception. Avec lui les possibles ennemis, qui ne sont donc pas parmi nous, aussi peut-il tendre la main sans réserve. Suit une scène mélodramatique, celle du miroir, que les FF\ attendent avec jubilation : « ton ennemi est peut-être  derrière toi ». Faut-il s’arrêter au sens évident ? Ou faudrait-il traduire que l’ennemi appartient à un passé révolu, « derrière toi » ? Loth fuyant la destruction de Gomorrhe, ne devait pas, se retourner. La ville brûlait dans la colère d’Adonaï, comme maintenant ce testament dans l’urne du V\M\, ce bout de papier porteur de son passé.

Dans cette première renaissance, flottent encore quelques ombres de la mort : comme si elle avait été intégrée à la vie nouvelle par les menaces qui planeraient sur le parjure, les supplices en étant les points d’orgue, et aussi par ce serment prêté sur « sa propre vie ». Le relaps n’est pas apprécié.

L’imposition du silence pendant le noviciat qu’est l’apprentissage du métier, n’est pas celui de l’éternel repos, car l’apprenti n’est pas « perinde ac cadaver », mais un silence fécond, même si parfois péniblement vécu, la sourde germination d’une éclosion printanière.

Le deuxième degré est consacré à l’équipement du Compagnon. Il n’offre rien, je pense, à notre sujet de réflexion. Sinon cette plage de transition ou de marge, liminaire au sens à la fois de limen, le seuil de la porte, et, en écho, de limes, le sentier qui marque la limite entre deux champs. C’est sur ce dernier limes que les jeunes garçons à l’aube de l’âge adulte, étaient symboliquement fouettés de verges de saule pour qu’ils n’oublient jamais le cadastre et les limites de propriété. Mais c’était il y a longtemps, en Grande Bretagne, et ce « beating the bounds », était une pédagogie de la mémoire, prélude  à d’autres coups de canne scolaires, que malheureusement notre parcours n’a pas fait siens. Pour le Compagnon, c’est tranquille, sauf qu’on lui demande de travailler ouvertement par des contributions aux Tenues.

Le troisième degré, enfin. Mais pourquoi « enfin » ?  Cela semble recommencer, sur un autre ton, avec des choses en plus à la clef. De l’Occident, où le soleil finit sa course, et où les « Secrets véritables du M\ Maçons » ont été perdus, l’ambassadeur est revenu au centre du cercle. Il aurait plus de chance de les y retrouver. Hélas ! Quand le T\V\M\ ferme la Loge, il n’a toujours que les Mots Substitués. La quête ne fait que commencer.

La Réception du Compagnon en vue de son élévation à la Maîtrise suit ce lever de rideau. Au sortir d’une chambre de réflexion dans la pénombre, le Compagnon entre à reculons, fixant l’Etoile Flamboyante. « C’est avec les lumières du passé qu’on se dirige dans l’obscurité de l’Avenir ». Impression d’un déjà vécu. Que sont ces lumières du passé ? Les connaissances acquises dans mon état antérieur ? Des étoiles mortes dont la lumière nous parvient enfin ? Pour l’instant, le récipiendaire est dos à l’Orient. Paradoxalement, cela serait l’Avenir obscur qu’on lui prédit ? Comme dans un repli du temps, la vie aurait-elle donc rejoint la mort ? Orphée s’est retourné, malgré l’interdiction, et il a vu Eurydice régresser vers ces Enfers  dont l’avait tirée le charme d’une lyre.

Les Mages qui marchaient à l’étoile ont découvert une crèche. Le Compagnon fait maintenant face à un cercueil au pied d’un Orient voilé de noir. La nuit est revenue dans le Temple. Quelques années auparavant, à peine plus dévêtu qu’aujourd’hui, j’étais conduit vers l’autel. Je sens à nouveau la piqûre du compas sur mon sein. L’Etoile s’est éteinte, qui devait me guider. Quand ranimeront-ils les étoiles ?

