GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 4T/1989

Montesquieu le philosophe oublié
1689 - 1755
Hommage de la Commission d'Histoire de la Grande Loge de France
à l'occasion du tricentenaire de sa naissance (18 janvier 1689)

En guise de préface

«Dans une nation libre, il est souvent indifférent que les. particuliers rai­sonnent bien ou mal ; il suffit qu'ils raisonnent : de là sort la liberté, qui garantit des effets de ces mêmes raisonnements».

Ainsi s'exprimait Montesquieu dans «L'Esprit des Lois» (XIX-27). Esprit libre, intuitif, lucide, ne faisant aucune concession lorsqu'il s'agis­sait de défendre aussi bien la liberté et le devoir, Montesquieu a tracé la voie qui mène à la démocratie moderne.

Bien oubliés aujourd'hui, le philosophe et son oeuvre ! ... tous deux occultés par le bicentenaire de la Révolution dont il fut pourtant une des lointaines «Lumières» instigatrices. Son héritage spirituel et politique est toujours aussi riche pour les honnêtes hommes qui prônent l'indépen­dance de l'esprit et la liberté de penser et qui appliquent ces principes dans leurs actes quotidiens. Car les règles qu'il propage, Montesquieu les appli­que d'abord à lui-même :

«Il faut que les lois commencent par travailler à faire des honnêtes gens avant de commencer à les choisir. Il ne faut pas commencer par parler de ces gens-là. Il y en a si peu que cela ne vaut pas la peine..

En ces temps actuels où les «Affaires» agitent les politiciens de tout bord, les paroles de Montesquieu ont une certaine résonance.

Il est dommage que le tricentenaire de sa naissance soit passé quasiment inaperçu, mis à part quelques articles dans les pages culturelles de plu­sieurs quotidiens, magazines et revues littéraires, et oublié par les média audio-visuels. Est-ce que Montesquieu dérangerait encore de nos jours, comme il avait dérangé les Rois et les Princes qui gouvernaient en Europe de son temps ? En l'absence de toute commémoration officielle, on peut se poser cette question.

Pour notre part, ce bien modeste exposé est un hommage que nous ren­dons à celui qui fut l'un des plus grands Francs-Maçons français et l'un des premiers à l'époque où «l'Honorable Société» commençait à s'instal­ler en France. A ce titre, il mérite particulièrement notre reconnaissance.

* * *

Charles Louis de Secondat est né le 18 janvier 1689 au château de la Brède près de Bordeaux. Licencié en droit, il est reçu avocat au Parlement de Bordeaux en 1708 et s'appelle désormais «Seigneur de Montesquieu, baron de la Brède». En 1714 il devient conseiller au Parlement de Bor­deaux puis se marie en 1715 avec Jeanne de Lartigues qui est protestante. Ils auront trois enfants : un fils Jean-Baptiste qui sera franc-maçon et deux filles. En 1716 il est élu à l'Académie de Bordeaux. Son oncle meurt lui léguant sa charge de Président à mortier et le nom de Montesquieu à vie.

Entre 1717 et 1721 il rédige différents mémoires sur l'écho, l'usage des glandes rénales et la transparence des corps. En 1721, il publie à Amster­dam les «Lettres Persanes» qui seront interdites par le Cardinal Dubois en 1722 à cause de leur trop grand succès et des allusions qu'elles contien­nent.

En 1725 il vend sa charge et vient à Paris où il sera élu à l'Académie Fran­çaise en 1727 malgré l'opposition du Cardinal Fleury. Puis, il entame de longs voyages en Allemagne, Italie, Suisse, Hollande. Devenu l'ami de Waldegrave neveu du Maréchal de Berwick, et de Lord Chesterfield, il séjourne à Londres qu'il décrit comme «vilaine ville où il y a de très belles choses (23 octobre 1729) ». Il y admire la liberté politique tout en y déplorant la corruption du régime Walpole. Membre de la Royal Society il est initié Franc-maçon le 12 mai 1730 à la Loge Horn qui tenait son nom de la taverne où les Maçons Opératifs de l'abbaye de Westminster se réunis­saient avant la constitution de la Grande Loge de Londres en 1717, qui deviendra ensuite la Grande Loge d'Angleterre.

De retour à la Brède il publie en juillet 1734 «Considérations sur les causes de la grandeur des romains et de leur décadence ». A Paris c'est de la déca­dence de Montesquieu que l'on parle d'autant plus que co-fondateur de la Loge de Bussy il est ensuite inquiété pour son appartenance par Boucher, intendant de Guyenne et par son vieil ennemi le Cardinal Fleury (1737).

