GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 3T/1988 |
Saint Jean d'Été 1988 «Je
t'adore,
Soleil, ô toi, dont la Lumière
Pour bénir chaque front et mûrir chaque miel Se divise et demeure entière Ainsi que l'amour maternel». Souvenez-vous,
c'est l'hymne au soleil qu'Edmond Rostand place dans la bouche
— pardon, dans
le bec — de Chantecler. Dans
ces quatre
vers, nous retrouvons tout le symbolisme du solstice
d'été : le Soleil, la
Lumière, l'Amour. L'an
dernier, à
cette même époque, je vous avais parlé
de la Lumière. Aujourd'hui, je voudrais
faire de cette Saint Jean d'Été un hymne
à l'Amour, car la Lumière est Amour,
comme l'Amour est Lumière. Hymne
à l'amour,
tant il est vrai que pour tous les francs-maçons,
à tous les degrés, l'amour
reste la vertu primordiale. Sans amour, il n'y a pas de
Franc-Maçonnerie. Mais
comment se
situe, où se situe, la voie d'amour des
francs-maçons parmi toutes les voies
qui se sont ouvertes à l'homme depuis sa création
? Si
l'on veut
remonter aux origines de l'humanité, on trouvera comme
première voie d'«amour»
l'instinct de reproduction — qui ne nous intéresse
guère — et aussitôt après
l'amour-passion, amour «humain», physique,
égoïste, trop souvent basé sur le
sentiment de domination, de possession. Cette voie d'amour ne saurait,
non
plus, satisfaire le franc-maçon. Ce
sont les
religions qui ont d'abord essayé de mettre un peu de
«divin» dans la notion
d'amour, un peu d'altruisme dans l'amour égoïste. Après
avoir
introduit les notions d'amour de Dieu par l'homme, puis d'amour de
l'homme par
Dieu — deux notions que je ne développerai pas ce
matin — les religions ont
introduit la notion d'amour de l'homme par l'homme. C'est cette
dernière notion
que je retiendrai pour mon propos, aujourd'hui. Nous
allons donc,
si vous le voulez bien, voir très rapidement comment les
différentes religions
ont compris et montré cette voie d'amour, avant de voir ce
que doit être la
voie d'amour du franc-maçon. Les
religions
gréco-romaines, en raison de leur anthropomorphisme, se sont
limitées à
l'amour-passion, à l'amour physique. Il n'est que de se
rappeler les
innombrables avatars de Zeus-Jupiter dans le seul but de
séduire des mortelles,
les innombrables amours des dieux et des déesses, soit entre
eux, soit avec des
demi-dieux, des héros ou de simples mortels pour s'en
convaincre. Le «Banquet»
de Platon est une première tentative vers l'amour de
l'humanité, mais toujours
sur le plan physique. En effet, partant de l'amour physique, Platon
arrive à
une conception de l'amour de l'humanité en passant
par la beauté. L'amour,
proclame ce sage, est, par nature, l'amour du beau. Des beaux corps,
Platon
s'élève aux belles âmes, puis aux
belles oeuvres humaines, puis aux belles
sciences, et enfin, dernier degré de son initiation, il
découvre la beauté
parfaite et éternelle. Il découle du
«Banquet» un ensemble harmonieux de formes
et de proportions, d'où l'on peut
déduire qu'équilibre et harmonie sont amour. C'est
un progrès,
certes, dans la voie de l'amour ; c'est une première
étape. Mais, de toute
évidence, ce progrès ne saurait nous suffire.
