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Des Égrégores... Un emploi abusif en maçonnerie ?

 
 
Compte-tenu de l’emploi fréquent du mot "Égrégore" dans les loges maçonniques, il m’a paru intéressant d’en approfondir les origines historiques.
 
Ce terme, peu fréquent dans les dictionnaires de la langue française, se trouve dans le Supplément au Dictionnaire de l'Académie française, 6e édition, 1836, qui le définit ainsi : « Anges, suivant le livre apocryphe d’Hénoch, qui, épris de l’amour des femmes, s’assemblèrent sur le mont Hermon, du temps du patriarche Jared, et s’engagèrent à ne se séparer jamais qu’ils ne se fussent alliés avec les filles des hommes. » Le Grand Larousse de la langue française en six volumes de 1972 donne : « égrégore n. m. (gr. ecclés. egrêgoros, proprem. "qui veille, vigilant" [parce que les égrégores veillèrent, installés sur le mont Hermon, jusqu’à ce qu’ils pussent posséder les filles de Seth] ; 1870, Larousse). Chacun des anges qui, selon le livre d’Enoch, s’unirent aux filles de Seth : Il sait l’art d’évoquer le démon, le stryge, l’égrégore (Hugo). »
 
Le concept occultiste d’égrégore apparaît au xixe siècle lorsque l’abbé Constant, plus connu sous le nom d’Éliphas Lévi, l’utilise pour la première fois dans son Histoire de la magie publiée en 1859[i] :
« C’est qu’il existe un agent mixte, un agent naturel et divin, corporel et spirituel, un médiateur plastique universel, un réceptacle commun des vibrations du mouvement et des images de la forme, un fluide et une force qu’on pourrait appeler en quelque manière l’imagination de la nature. [...] C’est une force aveugle en elle-même, mais qui est dirigée par les égrégores, c’est-à-dire par les chefs des âmes. Les chefs des âmes sont les esprits d’énergie et d’action. » « Le moindre des égrégores pourrait d’un souffle, en dilatant subitement le calorique latent de notre terre, la faire éclater et disparaître comme un petit nuage de cendre. » Dans un article repris par la revue L’initiation en avril 1896, il définit ainsi l’égrégore : « Mot mystérieux & terrible, dont l’explication pourrait rendre fou. Qu’est-ce donc que les égrégores ? Les égrégores sont des dieux. Les égrégores sont des esprits moteurs & créateurs de formes. Ils naissent du respir de Dieu. »
 
Saint Yves d’Alveydre, sans attribuer de nom précis à l’égrégore, parle « d’un être collectif créé spontanément par le pouvoir humain et qui peut être doué d’une grande puissance » (Mission des Juifs, 1889). Stanislas de Guaïta le définit en 1897 dans La clef de la magie noire : il s’agit pour lui de « combinaisons souvent fortuites donnant naissance à des êtres collectifs, plus ou moins éphémères ou durables, - sortes de vivantes synthèses, résultats du groupement de plusieurs individualités, [...] en un mot des Dominations fastes ou néfastes, d’une puissance et d’une durée également incalculables, [...] êtres collectifs, que nous avons qualifiés d’égrégores. ».
 
Dans cette optique, les occultistes reprennent le terme d’égrégore et Oswald Wirth puis Jules Boucher favorisent l’entrée de ce concept dans la Franc-maçonnerie française. Robert Ambelain[ii] en donnera une tentative de définition : « On donne le nom d’égrégore à une force engendrée par un puissant courant spirituel et alimenté ensuite à intervalles réguliers, selon un rythme en harmonie avec la Vie universelle du Cosmos, ou à une réunion d’entités unies par un caractère commun. Dans l’invisible hors de la perception physique de l’homme, existent des êtres artificiels, engendrés par la dévotion, l’enthousiasme, le fanatisme, qu’on nomme des égrégores. »
 
Comprenons bien que le terme d’égrégore fait ici référence à la personnification de forces ou entités psychiques collectives et non à une influence spirituelle pouvant mener à la réalisation spirituelle ou aux états multiples de l’être tels que l’envisagent certaines traditions maçonniques.
 
Une pseudo-étymologie voulant faire dériver ce mot du latin : ex = sortant de, et gregs, gregis = le troupeau, la foule, est fallacieuse. L’étymologie exacte du terme égrégore provient du mot grec Εγρηγοριχὀς signifiant (celui) qui veille, ou encore Εγρήγορος, vigilant[iii]. Le pluriel Εγρηγοροί, Egregoroi, désigne les Veilleurs dans la chronique du Syncelle[iv].
 