Cela ne l'empêche pas de continuer à fréquenter les Loges de Paris et de Bordeaux et de terminer son oeuvre maîtresse, les livres «de l'Esprit des Lois» qui paraîtront à Genève en 1748 sans nom d'auteur. Bien que la vente soit interdite à Paris l'ouvrage s'arrache. Il en est de même en Europe. Cependant, Jésuites et Jansénistes attaquent Montesquieu ; la Sor­bonne s'inquiète. Il écrit alors «Défense de l'Esprit des Lois». Malesher­bes, directeur de l'Imprimerie Royale lève l'interdiction en 1750 avec le consentement de Louis XV qui protégeait secrètement certains francs- maçons dont Montesquieu. Mais en 1751 «de l'Esprit des Lois» est mis à l'index par la faute de La Beaumelle apologiste maladroit de l'ouvrage. Presque aveugle Montesquieu écrit cependant en 1754 l'article sur le «goût» pour la Grande Encyclopédie. Il meurt le 10 février 1755. Son der­nier manuscrit «Mes Pensées» ne sera édité qu'en 1899.

Il faut noter que Montesquieu avait un an de plus que Marivaux ; cinq ans de plus que Voltaire ; dix-huit ans de plus que Buffon ; vingt-trois ans de plus que Jean-Jacques Rousseau ; vingt-quatre ans de plus que Diderot.

En 1989, deux cent trente quatre ans après sa mort, que reste-t-il de Montesquieu ? De sa pensée, de sa présence, de son influence, de ses principes ?

L'Hôtel de la Monnaie du quai Conti nous propose une très belle médaille de Montesquieu gravée sous son meilleur profil et la Banque de France nous rappelle la vénalité des choses ici-bas en nous «offrant» un billet de 200 francs qui nous montre un _ fort beau portrait et les armoiries de Montes­quieu, le Château de la Brède, avec une allégorie de la justice et la mention de «l'Esprit des Lois»... Ainsi chaque jour nous sommes des millions de per­sonnes à  « palper Montesquieu » en tant que monnaie d'échange !

Sur Figaro Madame du 16 novembre 1985, Maurice Toesca, dans son anthologie de la littérature française qui chaque semaine fait revivre un grand écrivain, citait un texte des Lettres Persanes ainsi rédigé :

« C'est une grande question parmi les hommes de savoir s'il est plus avan­tageux d'ôter aux femmes la liberté que de la leur laisser. Il me semble qu'il y a bien des raisons pour et contre (...). Il faut l'avouer, quoique cela choque nos mœurs, chez des peuples les plus polis, les femmes ont tou­jours eu de l'autorité sur leurs maris.. »

Voilà au moins un propos de Montesquieu qui est toujours d'actualité... sans, toutefois, que le problème soit résolu ! ...

Dans les cahiers de la Grande Loge de France, en octobre 1955 un frère a publié une étude intitulée « Grandeur et faiblesse de Montesquieu» à l'occasion du bi-centenaire de sa mort. Si l'on en croit ce frère une grande partie de l'oeuvre de Montesquieu dont «de l'Esprit des Lois» serait d'inspiration maçonnique.

En mars 1977, dans «La Grande Loge de France vous parle» un autre frère intitule sa causerie dominicale «Le Franc-maçon Montesquieu» et affirme que celui-ci, dans l'Esprit des Lois, «s'explique clairement en Maçon conscient, et montre ce que fut la démarche de son esprit à la recherche de la Vérité ». La vérité me semble tout autre. Certes, on trouve dans l'Esprit des Lois des développements contre l'esclavage, contre la persécution des juifs, contre la torture. On y vante les vertus d'une Répu­blique de la Raison, de l'humanité, du courage. Mais ces exemples ne sont pas l'apanage des seuls Francs-maçons, d'autres hommes non initiés, à la même époque, affirmaient les mêmes principes.

Et puis dans les loges françaises de la première moitié du XVIIIe siècle, comme dans les loges anglaises, allemandes ou hollandaises on ne philo­sophait pas sur les régimes politiques.

Par contre, ce qui est certain, c'est que les lecteurs Francs-Maçons de l'Oeuvre de Montesquieu - passés et présents - y trouvent une semence, une variété de graines qui ne demandent qu'à germer, lever et fleurir puis s'épanouir pour peu que le milieu soit propice. Or, le milieu maçonnique semble être une magnifique serre où les idées de Montesquieu se dévelop­pent et rayonnent.

