GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 3T/1990

L'homme cerveau de l'ordinateur*

Pour les futurs historiens, la dernière moitié du XX° siècle sera certainement considérée comme celle de l'entrée dans «l'ère de l'ordinateur ». Outil d'une puissance exceptionnelle, celui-ci apparaît déjà, non seulement capable d'apporter aux activités humaines, y compris les plus raffinées, une aide irremplaçable, mais aussi (et cela ne manque pas de troubler beaucoup de bons esprits), de suppléer à nombre de ces dernières.

A ses débuts, la conception des ordinateurs a reposé sur les principes de logique mathématique découverts bien avant que leur fût donnée cette application. Par ailleurs qui dit mathématique, dit aussi utilisation particulière du pouvoir de raisonnement de l'esprit humain. Or, ce dernier depuis bien des siècles a fait preuve pour connaître le monde et agir sur lui, d'aptitudes excédant largement celles responsables du seul raisonnement logique sur les nombres et les figures.

On conçoit alors facilement que bien conscients de l'immense éventail de ces possibilités, les chercheurs spécialisés dans la réalisation d'ordinateurs sans cesse plus performants, se soient intéressés aux mécanismes du cerveau humain, surtout à ceux concernant ses fonctions les plus élevées et les plus «immatérielles », généralement rassemblées sous le terme «d'intelligence ».

De leurs travaux est issue, sous le nom «d'intelligence artificielle », un ensemble de tentatives visant à concevoir des ordinateurs de type nouveau, s'inspirant plus étroitement des connaissances récemment acquises sur le système nerveux.

Compte tenu du programme de cette réunion, il m'est apparu souhaitable de vous présenter quelques libres réflexions sur les mécanismes «naturels» généralement admis comme à l'origine des fonctions mentales supérieures.

Les spécialistes de l'histoire des sciences ont bien établi que dès l'Antiquité grecque voire égyptienne, médecins et philosophes avaient noté que des lésions importantes du cerveau entraînaient des perturbations manifestes de la sensibilité, de la motricité, du raisonnement ou de la parole.

Ainsi par opposition à une théorie «cardiocentriste» de ces facultés, théorie dont notre langage moderne a conservé la trace, apparut une théorie «céphalocentriste ». Cette localisation a amené souvent ses tenants à rattacher les fonctions mentales à certaines parties plus ou moins précises du cerveau. Sans remonter à des temps très lointains, souvenons-nous de Descartes ou de Willis qui croyaient pouvoir localiser le principe immatériel de l'âme, pour l'un dans l'épiphyse, pour l'autre dans les corps striés (formations appartenant à la base du cerveau).

Mais c'est bien sûr à la suite du grand élan donné par les XVIIIe et XIXe siècles aux sciences de la nature, que se produiront les progrès décisifs dans notre compréhension des structures et des fonctions du système nerveux y compris les plus élevées : perceptions sensorielles, motricité volontaire, mémoire, etc. Cependant, les difficultés offertes à l'étude expérimentale du système nerveux central par l'apparente immatérialité des phénomènes qui s'y produisent ou, de façon plus banale en raison de son siège même, maintiendront durablement une nette prédominance des hypothèses sur les constatations objectives.

Ce ne sera guère qu'à partir des années vingt de notre siècle que les progrès, en particulier de l'électronique et plus tard encore ceux de la microchimie et de l'histologie, amèneront un développement explosif de nos connaissances sur le fonctionnement cérébral. Ces progrès comme ceux de l'ensemble des sciences biologiques seront bien sûr puissamment aidés par l'espoir d'y trouver de nouveaux moyens de traitement des maladies nerveuses et mentales ; mais aussi pensons-nous, parce que de façon plus obscure mais peut-être plus efficace encore, en raison de l'évolution actuelle des sociétés humaines avec les bouleversements de nos modes de pensée et de nos mœurs qu'elle a engendrés, s'est affirmé l'espoir et la croyance qu'une meilleure connaissance rationnelle des mécanismes cérébraux devrait permettre à l'homme occidental de mieux comprendre les éléments irrationnels des conduites humaines et de leurs dérèglements.

