Obédience : NC Loge : NC Date : NC


A l'Angle de la Loge


« Voici que j’ai mis pour fondement en Sion une pierre, une pierre éprouvée, angulaire, de prix, solidement posée : celui qui croit ne se pressera pas. Je prendrai le droit pour règle, et la justice pour niveau. » (Isaïe, 28-16)

La loge et le chantier
La loge était traditionnellement une  petite maison temporaire attachée à un chantier avec une triple fonction : bureau d’étude, lieu de stockage des outils et salle de réunion des compagnons avec le maître d’œuvre. Les apprentis n’y étaient pas admis.

Le chantier de construction du Temple est alors distinct de la loge. C’est là que se déroulait le travail réel de construction, de préparation et de sculpture des pierres, d’appareillage, traçage, façonnage… ainsi que les travaux de forge et de charpente nécessaires à l’édification du Temple.

La relation entre la loge et le chantier est comme le dit Marc Halévy, une relation dialectique entre conception et réalisation avec un effet en boucle lorsque les problèmes, difficultés ou innovations du chantier reviennent vers la loge pour y enrichir le travail de conception.

La disparition des grands chantiers, au-delà de la tradition ressuscitée par les compagnons du Tour de France, ne laisse plus à construire sur les chantiers que les hommes. Le chantier est donc en nous-mêmes, temple de l’homme, temple dans l’homme, au service de ce qui est au-delà de nous.

Le chantier intérieur reste la responsabilité de chacun. La loge, elle, est devenue un espace sacré, dépositaire de la tradition. Les mots temple et temps comportent la même racine temp qui signifie séparation. Pro fanum signifie devant le temple. Les deux domaines sont séparés et en même temps interactifs.
Nous retrouvons un symbolisme temporel analogue intégré dans le symbolisme cosmologique du Temple de Jérusalem. Le Temple était une imago mundi : se trouvant au Centre du Monde, à Jérusalem, il sanctifiait non seulement le Cosmos tout entier, mais aussi la vie cosmique, c’est-à-dire le Temps. C’est le mérite d’Hermann Usener d’avoir, le premier, expliqué la parenté étymologique entre templum et tempus, en interprétant les deux termes par la notion d’intersection. Des recherches ultérieures ont précisé encore cette découverte. Templum désigne l’aspect spatial, tempus l’aspect temporel du mouvement de l’horizon dans l’espace et dans le temps.  Parce que le Temple est à la fois le lieu saint par excellence et l’image du Monde, il sanctifie le Cosmos tout entier et sanctifie également la vie cosmique. Or, cette vie cosmique (le Temps) était imaginée sous la forme d’une trajectoire circulaire, elle s’identifiait avec l’Année. L’Année était un cercle fermé à chaque Nouvelle Année, le Monde était créé de nouveau. La cosmogonie comporte également la création du Temps.
Nous construisons notre temple intérieur dans le monde profane qui n’a pas reçu la lumière et nous y transportons nos valeurs sacrées. Nous portons en nous le silence de la loge dans le tumulte du monde. Nous ne lisons pas le monde avec les mots.

« La pensée est un oiseau de l’espace, dans une cage de mots, elle peut ouvrir ses ailes, mais ne peut s’envoler » (Khalil Gibran)

La loge est un espace distinct de ce chantier intérieur, un lieu de lumière, de ressourcement et de recueillement à la fois individuel et collectif à travers le rituel. « La loge est ce lieu du sacré à l’abri du profane, loin du vulgaire, dans le silence de la résonance avec le réel enfoui au fond de chacun de nous » (Marc Halévy)[1]

Pour notre très illustre frère Jean Bauquis, aujourd’hui passé à l’Orient éternel, le temple est un complexe psychique, c'est-à-dire un ensemble d’idées de faits ou de comportements tombés en désuétude, puis oubliés, qui se réactive sous forme symbolique pour former un archétype. Pour Freud, l’archétype est un résidu archaïque. Ainsi, c’est sous la forme d’un antique fait social qu’il faut l’interpréter et non selon une conception habituelle[2].

C’est aussi essentiellement un lieu orienté, un espace défini par sa position vis-à-vis de la lumière. « La longueur de notre temple va de l’Orient à l’occident, sa largeur du septentrion au midi et sa hauteur du nadir au zénith. »

Pierre brute 
Et nous, apprentis, nous sommes donc dans la carrière pour y travailler la pierre brute.

