GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 1T/1989

« Jean Scot Erigène »

Albert Monosson : J'ai devant les yeux un volume intitulé : «Les cahiers Jean Scot Erigène ». D'après sa page de garde il s'agit du premier ouvrage d'une collection dont une Loge elle-même dénommée « Jean Scot Erigène » et appartenant à la Grande Loge de France, est le maître d’œuvre et dont il est dit d'autre part qu'elle est Loge d'Etude et de Recherche. Peut être conviendrait-il de préciser ce que signifie cette dénomination.

Paul Laget : La plupart des obédiences maçonniques régulières possèdent de telles Loges d'étude et de recherche c'est par exemple le cas en Angle­terre de la Loge des « Quator Coronati ». Elles consacrent généralement leurs travaux à l'histoire de la Franc-Maçonnerie, à faire connaître des documents originaux la concernant mais aussi à situer celle-ci dans son environnement social, son contexte traditionnel, philosophique voire reli­gieux. Les travaux qui y sont effectués sont le plus souvent rassemblés dans des publications auxquelles participent, maçon ou profanes, des spé­cialistes des questions traitées. La Grande Loge de France ne possédait pas jusqu'à présent une telle Loge.

A.M. : Nous saluerons donc cette initiative et souhaiterons heureuse et longue vie à cette nouvelle publication. Elle vient s'ajouter aux « Points de vue Initiatiques» que nombre des auditeurs de cette émission connaissent certainement déjà.

P.L. : Puisque vous citez les «Points de Vue Initiatiques », je voudrais au passage indiquer que les «Cahiers Jean Scot Erigène» correspondent à un autre volet des préoccupations de notre Obédience, celle de mettre à la disposition du public une part supplémentaire des richesses intellectuelles et spirituelles que renferment la tradition maçonnique dans ses sources et aussi dans ses implications au sein de la pensée contemporaine. Les tex­tes publiés dans ces premiers « Cahiers » en témoignent. Ecrits par des spécialistes reconnus, les bibliographies que les articles renferment peu­vent permettre à ceux qui le souhaitent un approfondissement facile des thèmes traités.

A.M.: Certes j'entends bien que la parution de ce volume qui vient s'ajouter aux «Points de Vue Initiatiques » est le témoin de la vitalité intellectuelle et de la richesse d'inspiration qui préside aux activités de la Grande Loge de France, mais un point m'intrigue : pourquoi ce premier volume comme la Loge dont il est issu se sont mis sous le « patronnage » assez surprenant de Jean Scot Erigène ?

P.L.: Je conçois fort bien votre surprise. Choisir en effet un moine irlan­dais, théologien, ayant vécu au IXème siècle et passé une partie de son existence à la Cour de Charles le Chauve, peut paraître vouloir céder à une vaine érudition. Je pense cependant que l'introduction qu'a bien voulu donner le passé Grand Maître de la Grande Loge de France, Henri Tort-Nouguès de même que le premier article du volume, dû à la plume de notre très regretté ami Stanis Foliguet, peuvent facilement faire compren­dre les raisons de ce patronnage.

Jean Scot Erigène a vécu dans une époque fort sombre mais aussi une époque charnière. Les invasions barbares ne sont pas alors encore termi­nées : arabes, hongrois, normands s'attaquent de toute part à l'Europe occidentale, détruisant les restes de l'organisation civile et politique de l'Empire romain et de sa culture, mettant d'autre part un terme à la brève renaissance carolingienne.

Des temps aussi troublés sont bien peu propices à l'activité intellectuelle qui se limite alors à quelques couvents, chapitres de Cathédrale ou à la cour impériale. D'autre part les langues nationales celles qui seront plus tard le français, l'anglais, l'allemand, sont encore trop jeunes pour être des langues de culture, trop mal armées pour pouvoir servir à l'expression d'une pensée déliée ou d'un raisonnement subtil. Le latin le permet certes, mais à cette époque où il ne saurait exister de pensée « laïque » mais seule­ment dans le cadre limité des concepts de la théologie et de la philosophie chrétienne, celui-ci se trouve encore rétréci par le petit nombre des oeuvres disponibles et l'ignorance des clercs.