Sans nous étendre davantage sur ces considérations éthiques et revenant aux données acquises sur la structure du système nerveux central, nous indiquerons tout d'abord que sa «pièce constitutive », son «élément noble », est la cellule nerveuse ou neurone. Celle-ci, de dimensions toujours très petite (quelques dizaines de microns au plus chez les vertébrés), comporte un corps ou « soma » muni de deux sortes de prolongements, les dendrites et l'axone, de longueurs très variables. Les premiers reçoivent des informations de la « périphérie », le second lui en adresse; le terme de «périphérie» signifiant aussi bien d'autres neurones que des organes particuliers : récepteurs sensoriels, cellules glandulaires ou musculaires...

Les informations en question sont de deux types : chimiques et électriques. Sans insister longuement sur les premières, nous dirons seulement que durant ces vingt à trente dernières années s'est imposée peu à peu la notion que les prolongements du neurone véhiculaient des signaux chimiques dont la vitesse de transmission est très faible : quelques fractions de millimètres par seconde. En outre, il est apparu que les échanges d'informations se produisant entre neurones ont le plus souvent pour intermédiaires obligés des substances chimiques variées dénommées «neuro-médiateurs ».

Les informations de nature électrique nous arrêterons davantage en raison de la place qu'elles occupent dans l'interprétation des phénomènes mentaux comme dans les concepts sous-tendant les recherches sur «l'intelligence artificielle ».

Ces signaux consistent en brèves variations de potentiel électrique durant de une à quelques millisecondes, les plus durables restant étroitement localisées là où elles naissent, les plus brèves, se propageant grâce aux fibres nerveuses sur des distances pouvant atteindre plus d'un mètre et ceci à des vitesses allant de quelques décimètres à quelques dizaines de mètre par seconde.

Considéré dans son ensemble et de façon extrêmement rudimentaire, le cerveau d'un mammifère perfectionné apparaît alors comme un agrégat de quelques milliards de neurones, chacun en relation avec des milliers d'autres. Au sein de cet ensemble, crépitent et se propagent sans cesse des myriades d'impulsions électriques dont le voltage individuel est de l'ordre de quelques millivolts ou dizaines de millivolts.

Bien entendu, les indications que je viens de vous donner sur les neurones et leur fonctionnement doivent être considérées comme des simplifications extrêmes, faisant bon marché des remarquables raffinements techniques utilisés par les chercheurs modernes. Cependant, ces simplifications n'apparaîtront pas en soi, «idéologiquement» fausses si l'on considère les conceptions partagées par de nombreux chercheurs sur la mémoire, la volonté ou le langage. Pour ce courant de pensée dont en France le neuro-biologiste Pierre Changeux est un bon exemple, aucune autre solution ne peut être apportée ni ne doit être recherchée, pour expliquer les rapports entre le cerveau et la pensée, que celle fournie par l'ensemble des manifestations physico-chimiques décelables lors des activités neuronales. Seul le considérable accroissement du nombre des cellules nerveuses contenues dans le cerveau humain, associé au jeu des mécanismes de l'évolution rendraient compte de l'émergence des facultés mentales supérieures. Nous n'hésiterons pas à dire, un peu brutalement, que nous retrouvons ici, simplement rajeunis les concepts sous-entendus dans la phrase bien connue du célèbre physiologiste français Claude Bernard : «Le cerveau secrète la pensée comme le foie secrète la bile ».

Cependant devant cette véritable dictature intellectuelle que, tentent de nous imposer tant de spécialistes des sciences neurobiologiques et cognitives quant aux relations du cerveau et de la pensée, nous sentons bien, au fond de nous, en particulier chez beaucoup de ceux qui sont dans cette salle, que nous ne saurions nous satisfaire de ces nouveaux dogmatismes. Aussi, vous proposerais-je quelques réflexions sur ce qui fait l'homme radicalement différent de l'animal, quelque perfectionné que soit ce dernier.

Ne pourrions nous dire tout d'abord, nous inscrivant dans le thème général de ce colloque, que la distinction entre systèmes «naturels» et «artificiels », ne se pose que par l'homme et pour l'homme ? Parler de systèmes artificiels nous met en effet devant une «ontogenèse» essentiellement différente de toute autre, propre seulement à notre espèce et qui est celle de l'outil. Elle aboutira dans sa singularité à ce que soient produits des dispositifs modifiant notre environnement bien au-delà des médiations offertes par la nature et à ce qu'en outre, réflexions et théories soient engendrées à partir de la production de ceux-ci.

