Du Miroir
Il arrive que les miroirs
réfléchissent...
Qu'ils réfléchissent à tel point qu'il
a été suggéré que le miroir
était le symbole du symbolisme.
Sans doute parce qu'il ne fait que révéler que
toute connaissance, tout savoir, toute représentation ne
sont que des reflets.
Et rien, rien n'est plus subjectif et fugitif qu'un reflet...
Le symbolisme en tant que mode de pensée m'invite
à appréhender ma subjectivité.
C'est-à-dire à la cultiver comme pour mieux la
relativiser.
Voilà une pratique existentielle singulièrement
exigeante.
S'agissant du miroir, mon intention est de vous proposer quelques
réflexions regroupées en quatre parties.
Première partie, donc,
pour aménager une transition.
Il se trouve que dans le monde profane je dois beaucoup à la
psychanalyse.
Or, il existe dans la symbolique psychanalytique un stade dit du miroir.
Pour parler très vite, le stade du miroir est un stade que
nous avons franchi très tôt, bien avant
l'âge de trois ans.
Un stade où le petit d'homme commence à
accéder à la condition humaine parce que,
justement, il lui devient possible de penser symboliquement.
Le stade du miroir ne fait que dire ceci : pour se connaître
soi-même, il faut se reconnaître.
Et, pour pouvoir se reconnaître en tant qu'être en
devenir, il faut avoir été reconnu.
Je transpose. Pour tenter d'illustrer ces affirmations.
Qu'ai-je trouvé dans l'instruction au premier
degré maçonnique ?
A cette question « êtes-vous
Franc-Maçon ? », l'apprenti de
répondre : « mes frères me
reconnaissent pour tel ».
Autrement dit, quel que soit l'âge, il faut absolument la
présence d'un autre, notamment en tant que miroir, pour
qu'il y ait émergence de cette réflexion qui a
fait de moi un être humain et qui fera
éventuellement de moi un franc-maçon.
Pour que le miroir fasse effet, il faut certes un regard et un reflet,
mais il faut aussi que, ce miroir, quelqu'un le tienne...
Sans l'autre, nous ne sommes rien.
Deuxième partie. Puisque
le rituel fait référence à certaines
incidences narcissiques.
2 réflexions.
- la première pour dire que la
problématique narcissique est une problématique
identitaire.
A l'instar de Narcisse, l'homme moderne investit
l'image, investit sa propre image parce qu'il lui est de plus en plus
difficile de se construire une identité.
Je veux bien prendre date avec vous : les controverses du XXI°
siècle seront des controverses éthiques et toutes
participeront d'une problématique identitaire.
D'où ce questionnement. De quoi suis-je le reflet ? Et
surtout que dois-je transmettre dans ces temps de crise de la
transmission ?
Et la franc-maçonnerie, sait-elle toujours
échapper à ces jeux de miroirs ?
Doit-elle être le reflet de son temps ?
- seconde réflexion.
Pour dire que je vis dans une société dite
moderne saturée de savoirs.
Les sciences humaines, tout particulièrement, sont
saturées de ces savoirs qui invitent à croire
vrai donc réel ce qui reste des interprétations
donc des reflets essentiellement subjectifs.
C'est Michel Serres qui voudrait que soit inscrit dans les
constitutions le droit pour l'homme de ne plus être objet
d'investigations biologique, sociologique,
génétique, psychologique...
Quant à moi, qui n'en finis pas d'investir ces sciences
dites humaines, suis-je toujours en mesure de rester humble vis
à vis de ce que je prétends savoir ?
S'agissant d'humilité, je ne suis pas toujours à
la hauteur de mes aspirations.
Mon expérience me montre qu'il est si facile de
s'aliéner à un reflet. Mon expérience
me montre qu'il ne suffit pas de savoir pour connaître...
La force du rituel est d'avoir mis en acte une réflexion
dans et par le miroir.
Une réflexion qui invite l'introspection, donc à
la connaissance...
Une réflexion difficile à soutenir.
Troisième partie.
J'aurais pu l'intituler : Du miroir en tant que démarche
avec ce sous-titre : vers une esthétique de la mort.
Si donc tout n'est que reflet, à quoi peut bien tenir la
symbolique du miroir ?
Sans doute à la démarche que ce miroir inaugure...
Il faut, il me faut chercher du sens dans une démarche dans
une démarche qui tenterait de toujours aller
au-delà des apparences.
Les miroirs, je me dois de chercher à les traverser.
Même si je sais qu'il n'est pas confortable d'admettre que
derrière un miroir il y a encore et toujours un autre miroir
à traverser et que cette quête est par essence
infinie...