Non seulement en effet les manuscrits disponibles sont rares en Europe, mais l'Empire latin d'Orient qui en est encore très riche apparaît presque

inaccessible. De plus et surtout, la connaissance du grec a presque totale­ment disparu, ce qui rend impossible d'accéder aux philosophes grecs, en particulier à Platon et au néoplatonisme non plus qu'à l'abondante litté­rature théologique des Pères grecs. Pour toutes ces raisons le milieu et les ressources culturels se sont extraordinairement appauvris. Il devient alors facile de comprendre pourquoi dans un tel environnement l'Erigène et son oeuvre ont joué un rôle considérable. Tout d'abord, il sait le grec, ce qui lui permet d'avoir une connaissance, certes fragmentaire mais pour l'époque exceptionnelle de Platon, de Plotin, et même d'un peu d'Aris­tote. En outre il traduit du grec en latin plusieurs oeuvres importantes, en particulier le Pseudo-Denys dit l' « Aréopagite » dont l’œuvre mystique aura une influence extrêmement forte et profonde durant tout le Moyen Age sur la pensée théologique.

Enfin, il va lui même écrire d'importants traités dont le plus connu est le «De divisione naturae ». Il y fait montre d'une pensée remarquablement originale pour l'époque, sa méthode philosophique en effet s'inscrit dans une alliance alors exceptionnelle entre la raison et la Foi. N'affirme-t-il pas par exemple que «l'autorité procède de la vraie raison mais jamais la raison de l'autorité »...

Ainsi comme le dit fort bien l'auteur du premier article de nos «Cahiers », l'Erigène apparaît comme un modèle des qualités nécessaires aux mem­bres d'une loge de recherche : savoir maintenir l'équilibre entre raison et spiritualité, garder une pensée libre comme condition de créativité, avoir le souci de la recherche de la bonne méthode pour faire passer la Sagesse, être un « traducteur » au sens le plus large, pour pouvoir faire connaître aux hommes le sens de la Tradition.

A.M.: Je conviens que votre argumentation est convaincante, mais existe-t-il au moins aujourd'hui, quelques traces indiscutables de l'oeuvre de Jean Scot Erigène ?

P.L.: Certainement, entre autre un remarquable manuscrit, exemplaire unique de `son «Commentaire sur l'Evangile de Jean », corrigé et annoté de sa main, que l'on peut voir à la bibliothèque de Laon, celle-ci particu­lièrement riche en manuscrits du Haut Moyen Age. Quel Maçon ne serait pas sensible à ce <Commentaire» ?

A.M.: En effet, j'y vois une raison supplémentaire pour votre choix. Mais j'ai une autre question à vous poser. Ce premier « Cahier » porte en sous-titre : «Images de l'homme et Initiation ». Dans quelle mesure les textes que vous avez rassemblés le justifient-ils ?

P.L. : Les sujets mêmes de ces contributions vous en donnent la raison. Tout d'abord, celle de Michel Barat, agrégé et Docteur ès Lettres. Le titre est : «Le dualisme de la Gnose et l'image symboliquement double de la femme». Vous connaissez bien sûr, l'importance qu'elle a conservé dans la pensée traditionnelle car la richesse de ses mythes et de ses concepts n'est pas épuisée aujourd'hui. Dans les pages que Michel Barat nous a donné, on y trouve une réflexion approfondie et originale sur le mythe de l'Androgyne, vu sous son aspect gnostique. Il montre comment la double image de la femme, à la fois charnelle et spirituelle est figure de l'altérité, de l'être et du non-être, du monde sensible, et du monde divin. Représen­tant l'errance de la sagesse humaine, elle est aussi promesse du repos retrouvé, celui de « Sophia » réintégrant le Plérôme et pouvant de nou­veau participer à l'Etre sans cependant se confondre avec Lui.