Certes, le spectacle offert par certains comportements animaux a toujours enthousiasmé voire ému leurs observateurs allant trop vite à des interprétations fortement colorées d'anthropomorphisme. Mais à la réflexion, leur émerveillement aurait dû s'atténuer rapidement s'ils avaient songé que, par exemple, des millions de générations de fourmis coupeuses de feuilles, se sont succédées sans qu'elles aient modifié si peu que ce soit, les procédés de fabrication des matériaux constituant les parois de leurs galeries ou le plan général de celles-ci... En revanche, bien peu de générations humaines nous ont amené de la hache de pierre à la locomotive ou à l'ordinateur.

Quelles raisons structurales ou fonctionnelles pourrions nous alors invoquer pour expliquer une différence aussi fondamentale ? Les cellules nerveuses d'une fourmi sont fort voisines de celles de l'homme et il en est de même pour les signaux chimiques ou électriques qu'elles échangent. Nous pouvons d'ailleurs rappeler à ce propos que le neurophysiologiste contemporain emprunte volontiers à des invertébrés aux performances comportementales fort modestes, des neurones plus accessibles et plus maniables mais très voisins dans leurs propriétés, comme modèles pour l'étude du système nerveux des mammifères les plus perfectionnés.

Sur quoi pourrait alors porter ce perfectionnement ? Le premier élément paraît en être, nous l'avons déjà indiqué, l'accroissement considérable du nombre des neurones qui passent de quelques dizaines de mille chez la fourmi à plusieurs milliards ou dizaines de milliards (à ce niveau quelques milliards en plus ou en moins semblent importer peu !) chez l'homme.

Le second élément résiderait dans l'apparition chez les mammifères à la surface des hémisphères cérébraux, d'une nappe de cellules nerveuses : le néocortex, montrant une organisation particulière. Celle-ci est de type dit «modulaire », c'est-à-dire qu'elle est faite de la juxtaposition d'innombrables petits ensembles neuronaux comportant chacun quelques centaines d'éléments d'architecture comparable. Leur association décrite par le neurohistologiste hongrois Szentagothai s'inscrit dans un cylindre virtuel dont en coupe la surface serait d'une centaine de microns et dont la hauteur correspondrait à l'épaisseur du néocortex (quelques millimètres). La seule différence entre le néocortex d'un mammifère primitif, tel celui de la musaraigne ou du lapin et celui d'un grand singe ou d'un homme serait quantitative, due simplement à la superficie de l'écorce cérébrale, donc renfermant en fonction de cette dernière, un nombre plus ou moins grand de modules.

Les remarquables travaux de certains neurophysiologistes tels Hubel et Wiesel par exemple, ont en outre montré que cette organisation modulaire élémentaire se combinait elle-même en ensembles plus complexes, en particulier dans les régions corticales dévolues à la réception des informations sensorielles, visuelles en particulier.

Nous pouvons certes nous émerveiller de cette complexité structurale caractérisant le néocortex et nous en satisfaire pour expliquer l'apparition chez les mammifères de comportements beaucoup plus complexes que dans d'autres espèces animales; mais vous percevrez certainement de façon intuitive, que les comportements humains montrent un enrichissement sans commune mesure avec ceux d'autres espèces même zoologiquement très proches telles celles des grands singes. Pourrions- nous alors trouver, au sein des organisations fonctionnelles sous-tendant les grands comportements des différences qualitatives telles qu'elles puissent expliquer la singularité humaine ?

Penchons-nous donc sur quelques-uns d'entre eux; nous serons là aussi, bien vite déçus. Qu'il s'agisse de la faim ou de la soif, de la veille ou du sommeil, de l'apprentissage ou de la motricité, les ressemblances entre l'homme et les espèces les plus perfectionnées de mammifères vont largement l'emporter sur les différences. Les voies et centres de la douleur, les systèmes d'acquisition sensorielle comme les structures qui les assurent : rétine, cochlée, organes de l'olfaction, récepteurs à la pression ou à la température, rien de tout cela n'apparaît vraiment spécifique à l'homme et nous pourrions en dire de même de l'organisation motrice, même si celle-ci est un peu plus fine, mieux maîtrisée, plus précise, mais se montre-t-elle tellement supérieure à celle de notre chat familier ?