C'est ainsi qu'on fait l'honneur à Montesquieu d'avoir inspiré par ses écrits la Constitution Fédérale des Etats-Unis en 1787 et notamment d'avoir posé le principe (retenu dans cette Constitution) de la séparation des trois pouvoirs, énoncé dans l'Esprit des. Lois : le Légistatif au Con­grès, l'Exécutif au Président, le Judiciaire à la Cour Suprême.

André Maurois l'affirme dans son « Histoire des Etats-Unis ». C'est aussi l'avis d'historiens Francs-maçons américains qui, s'appuyant sur de nom­breux documents de familles rassemblés par les Research Lodges, prou­vent que les héros de l'Indépendance étaient lecteurs des oeuvres de Mon­tesquieu et possédaient ses ouvrages.

Pourtant Montesquieu ne se prononça pas sur les deux grandes formes de suffrages : universel ou censitaire; non plus sur les formes d'expression collective. Son seul grand désir exprimé était celui de ne pas opprimer les minorités. En cela il rejoint l'idéal maçonnique.

Mais il est un autre principe que l'on retrouve chez Montesquieu lorsque l'on relit ses oeuvres notamment celles écrites après 1730. De nos jours, il est admis - depuis qu'Auguste Conte dans sa Philosophie Positive en 1830 a «inventé» le terme de sociologue pour désigner celui qui se livre à l'étude scientifique des faits sociaux - que Montesquieu fut un sociologue avant la lettre. Sociologue il l'était car pour Montesquieu, le règne de l'égalité véritable s'établit par le Savoir et par la Connaissance. Selon lui, ce qui rend les hommes plus ou moins inégaux c'est l'Esprit. Or, les évé­nements contemporains donnent raison à Montesquieu. C'est ainsi que l'Europe Occidentale capitaliste résistera victorieusement aux poussées prolétariennes de 1917, 1919, 1945 et aussi à celles de 1968. Les classes dites «possédantes» et dirigeantes étaient instruites et l'on sait bien qu'il est plus aisé d'opérer un transfert de biens matériels que d'acquérir les cultures de l'Esprit. Inversement en 1917, les structures décadentes et oppressantes des derniers Tsars de Russie s'écroulèrent facilement devant l'intelligence des divers partisans anti-tsaristes.

Un bel esprit - Maçonnique - a écrit que « La pensée de Montesquieu c'est l'extrême fleur d'un génie d'âge mûrissent, elle exige de la réflexion, de la prudence, de la culture... C'est à la fois sa grandeur et sa faiblesse ».

Sur le plan politique, Jean Starobinski auteur d'un «Montesquieu par lui-même», souligne le rayonnement des idées de Montesquieu en écri­vant en 1953 :

 «Nous vivons dans une société aménagée en grande partie selon les voeux de Montesquieu : l'Exécutif, le Législatif et le Judiciaire y sont séparés : les peines y sont en principe proportionnées aux délits ; le libéralisme éco­nomique y a été pratiqué pendant longtemps. Tout cela nous est si fami­lier que nous y faisons à peine attention... Bien plus, nous avons eu tout loisir, à l'intérieur du monde instauré par la pensée politique de Montes­quieu, de constater ce qui se corrompait et cédait à l'usage. Nous en som­mes à voir se lézarder un édifice que Montesquieu n'avait entrevu que dans son image idéale, esquissée sur fond d'espoir, avant même que la Règle et le Compas en eussent tracé les plans exacts.

Les conditions économiques de l'âge industrie sont venues fausser l'équi­libre d'un calcul qui comptait sans elles..

Mais en 1959, Louis Althusser, dans son petit livre intitulé «Montes­quieu, la politique et l'histoire» soumet les idées de Montesquieu au feu. d'une critique sans complaisance :

«Cet opposant de droite a servi dans la suite du siècle tous les opposants de gauche, avant de donner des armes dans l'avenir de l'histoire à tous les réactionnaires... Toute la période pré-révolutionnaire se joue en grande partie sur les thèmes de Montesquieu, et ce féodal ennemi du despotisme devint le héros de tous les adversaires de l'ordre établi. Par un singulier retour de l'histoire, celui qui regardait vers le passé parut ouvrir les portes de l'avenir. Je crois que ce paradoxe tient avant tout au caractère anach­ronique de la position de Montesquieu. C'est parce qu'il plaidait la cause d'un ordre dépassé qu'il se fit l'adversaire de l'ordre présent que d'autres devaient dépasser...».

