GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 4T/1989

L'Oeil mouillé du Poète

«Les relations du savoir. Mais est-il l'instrument de la connaissance ?» Texte sybillin.

La tarte à la crème quand on ne sait pas comment commencer, est d'aller voir les dictionnaires. Comme le texte sybillin oppose visiblement «savoir» et «connaissance», il suffit de se reporter à ces mots. On trouve tout de suite que «savoir» (verbe) est, en partie, défini par «connaître» et que, bien entendu «connaître» (verbe) est, en partie, défini par «savoir». C'est le piège classique du dictionnaire. Les substantifs sont un peu mieux traités. On trouve à «savoir» (nom) : «ensemble des connaissances acqui­ses, érudition» ou «ensemble des connaissances plus ou moins systémati­quement acquises par une activité mentale suivie», ce qui ne permet pas de progresser sauf qu'il semble que dans le sac du savoir s'engrangent les connaissances, comme de petites pommes de terre arrachées au sol par un travail acharné. Par contre à «connaissance» (nom) voilà qu'on a, dans un cas : «idée, notion de quelque chose» et dans l'autre : «le fait ou la manière de connaître» avec en prime une citation du Philo-Pédagogue Bachelard qui affirme : «toute connaissance est une réponse à une ques­tion» et une précision : «théorie de la connaissance : étude des rapports entre le sujet (qui connaît) et l'objet». Dans un cas la connaissance semble être un objet puisqu'on l'entasse dans le savoir, dans l'autre c'est un acte aux contours indécis (une «idée», une «notion»). On retient seulement que le savoir est plus large que la connaissance mais que les deux forment des ensembles flous. Le résultat décevant de ce recours aux Arbitres Défi­nisseurs, une déception habituelle, n'est pas trop surprenant, on sait que ces ouvrages servent surtout à apaiser les angoisses orthographiques des consultants.

La savante présentation de la phrase sybilline en tout cas montre claire­ment que les dictionnaires sont à côté de la plaque. C'est que d'abord il y a les relations du savoir et que celui-ci ensuite est l'instrument de la connaissance. Le sac de pommes de terre est devenu la bêche qui brise le sol pour arracher la plante. La plante comme une notion d'idée ou est-ce l'acte de bêcher qui est la connaissance ? L'échelle des valeurs est claire­ment inversée : voici le savoir inférieur à la connaissance puisqu'il y concourt comme tout à l'heure les pommes de terre au savoir. Affreux embrouillamini ! Tant qu'aux relations, la perplexité du grammairien ne peut être qu'entière puisque la relation suppose deux termes au moins et qu'ici il y a les relations mais du savoir ! Les relations du savoir avec quoi ? Il est évident que nous sommes devant une énigme déguisée. Les mots n'ont pas leur sens ordinaire.

Encore que les mots n'ont pas de sens ordinaire pour peu qu'ils aient une coloration un peu abstraite. Pour «connaissance» il n'y a que l'acception qui désigne la petite amie (quelquefois de Président de la République) qui ait, paradoxalement, un sens non-ambigu. Puisqu'il s'agit alors de quel­que chose de (bien en ?) chair et d'os que l'on peut montrer du doigt. Mais voilà la différence ! Il y a les mots que l'on peut montrer du doigt et les autres ! La dispute sera toujours infinie sur ceux dont on ne peut affi­cher le portrait. Ils s'ouvrent sur des perspectives fourre-tout. Maquillés en slogans, ou enchassés dans l'orfèvrerie du verset satanique, ce sont des pistolets braqués sur les cervelles. Ils sont rarement innocents, ils s'achè­tent, ils se vendent, ils se commentent, ils sont l'avant garde d'autres mots vagues, il faut des volumes pour les expliquer : ce sont des abîmes frac- taux, des falaises accidentées de voyelles et de consonnes, une musique raboteuse, une salade d'anxiété, un cliquetis de cailloux démosthéniens vomi dans la soupe épaisse du délire verbeux. Bref, des criminels en puis­sance.