Ainsi, notre quête de différences fondamentales au niveau des structures et du fonctionnement du système nerveux entre l'animal et l'homme, se poursuit sans se conclure. Nous pourrions même dire avec l'illustre Prix Nobel anglais de physiologie, Sir John Eccles : «que c'est une mesure de notre ignorance que l'on n'ait pu identifier dans le néocortex aucune structure particulière ni aucune propriété physiologique par quoi le cerveau humain se distinguerait nettement du cerveau d'un singe anthropoïde. L'extraordinaire dans les performances est difficile à attribuer à une simple multiplication par trois ou cinq des modules. Nous ne savons rien du développement qualitatif qui permettrait de rendre compte des performances absolument uniques du cerveau humain ».

Il nous faudra donc mener plus loin notre réflexion et considérer quelques instants l'ensemble des espèces animales dans leur participation au monde qui les entoure sous le double aspect de la connaissance qu'elles peuvent en acquérir comme des actions qu'elles peuvent y exercer.

Les neurophysiologistes d'il y a 60 ou 70 ans, avaient une représentation simple pour ne pas dire simpliste de l'organisation fonctionnelle du système nerveux. D'après eux, l'animal même le plus rudimentaire, possédait un système plus ou moins complet de récepteurs lui permettant d'être sensible non seulement à certaines modifications énergétiques de son milieu mais aussi à celles qui pouvaient survenir en lui-même. Des unes et des autres lorsqu'elles étaient d'intensité suffisante et surtout si elles menaçaient l'intégrité et la survie de l'individu, le système nerveux devait être convenablement informé afin d'organiser une réponse adéquate de type moteur (mouvement) ou végétatif (modifications du rythme cardiaque, de la respiration, des sécrétions glandulaires, etc.). Toute l'activité d'un organisme animal, si variés fussent ses comportements, se réduisait à une chaîne, à une combinaison plus ou moins riche de réponses dites «réflexes », se produisant à différents niveaux du système nerveux central, les plus complexes ayant pour siège l'encéphale et en particulier le cortex cérébral si l'animal en possédait un. Les progrès de la neurophysiologie entraînèrent des aménagements à ce schéma rudimentaire et introduisirent les notions maintenant devenues banales «d'information» et de «traitement de l'information ». Entre l'arrivée des messages sensoriels aux centres nerveux et la réponse de ceux-ci, venait s'intercaler tout un lot de neurones dont l'activité faisait perdre au «réflexe », son caractère automatique, fatal, obligé, y introduisant modifications de durée, d'amplitude voire même blocage total (inhibition).

Découvrir ces complications, reconnaître la place essentielle tenue par «l'inhibition», concevoir la notion très importante de «hiérarchie» des structures, nous a fourni une image beaucoup moins simpliste, beaucoup plus raffinée, des mécanismes nerveux. Elle nous a imposé aussi, l'idée qu'une relation quasi linéaire existait entre la complexité de ces mécanismes et celle des comportements. Ainsi s'est introduite cette idée- force développée à l'envi par nombre de philosophes, de sociologues, voire de psychiatres, suivant laquelle, grâce à l'évolution, un petit pas de plus dans la complexité avait suffi et que nous pouvions ainsi réduire à un ensemble de «réflexes », toutes les activités humaines.

C'est bien sûr oublier que nous avons aujourd'hui l'assurance que l'animal ne vit ni dans un monde «d'objet» ni dans un monde de «signes» et que ses réponses aux sollicitations de son environnement sont toujours «immédiates» même si un certain décalage temporel peut s'observer.

Pour l'homme au contraire, la relation au monde devient «médiatée », impliquant la distanciation. Celle-ci va se faire à la fois par l'outil-objet et par le langage. L'un et l'autre vont introduire une nouveauté fondamentale, celle d'une authentique temporalité. Ils impliquent en effet un détour de l'action, un retard dans l'enchaînement des événements et ce décalage engendre une attente. Attente qui, comme l'a dit le paléontologue Piveteau : «est une séparation entre la stimulation et la consommation de l'acte, révélant la conscience à elle-même ». L'homme primitif, nous le savons par les documents archéologiques, semble bien ne s'être jamais contenté de fabriquer un outil, seulement pour son usage immédiat. Une fois celui-ci réalisé, il a probablement toujours su en différer l'emploi, introduisant par là même, son rangement, son dénombrement, sa dénomination. Ainsi, apparaît-t-il bien difficile, comme le dit encore Piveteau, d'admettre «que l'homme ait pu être Homo faber avant d'avoir été Homo sapiens ».