Il n'empale que la publication en 1748 de l'Esprit des Lois fut une bouf­fée d'oxygène, de liberté, dans le régime d'absolutisme de l'époque... En 1989 les Princes qui nous gouvernent et tous nos politiciens quelles que soient leurs appartenances et leurs croyances feraient bien de lire ou de relire l'Esprit des Lois, et de s'en inspirer lors de leur démarche politique...

... Quant à moi permettez-moi de conclure ici cette planche, sans recher­cher plus avant le contenu de l’œuvre de Montesquieu et ce qu'il en reste... car comme il l'a si bien écrit :

«Quand on court après l'Esprit... On rattrape la sottise».

Georges Ageon

Annexe N° 1 :
L'activité maçonnique de Montesquieu

Nous sommes très bien renseignés sur les activités maçonniques de Mon­tesquieu par les journaux anglais de l'époque qui publiaient alors un Car­net Maçonnique des Tenues qui avaient lieu en Angleterre et dans les milieux anglais de France, par la correspondance de Montesquieu et de ses amis maçons et aussi par les archives de la Police de Bordeaux et de Paris.

Montesquieu est tout d'abord présenté le 12 février 1730 par le Dr Georges-Louis Tessier à la Royal Society de Londres, creuset maçonnique où il est élu le 26 février 1730, sa candidature ayant été appuyée par ses amis anglais dont le Duc de Richmond, ancien Grand-Maître de la Grande Loge de Londres, le Duc de Montaigu, Milord Pembroke, Alexandre Stuard médecin de la Reine Caroline et futur membre de l'Aca­démie de Bordeaux, et Martin Ffolkes qui deviendra un ami privilégié.

Le mardi 12 mars 1730 Montesquieu est initié à la Loge qui se réunissait à la Horn Tavern ; le British Journal du samedi 16 mars rapporte la cérémo­nie dans les termes suivants :

«Nous apprenons que mardi soir à une Tenue de Loge à la Horn Tavern, dans Westminster, où étaient présents le Duc de Norfolk, Grand-Maître, Nathaniel Blakerby, vice Grand-Maître, et d'autres grands officiers, ainsi que le Duc de Richmond, Maître de la Loge, le marquis de Beaumont, Lord Mordaunt, le marquis de Quesne et plusieurs autres personnes de distinction, les nobles étrangers ci-dessous, Charles-Louis président Mon­tesquier (sic), Francis comte de Sade... furent reçus membres de l'Ancienne et Honorable Société des Francs-Maçons».

Le 15 décembre 1732, Montesquieu assista à l'Allumage des Feux de la Loge «Anglaise n° 204» à Bordeaux, constituée par des marins anglais le 27 avril de la même année.

Le Saint James Whitehall Evening Post du 7 septembre 1734 indique que Montesquieu a assisté à une Tenue dans une Loge de Paris

«Nous apprenons de Paris qu'une Loge de Francs-Maçons s'est récem­ment tenue ici en la demeure de Sa Grâce la Duchesse de Portmouth, où Sa Grâce le Duc de Richmond, assisté par le comté de Waldegrave, le Président Montesquier (sic), le Brigadier Churchill, Edouard Young Esquire secrétaire du très honorable Ordre du Bain et Walter Stickland Esquire, ont admis dans cette ancienne et honorable Société, plusieurs personnes de qualité, parmi lesquelles étaient le marquis de Brancas, le général Skel­ton et le fils du Président».

En fait, cette Loge de Paris, où fut initié en présence de Montesquieu, son fils Jean-Baptiste de Secondat, alors âgé de 18 ans, n'est autre que la Loge «d'Aubigny» n° 133 dont le Maître de Loge est le Duc de Richmond, Charles de Lennox, aussi Duc d'Aubigny (en Berry) et Pair de France, Passé-Maître de la Loge Horn. Il réunit sa loge d'Aubigny aussi bien à Paris qu'en Berry, comme nous le verrons plus loin.

Le 31 juillet et le 2 août 1735, Montesquieu échange une correspondance avec le Duc de Richmond, qui l'invite à une tenue dans sa Loge au Châ­teau d'Aubigny, en présence du Dr Désaguliers, «le Grand Belzébuth de tous les Maçons ». Cette lettre retrouvée avec d'autres correspondances à (et de) Montesquieu dans les archives d'une vieille famille bordelaise (d'Aux), et rendue publique en 1981, n'a été publiée intégralement qu'en 1982. Nous la donnons en annexe 2.

