GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 3T/1988 |
Le Franc-maçon de Rite Ecossais Ancien et Accepté face au XXIème siècle Chaque année,
lorsque les travaux de la loge renaissent ou reprennent force et vigueur ainsi
que nous le proclamons, alors même que l'été s'en va et que l'automne paraît, à
l'heure où la lumière blanche rougeoit, en ces mois de septembre et d'octobre,
lorsque le nouveau collège des officiers est installé et que chacun de ses
membres prononce notre serment, lorsque le Vénérable maître renouvelé ou
nouvellement élevé à l'office de «Maître de la loge» vient de gravir les
marches de l'orient et reçoit le sautoir de sa charge. le maître qui
l'installe prononce ces mots, entendus et reçus par tous : «une constante
conciliation entre des oppositions nécessaires et fécondes». C'est sous
l'inspiration de cette règle, de ce devoir qui est le nôtre, à nous qui
prétendons vivre et agir en maître-maçon, à nous qui nous sommes engagés à
combattre, à l'intérieur et à l'extérieur de nous-mêmes, les forces de l'avoir
afin de réaliser, pour les autres et pour nous-mêmes les forces de l'être ;
c'est sous cette inspiration à la fois sacrée et intime que j'ai conduit la
réflexion que je vous dévoile et qui embrasse une question qui nous tient tous
à cœur et qui concerne le «Franc-maçon face au XXIème siècle. Être
Franc-maçon de rite écossais ancien et accepté, aujourd'hui et demain». Oh ! certes ne vous
attendez pas à trouver dans ce qui va suivre des révélations ; seulement
quelques repères pour affirmer que le franc-maçon de cette fin de millénaire,
qui est l'aurore d'un autre temps, ne peut être cet homme qui attend tout,
n'espère rien, balloté de vagues en vagues, perdu dans l'espace, le temps, sans
but, s'abandonnant tout autant à la nécessité qu'au hasard. Non, cet homme là
est animé par une juste et profonde espérance car il est homme de raison et
d'amour. Lorsque nous disons notre «quête» de la parole perdue, nous n'évoquons
pas un voyage désespéré vers le néant ou vers l'anéantissement, mais
l'espérance de la force et de la sagesse de la vie, de l'univers et de l'homme. Souvent des
apprentis, des compagnons, des jeunes maîtres s'irritent, nous interrogent,
nous interpellent. Il leur paraît que la Franc- maçonnerie, le Franc-maçon ne
remplissent plus le rôle qu'ils ont pu avoir précédemment dans nos sociétés ;
ils ne sont plus, disent-ils, cette avant- garde féconde et dynamique qui
illustrat la fin du XVIIIème siècle, le XIXème siècle et le premier quart du
XXème siècle. Souvent des maîtres
pus anciens, souvent nous-mêmes, cherchons parmi nous les grands savants, les
grands philosophes, médecins, ingénieurs, artistes qui resteront dans la
mémoire du temps comme y sont demeurés Goethe, Mozart, Voltaire, Montesquieu,
Condorcet, Littré, Sibellius et Franklin. Souvent, il leur
semble, il nous semble que nous n'avons pas de grands projets, que nous restons
immobiles dans un monde, dans une société qui bougent. Nous restons
immobiles, nous n'avons pas de grands projets... c'est à voir !