Certains pourtant affirment que le langage est tout et que la nomination est l'art suprême qui suffit pour faire apparaître les choses : que le mot (le Verbe ?) crée la chose. Ceci est faux, c'est une Cabale, un complot. Le mot est une petite séquence. sonore qui coule dans l'oreille et qui plait d'abord par sa musique. S'il correspond à ce qui se montre, il fait naître une image mentale, sinon, il assigne un domaine vers lequel la pensée mélodieusement s'incline, domaine qui s'éclaire d'un feu vague. Souvent cette clarté philosophique s'accompagne d'un plaisir intellectuel douillet, quelque chose comme le contentement d'un estomac qui se souvient d'un bon repas, ou comme la volupté d'un dormeur qui se retourne délicieuse­ment sur sa couche. Ainsi un mot abstrait rappelle vaguement quelque chose, qui, pour la plupart des individus n'est qu'indistinct, mais qui, pour les onanistes intellectuels, est souvent un flou familier et succulent. Et tous croient que, sans doute, pour l'Être Collectif, la communauté, ce mot est une solidité ferme, un Palais orné, un terrain délimité, solidement balisé. C'est cette croyance qui fait le pouvoir des mots. Et cette croyance, rumeur soigneusement propagée par les Nominalistes, est entretenue par ceux qui dominent par les mots. Et, de l'architecture des mots naît la dic­tature de la Langue de Bois, la Lettre Sacrée, le Texte Infaillible, qui bri­sent et écrasent. Ecoutons la petite musique du mot connaissance. N'est- elle pas douce ? Discrète, mais puissante. Quelque part, ailleurs, force organisée. Mais où, ailleurs ?

La méfiance ou la fascination envers les mots est ancienne. Un nommé Anicius Manlius Torquatus Severinus Boethius, dit plus simplement Boèce, qui vécut à Ravenne dans l'Italie Wisigothique entre 475 et 524 de notre ère, a parfaitement mis le doigt sur le problème en traduisant une petite introduction à Aristote rédigée par le néo-platonicien Porphyre et intitulée l'«Isagogue». C'est lui qui est à l'origine de la célèbre querelle des Universaux. La question est de savoir si les termes «universaux» sont des mots ou des choses. Au début du 12e siècle, le débat s'engage à fond. Par exemple, il faut savoir si le mot «homme», lorsqu'il désigne l'huma­nité en général est un mot ou une chose. Abélard le Châtré, du fer de sa dialectique, tranche : «homme» est un mot car il est impossible de mon­trer du doigt un «homme» qui soit la représentation absolue de l'espèce, cette représentation absolue est une abstraction, l'intellect n'en perçoit par l'imagination qu'une «forme confuse».

Et, plus tard, au 20e siècle, le logicien destructeur Ludwig Wittgenstein commente la question de Socrate «qu'est ce que le savoir ?» (selon Yvon Belaval, pour Socrate : «l'aveu de l'ignorance libère la possibilité d'un savoir ») et écrit :

«la question est posée de façon à nous faire douter que le mot «savoir» est utilisé correctement. Nous ne connaissons pas semble-t-il sa significa­tion, et de ce fait nous devrions sans doute nous abstenir d'en faire usage. Nous pourrions cependant répondre qu'il n'existe pas une façon unique d'utiliser le mot «savoir», mais que l'on peut en définir plusieurs qui concorderaient plus ou moins avec les façons diverses dont le terme est réellement utilisé.» (Le Cahier Bleu Tel Gallimard page 83).

Du même auteur, un peu plus haut dans le texte : «Prenons par exemple la question «qu'est-ce que le temps ? ». Celle que ce sont posées Saint Augustin et divers autres auteurs. A première vue on demande simple­ment ainsi une définition ; mais une question se pose aussit8t : «que peut nous apporter une définition qui ne fait que renvoyer à d'autres termes non définis ?»

* * *

J'en étais là de mes réflexions oiseuses sur le sujet imposé et il était clair que je n'avais pas du tout avancé dans la solution de l'énigme. C'est alors que vint le temps de visiter l'Artiste (1). J'en avais été prié par un Galériste qui tenait commerce de photographies et qui voulait orner sa présentation des oeuvres récentes de l'Artiste en question par un texte rédigé sous la signature d'un auteur totalement incompétent sur les questions d'esthéti­que, sous prétexte qu'ainsi il n'y aurait pas d'idées préconçues ou d'effets d'école. Ce raffinement traduit bien l'expansion de la pensée latérologi­que dans tous les domaines.

C'était un jeune homme aux yeux brillants, à la crinière drue, ancien pho­tographe de presse de ceux dont le pain quotidien repose sur un oeil aiguisé qui doit savoir cadrer flash la scène qu'il faut, où il faut, quand il faut. Doux d'expression, réservé de maintien. Le Boutiquier l'avait pré­senté comme quelqu'un qui s'intéresse à l'optique géométrique.