Est-ce à dire que finalement derrière le miroir
il n'y a...rien ?
Est-ce à dire que ma vie se résume à
cette quête improbable de certitudes jamais
assurées ?
Que puis-je réellement chercher de miroir en miroir ?
« Il faut imaginer Sysiphe heureux
»... a du s'exclamer Albert Camus.
Je suis sans doute aussi pessimiste que lui.
Mais j'essaye d'être un pessimiste entreprenant.
Pour une seule raison.
Une raison qui m'incite à chercher et qui tient dans ces
deux formules.
La première, liée à ma culture
psychanalytique, pourrait s'énoncer ainsi :
ce qui donne sens à la vie, c'est ce qu'il lui manque
irrémédiablement.
Autrement dit : le désir de l'homme est sans objet...
La seconde, venant prolonger la première, est plus
philosophique.
C'est précisément une proposition de L.
Wittgenstein : « ma mort n'est pas un
événement de ma vie. Je ne vivrai pas ma mort ».
Je reviens à mon questionnement.
Au fond, que me manque-t-il vraiment ?
Que puis-je réellement chercher de miroir en miroir ?
Quel serait ce sens qui échappe ?
Je citerai d'abord un philosophe français,
Clément Rosset et ce qu'il dit de la recherche existentielle
:
« Pour être permanente, pour n'avoir
aucune raison de cesser quoi qu'il puisse arriver, une recherche doit
satisfaire à une double condition : être en prise
sur un désir intarissable et être hors
d'état d'aboutir jamais ».
J'évoquerai ensuite un roman. Un roman initiatique. Un
prodigieux roman d'Herman Melville intitulé Moby Dick qui
met en scène la quête d'un homme.
Cet homme, le capitaine Achab, vouera sa vie à rechercher
Moby Dick, cette baleine blanche qui ne cesse de lui
échapper. Il finira par la trouver et, avec elle, au terme
de sa quête, il trouvera...la mort.
Que puis-je donc réellement chercher ?
Telle était la question posée. Je risque une
réponse.
Je ne cherche que ce qui me manque.
Et ce qui me manque absolument, ce que jamais de mon vivant
je ne pourrai atteindre, ce n'est pas le savoir sur la mort,
ce n'est même pas le savoir sur ma mort, c'est la
connaissance de ma mort.
Je peux plus ou moins appréhender la mort de l'autre.
Me projeter dans ce qu'elle me donne à vivre, mais ce n'est
pas ma mort.
Quand Jean Cocteau, dans un de ses films, a voulu imaginer des passages
entre le monde des vivants et le monde des morts, il a pensé
aux miroirs...
Tout cela pour dire que ce passage me fascine.
J'ignore toujours de quoi ce passage est fait.
Aussi tant que ma vie durera, de miroir en miroir, j'essaierai de
chercher.
Je chercherai, parce que s'arrêter de chercher est
mortifère.
Je chercherai, parce que chercher, c'est métaphoriquement
être en quête d'un savoir sur ma mort.
Il faut se demander, je me demande quelle serait le sens et la valeur
de la vie sans cette mort derrière le miroir...
André Malraux a pu dire : l'art, c'est ce qui
résiste à la mort...
Il me vient ce projet :
Et si je parvenais à faire ma vie non seulement une ouvre
d'art, mais un acte résistance ?
Juste pour moi, juste pour ce reflet que je croise dans mon miroir.
Juste pour résister au temps qui passe.
Après tout, pour un franc-maçon, faire de sa vie
une oeuvre d'art me semble être une tâche non
dénuée de noblesse...
Dernière partie. Pour conclure, je reviendrai au miroir de
mon initiation.
Au-delà du miroir qui m'était tendu, est apparu
le visage de mon parrain.
Présence apaisante.
Avec, dans un court échange de regards, ce sentiment
indicible de fermer une parenthèse et de peut-être
ne plus être seul.
Me reviennent ces propos tenus par Socrate à Alcibiade :
« si ton œil veut se voir
lui-même, il faut qu'il regarde un autre œil.
Un œil qui regarde un autre œil
peut ainsi se voir lui-même.
Et ton âme aussi, si elle veut se
connaître, devra regarder une autre âme.
Et surtout cet aspect de l'âme qui s'appelle
la sagesse. C'est alors qu'on est le mieux à même
de se connaître »...
Voilà qui me ramène au stade du miroir, et
à la présence de ces autres sans lesquels nous ne
serions rien.
Je vous sais gré, vous tous mes frères,
d'être pour moi autant de miroirs.
M\ D\
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