Continuons donc notre quête et
voyons quelle est la Voie ouverte par les religions asiatiques. Le
but poursuivi
par toutes les philosophies indiennes est la Libération,
libération de la vie
des sens, dans laquelle tout est souffrance, libération du
cycle des
réincarnations, qui prolonge cette souffrance à
l'infini. En effet, ce n'est
que quand ce long, ce très long cycle de passages
terrestres, de vies, de morts
et de réincarnations successives sera terminé que
l'âme, enfin libérée,
accèdera au bonheur éternel, au Nirvana. Alors,
une question
se pose immédiatement. Si l'on admet cette croyance, l'amour
du prochain
consiste-t-il à l'empêcher de mourir, à
prolonger le plus possible son
existence terrestre présente, comme le veut notre conception
actuelle et comme
le fait — parfois avec excès — notre
science médicale moderne ? Ou
consiste-t-il, au contraire, à laisser faire la mort,
à laisser s'achever le
passage terrestre en cours, pour accélérer
l'arrivée du passage suivant et
raccourcir ainsi le cycle infernal, hâtant par là
même l'accession au Nirvana
final ? En
poussant le
raisonnement à l'extrême, l'amour du prochain,
dans cette philosophie,
condamne-t-il l'acharnement thérapeutique, conseille-t-il
l'euthanasie, voire
l'aide au suicide ? Ces
questions
peuvent sembler incongrues, mais rien n'interdit au franc-
maçon de se les
poser. La
morale
bouddhique apporte déjà des
éléments de réponse. En effet, elle
interdit de
tuer. Elle prescrit au contraire de méditer sur les
souffrances des autres
pour y participer, c'est-à-dire pour prendre sur soi la
souffrance d'autrui,
même s'il faut pour cela se sacrifier soi-même. Bien
avant le
Christ, on trouve donc déjà certains des
éléments de la morale du
Christianisme. La philosophie asiatique contient le germe de l'Amour
tel que
nous pouvons le concevoir, nous, francs-maçons. Elle ouvre
une voie qui est
déjà plus proche de la nôtre que ne
l'était celle des religions gréco-romaines. Le
Judaïsme ouvre,
lui aussi, une voie d'Amour. Certes, il présente
Jehovah comme un Dieu
terrible, un Dieu vengeur. Souvenons-nous du songe d'Athalie qui entend
sa
mère, Jézabel : «Tremble,
m'a-t-elle dit, fille digne de moi, «Le
Cruel Dieu des
Juifs l'emporte aussi sur toi, «Je te plains de tomber dans
ses mains
redoutables, «Ma fille !...» Cependant
le
Lévitique corrige cette notion en évoquant
— déjà — la voie d'amour de
l'homme
pour l'homme. Il y est dit en effet : «Lorsque
tu
récolteras la moisson, tu ne ramasseras pas la glanure, ni
les fruits tombés
dans le verger. Tu les abandonneras au pauvre et à
l'étranger». Et encore :
«Tu n'auras pas dans ton cœur de haine pour ton
frère, tu ne te vengeras pas,
tu n'auras pas de rancune». Cette
notion de
pardon, que nous retrouverons dans le Christianisme, nous pouvons la
conserver
et même l'amplifier, en précisant que le
pardon doit être poussé jusqu'au
bout, c'est-à-dire jusqu'à l'oubli de l'offense.
Tant qu'on se souvient, on n'a
pas pardonné. Enfin
et surtout,
le Lévitique ajoute : «Tu aimeras ton prochain
comme toi-même» (Lévitique
19/18). C'est la préfiguration du fameux : «Aimez-
vous les uns les autres». Apparaît
alors le
Christianisme, voie d'amour par excellence. Jésus apporte la
lumière, il est la
lumière et lumière est
génératrice d'amour. Certes il prêche
la charité, et je
ferai une réserve, car l'amour, pour les
francs-maçons ne peut pas être
seulement un Amour-Charité, qui serait presque un
Amour-Pitié. Il prêche en
outre, lui aussi, le pardon des offenses : «Aimez
vos ennemis, bénissez ceux
qui vous maudissent» et ajoute «Pardonnez-leur et
il vous sera pardonné». Sur
cette dernière phrase, qui introduit la notion de
«Dieu vous le rendra», je
ferai aussi une réserve, car je ne crois pas que ce soit
l'espoir d'une
récompense, d'un «rendu», qui doive
motiver l'amour du franc-maçon pour tous
les hommes, ses frères. Ce serait ce que Saint
Bernard a stigmatisé sous le
nom «d'amour du mercenaire», de celui qui n'a en
vue que le salaire. Alain a
écrit : «Ce ne serait pourtant pas un
petit progrès si les hommes
s'avisaient de faire par amour tout ce qu'ils font par haine».
Revenons à
Saint Bernard qui a écrit aussi que l'amour
« est une montagne
élevée
dont l'homme fait l'ascension ». N'est-ce
pas notre définition de la voie
Initiatique? Soulignons
enfin
que l'essentiel de la voie d'amour christique est contenu dans le
commandement
de Jésus : «Nous devons aimer notre
prochain comme nous-même, car il n'y a
pas de commandement plus grand que celui-là».
Ce commandement, que nous
avons déjà trouvé dans le
Lévitique, c'est celui de l'amour universel, qui
dépasse la fraternité humaine pour couvrir la
Nature tout entière. Ce
commandement là, nous pouvons le faire nôtre sans
réserve, comme nous pouvons
faire nôtre, dans la voie ouverte par l'Islam, cette
pensée d'Ibn Arabi : «Je
professe la Religion de l'Amour et quelque direction que prenne ma
monture,
l'Amour est ma religion et ma Foi». De
ce bref survol,
il découle que, s'il y a des voies que nous pouvons
considérer comme conformes
à l'éthique de la Franc-Maçonnerie, il
y en a d'autres que nous devons éliminer
: Eliminons
tout de
suite, évidemment, l'Amour-Passion, même s'il doit
conduire à l'amour de
l'humanité en passant par la beauté, comme le
voulait Platon. Eliminons
aussi les
deux voies jumelles que sont l'Amour-Charité et
l'Amour-Pitié. «Pour celui qui
l'exerce, cet amour peut représenter un sentiment de
supériorité, pour celui
qui le reçoit, il peut devenir
humiliation» a fort justement dit Triaca.