La source doit en être recherchée dans les textes bibliques et les textes apocryphes inter testamentaires hébreux, araméens et grecs des premiers siècles qui développent le thème évoqué succinctement en Genèse VI, 1-4 : « Il [Noé] vécut dans le temps que les hommes commencèrent à être nombreux sur la terre, et que des filles leur étaient nées. Or, les fils de Dieu[v], ayant vu que les filles des hommes étaient belles, prirent pour femmes, parmi toutes, celles dont ils firent choix. Et le Seigneur Dieu[vi] dit : Mon esprit ne restera pas toujours avec ces hommes, parce qu'ils ne sont que chair. Désormais leurs jours formeront cent vingt ans. Or, il y avait des géants[vii] sur la terre, en ces jours-là ; car depuis que les fils de Dieu s'étaient unis aux filles des hommes, elles leur avaient enfanté ces géants[viii], ces hommes fameux[ix]. »
 
Selon les textes postérieurs, les Fils de Dieu désignent tantôt des êtres divins, des anges, tantôt les fils de Seth.
 
Les Veilleurs, considérés comme catégorie d’anges, apparaissent dans :
- Daniel, IV, 13, 17, 23 : dans la Septante grecque, le terme ιρ désigne un des Veilleurs ; le terme egregoros se trouve uniquement dans les versions d’Aquila et de Symmaque.
- I Hénoch, I, 5 ; VI, 2 ; X, 7, 9, 15 ; XII, 2-4 ; XIII, 9; XIV, 1-3 ; XV, 2, 9 ; XVI, 2 : la version grecque de ces versets donne egregoroi ; XXII, 6; XCIII, 2 : la version araméenne donne Hira / Hirin (צירא).
- II Hénoch, XVIII, 1 à 7 : la version slave de ces versets donne egregoroi.
- III Hénoch (Livre des Palais), XXVIII, I, 4, 5, 8-10 : le texte hébreu donne Hirin.
- Jubilés, IV, 15, 22 (texte en hébreu) : les Veilleurs sont envoyés sur terre pour instruire les hommes.
- Apocryphe de la Genèse, II, I, I6 (fragments de Qoumrân).
- Écrit de Damas, II, 18 (fragments de Qoumrân).
- Testament de Ruben, V, 6, 7 : la version araméenne donne Hira / Hirin ; la version grecque donne egregoroi.
- Testament de Nephtali, III, 5 : la version araméenne donne Hira / Hirin ; la version grecque donne egregoroi.
- Chronique syriaque anonyme : le texte syriaque parle des Vigilants et fils d’Elohim.
 
Alors, ces Veilleurs, qui sont-ils, quelles sont leurs fonctions ? Le concept subit des évolutions, selon les livres, les époques et les contextes dans et pendant lesquels ils sont rédigés. Pour faire bref, disons que les Égrégores sont initialement chargés de prier et veiller sur les astres. Leur localisation se situe dans les cercles célestes, à chacun d’eux est attribué un corps céleste (οχημα), véhicule astral. Selon une version, il leur est donné d’instruire les hommes des sciences utiles, et d’exercer sur la terre la justice et le droit. Certains d’entre eux sont fascinés par la beauté des filles des hommes, s’en éprennent et s’unissent charnellement à elles. Ils leurs enseignent alors les arts magiques, l’écriture, la botanique, l’usage des armes.
 
À la lecture des différents textes, on voit que deux récits s’entremêlent et marquent les divergences de vue des scribes selon l’époque et le milieu de rédaction. Pour certains, tout ce qui relève d’une culture sédentaire est à proscrire. Ce qui n’est pas le cas des milieux alexandrins au sein desquels furent rédigés les textes tardifs, emprunts de gnosticisme.
 
Dans I Hénoch VI, pouvant remonter au iiie siècle avant notre ère, il est dit qu’au temps de Yared, les Fils du ciel, les Veilleurs - Égrégores[x] au nombre de deux cents, descendent sur la cime du mont Hermon, et se lient par serment. Puis ils prennent des femmes des enfants des hommes, vont avec elles, se souillent avec elles, leur enseignent l’art des philtres, l’art de lier par incantation, l’art de couper les racines, et leur montrent les herbes. Dans les livres Jubilées et dans ceux, plus tardifs, des Sibylles juives, les Égrégores descendent des cieux pour instruire les hommes dans les arts de l’agriculture, de la charpenterie, de la navigation, de l’astrologie, de la magie, de la pharmacopée. Arts de sédentaires au milieu de peuples nomades. IHVH déclenche alors le Déluge.
 
