GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 3T/1990 |
L'Image de la Femme dans la gnose Tout discours sur
la gnose se heurte nécessairement à la difficulté de la définition même de la
gnose, de par la diversité des textes et de par la complexité des origines et
des influences juives et chrétiennes mais aussi grecques et orientales.
Cependant notre travail ne s'inscrit pas dans le cadre d'une recherche de
philosophie des religions qui tenterait de décider s'il s'agit d'une
orientalisation ou d'une «hellénisation aiguë ». Nous retenons au point de
départ une constance de tout discours gnostique : il s'agit d'un dualisme
fondamental. Ce dualisme sépare le monde supérieur du monde inférieur, celui de
l'esprit de celui de la matière d'une manière quasi irréductible, de telle
sorte que la Croix au lieu d'unir la Terre au Ciel apparaît chez les gnostiques
comme la Limite qui sépare les deux mondes. Dans ces conditions
il est légitime, comme d'ailleurs le firent énergiquement les hérésiologues, de
se demander s'il ne s'agit pas là d'une dangeureuse folie , voire d'une
authentique schizophrénie métaphysique pouvant laisser la voie ouverte sur le
plan éthique à un totalitarisme excluant toute altérité. Nous ne négligeons pas
cette tentation, nous montrons qu'elle constitue le risque majeur de l'attitude
gnostique quand elle prétend s'instaurer comme pensée du réel en invalidant et
méprisant la réalité du monde au nom de l'hypostase d'une réalité spirituelle
pure de toute création. Cependant notre
effort vise à montrer que, si ce risque demeure toujours présent au cœur de la
pensée gnostique, il n'en constitue que la forme facile et dévoyée voire la
perversion. La lecture des textes gnostiques nous a semblé montrer que leur
nature est d'abord poétique et qu'ils décrivent grâce à une puissante
imagination créatrice le paysage intérieur du sujet humain. Dans ces conditions
la perversion consiste à poser ce qui est de l'ordre de l'imaginal et de
l'intériorité comme appartenant à celui de l'objectivité et de l'extériorité. Pour décider de
cette question, à savoir pour décider si la gnose se confond avec un repliement
sur soi proche de ce que Gilbert Durand nomme une schizophrénie métaphysique et
avec la première forme théorisée du totalitarisme comme l'analyse Alain
Besançon, ou si, au contraire, elle est recherche du salut par la puissance de
l'imagination créatrice qui réconcilierait dans une poétique de l'harmonie
intérieure le même et l'autre dont la lutte déchirait l'existence de tout
sujet, nous avons centré notre étude sur l'image de l'altérité qu'est la figure
de la Femme sous le double visage de la Sophia d'En-Haut et de la Sophia
d'En-Bas. Dans cette problématique notre réflexion s'articule en trois temps : II - Habiter le monde : la relation éthique à l'être-autre au féminin. III - Le recueillement poétique de l'être-autre : la femme, lieu imaginal du Tout-Autre. Ce chemin que nous
empruntons en suivant les traces des textes gnostiques, celles justement qui se
font les plus précises dans la double figure de la Femme, nous conduit à penser
que si la Femme se fait image de l'altérité c'est parce que cette symbolique
s'enracine dans non seulement une question mais plus encore dans un draine
ontologique. Il y a en effet pour le gnostique une étrangeté de l'homme au
monde, étrangeté qui correspond à celle du «Dasein»* jeté dans l'inauthenticité
du monde matériel, comme se plaît à le souligner souvent et fortement
Henri-Charles Puech. Si donc nous
inscrivons ce dualisme gnostique dans la perspective plus large de l'existence,
nous pouvons alors avancer que la gnose est l'une des formes les plus insignes
de la conscience séparée ou de la conscience malheureuse. Le malheur déchire la
conscience du gnostique parce que précisément il a le sentiment de son
étrangeté au monde, que, fils apparent de la Sophia d'En-Bas, il est en fait le
fils exilé de la Sophia d'En-Haut et qu'il subit ainsi le même destin que celui
de la Mère spirituelle refoulée dans la chair d'une mère prostituée. Animé du
désir de «fuir là-bas» dans le monde de lumière, de retourner au Plérôme
originel, le gnostique affronte la double question de la possibilité de son
existence dans un monde dégradé et de son retour au monde authentique. Cette
double question est celle du dualisme qui oppose le monde inférieur et le monde
supérieur mais ne peut que se poser qu'en termes d'origine du monde ou des
mondes. Tel est le lieu
même où se déploie le discours mythique de la gnose : celui de la chute et de
la rédemption de Sophia. Il s'agit bien là d'un mythe de la génération ou plus
précisément de la double génération, de la génération selon l'esprit et de la
génération selon la chair. Cette génération se développe soit comme création ou
comme reproduction quand elle est selon l'ordre de la chair, soit comme
émanation à partir d'un germe qui est l'être dans sa plénitude donc dans sa
confusion avec le non-être. La Femme d'En-Haut est «éon» émané alors que celle
d'EnBas n'est que créature condamnée à la création. La première symbolise
l'unité avec le Tout, la seconde l'altérité avec l'Un. Mais du point de vue de
celui qui appartient au monde matériel, le rapport s'inverse : la Femme céleste
est image du Tout-Autre et la Femme charnelle image de ce qui lui ressemble. Cette ambiguïté,
cette double valeur du principe féminin, comme image du principe à la fois
d'altérité et d'altération, n'est en rien accidentel : il ne s'agit point là de
l'accident, né de la convoitise soudaine de Sophia, jalouse du Père qui, en sa
solitude, est source de toute émanation, ni même la conséquence fâcheuse de la
séduction qu'aurait pu exercer sur elle le monde matériel encore sans formes.
