Culture, Franc-Maçonnerie et
civilisation
Il convient tout
d'abord de nous attarder un peu sur quelques problèmes de
définition de ces
notions. Le mot « civilisation », un néologisme,
apparaît tardivement en
France au XVIIème siècle. Il a été
fabriqué à partir de « civilisé » et
s'oppose à «barbarie ». Il signifie poli,
policé, civil. La notion de
civilisation désigne à la fois les valeurs morales et
matérielles à la
différence du vieux mot culture qui se rattache plus à la
sphère spirituelle.
La langue moderne éprouve une certaine réticence à
employer le mot
civilisation. En effet « La » Civilisation, employé
au singulier, a perdu de
son lustre. Elle n'est plus la haute, la très haute valeur
morale et
intellectuelle qu'apercevait le XVIIIème siècle. A cet
égard, le mot humanité
a maintenant un peu remplacé le mot civilisation.
Cet exposé est
consacré à une comparaison entre le rôle joué par la culture - entendue au sens
spirituel - dans la Franc-Maçonnerie et celui joué par la culture dans la
civilisation occidentale.
* * *
Analysons dans un
premier temps le rôle joué par la culture dans la Franc-Maçonnerie. La culture
est à la base de la Franc-Maçonnerie puisque le but que cette dernière se
propose est d'améliorer l'homme par la culture.
La Franc-Maçonnerie
est détentrice de vieilles traditions spirituelles.
En effet, les
doctrines pythagoriciennes de mathématiques appliquées furent conservées et
transmises sous la forme de secrets de famille par les corporations d'artisans
constructeurs, et en particulier par les corporations de maçons. Parce que qui
veut pratiquer l'art de construire doit connaître et respecter les lois
régissant l'équilibre et l'harmonie hors desquels rien de durable ne saurait
être érigé.
L'essor prodigieux
de l'architecture religieuse à l'époque romane conduit à l'apparition de Loges
de Maçons, petits édifices attenants au futur chantier où s'accomplissaient
tous les travaux de la pensée.
Puis, en 1717,
quelques loges de Londres se réuniront au sein d'une véritable fédération, la
Première Grande Loge Permanente. A partir de là, le but devint de continuer à
édifier et construire dans l'équilibre dynamique de la règle et de l'amour,
mais non plus des édifices matériels. Il s'agissait, pour chaque homme de bonne
volonté, de tendre vers le sublime dépassement du perceptible et de
l'exprimable.
La Franc-Maçonnerie
envisage « L'Homme » sans distinction de races, de croyances ou de classes.
Elle tend donc vers l'Universalisme et prône comme vertu essentielle : La
Tolérance. Si diverses que soient leurs opinions métaphysiques, les francs-maçons
croient tous en effet en l'existence d'un Ordre universel qui préside à tous
les phénomènes, ceux de l'esprit et ceux de la matière. Cette LOI est source de
toute puissance et de toute connaissance.
L'initiation est le
cheminement qui conduit l'aspirant vers la connaissance de la Loi. Cette
initiation est poursuivie conformément à la tradition millénaire des
constructeurs qui, dans la pratique quotidienne de la réflexion et du travail,
réalisaient en eux-mêmes et dans leur oeuvre l'équilibre de la sagesse, de la
force et de la beauté par la quête perpétuelle et dynamique de la vérité. Le
franc-maçon chemine pas à pas sur la voie de la connaissance et il ne peut en
brûler une étape sans sortir du chemin.
Cette initiation
est basée sur un langage symbolique. En effet, le symbole est accessible à tous
puisqu'il est le langage du sentiment et de l'imagination. En outre, la
méthode symbolique ne contraint la pensée de personne, le symbole n'impose
rien, il suggère, il éveille. Donc la Franc- Maçonnerie vise à la communion des
hommes dans le temps et dans l'espace.
Mais cet
universalisme s'accompagne de tolérance. Le franc-maçon recherche la vérité
mais il ne prétend jamais la posséder d'une manière totale et absolue et
reconnaît aux autres le droit de la rechercher en empruntant d'autres voies
(par exemple la recherche scientifique).
Le franc-maçon ne
se réclame d'aucune école, d'aucune église, d'aucune philosophie. Il n'en
rejette aucune car chacune contient une part de vérité et peut aussi contenir
une part d'erreur. La tolérance est à la compréhension humaine ce que la
méthode est à la compréhension scientifique.
* * *
On peut maintenant
faire une comparaison avec le rôle joué par la culture dans la civilisation
moderne.
La culture
occidentale et la culture de la Franc-maçonnerie présentent des valeurs
communes.
