GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 3T/1988

La Parole

 
« Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu.
Il était au commencement tourné vers Dieu.
Tout fut par Lui, et rien de ce qui fut ne fut sans Lui.
En Lui était la Vie et la Vie était la Lumière des Hommes.
Et la Lumière brille dans les Ténèbres et les Ténèbres ne l'ont point comprise».

La lecture de cinq versets du Prologue de St-Jean nous entraîne dans une méditation réflexive de la genèse de la Parole et de ce qu'elle signifie. Si nous ajoutons à cette lecture celle des vers du Livre des Secrets :

«Lorsqu'une parole s'élève du savoir La lumière de la paix jaillit de ce cœur»
«La parole ne sied plus à la langue
Car elle ne convient qu'à la raison et à l'âme»,

nous commençons à entrevoir le rôle de la Parole dans son rapport à l'homme et son rôle dans la structuration de celui-ci.

De tous temps, l'homme a cherché à connaître le mystère de son histoire, et celui de son évolution. Afin de tenter de répondre à ces questions, les penseurs, les sages ont étudié la nature humaine, ayant découvert, petit-à ­petit, certains secrets des forces qui nous entourent et qui sont partie inté­grante de nous-mêmes. Certains peuvent s'étonner que ces penseurs, ces initiés n'aient pas restitué, de manière compréhensible pour tous, l'ensemble de leur savoir, mais plus mis sur la Voie de la connaissance

afin que nous approprions ce que nous sommes capables de vivre, d'inté­grer, de restituer, et donc d'accéder à une certaine maîtrise qui permet d'équilibrer notre pensée réflexive et active.

Si nous analysons la base de toute recherche, pensée, religion, l'on trouve la constatation commune d'une force de l'insuffisance du connu et de la parcelle pour comprendre le tout, et nous comprenons mieux que les sens mis sur le mot «Parole», selon l'espace-temps dans lesquels ils se situent, n'auront pas la même définition, le même poids, le même rôle sociétal et symbolique.

L'origine du mot «Parole» en latin ecclésiastique donne «Parabola» : parabole, devenu à travers diverses traductions, évolutions, «Parole du Christ».

En grec, la référence n'est plus religieuse mais rhétorique. «Parole» vient de «Logos», signifiant Mot, Discours, Phrase, Intelligence, Idée et sens profond d'un être, Pensée divine elle-même. Elément non négligeable de la philosophie qui elle-même, d'après Pythagore, est la contemplation réfléchie de l'Univers et la sagesse de la connaissance de la Vérité, la science acquise par la réflexion. Selon la Loi Astrale, «Logos» est le souf­fle créateur du divin Hermès.

Dans la recherche du Comment et du Pourquoi des êtres et des choses, la science apporterait plutôt une réponse à la question Comment ? Alors que la philosophie, faisant appel aux connaissances acquises par la science, apporterait ou tenterait d'apporter une réponse à la question Pourquoi ? Ce qui permet à Platon, dans sa «République», de dire que le «Logos» a le sens de la raison organisatrice.

Avec le temps, la philosophie a introduit le concept de Langage, ce qui permet à Rousseau de dire «La Parole distingue l'homme entre les ani­maux. Le Langage distingue les nations entre elles. On ne connaît d'où est un homme qu'après qu'il ait parlé». Pour Rousseau, n'oublions pas de nous placer dans son contexte, la Parole est du côté de la Nature, donc de l'Universel, tandis que le Langage signifie les notions de codification dans les mots et donc du côté de ce qui sépare. Car Rousseau distingue deux entités chez l'homme, le besoin et la passion, et donc si nous parlons, c'est parce que nous avons des passions, plus tard il dira des désirs.

Les mots pouvant devenir des gestes qui eux-mêmes deviennent porteurs de messages codifiés, forme de langage qui, si nous regardons, lisons avec attention, devient Parole dite, énoncée. Le langage du corps et le langage des mots jouent un rôle prépondérant dans l'équilibration et la communi­cation de celui qui s'exprime. Alors que notre culture avance comme pos­tulat, que toute relation humaine ne peut passer que par le support de la parole, il n'est pas rare que celle-ci n'intervienne que plus tard dans les inter-actions, inter-relations entre les hommes Le langage verbal réalise- t-il un type de logique plus élaboré que le langage du corps ? Le langage des mots nous permet d'accéder au stade ultérieur de la superstructure. Parler, n'est-ce pas transformer en information technique un langage ? La Parole, le Symbolique, le Social nous permettent d'être, de fonction­ner dans un ensemble, de vivre avec l'autre et l'ensemble.