Si Sophia succombe au désir de créer seule, à l'image du Pro-Père, ou tombe
dans le piège du miroir des eaux inférieures et troubles, ces événements d'une
histoire avant l'histoire ne sont que la traduction en termes de génération et
de chronologie de la séparation non réalisée mais pourtant déjà présente dès
qu'il y a être, dès qu'un écart se creuse d'avec la sphère du
«Dieu-qui-n'est-même-pas ». Aussi l'image de la
Femme, telle qu'elle se montre dans la double figure de Sophia, ne nous
apparaît ni comme un fantasme ni même comme le résultat d'une faille morale,
d'une chute due à quelque faute, mais bien plutôt comme la marque symbolique
d'une faille ontologique. Nous inscrivons donc cette image de la Femme, autre
désirée mais altérante, corruptrice mais salvatrice comme trace de la
déficience au coeur de l'être dès que naît un être quelconque hors de la
plénitude du Tout ou du Rien. C'est face à une
question ontologique que nous mettent les textes gnostiques et que saisissent
en son fond les penseurs de la gnose : l'être implique l'altérité, le même
l'autre, ou plus brièvement pour être un être l'être doit cesser d'être. C'est
à ce paradoxe ou mieux à cette antinomie que s'affrontent les gnostiques. C'est
de la lutte et de ce combat intérieur pour l'être que naît dans l'imagination
du gnostique cette double figure de la Femme, image de la duplicité de
l'altérité mais aussi de sa nécessaire présence. Ainsi pour nous les mythes et
les allégories de la gnose, dans leur foisonnement désordonné, ne sont pas les
figures d'une imagination affolée ou les moments d'un délire qu'un examen
psychanalytique pourrait réduire à un conflit pulsionnel, mais ils constituent
pour nous la réponse ou au moins l'expression poétique à une question
ontologique. Ainsi nous ne
réduisons pas l'image de la Femme, comme image de l'altérité, ni à des
structures ni à des représentations sociologiques ou psychologiques, car il
s'agit là non pas de la femme telle que la conscience des premiers siècles de
notre ère pouvait se la représenter mais de l'image de la Femme, comme création
symbolique par l'imagination créatrice qui s'en empare pour en faire
l'expression de l'altérité, tant de l'altérité de la chair à l'esprit, que
celle de l'esprit à la chair, dans l'hésitation et le risque de toute
incarnation. Ainsi l'image de la Femme se fait tour à tour idole de la
multiplicité du sensible et icône de l'identité du spirituel. En fait jamais
réconciliée dans sa division et dans son altérité, tant qu'elle n'a pas connu
ou reconnu la conversion finale, la Femme se fait tout à la fois image de
médiation et de division entre les mondes, entre la chair et l'esprit, entre un
esprit alourdi par la chair et une chair allégée par l'esprit, dans l'attente
de la conversion au Plérôme par des noces spirituelles. La conscience
séparée du gnostique donne chair à cette image double et ambivalente de la
Femme parce qu'elle reflète l'ambiguïté du statut de l'Eros et du désir qui
l'attache au monde inférieur et l'éparpille dans la diversité de ses objets
tout en l'attirant vers le monde supérieur, vers l'objet jamais atteint de tout
désir. En ce sens il n'est nullement question ici de psychologie des profondeurs
mais de psychologie profonde, celle d'un «Moi» qui s'efforce de retrouver ses
premières racines en se délivrant de celles qui lui donnent sa pesanteur. Que le «Moi»
cherche ainsi à s'arracher au monde risque d'interdire toute éthique, au sens
où l'éthique s'entend comme un habiter le monde. Ainsi si le gnostique
s'efforce de «fuir là-bas », d'échapper à la pesanteur du monde sensible pour
gagner la liberté du monde spirituel, il combat celle qui l'attache et qui l'a
fait venir au monde. Dans une telle perspective, les gnostiques licencieux
rejoignent les gnostiques encratiques dans leur mépris de l'altérité féminine :
les premiers en refusant tout commerce avec les femmes, les seconds en traitant
dans leur débauche toutes les femmes comme des prostituées pour marquer ainsi
leur mépris et tenter d'échapper à cette altérité ou à cette étrangeté
qu'incarne la Femme. Un tel refus et un tel mépris de la Femme donc de
l'altérité ne fait que répéter les tribulations et les mésaventures de Sophia
exilée dans le monde terrestre : en sa déchéance elle subit les persécutions et
les violences des Archontes, c'est-à-dire des puissances terrestres : Sophia
souffre ainsi aux mains des puissances inférieures parce que le monde ne
connaît pas de rapports harmonieux mais des liens violents imposés par une loi
inique : en haut s'accomplit la paix d'Agapè, en bas règne la violence d'Eros.