Le Saint-James Whitehall Evening Post du 20 septembre 1735 annonce encore une Tenue à Paris où assistait Montesquieu. Elle est d'importance pour ce qui concerne l'histoire des premières Loges françaises ; voici ce qu'écrit le Journal anglais:

«On écrit de Paris que Sa Grâce le Duc de Richmond et le Dr Désaguliers, ex Grand-Maître de l'ancienne et honorable société des Maçons libres et accep­tés, munis à cet effet d'une autorisation et scellée de son sceau ainsi que celui de l'Ordre, ont convoqué une Loge à l'Hôtel de Bussy dans la rue de Bussy (Note de l'auteur : au 4 de la rue de Buci actuelle). Etaient présents : Son excellence, le comte de Waldegrave, ambassadeur de Sa Majesté près du Roi de France; le très honorable Président Montesquieu; le marquis de Lomu­ren; Lord Dursley, fils du comte de Berkley; l'honorable M. Fitz William; Messieurs Knigh père et fils; le Dr Wickman et plusieurs autres personnages français et anglais. Les nobles et gentlemen ci-après désignés y ont été reçus dans l'Ordre, savoir: Sa Grâce le Duc de Kingston; l'honorable comte de Saint-Florentin, secrétaire d'Etat de Sa Majesté très chrétienne; le très hono­rable Lord Chewton, fils de Lord Waldegrave; M. Pelham, M. Arminger, M. Colton et M Clément. A la suite de la cérémonie, les nouveaux Frères ont offert un splendide banquet à toute l'assistance».

Cette relation d'une tenue importante par le journal anglais concerne-t- elle une Tenue exceptionnelle de la Loge d'Aubigny à Paris ou l'Allumage des Feux de la Loge de «Bussy» qui deviendra plus tard la Loge «Bussy­Aumont» du nom du futur Maître de Loge ? La question s'est posée : Marcy penche pour la Loge d'Aubigny, alors que dans le Dictionnaire de Daniel Ligou, le signataire «J. Br» de la notice sur Montesquieu, ainsi que d'autres historiens dans d'autres ouvrages, citent la Loge de Bussy.

Or, l'Hôtel de Bussy était à cette époque occupé par le Traiteur Alexis Landelle qui, - cela est prouvé - y recevait épisodiquement d'autres Loges. Pierre Chevallier a daté la constitution de la Loge de Bussy le 29 novem­bre 1736, et son installation le 7 février 1737, ce que confirme Daniel Ligou dans son «Histoire des Francs-Maçons en France» (qui date de 1981). Si l'on considère les très sérieux travaux de la Loge de Recherches «Villard de Honnecourt» il semble bien que c'est la Loge d'Aubigny qui s'est réunie rue de Bussy à Paris en septembre 1735 et que la Loge de Bussy a été installée durant l'hiver 1736/1737.

Pour terminer avec la Loge d'Aubigny - qui sera démolie en 1737, après le retour définitif du Duc de Richmond en Angleterre — rappelons que c'est de cette Loge que la première indiscrétion - en France - de ce qu'était une initiation maçonnique, fut propagée. Elle fut le fait du Duc de Kingston, initié en septembre 1735, rue de Bussy, et qui raconta sur l'oreiller le déroulement de la Tenue à sa Maîtresse, «la Carton» une ancienne dan­seuse qui était aussi l'amie et l'indicatrice du Lieutenant Général de police Hérault qui renseignait ainsi le Cardinal Fleury suz les faits et gestes des anglais et sur les personnalités françaises et étrangères qui assistaient aux Tenues. Hérault fit fermer quelques Loges en pourchassant les Traiteurs... mais ne put rien contre les Maçons, souvent de haute noblesse, et qui protégeaient leurs Frères de la Roture. Hérault se fit un beau pactole en publiant les indiscrétions de la Carton et les papiers saisis dans les Loges.

Le 6 avril 1737, Boucher, Intendant de Guyenne, dénonça les activités maçonniques de Montesquieu à Bordeaux, à la suite de quoi le Cardinal Fleury lui interdit de fréquenter les Loges, ce qui rassura Boucher et n'empêcha pas Montesquieu d'assister à ses tenues et de participer à la création de la première Loge Française de Bordeaux, en 1740 et dont le comte de Pontac devint Vénérable.