Ajoutons que, devant la misère du monde, le plus triste
serait que nous
n'ayions à proposer que la charité. En outre,
cette forme d'Amour n'est pas
exempte d'un certain narcissisme. Elle valorise la
personnalité. Il est
tellement agréable de s'admirer soi-même
d'être aussi bon et aussi généreux ! Répétons
enfin que
le franc-maçon n'aime pas son prochain dans l'espoir d'une
récompense. Ces
éliminations
faites, que reste-t-il ? Quelles sont les voies d'amour du
franc-maçon ? Pour
nous, l'amour
est universel, c'est l'amour de l'humanité. L'amour
de
l'humanité peut aussi bien émaner d'un sentiment
de volonté, d'énergie et de
sacrifice que provenir d'un don descendu en nous-mêmes. Il
importe peu qu'il
provienne de la logique, d'un sentiment inné ou d'une voix
intérieure,
l'essentiel est que ce sentiment existe et qu'il soit fécond. L'amour
de
l'humanité, c'est l'amour de l'homme par l'homme. Newton a
écrit «les hommes
construisent trop de murs et pas assez de ponts». Nous
pouvons adopter sans
restriction cette formule. L'Amour,
c'est la
découverte de soi-même et de l'autre. C'est la
plus profonde communion
humaine. C'est le suprême intelligible, puisqu'il prend en
compte à la fois la
diversité et l'union. C'est le lien qui accorde une
importance primordiale à
l'affectif et au symbolique sur le matériel et le rationnel.
Vérité profonde
que les anciens Sages avaient connue et qu'ils avaient même
énoncée clairement
dans leur cosmogonie en attribuant à l'Amour la
tâche de «mise en ordre du
Chaos». Pour
le
franc-maçon, l'amour est la clef de tout, la raison de vivre
et même de mourir,
sinon dans le bonheur, du moins dans la
sérénité. Comment
y parvenir
? «Ils ont des yeux et ils ne voient pas» dit
l'Ecriture. Il suffit en effet
d'ouvrir les yeux sur les êtres et les choses, de regarder
pour voir. C'est
déjà une démarche d'Amour. En
regardant pour voir, l'Homme apprend à se
dépouiller des limites de son «moi».
«Je suis toi» disaient les Sages.
Ambitieux programme, difficile à réaliser certes,
mais l'essentiel n'est-il pas
d'essayer sincèrement ? La projection hors de
nous-mêmes, c'est-à-dire vers les
autres, est seule capable de nous apprendre à
comprendre sans juger, seule
capable de nous apporter la paix de l'âme. Nous
devons mener
notre démarche d'Amour de tout notre être vers
tout être vivant. Nous
n'obéissons ainsi ni à notre raison, ni
à notre instinct ; nous cultivons
simplement la parcelle d'amour qui siège au fond de
chaque homme. Nous savons
qu'on ne fait rien de grand sans amour. L'Amour doit être le
moyen et
l’aboutissement de tous nos efforts , l'Amour nous permet de
contribuer au
Grand Œuvre. Dernière
question :
la Voie d'Amour du Franc-Maçon a-t-elle une
spécificité propre ? Je
n'hésiterai pas à répondre
«Oui». Je pense que cette
spécificité est d'être
essentiellement un Amour ACTIF. Il s'agit d'aider l'autre à
se réaliser
pleinement. Il ne s'agit pas de le prendre en charge. Il s'agit de lui
faire
comprendre qu'il doit se prendre en charge lui-même, et de
l'aider à le faire.
Je reprendrai volontiers l'exemple classique : «Si tu veux
nourrir un homme un
jour, donne-lui un poisson, si tu veux le nourrir tous les
jours, apprend-lui
à pêcher». Le Franc-Maçon
doit apprendre à l'autre à pêcher. Un
de nos Frères a
écrit : «Le
franc-maçon doit
être un homme total. S'il est tourné vers le
spirituel, il doit aussi être tourné vers le
temporel, pour y être un phare, un
appel, une aide, une source rayonnante de bonté, de
fraternité et d'Amour». |
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