GODF Loge : NC 30/10/2011


Tolérance, indulgence et complaisance,
des valeurs maçonniques ?


La tolérance est une valeur éminente de la maçonnerie. Tout passage sous le bandeau en fait état. Lors de l’un de mes passages sous le bandeau, on m’avait normalement demandé ce que je pensais de la tolérance. Croyant citer Clémenceau, j’avais répondu : « La tolérance ? Mais il y a des maisons pour ça ». Je m’étais trompé. La citation n’est pas de Georges Clémenceau, mais de Paul Claudel. Clemenceau a généralement une assez bonne presse sur les colones, Claudel, j’en doute. Il est plus difficilement compatible avec une bonne partie du GODF : converti au catholicisme après une illumination derrière un des piliers de Notre Dame à l’âge de 18 ans, il est connu pour ses ambiguités politiques, tenté par un panégérique du Maréchal Pétain lors de son accession au pouvoir en 1939. Bref, croyant faire parler Clemenceau mais citant réellement Claudel, j’avais choisi le mauvais cheval. J’ai perdu à ce PMU, j’ais perdu à la Parole Méritante Unitaire. Mon entrée a été ajournée. Je me propose de faire retour sur la tolérance ce soir.

Cette planche vise la critique de la tolérance comme valeur. Critiquer a deux acceptions, deux sens en quelque sorte.
  • Le premier renvoie à son étymologie : le mot vient du grec kritikos, soit « capable de juger, de décider ». Selon ce premier sens, critique, c’est porter un jugement sur la tolérance pour savoir, ensuite, quoi en décider, quoi en faire. Pour porter un jugement, il faut l’analyser, la comprendre, la contextualiser, bref faire un travail de distanciation.
  • Le terme de critique a un second sens. La critique vient parce que la situation est critique : il faut alors intervenir, il faut soigner, il faut opérer. Ce qui est critiqué est alors vécu comme étant au plus mal.

A l’issue de ce travail, je saurai si la tolérance est dans un état critique ou non et ce que nous pouvons en faire. Pour y réfléchir, je l’aborde d’abord de l’intérieur puis de l’extérieur. Je l’aborde d’abord pour ce qu’elle se veut être. Je travaillerai ensuite en extérieur, en partant de ce qu’elle n’est pas.

De l’intérieur, la tolérance renvoie au droit inaliénable de tout individu à penser conformément à ses propres conviction parce qu’il n’y a pas de vérité, de principe transcendant absolu. Si on en reste à ce premier niveau de réflexion, on trouve que le respect est une composante essentielle de la tolérance.

Cette définition manifeste très rapidement les limites de la tolérance. J’en vois d’abord deux.
  • Pour la première, la tolérance nous dit que chacun a ses convictions, chacun a ses vérités et il faut les respecter. Cela veut dire que ces convictions, ces vérités se valent bien. La tolérance implique un relativisme absolu puisque toutes les vérités, toutes les convictions sont équivalentes. On peut en conclure provisoirement que la tolérance donne le primat au subjectivisme au détriment d’autres modalités de construction de vérités, de connaissances, de savoirs, comme peut l’être toute démarche scientifique ou philosophique. Donnant le primat au subjectivisme, la tolérance ouvre un bel avenir à l’individualisme. Avec la tolérance, ce qui aurait droit de cité serait alors le singulier, le subjectif à l’encontre de l’objectif, de la science, du débat et du politique.
  • La seconde limite de cette définition visant au respect absolu réside dans la tolérance envers ceux qui sont intolérants à la tolérance. Pouvons-nous être tolérants à l’égard des intolérants ? La réponse a été donnée par de très nombreux philosophes qui ont interrogé la valeur de « tolérance ». John Locke ou Karl Popper en sont deux exemples.
    • John Locke , philosophe anglais du 17ème siècle, a réfléchi sur la séparation des pouvoirs comme l’a fait Montesquieu un peu plus tard en France. L’Angleterre vient de sortir de décennies de guerre civile, la monarchie constitutionnelle s’installe difficilement. John Locke est l’un des penseurs de la démocratie anglaise, contre l’absolutisme du pouvoir précédent. Il théorise la séparation de l’administration publique et de la religion, du politique et du religieux. Cette séparation dans laquelle le politique a le primat sur le religieux est le garant du vivre ensemble qui se trouve désormais avec deux pieds : d’une part, l’Etat et l’administration pour l’espace public et la démocratie, d’autre part la religion pour les valeurs  mais une religion cantonnée à l’espace privé. Du point de vue de Locke, il n’est pas pensable de ne pas croire en un dieu, peu importe lequel… pourvu qu’il soit protestant ou catholique … n’oublions pas que l’Angleterre sortait alors d’une guerre civile doublée d’une guerre de religion. Dans sa « lettre sur l’intolérance », il affirme d’une part la nécessaire tolérance universelle envers tout type de croyance en un dieu, mais il précise d’autre part qu’il ne peut pas y avoir de tolérance envers les athées dans la mesure où les athées n’offrent pas de prise : l’athéisme remet en cause l’un des deux fondements de la société. John Locke, en son temps, affirme qu’il ne peut pas y avoir de tolérance envers ceux qui remettent en cause la société.
    • Plus tardivement, Karl Popper a réfléchi au milieu du 20ème siècle sur la science et la démocratie. Il a connu les totalitarismes nazi et soviétique. Il affirme que la société démocratique doit impérativement se défendre contre les intolérants, « au besoin par la force » ajoute-t-il : il n’y a pas de tolérance possible envers les intolérants, envers tout totalitarisme.