Avec le moine bâtisseur du Thoronet, visitons la carrière de cette belle sœur cistercienne, « je suis le seul, dit-il à croire à un résultat. Personne n’imagine que la rudesse, la difficulté de taille, l’irrégularité des pierres, seront le chant et l’accompagnement de notre abbaye. La difficulté est l’un des plus sûrs éléments de la beauté. Je suis déjà ami avec cette roche qui refuse toute complication, qui interdit toute sculpture.[…]Nous avons trouvé ici des pierres pour la Règle, elles ont vocation cistercienne ». (Fernand Pouillon, « Les pierres sauvages »)

Le regard maçonnique est un regard en miroir, nous devons deux fois inverser l’image pour entrer dans la pierre et l’accepter, nous connaître et nous accepter. Là où nous sommes, il n’y a qu’elle. Elle ne peut nous donner que ce qu’elle a dans son cœur. Si nous voulons tirer d’elle autre chose que ce qu’elle est, elle se brisera car nous n’aurons pas respecté sa forme intérieure, sa nature profonde, cachée. La considération et la mesure déterminent donc notre regard dans l’action. La pensée et l’action. Le maillet et le ciseau. Nulle forme ne s’impose que celle de l’acceptation de la nature et de l’ordre des choses, l’humilité et le respect de la vie dans la pierre. Il n’y a pas de moule, il n’y a pas de forme prédéfinie à l’œuvre de création intérieure. La beauté de notre être est ce que nous en faisons.
 L’intelligence, cette faculté de lire à l’intérieur de choses, va chercher à préserver l’harmonie dans l’alliance des pierres. Chacune est à sa place, chacune est en ordre, pour que le mur reste vivant et chaque tailleur de pierre porte sa marque sur la face cachée de la pierre pour y incorporer son esprit. Nous sommes pierres vivantes.

« Ecoutez, vous qui poursuivez la justice : portez les regards sur le rocher d’où vous avez été taillé. Portez le regard sur le creux de la fosse d’où vous avez été tiré »(Isaïe)

Les pierres sont pour l’instant silencieuses. Elles émanent de la caverne, symbolisée en hébreu par la lettre beth, de valeur 2. Lettre ouverte vers l’infini qui l’incorpore, lieu de résonnance et d’obscurité où peut cependant entrer la lumière. Les deux familles de mots dérivés de cette lettre signifient d’un côté obscurité, confusion, ignorance et de l’autre clarté, explication, éclaircissement. Obscurité et lumière du pavé mosaïque. La caverne de l’initié comme l’a connue Abraham, a deux issues, l’une qui donne vers l’extérieur et l’autre qui emmène plus profondément dans l’obscurité pour y découvrir d’autres morts et d’autres naissances.  Lieu de gestation et de naissance à une lumière au-delà des reflets trompeurs du monde extérieur. La caverne est à l’intérieur de nous-mêmes, le lieu unique où nous entendons la voix intérieure, le résultat de la concentration de notre être sous la porte basse, l’entrée dans le temple-oreille avec son pavillon/enceinte, son parvis qui conduit à travers le vestibule et le conduit auditif à la salle du voile vibrant de l’oreille interne fermée par la porte du tympan devant le marteau , l’enclume et l’étrier ventilés par la trompe d’Eustache et par la porte qui conduit à la chambre secrète de l’oreille interne au-delà duquel s’enroule la cochlée, l’escalier en colimaçon… le silence de la mort à soi même est la porte de la renaissance et l’écoute la mère du regard intérieur. Vibration aussi de la voix intérieure née de l’écoute du son incréé.[3]

Dans la caverne de mon cœur, je me suis purifié, dissout et je me suis consumé pour qu’il ne reste plus de moi que la pierre brute, le lapis. Nous nous assimilons alors à l’œuf primordial, androgyne, principe de vie, Adam avant Eve.

C’est uniquement quand le corruptible est consumé et transmuté en nous par la régénération qui renouvelle tout notre être, que l’œil intérieur, l’œil d’Horus, s’ouvre et nous relie avec le monde spirituel : alors le bandeau tombe de l’œil du cœur et nous revenons à notre état primordial. [4]

« La pierre est alors coupée en deux pour en tirer le cœur, car son âme est dans son cœur ».[5]

« Ce soi qui réside dans le cœur est plus petit qu’un grain de riz, plus petit qu’un grain d’orge, plus petit qu’un grain de moutarde, plus petit qu’un grain de millet ; mais ce soi qui réside dans le cœur sera plus grand que la terre, plus grand que l’atmosphère, plus grand que le ciel, plus grand que tous les mondes ensemble. » (Chandogya Upanishad)