Lorsque Nietzsche s'interroge, dans le «Livre du Philosophe», sur le fait de savoir si l'expression du Langage est adéquate à toutes les réalités, ne s'éloigne-t-il pas du «Logos» dans son rôle unificateur de la Raison. Mais Nietzsche pose une question fondamentale en nous disant «Nous ne pos­sédons rien cependant, rien que des métaphores des choses qui ne corres­pondent pas du tout aux entités originelles». Ne nous demande-t-il pas : Y a-t-il eu une Parole Vraie qui pourrait concilier l'Etre et l'Univers. Dans son travail, Nietzsche nous dit que le philosophe est pris dans le filet du Langage. Ne peut-on pas objecter quant au piège du filet des mots du Langage, qu'un filet laisse passer la lumière, et que si nous avons perdu la Parole Vraie, ne doit-on pas la rechercher au fond de nous-mêmes, dans nos «entités originelles».

Et que le Langage peut se classer en comportements pragmatiques (pour quoi faire), comportements syntaxiques (comment ça communique), et en comportements sémantiques (qu'est-ce que ça dit).

Certes le «filet Langage» nous interdit l'accès direct aux éléments de connaissance, mais, n'est-ce pas pour nous permettre d'accéder à la connaissance, et nous permettre par là même, d'établir un espace empê­chant un fusionnel qui nous interdirait un recul réflexif.

Pour la linguistique moderne ou structurale, le Langage se compose de la parole et de la langue. «Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique».

Pour plus de clarté, Saussure explorera, par la suite, le signifiant et le signifié. Et nous ne pouvons guère faire autrement que de constater que la Parole est un signe composé d'un signifiant — image acoustique — et d'un signifié — concept — car il estime que le signe est une unité à double face. Et c'est Saussure qui différenciera la Langue comme système de

signes et la Parole comme unicité de signes, et de dire «Le signe linguisti­que unit non une chose et un nom mais un concept et une image acousti­que».

Cette notion d'unicité, nous la retrouvons chez les Bambaras, symbolisée par le chiffre UN, chiffre du Maître de la Parole et de la Parole elle- même. Elle se trouve être accentuée par Descartes pour qui toutes «Les intelligences n'ont qu'un seul et unique maître, le Verbe Divin», et par ce poème du Livre des Secrets :

«Il a créé l'Homme, il lui a enseigné à parler clairement

Car l'être doué de Parole en aucun cas n'est entré dans la maison à cause d'une réponse».

Et par cette pensée du Tao :

«La divine Parole est l'apparition de l'esprit lumineux».

Ne nous faut-il pas rapprocher l'origine du mot Parole à ses différentes fonctions avec les religions et la création car qui le premier a nommé ? A travers ces quelques éléments — rappels réflexifs concernant l'origine, la «genèse» de la Parole, nous voyons que celle-ci véhicule, de manière latente, Unicité - Création - Sacré - Connaissance - Alliance - Savoir - Pouvoir. Nous visualisons ces différentes notions dans un diagramme hébraïque (1) :

                      Bar  \                        Parole                      / Dabor
Baro-------------------------------------------------------------------------------Baror
                     Berit  /                       Midbar                     \  Davou
                 Filiation  \                      Parole                       /  Marcher
Créer------------------------------------------------------------------------------Choisir
                Alliance   /                      Désert                      \  Murmurer

Je développerai les différents liens entre ces concepts ultérieurement, mais je dois préciser que ce diagramme m’a servi de guide, de trace mnésique tout au long de mon travail réflexif.

Si j'ai voulu faire cette référence, ici, c'est que le vocabulaire hébraïque garde la racine BAR dans Baro, Bar, Berit, Baror, Midbar, et la racine DA dans Dabor, Davou, montrant ainsi me semble-t-il le lien d'unicité de Dabar, de la Parole, et ce, même au niveau de la linguistique, ce qui n'est pas possible de rendre avec la langue française. D'après ce que je viens d'évoquer au niveau de l'origine de la Parole, on déduit facilement dans les différentes sociétés la place de celui qui va détenir la «Parole Vraie» ou la «Parole Originelle». Que ce soit le sorcier, le shaman, le chef, le roi, le pape, le président... Tous auront une place privilégiée dans le groupe social qui leur correspond parce que leurs paroles seront tenues pour vraies. Si l'on regarde plus précisément la sorcellerie où comme nous le dit J. Favret Saade «C'est une parole et seulement une qui noue et dénoue le sort et quiconque se met en position de la dire est redoutable». Là encore, on retrouve cette notion d'unicité radicale et puissante. On s'aperçoit de l'effet de cette parole sur l'autre, que celui qui reçoit cette parole comme «sort» n'est plus qu'un être désincarné et soumis à celle-ci. Ici, c'est la puissance extrême de la Parole. Mais, si l'on regarde certains discours tenus par des dictateurs, chefs de secte, l'envoûtement est comparable à celui de la sorcellerie, d'où la fonction thamaturgique du langage.