En effet, les
valeurs de la culture maçonnique sont aussi dans une large mesure, celles qui
ont fondé notre civilisation. La Franc-Maçonnerie a même contribué à la
diffusion des valeurs de la civilisation occidentale, notamment en jouant un
rôle important dans l'élaboration et la diffusion de l'encyclopédie.
Le XVIIIème siècle
est un siècle de renouveau intellectuel et d'épanouissement de nouveaux
courants d'idées qui s'est, entre autres, manifesté par la réalisation de
l'Encyclopédie.
Cette Encyclopédie
- ou dictionnaire raisonné des arts, des sciences et des métiers - se voulait
une synthèse de toutes les connaissances, une bible du savoir. Il s'agissait
donc d'une somme que devait acquérir l'honnête homme du XVIIIème siècle. Or, ce
même désir de rassembler les connaissances humaines, cette même foi dans la
science et la réalisation de l'homme pour la connaissance, existaient dans les
loges maçonniques.
Il n'est donc pas
étonnant que les liens entre Franc-Maçonnerie et Encyclopédie soient étroits.
Les principaux
auteurs de l'Encyclopédie (Voltaire, de Lalande, Condorcet, Puissieux,
Diderot, d'Alembert) étaient d'ailleurs également francs- maçons. Il est
possible que l'éditeur de l'Encyclopédie, André-François Le Breton, fût
également franc-maçon. La diffusion de l'Encyclopédie fut aidée surtout par les
Loges et par les Cercles Littéraires.
L'humanisme est un
des aspects fondamentaux de la pensée d'Occident. On peut définir sous le nom
d'humanisme une éthique de la noblesse humaine. Elle exalte l'effort de
l'individu pour développer en lui-même, au moyen d'une discipline stricte et
méthodique, toutes les puissances humaines, pour ne rien laisser perdre de ce
qui grandit l'humain et le magnifie.
L'humanisme part de
l'homme et de la foi en l'homme. En cela il est en accord avec l'éthique de la
Franc-Maçonnerie. Notons cependant qu'il en diffère quelque peu par son aspect
revendicateur qui est étranger à la Franc-Maçonnerie. En effet, l'humanisme
occidental est souvent contre, il est un fruit de l'orgueil, revendication
perpétuelle.
La liberté est
aussi une valeur fondamentale de la civilisation occidentale. Le libéralisme a
même été en grande partie le moteur de l'histoire de la civilisation.
Le concept de
liberté est difficile à définir en raison de son caractère dynamique : l'étude
historique du combat mené pour la Liberté montre qu'il y a eu plusieurs étapes
depuis l'apparition de l'homme. Chacune se caractérise par la lutte contre un
type de contrainte déterminé et chacune apporte une victoire partielle dont la
conséquence est l'apparition ou la découverte de contraintes nouvelles contre
lesquelles le combat recommence.
En outre, ces
libertés ne cessent de se menacer les unes les autres. Telle d'entre elles,
limite, supprime telle autre, qui succombera à son tour devant un nouvel
adversaire.
Au Moyen-Age, la
notion de liberté n'est encore que collective. Les libertés ce sont des
ensembles de franchises, de privilèges, à l'abri desquels telle ou telle
collectivité de personnes et d'intérêts se met à l'abri. Il en est ainsi pour
les villages, les villes et même plus tard les états eux-mêmes.
Quant au concept de
liberté individuelle, il faudra longtemps pour qu'il se définisse. La réforme a
dégagé les bases d'une liberté de conscience dans la mesure où elle pose le
principe d'une liberté d'interprétation individuelle de la révélation. La
Renaissance et l'humanisme affirment le respect, la grandeur de l'homme en
tant qu'individu, ils exaltent son intelligence, son pouvoir personnel. Notons
aussi l'importance philosophique accordée à l'individu par Descartes.
Cette notion de
liberté, encore «abstraite », théorique qui s'était élaborée de la Renaissance
et de la Réforme à la Révolution, a acquis une puissance nouvelle dans la
Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. Elle est devenue doctrine avec
le libéralisme.. Libéralisme désigne tout à la fois une doctrine politique
(démocratie, séparation des pouvoirs), une doctrine économique (laisser-faire,
laisser-passer), une doctrine philosophique (liberté de penser, tolérance et
respect d'autrui).
L'universalisme est
encore une valeur que notre civilisation partage avec la Franc-Maçonnerie. La
civilisation occidentale, contrairement à beaucoup d'autres, à des visées
universalistes. Elle cherche à étendre sa culture et ses valeurs au-delà de son
territoire géographique. Le problème est que cette propagation s'est souvent
faite au mépris des autres cultures.
Notre civilisation,
en effet, a provoqué la destruction de beaucoup de cultures. Cet aspect de
l'universalisme de notre civilisation est tout-à-fait en contradiction avec
l'esprit de tolérance et de respect de l'autre que prône la Franc-Maçonnerie.