Nous continuons
à travailler dans nos loges, à rassembler ce qui est
épars, à se faire
rencontrer, entendre et comprendre des hommes qui sans l'ordre
maçonnique
s'ignoreraient et se combattaient. Nous continuons à former des
«initiés», à
développer les qualités intellectuelles, morales et
spirituelles de ces
«initiés» pour qu'ils répandent à
l'extérieur l’œuvre commencée dans les
temples. Notre grand projet, c'est la maturation de l'homme. — les outils du maçon du rite écossais ancien et accepté, — la société de la dernière décade du millénaire et l'horizon 2 000 et plus. Les outils de maçon de rite écossais ancien et acceptéParler des outils
du maçon de rite écossais ancien et accepté, c'est d'abord faire référence aux
sources de la Tradition écossaise ; c'est ensuite étudier et comprendre les
convergences de ces sources et en illustrer les aspects les plus essentiels. Les sources de la
tradition écossaise — celle des traditions ésotériques et religieuses les plus anciennes dont elle conserve les rites et les symboles, les mythes et les pratiques ; — celle des constructeurs, architectes, géomètres et philosophes, des sociétés de l'antiquité et du moyen-âge ; — celle de l'humanisme des lumières qui, s'il s'épanouit au XVIIIème siècle, n'en a pas moins des racines dans les civilisations plus anciennes, notamment les civilisations grecque et alexandrine. Ces semences qui
fertilisent la pensée et l'action de chacun d'entre nous, n'expriment pas la
même conception de l'homme et de la société. La première
considère l'homme au seul sens de sa fonction mystique. Cet homme-là
s'individualise par son ascèse, son travail dans les profondeurs de lui-même,
son intériorisation, sa recherche de l'absolu. Elle définit une communauté de
nature et d'essence cosmiques, seule réelle société qui n'appartient pas au
monde de la réalité temporo-spatiale et sociale, qui totalise mais n'additionne
pas les hommes vivant, peinant, riant, travaillant et jouant qui peuplent la
terre. Cette vraie communauté est la Jérusalem Céleste : l'Eden retrouvé,
l'aire du bonheur, l'Âge d'Or. La seconde
appréhende certes le monde réel dans son existence et ses manifestations mais
donne la primauté à la communauté, expression temporelle de l'ordre du monde,
de l'ordre divin ; l'individu apparaît ensuite ; chaque homme est d'abord un
membre de la communauté ; il lui est assujetti, il en est dépendant. Cette
conception fonde les relations humaines, l'organisation sociale, sur un ordre
hiérarchique fonctionnel au sein duquel chacun a un rôle bien déterminé et fixe
: c'est l'époque des corporations, du compagnonnage, de la chevalerie, des
Ordres, des Devoirs. La troisième ,
enfin, postule la souveraineté de l'individu, cause et finalité de toutes
choses, engendrant un anthropocentrisme unicellulaire, qui a produit, dans ses
illusions comme dans ses égoïsmes et ses élans, l'homme contemporain,
nous-mêmes et les autres. Cet homme habité et animé par la sage et saine Raison
qui fonde son libre arbitre et sa libre conscience, s'agrège nécessairement à
une collectivité dont l'objectif est de lui permettre de s'épanouir, d'être
heureux, ici et maintenant. Ainsi, nous sommes
les héritiers de ceux qui, portés par le courant humaniste issu du moyen-âge
et de l'antiquité grecque, ont fait du XVIIIème siècle, le «grand siècle»,
selon Michelet, le «siècle des lumières», lequel a vu naître et se développer
cette maçonnerie «spéculative» dont nous conservons la demeure et faisons
fructifier l'héritage. Telles sont les
sources constituant ce fond immense qui touche à tout ce qui fut, est et sera
la pensée et les expressions symboliques écossaises, dont il me paraît,
toujours par référence à ces sources fondatrices, intéressant de rappeler
quelques aspects essentiels. Je le ferai suivant une triple évocation, à
savoir celle du symbolisme fondamental ou originel, celle du symbolisme
complémentaire et celle du symbolisme intellectuel ou d'érudition. Le symbolisme
fondamental est essentiellement celui de la lumière. Nous, francs-maçons,
sommes les fils de la lumière, des illuminés, au sens ésotérique du terme. Solaire,
lunaire, stellaire, le symbolisme de la lumière est un culte et nous savons que
les andersoniens ont situé l'apparition de la «vraie lumière» à une date bien
précise, inspirée de la tradition judéo- chrétienne. Nos loges se
désignent comme loges de Saint-Jean et nous célébrons les deux Saint-Jean,