L'Artiste était un fin amateur d'histoire des sciences et surtout amateur dans le texte (!) des Auteurs Illustres du début du 17e siècle ce qui est raris­sime, car plus personne, jamais, ne les lit. Or, donc, cet Artiste se disait séduit par la musique du texte lui-même, indépendamment de l'entende­ment, il y trouvait des poèmes, des images, des jeux superbes, des obser­vations profondes. Il avait donc recopié sur Minitel quelques phrases dûment référenciées selon les normes officielles de la bibliographie. Il affichait ainsi avec l'emphase d'une mise en scène modeste, mais provo­cante, les mots en images. Il utilisait quelquefois ces icones télématiques comme sources lumineuses pour des montages d'optique géométriques classique de sa fabrication. Il photographiait les transformations de l'image source à travers le montage illustrant ainsi quelques phénomènes de base comme la réflexion et la réfraction et donc les propriétés d'instru­ments comme les lentilles, les miroirs ou les prismes.

Il lisait le Magicien de Prague (2), et surtout bien sûr, le Fondateur, Polybe le Cosmopolite (3). Il était très fasciné aussi par des Grecs et des Latins plus anciens qui avaient, bien avant l'Invention de la Science (10 novembre 1619), vaticiné sur le sujet de la lumière, des ombres, et des reflets. Il lisait encore un. Italien qui se perdit une fois dans une forêt obscure et fit de ce voyage un long récit. Du 30e chant du troisième Poème de ce Miroi­tier de Florence, il avait extrait deux lignes pour les illustrer du profil cal­culé par ses soins d'un fond de vase qui d'allongé devenait rond après une certaine transformation. Mais avant d'expliquer ce mystère, il faut dire un mot de Physique.

Tout le monde a vu un bâton dans l'eau : il est droit au sec, demi mouillé, il paraît brisé. C'est le phénomène de la réfraction. Normal, courant, bien comme le nez au milieu de la figure. L'esprit scientifique commence quand on se demande pourquoi le bâton semble tout d'un coup faire avec lui-même un angle. La science commence quand on entreprend d'étudier expérimentalement cette curiosité ou de l'expliquer. La réfraction est pra­tiquement le seul phénomène physique (à part l'astronomie) qui ait fait l'objet chez les Vieux Grecs d'une étude expérimentale. En l'an 140 de notre ère, Claudius Ptolémée, le fameux auteur alexandrin de l'Alma­geste, a entrepris de mesurer l'angle de la réfraction d'un rayon de lumière dans l'eau. C'est aussi le premier exemple de fraude scientifique, d'escroquerie à l'expérience. En effet les angles trouvés, points trop éloignés quand même des mesures modernes, se répartissent harmonieusement sur une parabole. (La parabole est l'une des sections coniques — courbes situées à l'intersection d'un plan et d'un cône de révolution — qui obsédaient les Vieux Grecs et ... l'Artiste). La véritable loi de la réfraction, la Loi des Sinus, a été trouvée selon les Gaulois par notre Polybe national, selon les Autres par un Hollandais nommé Snell. Le Polybe en tout cas raconte avec des dessins, au premier livre de sa Dioptrique, comment on trouve que tout est propor­tionnel au sinus. Les balles du jeu de pelote, rebondissant sans cesse sous les coups de raquette des joueurs, l'avaient inspiré. Il avait assimilé le déplace­ment de la lumière à celui de la balle, les reflets sur un miroir au rebond, l'arrêt du filet à l'obscurcissement des rayons par l'obstacle. Tout s'expli­quait facilement par les principes de la mécanique : le coup de raquette fon­dait la source, pour le reste, il suffisait de démarquer le comportement de la balle. Son génie est d'avoir décomposé le mouvement en composantes verti­cales et longitudinales, et le paroxisme de son génie est d'avoir inventé pour cela les coordonnées qui portent son nom.

Le fin de l'explication vint d'un Collègue de Polybe, nommé Pierre de Fer­mat, un Toulousain, célèbre pour avoir trouvé tout seul le résultat d'un problème d'arithmétique qui, de nos jours fait encore caler les ordinateurs les plus puissants ! Il affirmait aussi que la lumière se déplace toujours d'un point à un autre dans le minimum de temps (ce qui ne veut pas dire selon le plus court chemin géométrique !). A partir de ça, et sachant que la vitesse de la lumière n'est pas la même d'un milieu transparent à un autre (elle est maximum dans le vide) on trouve aisément la loi de la réfraction, celle de la réflexion, et tout ce qu'il faut savoir pour construire les lentilles qui grossis­sent les images, bref, pour faire des lunettes et des microscopes.

