GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 3T/1988

Il est midi

La plupart des questions posées par les profanes aux Francs-maçons ont rapport aux activités de ces derniers lorsqu'ils sont réunis. Que font-ils ? De quoi parlent-ils ?
Le travail essentiel du Franc-Maçon en Loge est de transmettre : trans­mettre ce qu'il a reçu et tenter de transmettre ses réflexions personnelles pour amener ses Frères à réfléchir et développer ou orienter leurs propres recherches. Ce faisant, il se modifie lui-même et se perfectionne ; mais parce qu'il transmet des éléments de la Tradition, il utilise un rite et des symboles.
La Tradition est ce qui relie au plan de la vie, à l'ordre du monde, aux lois de la vie, parce que toutes les traditions nous disent que le monde a un ordre, que la vie a des lois et que l'homme est soumis à ces lois ; ces lois nous sont transmises par la ou les traditions initiatiques et ce, au moyen des rites et des symboles. Les symboles nous disent ces lois et les rites nous les font vivre. Mais d'où viennent les rites ?
Saura-t-on un jour comment, au début de l'humanité et en l'absence d'un langage parlé, la pensée de l'homme s'est manifestée ? Vraisemblable­ment, l'homme primitif s'est d'abord exprimé par gestes, devenus signes pour ses familiers. Le jour où il parvint à communiquer le contenu d'une expérience subjective, est né le règne des Idées. Récepteur de signes, l'homme est devenu émetteur de messages. C'est alors que l'on peut com­mencer à parler de culture, car la culture se transmet par héritage alors que la nature se transmet par hérédité, la culture étant ce qui s'ajoute à la nature.

L'homme primitif a évolué au milieu de forces qui le dépassaient infini­ment et dont l'invincible puissance lui inspirait spontanément des senti­ments mêlés à la fois d'effroi et d'adoration.

De cet effroi naissent les tabous, rites qui enferment l'homme dans un réseau de règles précises, lui enlevant toute responsabilité, toute initiative, toute réflexion ; mais cet «idéal» de sécurité est inaccessible car tout se modifie avec le temps, l'homme lui-même. Le moindre insolite, le moin­dre anormal, réveillait son angoisse, ainsi l'angoisse mesurait la distance entre la culture et la nature. D'où des rites de purification. Et de cette adoration naissent les rites magiques qui, à l'inverse des précédents, sont des actions symboliques permettant de capter et de manier la force surna­turelle.

Il est donc naturel que l'homme se soit engagé sur une troisième voie, en tentant de résoudre l'opposition entre l'ordre et la puissance, par une synthèse qui, elle aussi, ne pouvait se réaliser que symboliquement. Il fal­lait pour cela recourir à des rites qui donnassent à la condition humaine un autre fondement qu'elle-même, la fissent participer à une réalité trans­cendante. C'était s'engager sur la voie des mythes et de la religion. Ce sont alors des rites commémoratifs qui insèrent dans le temps historique (diachronie) les modèles mythologiques qui se situent hors du temps (dans la synchronie), dans une sorte d'éternité qui est celle du monde sacré des ancêtres ou, si on préfère, de l'éternel recommencement.

Histoire des héros, sans être simples récits historiques ; histoires d'ani­maux, sans être fables, la plupart des mythes renvoient à un temps pri­mordial auquel on se réfère comme matrice des temps présents. Le Monde est l'oeuvre d'un être surnaturel ; oeuvre divine et, par conséquent, sacrée dans sa structure même. L'homme vit dans un univers qui, surnaturel d'origine, est également sacré dans sa «forme», parfois même dans sa substance. Le Monde a une «histoire» : sa création par les Êtres sur­naturels et tout ce qui a suivi, à savoir, l'arrivée du Héros Civilisateur ou de l'Ancêtre Mythique, leurs activités culturelles, leurs aventures démiur­giques, enfin leur disparition. Cette histoire sacrée, ou mythologie, est exemplaire ; il importera de la conserver soigneusement et de la trans­mettre intacte aux nouvelles générations. Cette transmission s'effectue au cours du rite de consécration sans doute le plus universel et le plus typique puisque c'est l'homme lui-même qui est mis en relation avec le sacré. S'il existe d'innombrables variantes de l'initiation, il n'existe en fait qu'une seule initiation, qu'elle soit tribale, quête ou appel.

L’initiation constitue un des phénomènes spirituels les plus significatifs de l'histoire de l'humanité. C'est un acte qui engage la vie totale de l'indi­vidu et qui fait que l'homme devient ce qu'il est et ce qu'il doit être : un être ouvert à la vie de l'esprit, qui participe donc à la culture.

L'initiation se déroulant dans une atmosphère mythique, rattache l'homme aux archétypes sacrés, lui permet de communiquer avec la puis­sance extra-humaine, sans être impur, dans une réitération grandiose de la cosmogonie, de l'anthropogonie et de toutes les «créations» qui ont caractérisé l'époque primordiale, «les temps du rêve».