celle du baptiste et celle de l'évangéliste ; exaltant en même temps, suivant
un rite solaire, païen, aussi vieux que l'humanité, les passages solsticiaux,
celui de la lumière qui décroît et celui de la lumière qui croît. Le symbolisme
fondamental c'est aussi les outils, les structures que nous ont légué les
«opératifs», maçons, tailleurs de pierre, charpentiers, verriers, imagiers,
obscurs et anonymes artisans d'une oeuvre monumentale. En venant confluer avec
le précédent, ce courant opératif nous apporte les outils symboliques, le
vocabulaire et en quelque sorte la cosmographie et la méthodologie de nos
travaux. Comme l'arbre puise sa substance dans l'humus, la maçonnerie opérative
s'abreuve à la source judéo-chrétienne et nous en avons conservé, au-delà de
l'expression, l'esprit, car, derrière la paille des mots, nos «aînés» nous ont
laissé le grain des choses, ces «constantes humaines» dont les éléments sont
puisés dans la psychologie des profondeurs. Le symbolisme
complémentaire constitue les décors, les signes et les mots qui caractérisent
le corps maçonnique et les idées qu'il exprime. Il est marqué par des
influences multiples qui se sont enrichies mutuellement et ont été soumises aux
courants de pensée et aux modes des époques successives ainsi qu'aux
recherches et découvertes qui fortifient, orientent et enhardissent
l'intelligence humaine et la civilisation. La confluence de ces courants
multiples, le choc des idées qu'ils portent, ont créé ce mouvement à nul autre
comparable que représente la maçonnerie : ni idéologie, ni religion. Au symbolisme
intellectuel ou d'érudition échoit l'étude du champ de la connaissance
symbolique et ésotérique et l'exégèse de son contenu. Cet exercice savant et
dialectique est la pratique courante des philosophes, c'est-à-dire de ceux qui
ont l'art de définir, d'enseigner et de maintenir la doctrine et la tradition,
en évitant la tentation du dogme. Mais les maçons
dans les loges apprennent aussi à «philosopher» et nos constructeurs des temps
anciens savaient le faire car la philosophie nous disent les vieux écrits est
le chemin de la connaissance. Pour l'exégète, le domaine de la connaissance est
illimité, indéfini et les voies qui en donnent l'accès seront toujours
multiples et diversifiées. C'est pourquoi le
symbolisme d'érudition conclut à l'innovation, au changement qui intègre au
symbolisme complémentaire des formes et expressions nouvelles le vivifiant, le
modernisant, l'activant et le réactivant, l'enrichissant sans cesse et le
renouvelant tandis que le symbolisme fondamental demeure intangible,
inaliénable, éternel. Alors, dira-t-on,
les traditions qui habitent notre demeure, le temple qui est en nous et celui
dans lequel nous sommes, sont divergentes... non, elles ne sont pas
divergentes, elles sont différentes et elles convergent. Ce sont quelques
convergences constituant nos outils que j'évoquerai maintenant. La devise écossaise
«ordo ab chao» exprime l'idée qui nous est profonde d'un ordre de l'univers, d'un
ordre de la nature, ordre naissant d'un désordre qu'il contient et qui le
contient, ordre naissant d'un désordre qu'il engendre et qui le renouvelle.
Cette idée d'un ordre naturel n'est pas rejetée par la science contemporaine.
N'est-ce pas Einstein qui déclarait, bien avant Laborit, Reeves ou François
Jacob : «A chaque progrès important, le physicien découvre que les lois se
simplifient de plus en plus à mesure que progresse la recherche et je suis
stupéfait de constater l'ordre sublime qui sort d'un chaos apparent». Dans le domaine
même des sciences humaines et sociales, l'anthropologue René Girard, auteur de
«La violence et le Sacré» conçoit un modèle de sociétés évoluant sous les
influences des forces d'ordre et de désordre qui les animent, les agitent, les
déstabilisent et les stabilisent, forces d'ordre et de désordre que les hommes
portent en eux-mêmes. Ces références et bien d'autres que je ne puis citer ici
nous rappellent qu'à certains moments de l'histoire du monde, tout s'effondre,
tout se détruit, tout se casse et tout recommence, car tout est mouvement, car
la vie est un changement perpétuel. Notre outil
symbolique «ordo ab chao» traduit la connaissance, la conscience,
l'intelligence raisonnée que nous avons de ce mouvement perpétuel. Ainsi ce
qui est n'a pas d'autre finalité que celle d'être et le mouvement s'applique à
tout ce qui constitue l'univers, le peuple et l'anime. L'univers même est un