Donc en partant de l'observation d'un bâton dans l'eau on peut arriver aux prothèses qui nous font voir atomes et galaxies. Le «savoir» c'est précisé­ment «connaître» l'explication du pourquoi du bâton, ou de l'arc en ciel pour citer une autre valeur fondatrice de la physique. L'observation et la curiosité pour les choses élémentaires, sur lesquelles traînent tous les jours les yeux du Vulgaire, sont les racines de la science. C'est ce que notre Artiste avait parfaitement senti qui justement présentait brutes à la contemplation des réflexions et des réfractions, sans doute pour suggérer au spectateur que là, il y avait à penser.

Ce fut, en effet le rôle historique des Artistes qui défrichèrent à l'origine la Montagne de la Science. Comme leur fonction sociale est d'observer, ils sont naturellement les premiers à s'intéresser aux trucs, aux farces, aux illu­sions d'optique qui troublent la perception. Et comme ils sont aussi un peu histrions, ils font ça avec l'arrière pensée d'utiliser tous ces machins dans les foires pour bonimenter le public et solder leur marchandise. C'est ainsi qu'en 1425 à Florence un Artiste nommé Filippo Brunelleschi, pour éblouir le badaud, inventa expérimentalement la perspective avec des miroirs, un oculaire fixe et un tableau percé d'un trou. Et, peu après, les Artistes com­mencent à utiliser pour préparer leurs tableaux la «camera obscura», inven­tion décrite pour la première fois par les Arabes vers le 11e siècle et qui per­met grâce à un petit trou percé dans une paroi d'obtenir dans une chambre obscure une image renversée de ce qui est à l'extérieur de la chambre, image qui peut s'observer sur un drap tendu, ancêtre de nos écrans. C'est d'ailleurs le vocabulaire des Artistes qu'utilise Polybe quand, beaucoup plus tard, «en prenant l'oeil d'un homme fraîchement mort, ou, au défaut celui d'un bœuf ou de quelque autre gros animal», puis après quelques manipulations chirurgicales, «mettant cet oeil dans le trou d'une fenêtre», il observe «non peut-être sans admiration et plaisir, une peinture, qui représentera fort naï­vement en perspective, tous les objets qui sont au dehors». Et voilà, mettez une lentille à la place du trou, vous êtes sur la voie de l'appareil photo ! Notre Artiste ferme le cercle. Il montre le premier pas historique sur la route de l'image triomphante. L'Image qui va se frotter aux Mots, qui va profiler l'ombre de sa concurrence dans la course aux savoirs.

A partir d'une petite chose, le bâton dans l'eau, la curiosité débouche sur le savoir. Les curiosités s'enchaînent les unes aux autres, se multiplient, se diversifient, se spécialisent et on passe de la babélisation des savoirs à la subtile irrigation des pouvoirs. Savoirs tellement complexes, fruits de curiosités égoïstes, qu'ils sont réservés à ceux qui ont beaucoup étudié. Savoirs tellement dangereux qu'ils sont tenus cachés. Savoirs tellement profitables qu'ils sont confisqués par une minorité. Savoirs tellement pra­tiques, techniques, mécaniques, électriques, qu'ils sont réservés aux mains habiles du Vulgaire.

Décidé à rester les pieds sur terre, je pouvais conclure d'une manière assez grossement matérialiste : le savoir peut finalement se concevoir à la manière des Scientifiques, c'est-à-dire comme une collection de faits qui se montrent du doigt, qui se dessinent, qui se photographient, qui s'ima­gent. Du pratique, du concret, du démontable, du reproductible, du simulable, du dissécable, de l'observable, du formulable.

* * *

Mais, venons en aux mystérieux vers du Banni de Florence. C'était :

«et à peine le bord de mes paupières eût-il bu de cette eau, qu'elle m'appa­rût de longue être devenue ronde» (Par. XXX 88-90)

Ce qu'un autre traducteur (toutes les traductions qui suivent sont d'André Pézard dans l'Edition de la Pléiade) exprime par :

«et dès que l'échenal de ma paupière eût bu de ces flots purs, il me parût que leur lit d'allongé, devenait rond».