C'est pourquoi je suis en accord avec Didier Anzieu lorsqu'il dit :

«La Parole orale et encore plus écrite (Tables de la Loi) a un pouvoir peau»

ou encore lorsqu'il ajoute :

«La Parole de l'autre si elle est vraie» (je dirais où elle est tenue pour vrai, a la valeur du vrai pour celui qui la reçoit), «va tisser une peau symboli­que qui soit équivalent sur les plans phonologique et sémantique des écho­tactilismes originaires entre le tout petit et son environnement familial et maternel» (j'ajouterais social et culturel).

Je voudrais maintenant me référer au diagramme précédemment évoqué pour présenter la Parole dans sa dimension philo-sociologique. Nous avons vu ultérieurement que la Parole est la conséquence de la filiation originelle, à son tour elle devient source de fécondité dans la «bouche» du père. Effectivement, la Parole du père aura pour fonction de séparer les corps (celui de la mère et celui de l'enfant) en différenciant les sens. C'est cette séparation par la nomination et la transmission qui va permettre à l'enfant d'avoir accès au symbolique. Ainsi, si la mère permet l'entrée dans le langage, c'est le père qui donne les clefs pour s'inscrire dans la Parole et être de la Parole. D'où l'importance de la loi du Père, de sa

parole si rare, mais si tranchante, puissante ! d'où la place de l'homme dans nos sociétés et même dans les sociétés ! Car la Parole Divine a la pre­mière nommé Moïse, Lao Tseu, Mahomet, Jésus, Bouddha, etc. La Parole Créatrice, grâce à la différenciation des sens, va permettre la circu­lation de la Parole, cette Parole.

«Nul ne peut parfaire son initiation que par la révélation directe de l'Esprit Universel qui est la voix qui parle de l'intérieur».

Et Pythagore de nous préciser «Que toute ta vie, que toutes tes paroles s'inspirent de la plus pure justice».

Nous avons essayé de montrer que la différenciation des sens a pour ori­gine le Père. Dès lors, le nom associe le Verbe à un mouvement. La Parole dite donnée, va créer une situation. Elle va délimiter la place du «Je» et du «Tu». Elle va me situer en tant que «supérieur» parce que mon dis­cours a un effet sur l'autre. Pourtant, dans un même et identique mouve­ment, je perds de cette pseudo-puissance car je perds quelque chose de moi, mais ce, dans un mouvement positif pour le Franc-maçon car dans sa relation à l'autre, il va savoir Recevoir - Donner - Echanger.

Et si créer est situé entre Filiation et Alliance, ce n'est pas pour rien car comme le dit Sibony «la Création se fait par déchirure (que nous pouvons nommer filiation) et par alliance».

Alliance à l'autre. Alliance à l'Autre. Alliance des corps.

Pour Sibony, c'est «L'alliance de l'Un avec l'Autre» et l'on retrouve une fois encore cette notion d'Unicité. Mais dès lors qu'il y a Alliance, cela signifie-t-il que l'homme marche par la Parole ? C'est-à-dire qu'il ne cesse d'avancer à «coups de discours». Est-ce que la Parole fait marcher l'homme ? C'est avancer en donnant pas l'ensemble. Association difficile à interpréter. Je pense qu'il faut entendre le verbe «marcher» à la fois dans le sens avancer, de traverser, rechercher, d'accéder à... Mais parler est-il un choix ? Est-ce que désirer parler c'est choisir de parler ? Mais il nous faut apprendre à parler, à répandre des idées utiles qui nous sont enseignées. La Parole ne peut se contenter d'être un ensemble harmo­nieux de mots, elle se doit d'être pensée, construite avant que d'être don­née. Car comme le disait Platon, on ne sait que ce qu'on découvre par soi- même. Silence et Parole, indissociable symbiose dans notre quête de la connaissance. N'est-ce pas dans le silence, la solitude et la méditation que l'esprit s'élève et atteint une radieuse harmonie, et que l'on est à même de sentir la Parole qui nous dévoile l'immensité qui nous entoure.

La Parole est une grande force, elle peut avoir une immense répercussion, elle est un pouvoir pour éduquer, guider sur la voie. Elle doit donc être utilisée avec justesse et rigueur. N'est-ce point pour cela que dans nos tra­vaux nous ne pouvons prendre la parole plus de deux fois sur la même question.

Murmurer, encore un verbe et un mouvement. Le murmure est-il une mi- parole ?

Nous voyons que choisir est situé entre deux verbes, alors que créer l'était entre deux noms, et donc que ce sont trois mouvements. Tous trois expri­ment la position du corps par rapport au mouvement de parler. Le verbe choisir est-il mis au milieu pour mieux montrer que notre choix doit se porter sur le mouvement de «marcher», donc un mouvement qui vient de notre profond intérieur, qui nous entraîne vers l'autre.