D’emblée, la tolérance présente deux paradoxes. Elle se pose d’une part comme un absolu au moment où elle affirme qu’il n’y a que du relatif. De la même façon, le principe de tolérance se veut universel tout en dissolvant l’universalisme : il est universel sauf… Comment comprendre que d'un côté, on nie absolument l'existence de principes universels de morale et de justice, et que de l'autre on érige en absolu ce principe de relativité et d'équivalence ? Comment accepter que la tolérance nie toute démarche scientifique et philosophique ?

La critique de la tolérance peut se poursuivre encore selon une troisième voie, par l’analyse de la relation entre les deux personnes, entre le tolérant et le toléré. En terme relationnel, la tolérance implique un respect absolu d'autrui. Le respect suppose une égalité de droit et de posture. La tolérance manifeste le consentement du tolérant à supporter la vérité et la conviction de l’autre. Mais si l’autre peut s’exprimer, c’est parce que le tolérant y consent. Ainsi, tolérer, c'est faire en sorte que l'autre dépende de la volonté du tolérant, de ma bonne volonté à son égard. La tolérance apparaît alors, comme l'affirme Sartre dans L'Etre et le Néant, comme une négation de la liberté de l'autre, puisqu'à travers une telle attitude, je fais de ma liberté la condition de la sienne. La tolérance ressemble alors à la magnificence, à une manifestation ostentatoire de la charité, décriée, rejetée par la F\M\.

Que vient-elle faire alors comme valeur emblématique de la maçonnerie ? Pour mémoire, Je résume ses trois traits critiques qui sont chacun anti-maçonniques :
  • Elle promeut la particularité, la singularité en allant à l’encontre de toute démarche scientifique et philosophique ; elle maintient la distinction, la séparation au lieu de rassembler,
  • Elle autorise la destruction des fondements de notre démocratie au profit de régimes politiques totalitaires,
  • Enfin, elle postule que le tolérant se place de façon supérieure à ce qu’il tolère : il consent alors à tolérer, mais il pourrait ne pas y consentir.

Bref, notre belle tolérance va mal. Sa situation est finalement très critique. Elle affirme tout et son contraire. Les philosophes, depuis que la nuit de nos temps, depuis la nuit de notre civilisation, ont bien raison de s’en méfier.

Lorsqu’on aborde la tolérance de son extériorité, je trouve deux termes : la complaisance et l’indulgence.

La complaisance, c’est l’action de vouloir plaire à l’autre. Etymologiquement, c’est « plaire » « avec », cum placere. Pour complaire à quelqu’un, il faut accepter de se conformer à ses sentiments, à ses affects et à ses idées. On peut penser que la complaisance constitue une forme de respect absolu de l’autre, donc de tolérance. Dans la complaisance, le complaisant disparaît au profit de sa volonté de plaire. La complaisance est d’abord tournée sur la stratégie envers celui à qui on veut complaire. Le complaisant crée un rapport de courtisan et en cherche des bénéfices. La complaisance peut se parer des atours du respect, de la volonté de ne pas blesser l’autre et parfois même de la générosité. Le paradoxe de la complaisance implique que la relation entre les personnes soit seconde, elle tend même à s’effacer au profit du bénéfice attendu. La complaisance implique une situation de faiblesse à l’image du courtisan par rapport au puissant. Elle n’a pas à voir avec la tolérance. Est-ce à dire que la tolérance serait force si la complaisance est faiblesse ? Pour le moment, la tolérance est tellement à mal qu’elle ne peut pas être force.