L'important article qui suit : «Une recherche de la «Porte étroite» à la lumière d'un développement dimensionnel» nous a été donnée par A. Virel psychologue et psychophysiologiste, spécialiste de la «Symbolique généti­que», auteur de plusieurs ouvrages dont celui sur «L'image de l'homme » est le plus connu. Il nous montre comment l'image que l'homme a de lui- même s'est formée peu à peu par le truchement des mythes que la pensée primitive a elle-même engendrés. Il nous expose les difficultés et les étapes que l'homme a du franchir avant de prendre conscience de sa dimension verticale. La neurophysiologie contemporaine nous affirme avec quelque naïveté que l'homme se forme très rapidement une connaissance exacte de sa situation dans l'espace par le biais des informations que lui adressent ses récepteurs sensoriels et les réflexes que leur stimulation déclenchent. C'est faire bon marché des données archéologiques et des représentations figu­rées fournies par les civilisations primitives. Il a fallu en réalité des millénai­res à l'homme pour concevoir sa dimension verticale. Pour y parvenir, il a du passer par l'intermédiaire des mythes, ceux par exemple que nous offre la religion de l'Ancienne Egypte. L'auteur avance même que ce n'est que dans l'acquisition de l'apesanteur par l'astronautique, que la conquête objective de l'espace tridimensionnel peut être considérée comme terminée. Cependant, cette conquête n'a pu se faire que par une intériorisation préa­lable dans l'imaginaire de l'homme des dimensions et des représentations de l'univers, imaginaire progressivement enrichi par les progrès de la pensée abstraite et rationnelle.

Est-il besoin d'insister entre l'étonnante parenté de ces diverses étapes que l'auteur met en lumière et celles de l'Initiation maçonnique ?

Le quatrième article des « Cahiers » est dû à la plume de Madame Colnort-Bodet, Docteur ès Lettres, spécialiste de l'histoire des sciences dans ses relations avec la pensée traditionnelle.

Elle nous montre dans un article très documenté comment, à partir des Sociétés initiatiques de l'Antiquité gréco-latine, la recherche d'un salut individuel, d'une immortalité, s'est progressivement installée à travers l'exigence d'une purification de l'adepte. Cette nécessité, obtenue par le biais d'une Initiation progressive, ressort de façon manifeste des textes alchimiques. C'est ainsi, qu'à partir d'une lecture attentive de ceux-ci, elle a pu montrer que l'opération matérielle de la distillation et des produits que l'on en obtient, spécialement «l'eau de vie» se sont chargés d'une signification ésotérique et traditionnelle particulièrement riche.

Peu à peu, une spiritualisation du travail de l'alchimiste est apparue à tra­vers les longues et lentes étapes d'une véritable Initiation.

Mais en même temps une transposition du but de ces expérimentateurs spiritualistes s'est faite. Si l'immortalité est aujourd'hui repoussée dans le domaine des chimères ou intégrée aux structures symboliques, la pharma­cie, elle, est bien devenue « chimique ». Une guérison aussi progressive que la « procession » de l'eau de vie dans les alambics est promise à ceux qui bénéficient aujourd'hui sans le savoir d'un choix logique opéré par les anciens alchimistes, à savoir que la santé n'est plus opposée à la maladie mais une victoire par étapes calquée sur la rectification. Comme madame Colnort-Bodet le dit fort bien elle-même : «Processus continu et non plus alternatif comme le voulait le jeu des opposés aristotéliciens, la thérapeu­tique de l'eau-de-vie imaginée par les distillateurs d'après sa fabrication et transposée ensuite à l'ensemble de la matière médicale a effectivement servi «à repousser les assauts de la mort»

Cette brève analyse des travaux présents dans ce « Cahier » éclaireront bien je crois, les raisons du sous-titre que nous lui avons donné : «Images de l'homme et « Initiation ».

A.M. : Je vous remercie de ces précisions. Pourriez vous maintenant me dire si le second volume des « Cahiers » paraîtra bientôt et quel sera le cas échéant son sujet ?

P.L. : Le second « Cahier » est en cours de préparation et sortira au début de l'automne prochain. Il sera consacré à certains des aspects de ce que j'appellerai pour simplifier « l'anti-maçonnerie ».


Publié dans le PVI N° 72 - 1éme trimestre 1989  -  Abonner-vous à PVI : Cliquez ici

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