mouvement. A cette dynamique qui fonde la vie, qui est la vie elle-même, qui
constitue le monde vivant, nous rattachons l'idée de progrès. Le mouvement, quels
qu'en soient les détours, la dialectique, l'insaisissabilité du caractère
transcendant ou immanent, la logique et le but, agit sur l'homme, dans son
corps individuel et dans son corps social. Cette action, et cela est
tout-à-fait dans l'esprit de la philosophie des lumières, de l'humanisme
néoplatonicien et de la Renaissance, doit amener à l'apparition d'un Age d'Or,
que seul le progrès constant des sciences, des arts, des techniques et des
morales, peut préparer. Et c'est ainsi que nous proclamons au chapitre I de la
Constitution de la Grande Loge de France : «A cet effet, les Francs-maçons
travaillent à l'amélioration constante de la condition humaine tant sur le plan
spirituel et intellectuel que sur le plan du bien-être matériel». Il s'agit
bien d'une dualité : la recherche d'un équilibre entre le mens et le corpus,
pour l'homme, en son individualité et dans ses institutions collectives et
sociales. Les questions qui
sont alors souvent posées, à savoir «l'Homo sapiens peut-il s'adapter à ce
mouvement perpétuel et de plus en plus frénétique ?» et «ce que nous
appelons «progrès» est-il bon pour l'homme» ? constituent de véritables
interrogations ontologiques et métaphysiques auxquelles seule une foi fondée
sur des dogmes fermement établis peut apporter quelque réponse parée de totale
certitude. Pour nous, les
idées de progrès et de mouvement sont confondus et l'idée de progrès contient
l'homme. Puisque la vie est mouvement, tout bouge et la curiosité, la soif de
connaissances sont inhérentes à l'esprit humain ; personne par ailleurs, ne
peut arrêter le mouvement, pas davantage le progrès ; peut-être le dévier, le
retarder... Teilhard de
Chardin, concevant un monde en voie de spiritualisation — sens du progrès —
établit l'homme au centre de cette maturation cosmique et renouvelle
l'alliance christique, entre le Verbe, énergie créatrice, et l'homme pour
réconcilier la religion et la science, la foi et la raison. S'appuyant sur
cette réconciliation, il déduit que le fondement initial de la Morale, pour
l'élément humain, est le seul fait d'être né et de se développer en fonction
d'un courant cosmique. L'homme doit agir, et de telle façon, parce que sa
destinée individuelle relève d'une destinée universelle. Tel est aussi notre
sens du mouvement et du progrès. Dans l'un des
ouvrages alchimiques que je lisais récemment, il est écrit : «la mort elle-même
n'est que séparer une chose d'une autre». N'est-ce pas là aussi le sens d'une
destinée universelle. Le sens d'une destinée universelle m'ouvre la voie vers
un autre outil que je voudrais évoquer ici afin de bien situer le franc-maçon
de rite écossais face au XXlème siècle : c'est l'outil que constitue notre
triangle : Liberté, Egalité, Fraternité qui me paraît devoir être associé à
l'idée de «sens de la communauté». En loge, lorsque
nous travaillons, quels que soient la structure, l'organisation, le
fonctionnement et le caractère de l'atelier, nous sommes en assemblée d'hommes
libres et en relation d'égalité. Ceux qui ne ressentent pas fondamentalement
cette situation d'égalité n'ont sans doute pas encore recueilli la première
parcelle de la sagesse initiatique et doivent, à mon sens, continuer à
dégrossir leur pierre brute. Ce qui différencie
la loge maçonnique de tout autre cercle initiatique, j'allais dire aussi de
toute secte, c'est que le maçon, apprenti, compagnon, maître, n'a pas d'autre
maître que la loge et que lui-même. Il n'a pas de gourou. La loge assure la
maîtrise par le travail collectif qui l'anime, selon le rite, dans sa
diversité, dans l'expression de chacun, controversée, améliorée, réaffirmée ou
modérée par l'autre. Le maître du maçon est un être collectif, un être suprême
que nous ressuscitons et reconstruisons à chaque tenue, et cette maîtrise de la
loge fonde l'importance qu'il convient d'attacher aux rituels d'ouverture, de
conduite et de fermeture des travaux et le respect que nous devons leur
manifester par une observation stricte de leur contenu. Cette maîtrise fonde
également le respect que nous devons manifester à l'égard de notre tradition et
des traditions qui la nourrissent. Elle fonde enfin les devoirs et les droits
de chaque maçon ; les devoirs d'abord, les droits ensuite. C'est en cela que