Pour l'original :

«E si como di lei bevve la gronda
de la palpebre mie, cosi mi parve
di sua lunghezza divenuta tonda».

Cette citation se déployait sur un fond bleu. Elle était au-dessus d'un grand trait horizontal sous lequel s'étalait une grande figure de courbe tracée point par point sur du papier millimétré (hommage involontaire à Polybe). Le tout était flanqué de la photographie d'un écran de Minitel portant ce texte du Magicien de Prague (Paralipomènes à Vitellion, IV, 5) :

«Le fait est que si l'on marque par des points pour toutes les inclinaisons, les lieux des images dans l'eau, le dessin obtenu est à peu près une hyper­bole, ce qui est encourageant».

L'Artiste voulait signifier ainsi qu'il avait trouvé dans les vers du Poète de Florence, une allusion très claire au phénomène optique de la réfraction.

La courbe représentait la vue «allongée» du fond rond d'un vase à demi rempli d'eau, lorsque la lance du rayon lumineux frappe la surface de l'extérieur. Quant au texte du Magicien, il indiquait bien le niveau de l'espérance : c'est que les courbes formées par la déviation du regard dans l'eau donnent du cercle une image qui est une section conique. C'est le même espoir qui avait fait à Ptolémée légèrement altérer ses mesures expérimentales de l'angle de déviation du rayon réfracté dans la convic­tion que la relation devait s'inscrire sur une parabole. Notre Magicien, plus avisé, et plus précis, voyait bien que ça n'était pas tout à fait ça, mais quand même...

Il ne me fût pas possible, à la suite d'une brève incursion dans la section italienne d'une bibliothèque, de savoir si cette découverte de l'Artiste était connue des savants. Il y avait d'autres vers, cités à propos de la réflexion, qui montraient du moins clairement qu'il y avait effectivement de la physique dans le texte poétique :

«Comme on voit d'un miroir ou d'un seau d'eau
saillir au mur d'en face un rai de flamme
rebondissant d'une force pareille
au rai qui tombe, et le second s'écarte
de la chute d'un plomb par traite égale
si comme expérience et art nous montre»
(Purg. XV 16-21)

Belle expression de la loi de l'égalité de l'angle d'incidence et de l'angle de réflexion, et fort intéressante remarque sur la nécessaire conjonction de l'expérience et de «l'art» (le raisonnement).

On sait que le Florentin a truffé sa Comédie d'allusions astronomiques qui en font, pour qui sait lire, un véritable exposé de la science de l'épo­que. La chose est bien connue et a fait l'objet de plusieurs articles savants. Les érudits ont même compté les rimes «stella-stelle» (étoile(s)), en ont trouvé 27 en tout dans l'oeuvre complète. Ils disent que ce nombre magi­que (34) montre, par ce détail, le soigné de la sous-structure arithmétique. Le Poème est donc un véritable message crypté. Cela n'est pas surpre­nant. L'Auteur livre lui-même sa méthode au Livre II de son «Banquet».

Il expose que tout texte écrit peut offrir quatre sens. Le premier est litté­ral, c'est ce qui se dit directement, «au pied de la lettre», le second est allé­gorique, il se cache, «c'est vérité celée sous beau mensonge», le troisième est moral, c'est la leçon qui se dégage de la fable à transférer dans la prati­que quotidienne, le quatrième sens est l'anagogique, le sur-sens, le sens spirituel. Et commentant son propre poème :

«Vous dont l'esprit meut le troisième ciel ...»

il explique à longueur de pages le sens de chaque mot et comment les pre­miers vers ne se comprennent littéralement que par référence à un traité d'astronomie (le troisième ciel est celui de la planète Vénus selon Ptolé­mée). Puis il expose le sens allégorique (ou véritable) : la Dame de ses pensées est la Philosophie, le Ciel : la Science. Et, l'Auteur Subtil de com­parer les cieux des planètes avec les sept sciences du Trivium et du Quadri­vium. Le troisième Ciel, celui de Vénus, se compare à la Rhétorique «car c'est la plus douce des sciences». Le sixième Ciel, ou Ciel de Jupiter, est celui de la Géométrie «très blanche en ce qu'elle est sans tache d'erreur, et très certaine par soi et par sa servante qui s'appelle Perspective». Et le hui­tième Ciel, le Ciel Etoilé, est celui de la Physique (et de la Métaphysique).