L'initiation récapitule l'histoire sacrée de la tribu, donc l'histoire sacrée du Monde. Et par cette récapitulation, le Monde tout entier est resancti­fié. Les novices qui meurent à leur condition profane, ressuscitent dans un monde nouveau ; car, à la suite des révélations reçues pendant l'initia­tion, le monde se laisse saisir en tant qu’œuvre sacrée, création des Êtres surnaturels. L'expérience de l'initiation non seulement modifie radicale­ment la condition ontologique du néophyte, mais lui révèle en même temps la sainteté de l'existence humaine et du Monde, en lui révélant ce grand mystère, commun à toutes les religions : que l'homme, le cosmos, toutes les formes de la vie sont la création de Dieux ou d'Êtres surhu­mains. En apprenant comment les choses sont venues à l'être, le néophyte apprend en même temps qu'il est la création d'un Autre, le résultat d'une «histoire sacrée», communicable exclusivement aux initiés, car la consi­gne du secret a une grande importance.

L'homme, dit archaïque, vit simultanément dans le monde profane avec les femmes et les enfants, et dans son monde mythique, avec les initiés. Il aura par exemple deux noms.

Le Franc-Maçon, lui, passe la quasi totalité de son temps dans le monde profane ; il a donc besoin d'une aide, d'un rituel, pour retrouver son monde mythique rapidement.

Lorsque nous, Francs-Maçons, nous nous retrouvons pour une séance de travail, que l'on appelle une Tenue, nous formons un groupe profane d'hommes. Ce groupe va devenir une Loge, entité collective initiatique grâce à un rituel dit d'ouverture des travaux, c'est-à-dire qu'un ensemble de mots, de gestes, d'actes, dans un ordre déterminé, va modifier l'espace et le temps.

Modifier l'espace en effaçant, symboliquement bien sûr, les murs et le plafond pour nous ouvrir l'univers de la loge, espace sacré qui va du Nadir au Zénith, du Nord au Sud et de l'Occident à l'Orient. Modifier le temps en abolissant l'heure réglée par nos horloges pour nous placer au temps sacré, entre midi et minuit.

Ce lieu sacré est le lieu de l'éternel recommencement, l'endroit d'accom­plissement des cérémonies et des rites, la scène où se situent les mythes. En quelque sorte, c'est le centre du monde.

Le Temps sacré, lui, est une sorte de synthèse entre le temps et l'intempo­rel, sorte d'éternité qui est celle du monde sacré des Ancêtres ou des Dieux, mais aussi de nos contes qui commencent par ...«il était une fois»... ou ...«en ce temps là»...

Et cette Loge se diluera, à la fin de la Tenue, par le rituel dit de fermeture des travaux.

Ces Rituels d'ouverture et de fermeture, ouvrent et ferment le Temps de la cérémonie pour mieux en marquer la gravité.
Le travail initiatique effectué en loge se trouve ainsi ordonnancé comme l'est la vie de chaque métier.

Et nos tenues sont cycliques, comme le sont nos semaines, nos mois et nos saisons, selon des rythmes qui répondent étrangement à des rythmes bio­logiques. Dans leur aspect cyclique, les travaux maçonniques acquièrent ainsi du «sens» c'est-à-dire contribuent à orienter la perception ou l'action, et augmentent ainsi la faculté de comprendre et de distinguer, donc de séparer et de connaître.

Le Franc-Maçon ne se considère pas comme «achevé», mais s'affirme «perfectible». C'est parce qu'il se veut «autre», parce qu'il considère qu'il n'est pas «donné» mais qu'il doit se faire lui-même, qu'il travaille dans ce continuum spacio-temporel sacré, parce qu'il a le souci de se «désaliéner» c'est-à-dire d'éviter que son existence ne soit totalement absorbée par la matérialité pure et la temporalité irréversible.
 
Cette ré-activation, cette ré-actualisation, cette régénération nous libère de nos liens antérieurs pour nous faire participer à la vie symbolique, à la vie spirituelle, à la connaissance secrète de «ce qui est hors du temps». C'est chaque fois une nouvelle étape qui recommence, avec des forces vitales intactes ; opération qui peut être indéfiniment renouvelée, et qui ouvre chaque fois la porte à de nouvelles potentialités.

Grâce au rituel, le rite opère et permet au Franc-Maçon de trouver son équilibre et sa place ; il lui permet de «se connaître» pour se «construire». Et se construire, c'est se libérer.

Le Franc-Maçon, comme d'autres hommes et femmes, par d'autres voies, devient peu à peu l'homo-viator, l'homme en marche vers son devenir, conscient de ses possibilités et de ses responsabilités. Il saura être le citoyen que la société attend, à sa place, en ses fonctions.

L'initié doit se re-situer dans l'espace et dans le temps. Pour lui, à n'importe quel moment de la journée, ce peut-être «midi», l'heure de «faire le point» comme le marin, de se mettre debout, (sur deux jambes, répond Oedipe à la Sphinge), de s'engager sur le chemin de la Vérité.

De même que chaque instant peut être sauvé, redonné à sa dimension éternelle, de même chaque homme peut être sauvé, redonné à sa dimen­sion spirituelle. Il lui suffit, pour cela, de pouvoir placer midi à minuit, en d'autres termes de savoir épouser Lumière et Ténèbres.

Publié dans le PVI N° 70 - 3éme trimestre 1988  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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