la loge constitue une vraie communauté, c'est-à-dire, une assemblée d'hommes
libres, égaux et fraternels soumis impérieusement et volontairement à une
règle et non une collectivité, réunion d'individus ayant les mêmes intérêts,
voire les mêmes passions, exprimant les mêmes égoïsmes. Dans cette communauté,
la liberté exprime l'individualité de chacun, l'égalité, la sociabilité des
hommes et la fraternité, leur appartenance, vécue et ressentie, à une
communauté : Vécue en surface,
cette communauté peut apparaître une abstraction, une recherche détachée de la
réalité, une fuite devant les problèmes de la vie courante. Vécue en
profondeur, elle provoque un véritable bouleversement intérieur de l'individu
qui modifie son comportement, ses jugements, son action. C'est en cela que
le travail sous la conduite du Maître de loge, dans la loge, est
une initiation
sans cesse renouvelée, améliorée et que cette
initiation amène l'homme à des
attitudes plus cohérentes et nuancées quelles que soient
les circonstances, les
situations et les crises ; à un caractère plus serein,
à un esprit plus ouvert
à toutes choses, à plus de vérité, plus de
sincérité, plus de générosité
dans
ses actes et à une écoute attentive et profonde
d'autrui. Ainsi, sommes-nous
pourvus de quelques outils porteurs de cette vérité, de cette sincérité, de
cette générosité. En cela, la liberté de conscience nous protège de toute
idéologie et de toute religion dogmatique ou révélée et nous ouvre à un
jugement raisonné sinon raisonnable tandis que l'esprit de tolérance nous permet
d'écouter autrui, de comprendre les différences et les divergences sans pour
autant accepter tout et s'y soumettre ; car la tolérance est à la fois respect
des autres et de soi-même. Enfin, s'ajoute à la liberté de conscience et à
l'esprit de tolérance le refus d'une conception manichéenne du monde, séparant
le bien du mal, opposant le bien au mal. Si la morale a quelquefois participé à
la création du monde, elle ne s'est point retirée des ténèbres pour resplendir
dans la pleine lumière. Elle demeure soumise à un jeu alternatif, dialectique
qu'exprime le pavé mosaïque : mélange d'ombre et de lumière. Tels sont les
outils du maître maçon, multiples, divers, féconds. Il appartient à chacun de
les vivre en recherchant l'équilibre qui sera toujours fragile, instable,
entre les nombreuses tensions et pulsions qui agitent le corps, l'esprit et
l'âme de l'homme. Fils de Voltaire...
fils de Rousseau... Je, n'aime pas que l'on me mit en situation de choisir... Platon ne les
a-t-il pas réconciliés ? Initiation, raison,
amour, science. Le monde est là devant nous, sachons l'observer, le comprendre,
l'embrasser et aussi le rectifier. La société de la dernière décade du millénaire et l'horizon 2000 et plusJe viens de
rappeler les outils que l'initiation et le travail en loge donnent aux
francs-maçons du rite écossais ancien et accepté pour être et agir. Ce ne sont
pas des hommes qui se sont retirés du monde, ces maçons ; ils vivent pleinement
dans celui-ci ; ils en épousent les querelles et en subissent les crises, ils
en récoltent les fruits amers ou doux et en apprécient les harmonies. Mais, ce monde
qu'est-il devenu ? qu'en ont fait les hommes ? et l'humanité elle-même
qu'est-elle maintenant, quel va être son destin ? C'est un lieu
commun de proclamer que l'homme se sent moins à l'aise que par le passé dans le
monde qui est le nôtre. Certes, l'évocation n'est pas d'aujourd'hui. Déjà,
Villon pleurait ou chantait : «où sont les neiges d'antan ?» et Pascal était
saisi d'un immense et profond vertige entre ou devant les deux infinis. Mais, elle a pris
désormais une autre ampleur et il n'est pas de jour sans que s'expriment les
interrogations et les inquiétudes, voire la détresse et le désespoir de nos
contemporains face à un monde qui devient pervers, se dégrade alors même que
l'homme devient déchiré. Le Passé Grand
Maître de la Grande Loge de France, Henri Tort Nouguès nous a souvent
interpellé au sujet du monde moderne et des souffrances de l'homme. Le 17 mars 1984,
notamment, il déclarait dans une conférence : «Dans
un monde qui est de plus en
plus soumis à la haine la plus aveugle, à la
violence la plus absurde et à la
barbarie généralisée, dans un monde qui devant
nous et malgré nous semble de
plus en plus se défaire et se briser, où non seulement le
désordre mais encore
les ténèbres envahissent la conscience des hommes et
font de notre
contemporain un être à l'âme vide et