C'est dans les oeuvres du Boèce de la Ravenne Wisigothique, l'homme des Universaux, que la Lumière de Florence a trouvé son inspiration. En effet, Boèce, pur Romain de souche, imprégné de lettres classiques païen­nes et de textes néoplatoniciens, en vint à être condamné à mort en 524 par son Maître goth Théodoric pour avoir un peu trop comploté avec l'Empereur byzantin. (Justinien commencera la reconquête de l'Italie en 535). Il écrivit dans sa prison à Pavie, «pour tenir le coup», un traité qui fût fameux durant toute la période médiévale : «La Consolation de la Philosophie». C'est de ce texte que notre Poète s'inspire (en rendant d'ail­leurs hommage à son auteur qu'il place au Paradis, au quatrième Ciel, celui du Soleil, réservé aux esprits des Sages). Mélangé de prose et de poè­mes (comme la Vita Nova et le Banquet), il comporte un exposé des qua­tre types de connaissances : par les sens, par l'imagination, par la raison, par l'intelligence. On remarque le rapport direct avec les quatre manières potentielles de comprendre un texte écrit. Le dernier type de connaissance se branche sur l'idée «d'idée», bien platonicienne. Le livre de Boèce est si charmant que Casanova, dit-on, en fit, lui aussi, sa consolation sous les Plombs de Venise. Pour rester dans le métallique, c'est au deuxième Ciel, celui de Mercure, «la plus petite étoile du ciel», que notre poète associe la Dialectique (la Logique) «moindre en son corps que nulle autre science»... «et qui va plus voilée que nulle science...»

De la longue explication de texte -du Banquet on comprend que le Floren­tin était un type compliqué à l'esprit suffisamment tordu pour larder chaque mot de son discours de significations hypersubtiles, d'où, à travers le littéral et l'allégorique, on peut, si on est cuirassé d'érudition et de cou­rage, extraire un sens moral pragmatique, voire des options politiques d'époque affirmées, et un sur-sens finement déguisé, si déguisé même que l'Auteur est au Panthéon des Idoles Secrètes de la M...

Un Auteur très bien informé par ailleurs, puisqu'il avait évalué, selon ses commentateurs, le tour de la Terre à l'équivalent de 40 350 km, une approximation excellente (Cony. III v 11), tout en anticipant fort bien ce qui sera le moteur de l'activité ambitieuse des Savants :

«le désir de la science n'est pas toujours un, mais il est mille, et, l'un fini, arrive l'autre ; de sorte qu'à proprement parler ce n'est pas croître que s'élargir comme il fait, mais à une petite chose faire suivre de grandes choses. Car si je désire savoir les principes de choses naturelles, inconti­nent que je les sais ce désir là est accompli et terminé. Et si ensuite je désire savoir la nature et la cause de chacun de ces principes, ceci est un désir nouveau, et par la venue de celui-ci ne m'est pas otée la perfection à laquelle me conduisit l'autre ; et un élargissement de cette sorte n'est pas cause d'imperfection mais de perfection plus grande...» (Cony. IV xiii 1).

* * *

Il faut donc laisser parler le Poète et revenir aux trois vers du Chant 30, ces vers qui révèlent comment le Vase change de forme quand l'oeil pénè­tre sous la limite de l'eau. Au Chant 30, nous arrivons au Xe Ciel : le Ciel Empyrée «qui par sa paix ressemble à la science de la Divinité» au sens allégorique et qui, au sens littéral est le Ciel de Flamme, le Ciel Lumineux, le Ciel Immobile. C'est le lieu où le Voyageur découvre le Fleuve de Lumière, c'est là que son Guide, sa Dame, va le quitter, c'est là qu'elle lui adresse ses dernières paroles :

«Ce haut désir qui te presse et t'enflamme
de tout apprendre ès choses que tu vois
tant plus me plait qu'il renfle plus sa crête
mais des eaux que voici moult te faut boire
avant que si grand soif un peu s'éteigne»
(Par. XXX 70-74) * * *

alors, les yeux du Poète font «meilleurs miroirs» en se penchant sur l'onde et «ils boivent» et ils voient, ils voient «la clarté en figure de cer­cle», au sein de laquelle ils découvrent «le coeur doré de l'éternelle rose», «là, près ou loin n'ôte rien ou n'ajoute», là où «n'ont que faire les lois de la nature». (Par. XXX 121-124).