L’indulgence soulève d’autres questions. Historiquement, l’indulgence est la remise d’une pénitence publique imposée par l’église catholique, après pardon des péchés. Même si le catholique confesse ses péchés, et qu’il en est absout dans le secret du confessionnal, il en garde toujours une trace dont il devra rendre compte plus tard, au moins lors du jugement dernier. Bref, il devra « payer » un moment ou un autre. L’indulgence efface l’ardoise, efface la trace du péché, même pardonné. L’indulgence est une véritable comptabilité de l’au-delà. Avec l’indulgence, on se blanchit à bon compte : on ordonne des messes, on fait des donations au clergé et on met en scène la charité aux pauvres. Le tour est joué, les compteurs sont remis à zéro. La fois suivante, le montant de l’indulgence sera plus élevé, mais qu’importe aux riches. En dehors de quelques monnaies sonnantes, l’indulgence ne coûte finalement pas grand-chose.
Aujourd’hui, l’indulgence a changé de sens. Elle peut même devenir une espèce de qualité : je suis indulgent vis-à-vis de l’autre, donc je suis bienveillant à son égard puisque je lui pardonne.

Cette indulgence moderne mérite qu’on s’y arrête comme d’autres se sont arrêtés à l’ancienne. L’indulgence vise à excuser l’action de l’autre, à ne pas la questionner. Etant indulgent envers l’autre, je me mets d’abord à l’abri d’une possibilité de me rapprocher de l’autre par rapport à ce qu’il dit, par rapport à ce qu’il fait : l’indulgence coupe d’abord la relation à l’autre, la relation à un autre différent de moi-même. En étant indulgent, je ne m’expose pas et surtout ne risque pas de voir l’autre me répondre. Ainsi, l’indulgence est d’abord axée sur la préservation de ma personne, de mes croyances et de mes actions que je refuse de mettre en discussion au prétexte de ne pas mettre en discussion celles des autres. L’indulgence est avant tout égocentrée : je suis indulgent envers l’autre car je le suis avant tout envers moi-même. Etre indulgent, c’est d’abord en quelque sorte complaire à soi-même.

Comme la complaisance, l’indulgence a pour effet de couper la relation à l’autre en tant qu’autre. Contrairement à la complaisance qui vise un bénéfice, l’indulgence vise avant tout la préservation de soi, est avant tout égocentrée.

Le paysage brossé dans ce tableau est sombre : la tolérance dit à peu près tout et son contraire, la complaisance et l’indulgence ne sont pas du tout des valeurs intéressantes.

Et pourtant, comment expliquer que la F\M\ mette en avant la tolérance comme l’une de ses valeurs essentielles ?

A côté de la question du respect des convictions et vérités des autres, la tolérance présente une facette que j’ai jusque là négligée. Le dictionnaire historique de la langue française nous rappelle une autre dimension de la tolérance. Tolérer, c’est porter, supporter un poids, un fardeau physique ou moral. La tolérance est toujours associée à quelque chose, à quelqu’un. Quelque chose ou quelqu’un, c’est souvent beaucoup, mais ce n’est pas un absolu. La tolérance indique une posture dans le monde, dans le monde composé d’humains et d’objets, dans le monde souvent morcelé, épars, dirions-nous. La tolérance est une valeur qui inscrit un homme ou une femme dans son monde et dans son environnement.

Historiquement, le mot tolérer renvoie à « supporter une peine avec souffrance ». Cette acception de la souffrance a disparu au profit de la notion de « patience » qui a dérivé vers le mot « patient », soit le patient d’un médecin. La tolérance a pu alors s’orienter vers le fait de « supporter quelqu’un ou quelque chose qu’on n’approuve pas ».