J'essaye d'apprendre à marcher... parler... Nous parlons... écoutons... vivons...

Il n'est pas mauvais quelques fois d'emprunter des chemins de traverse pour trouver sa voie du milieu.

Le silence ne renvoie pas au désert, à l'absence de parole. Il peut être :

— Flux de mots, de verbiage, Parole fausse vidée de sa valeur originelle car transformée, déformée par la dite communication des hommes entre eux. N'est-ce pas cette fausse parole qui permet à Lao Tseu de dire «La Parole crédible n'est pas belle, la belle Parole n'est pas crédible».

— Un discours mais sans parole, ce qui, selon Lacan, est une demande, «Je te demande de refuser ce que je t'offre parce que ce n'est pas ça» et de préciser «cet appel est la trace d'un non être originel qui cherche l'être à travers quoi il puisse décliner» et Grimaldi (2) de préciser «La révélation de cette sémantique et de cette syntaxe universelle, c'est-à-dire d'un symbolisme universel, du désir des lois universelles, de l'étiologie univer­selle, des frustrations, des inhibitions, des refoulements, en faisant accé­der le malade du silence à l'innommable et de l'inavouable au langage de l'explication et de la compréhension en rendant communicable ce qui l'excommuniait, le fait accéder à la communauté».

Nous le voyons, la Parole est loin d'être simple et de désigner une simple fonction mécanique de l'appareil phonatoire de l'homme, elle comprend aussi des types de représentation de mots, de choses, d'affects, ensemble d'éléments qui auront tous un rôle prépondérant dans la construction — maturation de l'homme. Et s'il est vrai que c'est le «père» qui nous inscrit dans la Parole et nous permet d'être Parole, il est tout aussi exact que, pour pouvoir utiliser ses clefs, il faut, outre la maturation de système pho­natoire et nerveux, avoir acquis le concept «JE». Car «JE» ne peut être intégré que par le stade du miroir, miroir qui réfléchit l'image du corps propre.

Alors, chaque parole viendra se placer dans les limites mêmes de l'enve­loppe charnelle. C'est pourquoi Anzieu (3) dit «La Parole orale et encore plus écrite a un pouvoir peau», et Sibony (4) «Ce qui morcelle nécessaire­ment le corps, c'est la présence de mots tromqués, multipliés et incrustés sur lui qui lui laisse désirer, lui laisse du jeu pour alterner ses déclins et ses renaissances». Toutefois, le corps exprime, même marqué par ces paroles fausses ou absentes, mais qui vont créer des vides, des vacances.

Ne sommes-nous pas, nous, Francs-maçons, à la recherche d'une Parole Vraie ?

La Parole est trace, la Parole est inscription sur et dans le corps. Dès lors, se pose la question de la Parole tabou et de la Parole instituée. La Parole tabou est un interdit de la Parole. Cet interdit crée des vides, laisse place aux fantasmes. La Parole instituée est, à mon avis, la Parole qui empêche l'homme d'accéder à la recherche de la Parole originelle pour adopter une Parole conventionnelle de l'institution sociale.

Mais la nomination lorsque nous la recevons, nous l'entendons, c'est elle qui nous fait exister en nous différenciant du reste de l'Univers, que ce soit des personnes et des choses et ce, tout en sachant que nous sommes partie intégrante. J'entends mon nom, donc je suis, je prend corps, je suis à la fois Unique et Universel. Je parle, et ma voix m'apparaît comme mes­sagère entre les bruits organiques, Parole qui, avec le temps originel et universel, deviendra ordonnée et fécondatrice.

Je voudrais, en guise de conclusion, citer un auteur, et vous m'en excuse­rez, mais il me semble difficile pour qui recherche la Vérité et la Lumière de ne pas énoncer avec transparence les éléments qui lui ont permis de réfléchir, et par là même de penser et d'accéder à une certaine connais­sance.

«Tante, dis-moi quelque chose, j'ai peur parce qu'il fait si noir». La tante lui répondit :
«A quoi cela te servirait-il puisque tu ne peux pas me voir».
«Ça ne fait rien» répondit l'enfant «du moment que quelqu'un parle, il fait clair». (5).

Jean-Loup DUJARDIN

(1)   «le Nom et le Corps» - Sibony.
(2) Grimaldi «Le désir et le temps»
(3) Anzieu : «Moi - Peau»
(4) Sibony : «Le nom et le corps»
(5) Freud : «Trois essais sur la théorie de la sexualité»

Publié dans le PVI N° 70 - 3éme trimestre 1988  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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