L’origine chaldéenne des noms des chefs de Veilleurs donnée dans I Hénoch ne fait aucun doute[xi]. Dans la liste de leurs noms, 11 noms sur 20 renvoient à l’astronomie ou à la météorologie ainsi qu’à certaines conceptions babyloniennes.
 
Hénoch, quant à lui, est caché auprès des anges restés fidèles[xii], et « ses travaux étaient avec les Veilleurs et ses jours avec les Saints[xiii] ». Il va recevoir mission d’annoncer le châtiment aux Égrégores. Mais les déchus le supplient d’intercéder pour eux auprès du Grand Saint Veilleur, Seigneur de majesté, Roi des Éons. Comme scribe, il rédige leurs requêtes, puis s’assoupit. C’est alors que « des rêves descendirent sur moi, des visions tombèrent sur moi ». Ceci se retrouve dans I Hénoch éthiopien[xiv] et dans les fragments de Qoumran[xv]. Hénoch possède la médecine de connaissance, qu’il détient des Veilleurs. Ceci est attesté dans les manuscrits éthiopiens relatifs à cette même médecine que nous avons collectés et traduits lors de nos missions de recherche.
 
Dans le Livre des Jubilées, daté de la fin du iie siècle avant notre ère, la lignée évoquée est celle de Seth, troisième fils d’Adam. De sa descendance, « Yared prit pour femme une nommée Baraka. Elle lui enfanta un fils, la cinquième semaine du jubilé, la quatrième année, et il l'appela du nom d'Hénoch. Il fut ainsi le premier des humains nés sur la terre à apprendre l'écriture, la sagesse et la science, et à écrire dans un livre les signes du ciel suivant l'ordre des mois, afin que les humains connaissent les saisons, en leur ordre, mois par mois.[xvi] »
« Et le fils [Kainam] grandit et son père lui apprit l’écriture. Il partit se chercher un endroit où il pourrait posséder une ville. Il découvrit une inscription que les anciens avaient gravée sur le roc. Il lut et copia ce qui y était (inscrit) et s’égara de ce fait : il s’y trouvait la doctrine des Veilleurs, selon laquelle ils pratiquaient la divination par le soleil, la lune et les étoiles dans tous les signes du ciel. Il la mit par écrit mais n’en dit mot, car il craignait qu’on en parle à Noé qui aurait été irrité contre lui.[xvii] »
 
L’Apocryphe de la Genèse, qui daterait du ier siècle avant notre ère, est connu par les fragments découverts à Qoumrân, et raconte dans le chapitre II, 1 à 26, les inquiétudes de Lamech au sujet de la légitimité de la naissance de Noé. Il interroge à ce propos Bat-Enosh, sa femme. « Elle me parla et elle me dit : Ô mon seigneur, ô mon frère, souviens-toi du plaisir que j’ai ressenti ! Je te jure par le Grand Saint, par le Roi du ciel, que cette semence est bien de toi et que cette conception est bien de toi et que cette gestation est bien de toi, et non pas d’aucun autre, ni d’aucun des Veilleurs, ni d’aucun des Fils du ciel[xviii]»
 
Le Livre des Antiquités Bibliques[xix], rédigé probablement au ier siècle avant notre ère, reprend le texte biblique de la Genèse et rapporte que les enfants de Lamech et de ses femmes Ada et Stella, descendants de la lignée de Caïn, sont à l’origine des métiers relatifs à la musique et à la métallurgie : « Iobal fut le premier à enseigner toute mélodie sur les instruments. » « Tobel montra aux hommes les arts du plomb, de l’étain, du fer, de l’airain, de l’argent et de l’or. » Ce que l’on retrouvera dans les Old Charges antérieures à 1717.
Mais « en ce temps-là, comme les habitants de la terre avaient commencé à faire le mal, en allant chacun vers la femme de son prochain pour la souiller, Dieu se mit en colère.[xx] » Le récit de la descente des anges figure immédiatement après : « Il advint, lorsque les hommes eurent commencés à être nombreux sur la terre, que de belles filles leur naquirent. Les fils de Dieu virent que les filles des hommes étaient très belles, et ils en prirent pour femmes parmi toutes celles qu’ils choisirent. [...] Et Dieu vit que, parmi tous les habitants de la terre, s’accomplissaient des œuvres de perversité et qu’ils méditaient l’iniquité tous les jours, et il dit : "je détruirai l’homme et tout ce qui a germé sur la terre, parce que je me repens de l’avoir fait." Mais Noé trouva grâce et miséricorde devant le Seigneur. »
 
