GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 2T/1989


Culture, Franc-Maçonnerie et civilisation

Il convient tout d'abord de nous attarder un peu sur quelques problèmes de définition de ces notions. Le mot « civilisation », un néologisme, appa­raît tardivement en France au XVIIème siècle. Il a été fabriqué à partir de « civilisé » et s'oppose à «barbarie ». Il signifie poli, policé, civil. La notion de civilisation désigne à la fois les valeurs morales et matérielles à la différence du vieux mot culture qui se rattache plus à la sphère spiri­tuelle. La langue moderne éprouve une certaine réticence à employer le mot civilisation. En effet « La » Civilisation, employé au singulier, a perdu de son lustre. Elle n'est plus la haute, la très haute valeur morale et intellectuelle qu'apercevait le XVIIIème siècle. A cet égard, le mot huma­nité a maintenant un peu remplacé le mot civilisation.

Cet exposé est consacré à une comparaison entre le rôle joué par la culture - entendue au sens spirituel - dans la Franc-Maçonnerie et celui joué par la culture dans la civilisation occidentale.

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Analysons dans un premier temps le rôle joué par la culture dans la Franc-Maçonnerie. La culture est à la base de la Franc-Maçonnerie puis­que le but que cette dernière se propose est d'améliorer l'homme par la culture.

La Franc-Maçonnerie est détentrice de vieilles traditions spirituelles.

En effet, les doctrines pythagoriciennes de mathématiques appliquées furent conservées et transmises sous la forme de secrets de famille par les corporations d'artisans constructeurs, et en particulier par les corporations de maçons. Parce que qui veut pratiquer l'art de construire doit con­naître et respecter les lois régissant l'équilibre et l'harmonie hors desquels rien de durable ne saurait être érigé.

L'essor prodigieux de l'architecture religieuse à l'époque romane conduit à l'apparition de Loges de Maçons, petits édifices attenants au futur chantier où s'accomplissaient tous les travaux de la pensée.

Puis, en 1717, quelques loges de Londres se réuniront au sein d'une véri­table fédération, la Première Grande Loge Permanente. A partir de là, le but devint de continuer à édifier et construire dans l'équilibre dynamique de la règle et de l'amour, mais non plus des édifices matériels. Il s'agissait, pour chaque homme de bonne volonté, de tendre vers le sublime dépasse­ment du perceptible et de l'exprimable.

La Franc-Maçonnerie envisage « L'Homme » sans distinction de races, de croyances ou de classes. Elle tend donc vers l'Universalisme et prône comme vertu essentielle : La Tolérance. Si diverses que soient leurs opi­nions métaphysiques, les francs-maçons croient tous en effet en l'exis­tence d'un Ordre universel qui préside à tous les phénomènes, ceux de l'esprit et ceux de la matière. Cette LOI est source de toute puissance et de toute connaissance.

L'initiation est le cheminement qui conduit l'aspirant vers la connaissance de la Loi. Cette initiation est poursuivie conformément à la tradition mil­lénaire des constructeurs qui, dans la pratique quotidienne de la réflexion et du travail, réalisaient en eux-mêmes et dans leur oeuvre l'équilibre de la sagesse, de la force et de la beauté par la quête perpétuelle et dynamique de la vérité. Le franc-maçon chemine pas à pas sur la voie de la connais­sance et il ne peut en brûler une étape sans sortir du chemin.

Cette initiation est basée sur un langage symbolique. En effet, le symbole est accessible à tous puisqu'il est le langage du sentiment et de l'imagina­tion. En outre, la méthode symbolique ne contraint la pensée de per­sonne, le symbole n'impose rien, il suggère, il éveille. Donc la Franc- Maçonnerie vise à la communion des hommes dans le temps et dans l'espace.

Mais cet universalisme s'accompagne de tolérance. Le franc-maçon recherche la vérité mais il ne prétend jamais la posséder d'une manière totale et absolue et reconnaît aux autres le droit de la rechercher en empruntant d'autres voies (par exemple la recherche scientifique).

Le franc-maçon ne se réclame d'aucune école, d'aucune église, d'aucune philosophie. Il n'en rejette aucune car chacune contient une part de vérité et peut aussi contenir une part d'erreur. La tolérance est à la compréhen­sion humaine ce que la méthode est à la compréhension scientifique.

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On peut maintenant faire une comparaison avec le rôle joué par la culture dans la civilisation moderne.

La culture occidentale et la culture de la Franc-maçonnerie présentent des valeurs communes.