Le deux symbolise ce passage dans le rythme du temps, vie et mort, obscurité et lumière, masculin/féminin, haut-bas. A chaque degré d’augmentation de la conscience apparaît une dissociation en bi-unité. Le deux est le seul nombre premier qui soit pair et dont l’addition et la multiplication par lui-même donne le même résultat. Dans presque toutes les civilisations du monde, deux démons ou deux figures divines gardent symboliquement les portes de l’au-delà, c'est-à-dire de l’inconscient. L’univers tout entier possède une constitution rythmique fondamentale. Mais curieusement, le deux apparaît comme le premier « autre » par rapport au un qui demeure innombrable et inconnaissable sauf lorsqu’il se compromet avec l’autre, le deux pour former le trois.[6]

Le chemin vertical commence dans la spirale de l’escalier tournant, le long de l’axe qui nous conduit vers les racines célestes de notre arbre intérieur.

L’apprenti fait ses trois premiers pas, vertical, donc apte à parler, mais silencieux dans sa quête du verbe intérieur encore limitée à l’équerre terrestre.

Le nombre trois est le nombre de la création et de toutes les triades dans les religions et traditions, Bramah, Shiva, Vishnou, Osiris, Isis, Horus…Il est aussi présent dans le triangle équilatéral à l’Orient de la loge. Il symbolise l’harmonie et la proportion. En lui appliquant le principe de génération, en lui appliquant le deux il devient le triangle rectangle, image de l’homme, mais aussi de la terre selon Platon dans le Timée. Cette transformation se traduit par une perte d’équilibre.

Le nombre trois se retrouve aussi au centre de la loge avec les trois colonnes autour du pavé mosaïque. Comme le remarque notre frère Jean Claude Mondet, le Tableau de Loge occulte le Pavé mosaïque pendant les tenues, les trois étoiles de la loge, Sagesse, Force et Beauté forment un triangle rectangle qui pourrait représenter l’homme créé dans le temps symbolisé par le pavé mosaïque.[7]

Le quatre et le carré nous ramènent dans la matière. « Du Un sort le deux, du deux le trois et du trois le Un comme quatrième » disait Marie la prophétesse. Le quatre est donc l’incarnation du trois dans la quaternité espace-temps. Le quatre comme centre du trois nous amène aussi à la tetraktys pythagoricienne dans laquelle le nombre triangulaire quatre recrée l’unité supérieure de la décade (1+2+3+4=10). [8]

Le quatre nous donne l’orientation de l’espace horizontal et de l’esprit avec la croix des points cardinaux, des quatre grands vivants, les quatre éléments, des degrés alchimiques, des quatre saisons…

Curieusement, en Chine, le nombre cinq possède la plupart du temps la même signification que le quatre chez nous, en tant qu’il est compris comme un quatre centré que vous pouvez facilement imaginer en pensant à la face cinq d’un dé. Ce concept existe aussi en Occident avec la quinta essentia, la quintessence ; qui ne vient pas seulement s’ajouter aux quatre éléments mais représente l’unité la plus subtilement spirituelle et raffinée du quatre que l’on puisse imaginer. A ce sujet, Jung dit que « le quatre forme ici en quelque sorte le cadre du un mis en évidence en tant que centre, cœur du cercle. La quaternité apparaît en conséquence dans l’histoire des symboles comme le déploiement du un. L’être universel unique est inconnaissable car il ne se distingue de rien et ne peut être comparé à rien. Avec le déploiement dans le quatre, il acquiert un minimum de qualité et peut, par suite, être reconnu.[9]

Orientation, conscience et centre sont au cœur du voyage immobile que nous accomplissons en loge. Le carré est le symbole de la terre, mais grâce à la conscience, d’une terre axée, d’une terre crucifiante. Le carré est le passage obligé vers le cercle de la totalité, transcendant le temps et l’espace. Il implique aussi l’acceptation de la mort au temps pour accéder à l’être. Seule la mort acceptée nous fait prendre conscience de l’autre côté du miroir et c’est tout le travail et l’unique raison d’être de l’initiation.

 Le carré nous fait comprendre que notre pôle est en bas. Il est bien au Nadir et non au zénith. Il nous faut inverser notre regard, comme le pendu du tarot, pour trouver le sens de notre voyage.

« Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas »

A l’angle de la loge
Lors de notre initiation, nous avons été invités à descendre à l’intérieur de la terre pour y rechercher la pierre cachée des sages. La tradition kabbalistique assimile cette pierre de fondation à celle qui est mentionnée au Psaume CXVIII, 22 « La pierre que les constructeurs ont rejetée est devenue la pierre d’angle ». En hébreu, il s’agit de la schethiyah, de scheth, fondement, ce qui se trouve à la base, et du nom divin Yah. Cette pierre est destinée à prendre place tout en bas au ras du sol comme base de l’édifice en construction. Mais par sa racine divine elle a aussi sa place tout en haut de l’édifice. Les textes kabbalistiques et en particulier le Bahir indiquent qu’elle est celle par laquelle toutes choses sont à la fin couronnées. Sa destinée est donc de passer du point le plus bas au point le plus haut, la pierre d’angle.

Pour accomplir son destin, cette pierre doit voyager et René Guénon, dans les Symboles traditionnels de la Science sacrée, raconte quelques unes de ses tribulations, d’abord comme pierre consacrée par Jacob à Bethel, puis pierre de fondement du premier temple de Jérusalem, sous l’Arche d’Alliance où elle marquait le centre du monde, pierre de fondement du second temple après qu’elle eut été retrouvée par Zorobabel et enfin pierre sacrée des rois d’Irlande et son dernier avatar serait la Kaaba à la Mecque. Elle conserve ainsi la stabilité du monde dans sa vocation de pierre de fondement. L’équilibre du monde est rompu depuis qu’elle a été descellée, voilà pourquoi il est demandé au candidat de la rechercher.

Dans un édifice créé par l’homme, la schethiya est la pierre fondamentale, la première que l’on pose. Elle se place normalement à l’angle Nord-est et commence le mur qui va protéger les ouvriers du vent froid venu du Nord. Contrairement à son archétype, cette pierre n’est pas seule et elle ne marque pas le centre de l’Univers. Elle partage sa tâche de fondement avec les trois autres pierres d’angle et aussi parfois avec la pierre centrale qui marque l’axe vertical de la pierre de faîte au croisement des diagonales du carré de base de l’édifice.
En termes de vocabulaire de la construction certains auteurs font remarquer que les termes pierre angulaire et pierre d’angle ont longtemps été utilisés indifféremment, le mot angle signifiant parfois tête ou sommet.

La tradition maçonnique veut que l’on invite le nouvel initié à prendre place à l’angle Nord-est de la loge afin de sceller son destin maçonnique et sa vocation à atteindre le sommet de l’édifice. Prélevé dans la carrière du monde profane, il devra acquérir par son mérite sa qualité de clef de voûte.

« Tu désires voir, écoute : l’audition est un degré vers la vision » (Saint Bernard de Clairvaux)

Vénérable maître, j’ai dit.

P\ C\

Repères bibliographiques 
Ø                 Marcel Spaeth - « Sous le voile du Maître secret »
Ø                 Dom Paul Delatte – « Contempler l’invisible »
Ø                 Irène Mainguy – «  Symbolique des grades de perfection »
Ø                 Claude Darche – « Vade-mecum des Hauts Grades »
Ø                 Oswald Wirth – « Tarot des imagiers du Moyen Age »
Ø                 Annick de Souzenelle – « Le symbolisme du corps humain »
Ø                 Marie Louise von Franz – « Nombre et temps »
Ø                 Jean Chevalier – « Dictionnaire des Symboles »
Ø                 Jean-Claude Mondet – « La maîtrise parfaite »
Ø                 Jules Boucher – « la symbolique maçonnique »
Ø                 Johannes Fabricius – « L’Alchimie »
Ø                 Annick de Souzenelle – « Job sur le chemin de la lumière »

[1] Philosophie maçonnique
[2] Ordo ab Chao n°28, 2ème semestre 1993
[3] Exploration du temple maçonnique à la lumière de la kabbale. André Benzimra
[4] Le retour d’Enoch ou la Maçonnerie qui revient. Fermin Vale Amesti
[5] Psychologie et alchimie de KG Jung, cité dans « L’apprenti franc maçon et le monde des symboles. Julien Behaeghel
[6] Nombre et temps, psychologie des profondeurs et physique moderne. Marie-Louise Von Franz
[7] La première lettre. L’apprenti franc maçon au REAA. Jean-Claude Mondet
[8] Quête symbolique d’un franc maçon. Julien Behaeghel
[9] Marie Louise von Franz. Ibidem

3018-7 L'EDIFICE  -  contact@ledifice.net \