Dans III Hénoch, dit Hénoch hébreu ou Livre des Palais, rédigé dans les milieux babyloniens entre le iiie et le ve siècle de notre ère, il apparaît que grâce à l’intercession d’Hénoch, les Veilleurs qui ont fauté sont réintégrés dans leur origine première et participent à la liturgie céleste. Puis Hénoch est enlevé des hommes et monte aux cieux « sur les ailes du vent de la Chekhina », s’asseoit sur « un trône semblable au Trône de Gloire », est revêtu du manteau de Gloire, reçoit une couronne où sont disposées les lettres par lesquelles ont été crées « toutes choses nécessaires au monde, tous les agencements du commencement [xxi]», et est appelé « le petit YHVH [xxii] ».
« Hénoch [...] fut enlevé et il s'éleva dans le firmament en une parole de la part de YHVH qui lui donna le nom de Metatron, grand scribe » (Targoum Jonathan sur Genèse 5, 24), « le Saint béni soit-il le prit d'entre les fils d'homme et il fit de lui un ange, qui était Metatron » (Midrach Aggadah).
Nous sommes ici dans l’élaboration de la mystique des Hekaloth, (Palais célestes), de la Merkaba, (char divin), en rapport avec l’expérimentation des techniques d’ascensions célestes, antérieure aux spéculations kabbalistiques qui apparaîtront quelques siècles plus tard. Dieu donne à Hénoch les caractéristiques de sa divinité : il s'agit là d'une déification par l'attribution « des insignes semblables à ceux de sa divine royauté » : créé à son image (Tselem), Hénoch/Metatron acquiert la ressemblance (Demnout), et n’est pas qu’une simple identification au Messie.
 
La Chronique syriaque anonyme rédigée à la fin du xiie siècle[xxiii], reprend la thématique du Livre d’Enoch : « Adam réunit ses enfants et leur demanda de l’enterrer sur la montagne dans la « caverne des trésors » ; il mourut à l’âge de 930 ans, la 135e année de Malaléel, le 14 de Nisan, à six heures. Les fils de Seth[xxiv] demeuraient sur la montagne près du Paradis et y passaient leur temps à louer Dieu. Certains d'entre eux montèrent sur le mont Hermon et - pour mériter de rentrer au Paradis - y vécurent à la manière des moines dans la chasteté et la prière. On les appela "Vigilants" et "Fils d'Elohim". Lamech l'aveugle jeta une pierre et tua Caïn. Mort des autres patriarches jusqu'à Malaléel ; à ce moment les fils de Seth qui s'étaient retirés sur l’Hermon, voyant qu'ils ne pouvaient rentrer au Paradis, descendirent pour prendre des femmes, sous la conduite de Samazos. Les fils de Seth les leur refusèrent, ils prirent des filles de Caïn et engendrèrent les géants. Les premiers chroniqueurs se sont trompés lorsqu'ils ont cru que c'étaient des anges, qui avaient pris des filles des hommes. Les enfants de Caïn inventèrent la danse et la musique et bien des enfants de Seth descendirent de la montagne pour aller prendre part à leurs débauches. Ceux qui descendirent ne purent plus remonter ; il ne restait à la fin que quelques patriarches avec Noé et sa famille. »
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Les premiers récits, avant de devenir mythiques, pourraient bien correspondre à la description d’événements survenus quelques temps avant leur rédaction, post-exilique. Le livre des Jubilés[xxv] précise que Kainam, fils de Shem, fils de Noé, avait découvert après le Déluge un écrit qu’il retranscrivit, qui « contenait l’enseignement des vigiles suivant ce qu’ils faisaient pour observer les signes du soleil, de la lune et des étoiles dans tous les signes du ciel. » Qui pourraient bien être ces veilleurs ? On pourrait penser qu’il s’agissait d’une caste d’astrologues, Assyriens ou Babyloniens, des mages. La juxtaposition dans la Genèse du mythe de la Tour de Babel (inspiré de la ziggurat de Babylone), construite par les Giborim, issus des descendants des Veilleurs déchus[xxvi], pourrait confirmer cette hypothèse.
 