A nouveau trois voyages, et les outils détournés de leur rôle symbolique deviennent des armes, et le voilà couché dans le cercueil de Maître Hiram. Mort à nouveau au monde profane. Il entend autour de lui les pas lourds de ceux qui cherchent la dépouille mortelle du disparu ; ils savent bien, car ils ont trouvé les armes du crime, que le Maître n’est plus, et qui l’a tué. La fosse est découverte grâce à un jeune Acacia, arbre pérenne, préfiguration de la renaissance. La mort a engendré cette vie.

Les proches identifient le cadavre, les légistes établissent les causes de la mort, la décomposition a commencé, rendant l’exhumation difficile. « Tout se désunit ». Par une heureuse collaboration et la technique des Cinq Points que j’apprendrais tout à l’heure,  ils sont parvenus à me relever.  « Les vivants et les mortsaffranchis d’une mort symbolique, se rejoignent » pour acclamer celui qui renaît en la personne du T\C\F\ N… Hosannah ! Alléluia !

Ce survol de nos rites d’initiation  en Loge Bleue nous montre que ces  « pratiques qui consistent à accompagner une personne d’un état défini à un autre dans un groupe social », fut-il fraternel, pour reprendre la définition, valable tant pour le religieux que pour l’ethnologie, des rites de passage - ces pratiques se retrouvent chez nous. Formes de régénération sociale, dira-t-on. Dans notre société, au travers des trois phases de la séparation, de la transition et de l’incorporation que nous avons vues, les changements sont tout culturels. Il n’y a pas la nécessité de préserver un ordre social quand l’un des citoyens change d’état ou de fonction, ni celle de faciliter l’adaptation du sujet à son nouvel état. Nous ne sommes pas dans un aquarium, où il faut observer une certaine technique lorsqu’on introduit de nouveaux poissons, sinon ils seront mangés, en vertu de la croyance des  résidents selon laquelle « tout ce qui vient d’en haut est manne mangeable ». Ici les renaissances suivent les morts symboliques, le profane débouche dans le sacré. On ne meurt plus dans ce sacré. Si vous y parvenez, ce sera un aller simple. Vos vicaires, vos réincarnations, vos Ka pour parler égyptien, seront votre élévation. L’Un rejoindra l’autre.

En revanche, ce que nos rites partagent avec les autres, c’est le marquage vestimentaire, décoratif, visible pour chaque état. Mais nous n’allons pas jusqu’à limer les dents, percer les oreilles ou tatouer, circoncire les hommes ou infibuler les Sœurs. Cette différence n’est pas négligeable.

Par ailleurs, l’intitulé du sujet est dans un style composite :rites de passagerelève des sciences ethnologiques, sociologiques et autres, tandis que renaissances est un emprunt déformé du domaine religieux. Si bien que la conjonction et met les deux termes face à face, en un rapprochement qui éclaire ce que tous ces rites partagent, ne serait-ce que par leur origine et leur forme, sans pour autant préjuger de la nature de la renaissance annoncée.

Renaissance a une valeur religieuse : c’est « la nouvelle disposition d’âme, le changement spirituel », où encore le fait de « sortir du péché, (de) retrouver un état de grâce par le baptême et la pénitence »(2). Comme le Phénix qui renaît de ses cendres, comme un astre renaît, ou la végétation  vernale.

Si la vision largement commune, l’opinion si partagée qu’elle passe pour orthodoxe, peut se fonder sur la pratique de l’analogie (c’est chose courante en ethnologie), on en retrouve un exemple dans le livre de Frances YATES sur « L’art de la Mémoire » (3). Par analogie entendons ce qui se forme dans la comparaison réciproque et mutuelle d’entités d’ordre moyen. L’analogie est adaptée aux sciences humaines, mais elle ne présente rien qui puisse conduire à la contemplation de rien qui soit plus haut et plus sublime que les choses humaines.