Si le terme de patience s’est substitué à celui de souffrance, il n’en reste pas moins vrai que le fait de tolérer quelque chose ou quelqu’un nécessite une activité qui coûte, qui exige des efforts. La tolérance est le fruit d’un travail.

La tolérance est souvent accolée à un autre terme, elle n’est pas abordée frontalement, de façon binaire. Le travail de l’apprenti, et nous sommes tous apprentis, c’est se dégager du binaire nous disent Oswald Wirth et Plantagenet et d’autres encore. Le binaire, c’est la série d’oppositions dans lesquelles nous sommes baignés dans le monde profane : riche / pauvre, homme / femme, nuit / jour, vie / mort, etc., etc. La F\M\ rejette les points de vue opposés ou antagonistes et cherche une voie tierce, ce qui ne veut pas forcément dire médiane ou neutralisée.

Se dégager de la tyrannie du binaire, c’est poser un troisième terme qui transforme l’antagonisme en contraires. La tolérance est ce troisième terme qui introduit alors un mouvement, un déplacement qui tend à réduire l’antagonisme dans une dialectique, dans un dialogue entre ces deux anciennes postures rivales. C’est parce que le F\M\ sait la nécessité du troisième terme qu’il se reconnaît dans le symbole du triangle, du delta lumineux, qui représente une issue possible des oppositions, parfois un point d’équilibre. De ce point de vue, le travail sur le symbolisme rend compte de cette démarche : trouver un passage, une voie qui rouvre ce qui était fermé, stagnant dans une opposition souvent stérile.

La tolérance, c’est d’abord tenter de réduire l’écart entre les contraires, elle est tentative de créer ce troisième terme qui permet de vivre ensemble, au-delà de l’acceptation de l’autre, dans sa différence par rapport à moi, dans son altérité. La tolérance n’est pas pour autant statique : elle crée la mise en évidence d’une imperfection commune et la reconnaissance d’un engagement dans un cheminement proche, voire commun. La tolérance génère alors la fraternité.

La tolérance n’est pas pour autant un donné, une évidence. Au risque de se perdre dans la complaisance ou l’indulgence, elle advient dans un travail du F\M\ qui utilise nos méthodes et nos outils.
  • Nous avons besoin des méthodes de la F\M\ pour travailler chaque terme de l’opposition, pour poser ses attendus, les exposer, les analyser, les méditer, les pousser au plus loin dans un contexte qui ne prête pas à la rémanence du conflit.
  • Nous avons besoin en même temps de nos outils. Le ciseau et le maillet pour tailler sa pierre brute. Le niveau et le compas peuvent nous permettre de porter regard sur nos imperfections, sur nos insuffisances. Ils peuvent aussi nous permettre de ne pas être complaisant avec l’intolérance et l’inacceptable. L’équerre, et le fil à plomb pour nous permettre d’interroger, de mettre en doute nos certitudes et les faire évoluer.
Outils et méthodes maçonniques sont indispensables à la tolérance pour qu’elle ne s’enlise pas dans la complaisance ou dans l’indulgence, pour que la fraternité maçonnique puisse advenir dans le mouvement, dans les réajustements constants qu’elle appelle. La tolérance n’est pas une qualité en soi, c’est la qualité d’un mouvement, d’un moment parfois long, c’est la qualité d’une relation au monde étayée, organisée par nos outils et nos méthodes.

Pour conclure, je vois deux pistes.
  • Pour la première, cette tolérance me semble être gage de fraternité. A la différence de la complaisance qui ne vise qu’un bénéfice, de l’indulgence qui ne coûte pas grand-chose, cette tolérance, la tolérance nécessite un travail exigeant de taille de sa propre pierre qui cependant transforme et transcende l’individu, F\M\ ou non. Elle est force et beauté à ce seul compte.
  • Pour la seconde, je me propose de revenir sur la citation de Paul Claudel : « la tolérance, il y a des maison pour ça ». Je crois que c’est vrai, il y a des maisons pour ça. Du moins, il y a une maison pour ça. Ne pensez pas que je crois que le Temple soit une maison de tolérance. Ce serait donner une définition malheureuse de la mixité je j’appelle de mes vœux. Non, « la maison pour ça » est notre terre, la maison commune de l’humanité si nous voulons faire vivre la visée d’universalité de la F\M\.

J’ai dit

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