«Homo sapiens» dont comme nous le disions à l'instant, le langage articulé est certainement le trait caractéristique et peut-être le seul de sa «singularité». Seul vivant qui le possède et qui par lui ait pu donner un nom aux choses, inséparable des objets qu'il dénomme, association créant ce «troisième monde» sur lequel le philosophe et épistémologiste Popper a tant et à juste titre, insisté.

Parole et langage ne sont certes pas restés à l'écart des préoccupations et recherches des neurobiologistes et des psychologues ; cependant, en raison de l'impossibilité d'une expérimentation animale, la méthode anatomo-clinique a du y suppléer. Malgré ses insuffisances, elle a pourtant permis dés le début du siècle, d'identifier le nombre et le siège des régions du néocortex dont la lésion entraîne des altérations importantes du langage : anarthrie de Broca, aphasie de Wernicke. Mais il faut aussi reconnaître que jusqu'à une époque récente, une quinzaine d'années environ, bien peu de données nouvelles avaient pu être ajoutées aux observations cliniques les plus fines du début du siècle.

Ce sont les travaux du neuroembryologiste et neurophysiologiste américain Sperry et de ses élèves, en particulier Gazzaniga, qui par le biais des patients «split-brain », ont renouvelé nos conceptions sur le langage, sur la spécialisation des hémisphères cérébraux et peut-être, sur la « singularité humaine ».

De quoi s'agit-il ? Dans les années soixante de notre siècle, la psychochirurgie était plus largement employée qu'aujourd'hui, en particulier pour tenter d'améliorer certains patients épileptiques incurables, rebelles aux traitements pharmacologiques, dont les crises violentes et fréquentes, les troubles psychologiques et comportementaux qu'elles engendraient, leur rendaient impossible une vie à peu près normale. Or, quelques-uns de ces malades furent spectaculairement améliorés par la section totale du « corps caleux », très important amas de fibres nerveuses (plusieurs millions) joignant les deux hémisphères. Cette «commissure» n'est présente que chez les mammifères et d'autant plus importante que leur système nerveux central est plus perfectionné. Cette intervention neuro-chirurgicale dite «callosotomie» avait été déjà pratiquée pour d'autres cas pathologiques sans qu'il en résultât d'altérations notables du psychisme, des fonctions motrices ou des aptitudes cognitives. En conséquence, les neurologues et les neurophysiologistes, s'étaient interrogés et beaucoup avaient conclu que le rôle de cette structure ne devait pas être très important.

Les premiers travaux de Sperry l'avaient au contraire incité à rejeter cette hypothèse «minimaliste» et amené à examiner très soigneusement les performances perceptuelles et cognitives des patients «split brain» c'est-à- dire callotomisés. Imaginant des procédures expérimentales extrêmement précises et sophistiquées, Sperry et ses collaborateurs firent alors de bien intéressantes découvertes. Bien loin que la section calleuse fut sans effet, elle produisait au contraire d'étranges conséquences. C'est ainsi que le comportement de certains patients paraissait nettement gêné par le manque d'informations entre les deux hémisphères résultant de l'intervention et que l'un d'entre eux racontait que depuis celle-ci il lui arrivait parfois d'essayer de mettre son pantalon d'une main tandis que de l'autre il tentait de le retirer.

Dans d'autres cas, l'atteinte comportementale était plus délicate à saisir et à interpréter. Les opérés pouvaient, par exemple, nommer un objet maintenu hors de leur vue, s'il était tenu dans la main droite mais non dans la main gauche. De même ils pouvaient verbalement décrire tous les objets ou formes présentés dans leur seul champ visuel droit (dont l'image se projette dans l'hémisphère gauche), mais ne pouvaient dire quoi que ce soit à propos de ce qui était montré dans le seul champ visuel gauche (dont l'image, évidemment, se projette dans le seul hémisphère droit). Cependant les sujets ou plutôt leur hémisphère droit voyaient bien l'objet comme en témoignait le fait qu'avec leur main gauche ils étaient parfaitement capables de le sélectionner, parmi d'autres également cachés à leurs regards. Tout se passait comme si l'hémisphère gauche ne sachant pas ce que voyait l'hémisphère droit, il niait qu'il y ait eu quelque chose à voir.