Dans l’ouvrage cité, la progression maçonnique semble linéaire. A l’image d’un vaste demeure, comme ces appartements versaillais « chemin de fer » ; le changement de grade est un passage d’une pièce dans une autre, sitôt que l’on aura assimilé le contenu symbolique du décor du lieu que l’on quitte. Il suffirait de penser à cette pièce pour que tout son contenu vous revienne en mémoire. Ce sont les loci memoriae.L’art du bâtisseur, de l’architecte royal et du maître de chantier l’Ecossais William SHAW n’est pas loin. Ce que cette image laisse dans l’esprit, c’est un déplacement à plat, comme la visite guidée d’une luxueuse longueur.

Je préfère cet Ecossisme qui n’est pas encore officiellement le nôtre, où l’initiation-passage ouvre un œil intérieur (adapertio interioris oculi), et par une dynamique ascendante nous convie de degré en degré, d’acquisition en acquisition, pour que, petit à petit, nous approchions de la plénitude. L’adapertio vise à changer les aveugles en voyants, ce que voulaient être nos poètes romantiques. Ce que deviendra le F\ sans bandeau au seuil de la voie.
 
A chaque degré s’organisent des analogies horizontales permettant d’absorber la substance des symboles, mais le passage à la verticalité permet seul la progression qu’exprime excellemment l’assurection dont traite Charles de BOVELLES (4).

Ce terme rare signifie une philosophie scalaire, où, à la différence de celle de Jacob qui montre des êtres angéliques montant et descendant l’échelle, celui qui opère une assurection n’a pas besoin de redescendre des  sommets vers les régions basses et modestes. Pour fixer l’idée, un commentateur aura cette belle image : l’assurection est « une échelle souple que Dieu déroule vers les hommes pour les tirer du néant ».

Alors la scintillula, la petite étincelle, parcelle de la lumière divine présente dans l’homme, a des chances, après une série ininterrompue d’assurections, d’atteindre l’Epiphanie finale où elle rejoint la Très Grande Lumière.

Mais il faut redescendre dans notre espace-temps, en laissant le spirituel sur les sommets, où il soupèsera les métempsychoses, les résurrections, les éternels retours et les palingénésies qui ont tous laissé des traces qu’il faut trier dans notre fonds culturel. Que penser de ce Charles BONNET qui en 1769 proposait l’idée que chaque individu portait en lui des germes de substitution indestructibles qui le faisaient renaître après une mort, non symbolique ce coup-ci, mais seulement clinique, pour une existence nouvelle dans un monde nouveau ? Laissons LALANDE  rêver à cette dernière révolution cosmique qui inaugurera un état définitif, où le progrès continuera sans limites.

En attendant l’Apocalypse, mon espace est celui du troisième degré, et mon temps le tiers d’une heure. Ce n’est pas là une déclinaison du chiffre Trois, mais des raisons suffisantes pour me taire, et vous quitter à regret.

J’ai dit.

Note :

(1) Arnold VAN GENNEP (1873-1957), ethnographe et folkloriste, se signala en 1909 par la publication de son ouvrage principal : « Les Rites de Passage ».
(2) voir REY « Dictionnaire historique de la langue française ».
(3) NRF. 2001.
(4) 1479-1566. Clerc picard, biographe de Raimond LULLE, publie une Géométrie (1511). Aide LEFEBVRE D’ETAPLES  à publier le « Corpus Areopagiticum ».  Ecrits : De Sapiente, où i lprésente l’idée humaine comme un mouvement de transascendance. « Divinae assurection », 2 vols, perdus dans un incendie. « L’art des Opposés », « Le Livre du Sage », traduits et commentés par le professeur Pierre MAGNARD, université de POITIERS. BOVELLES a été oublié, peut-être parce qu’il continuait, malgré l’édit royal, à écrire en latin ?


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