En effet, les valeurs de la culture maçonnique sont aussi dans une large mesure, celles qui ont fondé notre civilisation. La Franc-Maçonnerie a même contribué à la diffusion des valeurs de la civilisation occidentale, notamment en jouant un rôle important dans l'élaboration et la diffusion de l'encyclopédie.

Le XVIIIème siècle est un siècle de renouveau intellectuel et d'épanouisse­ment de nouveaux courants d'idées qui s'est, entre autres, manifesté par la réalisation de l'Encyclopédie.

Cette Encyclopédie - ou dictionnaire raisonné des arts, des sciences et des métiers - se voulait une synthèse de toutes les connaissances, une bible du savoir. Il s'agissait donc d'une somme que devait acquérir l'honnête homme du XVIIIème siècle. Or, ce même désir de rassembler les connais­sances humaines, cette même foi dans la science et la réalisation de l'homme pour la connaissance, existaient dans les loges maçonniques.

Il n'est donc pas étonnant que les liens entre Franc-Maçonnerie et Ency­clopédie soient étroits.

Les principaux auteurs de l'Encyclopédie (Voltaire, de Lalande, Condor­cet, Puissieux, Diderot, d'Alembert) étaient d'ailleurs également francs- maçons. Il est possible que l'éditeur de l'Encyclopédie, André-François Le Breton, fût également franc-maçon. La diffusion de l'Encyclopédie fut aidée surtout par les Loges et par les Cercles Littéraires.

L'humanisme est un des aspects fondamentaux de la pensée d'Occident. On peut définir sous le nom d'humanisme une éthique de la noblesse humaine. Elle exalte l'effort de l'individu pour développer en lui-même, au moyen d'une discipline stricte et méthodique, toutes les puissances humaines, pour ne rien laisser perdre de ce qui grandit l'humain et le magnifie.

L'humanisme part de l'homme et de la foi en l'homme. En cela il est en accord avec l'éthique de la Franc-Maçonnerie. Notons cependant qu'il en diffère quelque peu par son aspect revendicateur qui est étranger à la Franc-Maçonnerie. En effet, l'humanisme occidental est souvent contre, il est un fruit de l'orgueil, revendication perpétuelle.

La liberté est aussi une valeur fondamentale de la civilisation occidentale. Le libéralisme a même été en grande partie le moteur de l'histoire de la civilisation.

Le concept de liberté est difficile à définir en raison de son caractère dyna­mique : l'étude historique du combat mené pour la Liberté montre qu'il y a eu plusieurs étapes depuis l'apparition de l'homme. Chacune se caracté­rise par la lutte contre un type de contrainte déterminé et chacune apporte une victoire partielle dont la conséquence est l'apparition ou la décou­verte de contraintes nouvelles contre lesquelles le combat recommence.

En outre, ces libertés ne cessent de se menacer les unes les autres. Telle d'entre elles, limite, supprime telle autre, qui succombera à son tour devant un nouvel adversaire.

Au Moyen-Age, la notion de liberté n'est encore que collective. Les liber­tés ce sont des ensembles de franchises, de privilèges, à l'abri desquels telle ou telle collectivité de personnes et d'intérêts se met à l'abri. Il en est ainsi pour les villages, les villes et même plus tard les états eux-mêmes.

Quant au concept de liberté individuelle, il faudra longtemps pour qu'il se définisse. La réforme a dégagé les bases d'une liberté de conscience dans la mesure où elle pose le principe d'une liberté d'interprétation indivi­duelle de la révélation. La Renaissance et l'humanisme affirment le res­pect, la grandeur de l'homme en tant qu'individu, ils exaltent son intelli­gence, son pouvoir personnel. Notons aussi l'importance philosophique accordée à l'individu par Descartes.

Cette notion de liberté, encore «abstraite », théorique qui s'était élaborée de la Renaissance et de la Réforme à la Révolution, a acquis une puissance nouvelle dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. Elle est devenue doctrine avec le libéralisme.. Libéralisme désigne tout à la fois une doctrine politique (démocratie, séparation des pouvoirs), une doctrine économique (laisser-faire, laisser-passer), une doctrine philoso­phique (liberté de penser, tolérance et respect d'autrui).

L'universalisme est encore une valeur que notre civilisation partage avec la Franc-Maçonnerie. La civilisation occidentale, contrairement à beau­coup d'autres, à des visées universalistes. Elle cherche à étendre sa culture et ses valeurs au-delà de son territoire géographique. Le problème est que cette propagation s'est souvent faite au mépris des autres cultures.