En revanche, notre civilisation rejoint la Franc- Maçonnerie dans sa volonté de
promouvoir sa conception des Droits de l'Homme sur toute la planète.
Si la civilisation
occidentale partage avec la Franc-Maçonnerie un certain nombre de valeurs, il
n'en reste pas moins que la culture entendue au sens spirituel n'y occupe pas
la même place que dans la Franc-Maçonnerie. La culture, dans la
Franc-Maçonnerie, est entendue au sens spirituel et non matériel. Or,
l'évolution de notre société se caractérise par la part croissance prise par
le matériel au détriment du spirituel.
En effet, si la
Franc-Maçonnerie vise à l'amélioration de l'homme d'un point de vue spirituel
et moral, notre société se borne souvent à rechercher l'amélioration du
bien-être matériel de l'homme. A l'inverse de ce progrès matériel, on note dans
notre société une diminution de la spiritualité sous toutes ses formes
(sentiment religieux, volonté de dépassement...). Ceci est particulièrement
très perceptible dans l'art contemporain.
En outre, la
spiritualité franc-maçonnique est intemporelle et universelle et elle n'a
besoin pour cela d'aucun organisme international, alors que notre civilisation,
en dépit de ses velléités d'universalisme, est bien sûr limitée dans le temps
et dans l'espace. La raison en est que la Franc- Maçonnerie est basée sur un
symbolisme universel. La question que l'on peut se poser est : si les
civilisations sont toutes mortelles, la Franc- Maçonnerie, elle,
survivra-t-elle ?
Enfin, on peut
noter dans notre société tout un courant de pensée propagé par l'intelligentsia
depuis deux décennies et visant à remettre sérieusement en question les valeurs
qui ont été à l'origine de notre civilisation. Ceci est vrai aussi bien pour
les concepts d'individu, d'égalité, de liberté que d'humanisme.
En ce qui concerne
« L'individu » : il serait, d'après un certain nombre d'intellectuels, une
abstraction qui ne recouvre aucune réalité. L'homme en effet n'existe qu'en
tant que membre d'une société donnée : considérer l'individu, abstraction faite
de la société dans laquelle il est inséré, serait une illusion à laquelle nous,
Occidentaux, voulons croire. Il n'est que de lire le très beau livre de Lucien
Malson «Les Enfants Sauvages» pour s'en persuader. Cette thèse visant à nier le
concept d'individu est particulièrement développée dans «Essais sur
l'Individu» de René Dumont.
Quant au concept d'
« Egalité », il a été également remis en question. Il apparaît en effet que
toute structure sociale implique nécessairement une hiérarchie, quels que
soient les critères sur lesquels cette hiérarchie se fonde. L'idéal égalitaire
n'est donc réalisable dans aucune société. René Dumont développe cette idée
dans ses ouvrages : «Homo equalis» et «Homo hierarchicus».
Le concept de «
Liberté » a été, lui aussi, sérieusement battu en brèche. Plus les sciences de
l'homme progressent et plus celui-ci mesure le poids des déterminismes qui
pèsent sur lui. L'éthnologie, la psychanalyse, la biologie... ne cessent de
réduire la part de liberté qu'a l'homme. Ses actes sont plus le produit
complexe d'un enchevêtrement de déterminismes qu'ils ne s'expliquent par
l'exercice de son libre arbitre.
« L'humanisme » de
notre civilisation, enfin, a pu être violemment critiqué. En effet, sous
couvert d'Humanisme, il faut bien rappeler que notre civilisation en a
détruites ou destructurées bien d'autres en leur imposant ses propres valeurs
qu'elle présente à tort comme des valeurs universelles.
* * *
La Franc-Maçonnerie
est animée par un idéal symbolique, par l'idée du Grand Architecte de l'Univers
dont les maçons sont les ouvriers, cela dans le but de faire avancer le grand
chantier, la grande oeuvre d'une civilisation de progrès et d'amour dans le
monde. Le but de la Franc-Maçonnerie est moins de faire des hommes très
instruits que de les élever dans le domaine spirituel et de développer leurs
aptitudes de tolérance et de fraternité afin de parvenir à l'émergence d'une
civilisation sans frontière, une civilisation universelle.
Il faut cependant
souligner que l'homme occidental reste encore très éloigné de l'idéal de
l'homme universel que la Franc-Maçonnerie cherche à réaliser. La
Franc-Maçonnerie a donc un rôle d'autant plus important à jouer dans notre
société actuelle, société en manque de spiritualité.
Charles Bénamon
Publié
dans le PVI N°
73 - 2éme trimestre 1989 - Abonnez-vous
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