En juin 1747, Montesquieu séjourna au château de Lunéville, invité par le Roi de Lorraine Stanislas Leszinski qui l'admirait et qui protégeait la Loge de la Cour, et à laquelle appartenaient nombre de membres de sa famille, des gentilhommes et des ecclésiastiques lorrains, que Montes­quieu rencontra lors de sa visite à la Loge.

Le 21 mars 1751 Montesquieu sera élu à l'Académie Stanislas de Nancy, mais il ne fit pas le voyage pour sa réception car atteint de la cataracte sa vue était déjà très faible.

Annexe N° 2 :
Montesquieu, « correspondance inédite »
Extrait de la Revue d'Histoire Littéraire de la France n° 2 mars-avril 1982 - Lettre n° 27 pages 217 et 218*

Le duc de Richmond à Montesquieu

A Chanteloup ce 31 juillet (1735)

Puisque vous ne venez pas, mon cher président, nous voir en Angleterre, vous devriez au moins vivre un peu avec nous pendant que nous sommes en France. Faites donc graisser votre chaise, prenez la poste, et venez nous voir à Aubigny. C'est une affaire d'un jour et demi. La première nuitée vous pourrez coucher à Montargis, et le lendemain vous dînerez chez nous. Il faut continuer sur la route de Lyon jusqu'à une poste qu'on appelle les Bézards, et de là on vous mène droit à Aubigny2. Ce n'est que neuf lieues, quoiqu'on vous fera payer sept postes. Ce n'est pas seulement moi, mais madame de Richmond et madame Hervey qui souhaitent aussi ardemment de vous voir. J'ai encore un autre raisonnement qui assuré­ment vous tentera davantage de faire ce petit voyage. Sachez donc, mon très vénérable frère, que la maçonnerie est très florissante à Aubigny. Nous y avons une loge de plus de vingt frères. Ce n'est pas là tout : sachez enfin que le grand Belzébuth de tous les maçons, qui est le docteur Désaguliers3, est actuellement à Paris, et doit venir au premier jour à Aubigny pour y tenir la loge. Venez-y donc, mon cher frère, au plus tôt recevoir sa bénédiction. Mais pour parler sérieusement et la maçonnerie par conséquent à part, vous nous obligerez infiniment, mon cher prési­dent, si vous voudriez nous y venir voir. J'y serai mercredi qui vient le 3 août et j'y resterai au moins trois semaines. Adieu, mon cher président. Mon amitié et mon attachement pour vous est inviolable.

Commentaire :
Autographe, non signée. Feuille double de 23,5 x 18,5 cm. Pas d'adresse. Marques d'une pliure en 4.
Charles Lennox, second duc de Richmond (1701-1780), est fréquemment mentionné dans la correspondance de Montesquieu. Des lettres qu'il adressa au philosophe, celle-ci est la seule qui nous soit parvenue. De même nous ne connaissons qu'une seule lettre de Montesquieu à Rich­mond : la réponse à la présente lettre a été publiée par R. Shackleton, French Studies, 1958, p. 328. Montesquieu décline l'invitation. La réponse est datée : « A Paris, ce 2 juillet 1735 », ce qui est évidemment impossible. Il convient de corriger : «2 août» Montesquieu écrivant au début d'un nouveau mois a par étourderie daté encore du mois précédent.

Notes :
* Nous remercions la famille d'Aux et son conseil M. le Bâtonnier P.A. Perrod qui nous autorisent à publier cette lettre, ainsi que M. René Pomeau, directeur de la Revue d'Histoire Littéraire de la France, auteur du Commentaire et des trois notes.
1. Château aujourd'hui disparu proche d'Amboise (il n'en subsiste que la Pagode). C'est à Chanteloup que Choiseul se retirera après sa disgrâce en 1770.
2. Les Bézards, au sud de Montargis. En continuant l'actuelle route D 940, qui traverse la Loire à Gien, on atteint Aubigny-sur-Nère, à 46 km des Bézards.
3. Désaguliers, protestant réfugié à Londres, était l'une des tètes de la franc-maçonnerie anglaise. Dans sa réponse Montesquieu s'exclame : «Soit le bien arrivé le docteur Désa­guliers, la première colonne de la franc-maçonnerie. Je ne doute pas que sur cette nouvelle tout ce qui reste encore à recevoir en France de gens de mérite ne se fasse maçon».

Publié dans le PVI N° 75 - 4éme trimestre 1989  -
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