Autrement dit, ici notre Poète renonce au Savoir, il glisse son oeil à tra­vers la frontière entre Air et Eau, et il se retrouve au-delà du sensible, jusqu'à la vision finale des derniers vers du Chant XXXIII :

«si come rota ch'igualmente è mossa,
l'amor che move il sole e l'altre stelle»
«comme une roue au branle égal, amour
qui mène le soleil et les étoiles»
(Par. XXXIII 144-145)

Comme un écho du vers latin palindrome qui peut se mettre en cercle : En giro torte sol ciclos et rotor igue

«Je suis le Soleil, je suis cette roue mue par le feu dont la torsion fait vibrer les sphères»

La Roue, c'est le tour du potier, le tour sur lequel se façonne le Vase. Le Vase rond.

* * *

Dans l'allégorie du Poème, la frontière qu'est le ménisque de l'eau dans le Vase est la porte qui fait passer du Savoir à la Connaissance, non pas au sens du dictionnaire, mais au sens d'un savoir «supérieur», d'une explica­tion du quatrième mode, spirituelle, anagogique, intelligente au sens des «idées» de Boèce. C'est évidemment la réponse à la question posée par le texte sybillin. C'est l'idée du sur-sens céleste dont la manifestation terres­tre est dans le détail des savoirs triviaux. Une idée dangereuse. C'est parce qu'il croyait à la vertu spirituelle des sections coniques que Claudius Pto­lémée a un peu triché dans la mesure de l'angle de réfraction dans l'eau, de même qu'il a imposé le cercle (autre perfection) pour la description des mouvements célestes, système que détruira définitivement notre prudent Magicien de Prague. Lié par les observations expérimentales de son Maî­tre, il remplacera le cercle par l'ellipse (section conique quand même !).

C'est, qu'au delà du ménisque il n'y a plus de points de repère, il n'y a plus que le vertige des mots et les pièges du jugement moral : perfection, beauté, ordre, vertu, tous Universaux qui ne se montrent pas du doigt ! Et qui, pourtant sont des moteurs de la découverte : le Magicien de Pra­gue croyait à la vertu du nombre et aux horoscopes, l'Anglais à la Pomme, rival posthume de notre Polybe national, tenait la sympathie alchimique pour l'essence du monde et en a fait l'attraction universelle. Polybe lui-même, croyait que le principe de toutes choses était la mécani­que, les roues, les leviers, les ressorts, et plaçait partout ses tourbillons. Le Compère Polonais, lui, avait appris à croire à Padoue en Hélios, alias Re, alias Aton, il en a fait le centre du monde. Notre Poète florentin dissi­mule mal sous ses déguisements mielleux qu'il était probablement nourri à la même mamelle...

Celui qui se risque à mouiller son oeil affronte le royaume du rêve, des délires, et des passions. S'il est Chercheur, serviteur des savoirs, il quitte le domaine du combat entre le modèle théorique et l'expérience, il tombe sous l'empire de la Croyance ou de la Foi avec ses risques, ses enthousias­mes, ses aveuglements, ses élans conquérants, ses souffrances, ses cruau­tés, ses fanatismes, ses aspirations. Il quitte les pentes rudes et escarpées de la Montagne de la Science pour errer, quelquefois secrètement, dans les sentiers obscurs de la Montagne de la Religion.

Du point de vue des Scientifiques, la réponse officielle à la question sybil­line ne peut être que NON : le savoir n'est pas l'instrument de la Connais­sance avec un grand C. Mais le basculement dans le mythe de cette équi­voque Connaissance avec un grand C est une aventure individuelle qui menace, pour son bonheur ou pour son malheur, chaque Savant, à cause de la nostalgie que cette Absence inspire, feu sur lequel soufflent les Poè­tes.

Paul Caro

(1) L'Artiste en question est David Boeno, sur son œuvre voir :
- Paraboles et métaphores, Les Cahiers du Regard, Galerie d'Art Contemporain, Centre Saint Vincent Herbay, 1989
- David Boeno, Les catalogues contemporains. Gallery Urban, Paris, 1989.
(2) Le magicien de Prague : Kepler.
(3) Polybe le Cosmopolite : un surnom que Descartes s'est donné à lui-même.

Publié dans le PVI N° 75 - 4éme trimestre 1989  -
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