Notre civilisation, en effet, a provoqué la destruction de beaucoup de cul­tures. Cet aspect de l'universalisme de notre civilisation est tout-à-fait en contradiction avec l'esprit de tolérance et de respect de l'autre que prône la Franc-Maçonnerie. En revanche, notre civilisation rejoint la Franc- Maçonnerie dans sa volonté de promouvoir sa conception des Droits de l'Homme sur toute la planète.

Si la civilisation occidentale partage avec la Franc-Maçonnerie un certain nombre de valeurs, il n'en reste pas moins que la culture entendue au sens spirituel n'y occupe pas la même place que dans la Franc-Maçonnerie. La culture, dans la Franc-Maçonnerie, est entendue au sens spirituel et non matériel. Or, l'évolution de notre société se caractérise par la part crois­sance prise par le matériel au détriment du spirituel.

En effet, si la Franc-Maçonnerie vise à l'amélioration de l'homme d'un point de vue spirituel et moral, notre société se borne souvent à rechercher l'amélioration du bien-être matériel de l'homme. A l'inverse de ce progrès matériel, on note dans notre société une diminution de la spiritualité sous toutes ses formes (sentiment religieux, volonté de dépassement...). Ceci est particulièrement très perceptible dans l'art contemporain.

En outre, la spiritualité franc-maçonnique est intemporelle et universelle et elle n'a besoin pour cela d'aucun organisme international, alors que notre civilisation, en dépit de ses velléités d'universalisme, est bien sûr limitée dans le temps et dans l'espace. La raison en est que la Franc- Maçonnerie est basée sur un symbolisme universel. La question que l'on peut se poser est : si les civilisations sont toutes mortelles, la Franc- Maçonnerie, elle, survivra-t-elle ?

Enfin, on peut noter dans notre société tout un courant de pensée propagé par l'intelligentsia depuis deux décennies et visant à remettre sérieusement en question les valeurs qui ont été à l'origine de notre civilisation. Ceci est vrai aussi bien pour les concepts d'individu, d'égalité, de liberté que d'humanisme.

En ce qui concerne « L'individu » : il serait, d'après un certain nombre d'intellectuels, une abstraction qui ne recouvre aucune réalité. L'homme en effet n'existe qu'en tant que membre d'une société donnée : considérer l'individu, abstraction faite de la société dans laquelle il est inséré, serait une illusion à laquelle nous, Occidentaux, voulons croire. Il n'est que de lire le très beau livre de Lucien Malson «Les Enfants Sauvages» pour s'en persuader. Cette thèse visant à nier le concept d'individu est particulière­ment développée dans «Essais sur l'Individu» de René Dumont.

Quant au concept d' « Egalité », il a été également remis en question. Il apparaît en effet que toute structure sociale implique nécessairement une hiérarchie, quels que soient les critères sur lesquels cette hiérarchie se fonde. L'idéal égalitaire n'est donc réalisable dans aucune société. René Dumont développe cette idée dans ses ouvrages : «Homo equalis» et «Homo hierarchicus».

Le concept de « Liberté » a été, lui aussi, sérieusement battu en brèche. Plus les sciences de l'homme progressent et plus celui-ci mesure le poids des déterminismes qui pèsent sur lui. L'éthnologie, la psychanalyse, la biologie... ne cessent de réduire la part de liberté qu'a l'homme. Ses actes sont plus le produit complexe d'un enchevêtrement de déterminismes qu'ils ne s'expliquent par l'exercice de son libre arbitre.

« L'humanisme » de notre civilisation, enfin, a pu être violemment criti­qué. En effet, sous couvert d'Humanisme, il faut bien rappeler que notre civilisation en a détruites ou destructurées bien d'autres en leur imposant ses propres valeurs qu'elle présente à tort comme des valeurs universelles.

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La Franc-Maçonnerie est animée par un idéal symbolique, par l'idée du Grand Architecte de l'Univers dont les maçons sont les ouvriers, cela dans le but de faire avancer le grand chantier, la grande oeuvre d'une civilisa­tion de progrès et d'amour dans le monde. Le but de la Franc-Maçonnerie est moins de faire des hommes très instruits que de les élever dans le domaine spirituel et de développer leurs aptitudes de tolérance et de fra­ternité afin de parvenir à l'émergence d'une civilisation sans frontière, une civilisation universelle.

Il faut cependant souligner que l'homme occidental reste encore très éloi­gné de l'idéal de l'homme universel que la Franc-Maçonnerie cherche à réaliser. La Franc-Maçonnerie a donc un rôle d'autant plus important à jouer dans notre société actuelle, société en manque de spiritualité.

Charles Bénamon

Publié dans le PVI N° 73 - 2éme trimestre 1989  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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