Dans la tradition post-exilique, les Veilleurs deviennent monstrueux. Ils engendrent des géants qui mesurent trois mille coudées de haut. Autrement dit, ils atteignent la voûte céleste, la mesurent, la contrôlent. Ils pèchent contre les éléments de la Création, se mélangent à la chair, massacrent les hommes, boivent le sang. Un changement de conception est envisageable : les purs, les parfaits, pour une raison que nous ignorons, modifient leurs coutumes. Peut-être est-ce en réaction contre la politique de conquête des tribus nomades d’Israël. La terre (de l’époque) est donc souillée. C’est à un des Brûlants (séraphins), Gabriel, qu’il est demandé de chasser les bâtards, les illégitimes, et fils de prostitution, les enfants des Égrégores de parmi les hommes[xxvii]. Historiquement, il semble que cet ordre divin reste sans effet. Dans une interpolation postérieure du texte d’Hénoch datant d’après la destruction du Temple, c’est à Raphaël et à Michaël qu’il est donné ordre de punir les Veilleurs, mais cette fois le Grand Jour du Jugement. Autrement dit, l’attente du peuple d’Israël ne s’est pas historiquement réalisée. Au iie siècle de notre ère, le mythe prend le pas sur l’Histoire.
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C’est à partir du mythe d’Hénoch que fut bâti le légendaire de certains hauts grades du REAA, du Rite Égyptien de Memphis, et des Side-Degrees de la Maçonnerie anglo-saxonne : « Enoch, fis de Jared, était de la 6e génération d’Adam ; il vivait dans la crainte et l’amour de Dieu, lequel lui apparut en songe, lui parla par inspiration et lui communiqua ce qui suit : Comme tu désires savoir mon nom, suis-moi et je te le ferai connaître. Une montagne parut aussitôt s’élever jusqu’au ciel ; Enoch y fut transporté ; Dieu lui fit voir une plaque d’or triangulaire qui était éclairée de ces brillans caractères Jehova, son nom très béni ; il lui donna ordre de ne jamais le prononcer. Ensuite, Enoch crut descendre perpendiculairement sous terre et parcourir neuf arches, et dans la 9e il vit cette plaque brillante avec les mêmes caractères éclatans, tels qu’il les avait déjà vus. Enoch, rempli de l’esprit du Dieu très puissant, éleva, sous terre, un Temple à la gloire de Dieu, où il y avait neuf arches de la même forme que celles qui lui étaient apparues en songe. [...] Enoch fit une plaque triangulaire, ayant une coudée de chaque côté, enrichie de pierres les plus précieuses. Il enchassa cette plaque dans une pierre d’agate de la même forme et la transporta dans la 9e arche. Il grava depuis les mêmes caractères que Dieu lui avait montrés et plaça le tout sur un piédestal de marbre blanc de la même figure. [xxviii] »
 
Les Veilleurs-Égrégores représenteraient à la fois ce que nous sommes dans notre état présent tout en nous rappelant ce que nous sommes appelés à être en devenir. Ainsi, l’homme « parvient à recouvrer son innocence primitive, et qui après avoir atteint cette perfection, avec le secours de l’invocation du grand nom de Dieu, et les attributs dans la main droite, il arrive au point d’exercer la domination sublime et originelle de l’homme, de connaître toute l’étendue de la puissance de Dieu.[xxix] » Il nous serait ainsi donné de revenir « à la pureté primitive de notre propre nature », ou encore « la Réintégration de l'Être dans son état primordial[xxx] », être libérés de toute entrave, accéder par l’ascension céleste aux états multiples de l’Être, voire devenir Dieu...
 
Revenons sur l’emploi de ce terme en maçonnerie : totalement absent dans les rituels des xviiie et xixe siècles, le mot égrégore fut introduit par Robert Ambelain dans le rituel du 1er degré du rite de Memphis-Misraïm vers les années 1950 et sera repris avec le succès qu’on lui connaît par bon nombre d’auteurs postérieurs. Ce mot appartient au langage ésotérique contemporain, « remis au goût du jour à la suite des occultistes de la fin du xixe siècle ». Et certains maçons donnent aux égrégores une existence bien réelle, n’hésitant pas à utiliser les symboles, mots sacrés, fumigations, chaines d’union, pour tenter de les invoquer et se les concilier...
Une question se pose alors : si les Franc-maçons ne sont pas créationnistes (on peut l’espérer) et considèrent bien que le récit biblique d’Adam et Ève relève du mythe, pourquoi croire (et faire croire) que l’histoire des Veilleurs n’en serait pas un, et que l’on pourrait effectivement susciter ces Égrégores, créatures angéliques ?
 