Les résultats étaient encore plus spectaculaires avec des stimuli à forte valeur affective. Si l'on projetait une image de nu dans son seul hémisphère droit, le malade «split brain » manifestait une réaction émotionnelle (celle-ci confirmant la perception de l'image), tandis qu'interrogé, il niait verbalement avoir vu quelque chose, mais inventait aussitôt une interprétation confuse et erronée du trouble ressenti. L'hémisphère gauche paraissait donc élaborer des rationalisations, fausses le plus souvent, fondées sur des indices partiels fournis par le seul hémisphère droit. Ainsi, l'hémisphère droit «savait» même s'il ne savait pas dire; l'hémisphère gauche «ne pouvait s'empêcher» de dire même s'il ne savait pas !

Les résultats de cette expérimentation eurent un retentissement considérable. Certes l'on connaissait depuis longtemps le phénomène de la «dominance hémisphérique », celle-ci traduite par le fait que chez les sujets droitiers les centres du langage sont localisés dans l'hémisphère gauche et chez les «vrais» gauchers (ceux dûs à une détermination génétique), dans l'hémisphère droit. Les particularités comportementales des sujets «split brain », non seulement confirmaient mais aussi affinaient et étendaient cette notion. On fut ainsi amené à attribuer à chaque hémisphère des aptitudes différentes. Tandis que l'hémisphère droit aurait eu pour fonction de traiter des informations plus synthétiques, plus globales, l'hémisphère gauche, plus analytique, aurait été dévolu au langage, au calcul, à l'interprétation des formes géométriques.

Cependant Gazzaniga devait réfuter ces généralisations et en avancer d'autres plus subtiles.

Certes les sections calleuses confirment le rôle privilégié de l'hémisphère gauche dans le contrôle du langage, mais lorsque l'on teste les performances de chaque hémisphère avec des items exclusivement visuels, les préférences pour l'analytique de l'un et pour le synthétique de l'autre s'atténuent fortement. Certains patients callotomisés sont capables de performances verbales relativement étendues, identifiant de nombreux mots écrits, choisissant sans erreur des objets seulement nommés, tout cela uniquement avec leur seul hémisphère droit.

Pourtant à un examen plus attentif, certaines différences se révèlent, c'est ainsi que les substantifs sont assez facilement reconnus alors que les verbes ne le sont pas. De même, si l'on projette deux mots, un dans chaque champ visuel et si l'on demande à un patient callotomisé de dessiner de sa main droite ce qu'il voit, il dessine d'abord le mot reçu par l'hémisphère gauche puis complète par celui reçu à droite. Si on lui demande de justifier cet ajout, il paraît étonné puis fait quelques griffonnages supplémentaires et en produit une interprétation plus ou moins adaptée. Ou bien encore, si un ordre simple tel que : «marchez» est projeté dans le champ visuel correspondant à l'hémisphère droit, il l'exécute mais si on lui demande où il va, il invente aussitôt une raison quelconque, même illogique.

Gazzaniga a cru pouvoir donner une explication globale de ces curieuses constatations. Le cerveau humain serait comme celui des autres mammifères constitué de très nombreux modules plus ou moins indépendants qui seraient sans arrêt occupés à recevoir et à traiter les sollicitations du monde extérieur, à y répondre et à organiser à leur suite un flot incessant de comportements ; mais il posséderait en propre, un module supplémentaire que Gazzinaga nomme «module interpréteur» (terme emprunté au vocabulaire de l'informatique). Ce module serait largement indépendant de ceux responsables du langage articulé mais siégerait aussi dans l'hémisphère gauche. Il serait chargé en permanence d'évaluer automatiquement les réponses produites par le flot d'informations venues du monde extérieur et constituant la toile de fond de nos comportements. A ceux-ci, il donnerait un «sens», élaborerait des théories sur leur raison d'être et, générateur d'hypothèses, maintiendrait aussi leur cohérence et en quelque sorte élaborerait un système de «croyances» à partir de ces interprétations.

Les animaux seraient évidemment capables d'association entre les stimuli reçus, pouvant ainsi manifester des comportements adaptés, mais seul l'Homme, au-delà des relations nécessaires entre les données perçues par les innombrables modules récepteurs, pourrait à partir de cet «interpréteur », inférer, inventer des relations arbitraires constitutives de la culture humaine.

Allant plus loin dans ses réflexions, Gazzaniga admet que ce module interpréteur chercherait à donner toujours plus de cohérence à nos conduites en élaborant des théories de plus en plus unificatrices. Nos croyances morales, éthiques, philosophiques, religieuses seraient l'étape ultime de cette recherche.