Telle est l'opposition entre l'amour et la liberté du Plérôme et le désir de la
loi du monde terrestre. Sophia connaît les mêmes malheurs que ceux de la
Justine de Sade ; les châteaux des maîtres sadiens sont à l'image du monde des
Archontes. L'Agapè réconciliatrice unissant harmonieusement le principe
masculin et le principe féminin des syzyggies dans la paix du Plérôme se
transforme en un Eros violent, diviseur et destructeur dans la guerre du monde
sensible. Il y a là sans doute une éthique ou l'habiter le monde inférieur est
un habiter un monde de la contradiction du toujours autre, de la séparation et
donc du malheur et de la souffrance, alors que le monde supérieur, celui de
l'émanation, substitue à la lutte des contraires l'harmonie des semblables.
L'altérité des sexes se fait «polémos» en bas, guerre du gnostique contre le
corps et la chair, guerre des Archontes contre Sophia, alors que l'altérité par
des noces mystiques se résout dans le monde d'en haut harmoniquement en un
accord indivis. Les deux images de
la Femme n'abolissent donc jamais leur différence, elles se maintiennent dans
leur distance, comme si toute image de la Femme était d'abord celle de la
distance, distance qui ne se supprimerait qu'avec la fin de toute image dans le
Silence du Plérôme comme sur la page blanche du poème déjà toujours écrit et
toujours encore à écrire. Comme image de l'altérité, la Femme n'est pas simplement
le lieu de toutes les correspondances, elle est même plutôt le lieu de toutes
les disjonctions, de tous les écarts où le poème naît entre le silence de
l'identique et le bruit du multiple. En fait ouvrant la césure de l'altérité,
la Femme dans ses images ne la referme jamais, se faisant mère de toutes les
images, tant de celles du monde sensible que du monde spirituel dans leur
désaccord. Image des images, elle ouvre alors la possibilité de l'écriture
poétique, entre la maison terrestre et celle du Père, lieu entre deux lieux qui
laisse l'espace d'un surréalisme authentique, au sens où la Femme en ses images
donne naissance à une surréalité spirituelle qui habite le moi en son
intériorité. Elle n'est plus alors symbole, mais «métabole» puisque l'espace
qui se creuse entre les deux images d'elle-même, maintient l'esprit de ceux qui
savent l'écouter dans la tension qui précède la conversion à la surréalité du
Plérôme. Il nous faut au
terme de cette réflexion préciser les sources de nos textes gnostiques : outre
les références aux hérésiologues et plus particulièrement aux Philosophoumena
d'Hippolyte de Rome et au Contre les Hérésies d'Irénée de Lyon, nous nous
appuyons sur trois sources directes : le codex «Askewanius» qui contient la
Pistis Sophia, le codex de Berlin qui contient le Livre des Secrets de Jean, la
Sagesse de Jésus et Eugnoste, l'Acte de Pierre, et un exemplaire de l'Evangile
selon Marie. Nous faisons aussi un usage très fréquent de l'ensemble des
codices de Nag Hammadi, entièrement mis à notre disposition en version anglaise
par J.M. Robinson sous le titre The Nag Hammadi Library in English. Ces codices
sont aussi en cours de publication par l'Université de Laval Québec et par les
Editions Peeters de Louvain. Michel Barat* «l'être-là» pour
désigner le mode d'existence de l'homme dans le monde. |
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