En ce qui concerne la Maçonnerie actuelle, il serait sans doute préférable de parler de symbiose, de communion spirituelle, plutôt que d’employer un terme dont la signification est totalement inappropriée au regard de son sens originel...
 
© Hugues Berton
Tous droits réservés, publication soumise à l’accord de l’auteur.



[i] Cette même année, Victor Hugo publie à Bruxelles La légende des siècles, où il emploie deux fois le terme égrégore dans le chapitre IV, Le cycle héroïque chrétien, 5 - Le jour des Rois, et dans le chapitre VII, L’Italie. – Ratbert, 1 - Les conseillers probes et libres. Il lui donne un sens nettement péjoratif, associé à la dévastation et aux forces démoniaques.
[ii] La Kabbale pratique, 1951.
[iii] C’est dans ce sens qu’on retrouve ce terme chez les auteurs grecs : Aristote, Gallien, Hippocrate, Platon, Plutarque. Voir Thesaurus graecae linguae, ab Henrico Stephano, vol. tertium, Parisiis, 1835.
[iv] Moine grec qui a vécu à la fin du viiie siècle.
[v] Bene Elohim dans la Bible hébraïque.
[vi] IHVH dans la Bible hébraïque.
[vii] Nephilîm dans la Bible hébraïque. Le Zohar les appelle Fils d’Elohim (58a).
[viii] Giborim dans la Bible hébraïque.
[ix] Alors que la Septante donne : « ces géants, ces hommes fameux », la bible hébraïque donne : « Ce sont les héros de la pérennité, les hommes du Nom. » (Traduction Chouraqui).
[x] Le texte grec de Georges le Syncelle, moine et chroniqueur byzantin du ixe siècle, donne : οί έγρήγοροι.
[xi] I Hénoch VI, 7. Voir la restitution de J. T. Milik, The Book of Enoch. Aramaic fragments of Qumran cave 4. Oxford, 1976, d’après les fragments araméens trouvés à Qumram (4. Q. En. a+b+c).
[xii] I Hén. 12, 1.
[xiii] I Hén. 12, 2.
[xiv] 14, 1.
[xv] 4.Q. En.C.6.
[xvi] Jubilées, IV, 16-17.
[xvii] Jubilées, VIII, 3-5.
[xviii] Le texte araméen donne Nephili(m), qui pourrait être le participe passé du verbe nāphal = « les tombés ».
[xix] Le Livre des Antiquités Bibliques est conservé dans deux manuscrits allemands du xie siècle, et connu par l’édition latine publiée au xvie siècle à Bâle, Lyon et Heidelberg.
[xx] II, 6-10.
[xxi] III Hén. 13, 1.
[xxii] III Hén. 7 à 14.
[xxiii] Éditée par Sa Béatitude Mgr. Rahmani, Patriarche des Syriens catholiques, traduite par F. Nau, publiée dans Revue de l'Orient chrétien, volume 12, 1907, p.433.
[xxiv] À noter qu’il ne s’agit plus ici d’anges, mais d’hommes.
[xxv] Jubilés, 8, 3.
[xxvi] Voir Zohar, 25a-b, à propos des Giborim : « Ce sont des héros, hommes de renom (Genèse VI, 4). Ils proviennent de la même souche que les hommes de la Tour de Babel qui dirent : Allons, bâtissons une ville et une tour, et faisons-nous un nom ! (Genèse 11, 4) »
[xxvii] I Hén. X, 9b-10.
[xxviii] Rituel du 13e grade, Royale Arche, collationné par Dubin, 1804 (MS Kloss XXVII, Latomia 121f). Texte reprenant littéralement la version anglaise de Francken de 1783.
[xxix] Cagliostro, Rituel de Maçonnerie Égyptienne, Réception d’apprenti de Loge égyptienne.
[xxx] Henri Dubois définissait ainsi en 1959 le but de la maçonnerie de Memphis-Misraïm (Entretiens avec Robert Amadou par Ludovic Marcos, in : Revue Arcana N° 4 - 1er sem. 2002).
Publié dans l'EDIFICE avec l'aimable autorisation de l'auteur - Avril 2019

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