Les «croyances» constitueraient donc le fait humain irréductible et l'homme «ne pourrait pas ne pas croire» même lorsqu'il croit à la stupidité de ses croyances. L'homme serait un animal de foi, et la singularité humaine se résoudrait finalement dans cette capacité apparemment unique de l'interpréteur à produire des artifices justificateurs.

Nous percevons bien ce que peuvent avoir d'originales les conceptions de Gazzaniga. Par l'introduction du module «interpréteur », elles tentent d'apporter une réponse innovante au débat toujours renouvelé, jamais conclu, sur les relations entre l'esprit humain dans ses manifestations les plus élevées et les phénomènes purement matériels qui les accompagnent ; phénomènes dont les progrès technologiques récents permettent d'obtenir des reflets de plus en plus fidèles et de plus en plus variés. Qu'il s'agisse de l'enregistrement et du traitement des informations bioélectriques et neurochimiques, des nouveaux procédés d'imagerie médicale : cartographie métabolique, résonnance magnétique nucléaire, tous ces perfectionnements donnent aux événements physico-chimiques accompagnant les activités mentales, des représentations de plus en plus spectaculaires et mieux localisées.

Devant ce flot d'informations nouvelles, beaucoup de neurobiologistes ou d'informaticiens spécialistes de l'intelligence artificielle, sont encore tentés, soit par convictions idéologiques soit par commodité, par des réponses simples.

Pour les uns et les autres, tenants du physicalisme réductioniste du XIX° siècle, n'ayant à l'esprit que les modèles mécaniques et thermodynamiques que celui-ci nous a légué, le cerveau n'est à la limite qu'une «machine à penser ». Même si cette dernière ne doit pas être conçue comme destinée à maîtriser la matière ou l'énergie mais «l'information », il leur apparaît licite de croire que sous la seule condition d'une complexité comparable, une machine dont les règles de réalisation s'inspirent suffisamment de celles employées par la vie, doit «finir par penser ». Ceci d'autant plus qu'il n'est pas obligatoire de savoir si elle est vraiment «intelligente» ou si, réellement elle «pense », mais seulement de reconnaître qu'elle se comporte de façon identique à celle d'un homme dont nous dirions qu'il pense ou qu'il est intelligent.

Cependant, accepter ces conceptions, c'est faire bon marché des bouleversements que la physique moderne impose à notre vision du monde. Admettre avec Minsky que l'action des hommes est réductible à un ensemble de phénomènes seulement aléatoires gérés par un ensemble de lois purement déterministes, c'est oublier ou négliger l'irréductible incertitude se dégageant aussi bien des phénomènes de la microphysique quantique que des possibilités d'auto-organisation ou d'auto-complexité des systèmes. C'est aussi ignorer les travaux récents des logiciens et des linguistes débouchant sur les notions de propositions indécidables, de vrai non démontrables, d'incomplétude obligée des descriptions.

Les avancées même de la science nous obligent paradoxalement à admettre notre impossibilité radicale à une connaissance totale et définitive sur le monde et sur nous-même. Nous pouvons certes nous refuser à l'angoisse existentielle qu'entraînent ces derniers constats et comme nombre de neurobiologistes et de psychologues contemporains, nous réfugier dans le monde des réponses simples affirmant que conscience, volonté, désirs, liberté, ne seraient que des «interprétations» de mobiles inconscients obéissant à un déterminisme aveugle. Mais ce sont précisément ces «interprétations» qui changent tout. Aux signaux souterrains et largement inconscients présidant au flot incessant des comportements de hasard, la claire lumière du conscient inséparable des interprétations, vient apporter ses acquiescements et ses barrages. Revenant à notre interrogation première, nous lui répondrons que si la singularité humaine nous apparaît indécidable, cette «indécision» est peut-être le seul fondement de cette liberté à laquelle nous ne saurions refuser de croire. Et faire «comme si» nous étions libres m'apparaît déjà bien suffisant pour justifier les espoirs, les efforts, les doutes et les luttes de la conscience humaine.

P. Laget

* Conférence présentée en novembre 1988 à Sarrebruck à une réunion du «Forum masonicum» de la Grande Loge A.F.A.M. d'Allemagne.

Publié dans le PVI N° 78 - 3éme trimestre 1990  -  Abonner-vous à PVI : Cliquez ici

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