désespéré, où «le
désert» croît
inexorablement, que peut faire la Franc- maçonnerie
traditionnelle ? Que peut
faire la Grande Loge de France ?». Comme lui faisant
un écho, le Cardinal Lustiger, archevêque de Paris, écrit dans «Le choix de
Dieu» paru récemment : «La société devient immobile. Elle se contente d'un
miroir. Les adultes n'ont plus d'avenir... et la personne ne sait plus à qui
s'identifier. Aimez votre vie ! ». Puissions-nous,
pour répondre à cette invitation, poser un regard lucide et éveillé sur les
grandeurs et les misères du temps présent ainsi que sur les réalités et les
défis du temps à venir. Le temps
présent. Dans cette fin de
millénaire, les croyances et les idéologies qui ont mobilisé les générations
précédentes paraissent avoir achevé leur parcours sans avoir délivré l'homme de
ses angoisses existentielles, sans lui avoir donné le bonheur qui fondait leurs
espérances. C'est que dans la
mouvance de l'Esprit des Lumières, tout paraissait possible à l'homme par la
connaissance scientifique, rationnelle et positive ainsi que par une action
matérialiste et technicienne. Tout, y compris de se substituer au créateur, de
le supplier, de le rejeter et de le reconstituer ? Tout, y compris de faire de
l'homme un démiurge, sûr de lui-même, possessif, dominateur, véritable maître
du monde et maître de l'esprit. Tout, y compris
d'étendre les lois et les pratiques des sciences physiques, des sciences de la
matière, des sciences de la nature, à l'homme lui-même, aux sciences humaines
et aux sciences sociales. La science alors, les scientifiques eux-mêmes
vivaient dans un système de grande certitude et cette grande certitude d'un
univers fini dont il suffisait de découvrir, d'inventer et d'exploiter les
ressources pour donner à l'homme le bonheur et tout expliquer y compris même la
vie, a fini par s'étendre au plus grand nombre : philosophes, acteurs sociaux,
législateurs, clercs et laïcs, constituant ce faisant une idéologie dominante,
à la fois scientiste et matérialiste. Dans les périodes
antérieures, la société humaine était essentiellement basée sur la Foi (les
principes sont établis pour l'homme) ; à partir du XVIIIème siècle, la société
humaine trouve son fondement dans la foi (les principes sont établis par
l'homme) ; les deux systèmes générant de grandes certitudes et un extrême
confort intellectuel. Or, ce sont les hommes de science eux-mêmes qui, en
poussant toujours plus loin leurs travaux afin d'établir les lois physiques,
naturelles et cosmiques de l'univers, ont conçu, avec effroi pour certains,
avec sérénité pour la plupart, que ni le temps ni l'espace n'avaient un
caractère absolu, que la matière n'était ni stable, ni permanente, que
l'univers n'était ni immuable ni éternel, que tout était «mouvement» et que la
seule vraie certitude que nous pouvions désormais avoir était qu'il n'y avait
pas de certitudes pouvant être transmises intactes d'une génération à l'autre. Corrélativement,
cette science donnait une accélération prodigieuse aux techniques, instruments
au service de l'homme, substitutifs à sa main et à ses outils manuels, créant
cette civilisation des «techniques» qui est la nôtre, dans laquelle l'homme
trouve à la fois les possibilités de se libérer de contraintes millénaires (la
force de travail, la faim... la nature...) et de s'asservir à nouveau (le
changement... les techniques... la communication... les intelligences artificielles).
Eternel Prométhée... Ainsi, il en est
fini désormais de la belle assurance de l'homme ; rien n'est plus définitif,
rien n'est plus absolu !. L'homme est concrètement «éclaté», n'ayant plus pour
le soutenir ni la foi du temps jadis, ni la loi de ses grands parents, bien que
la foi et la loi soient conservées dans sa mémoire, et que leur survivance
participe à l'éclosion et à l'entretien des conflits qui constituent cette
crise de civilisation qui caractérise notre époque et dont l'élément essentiel
est la terrible ambiguïté d'un homme à la fois conquérant et abattu, homme
«sujet» et homme «objet». Ces conflits existentiels peuvent paraître assez
éloignés de notre vie quotidienne ; ils sont cependant les causes directes
d'attitudes fréquemment rencontrées de nos jours, tels le désir de consommation
illimitée, l'appétit de jouissance immédiate, la contestation systématique des
valeurs établies. Pour s'attacher plus concrètement à cette vie quotidienne,
essayons de qualifier ce que sont nos sociétés contemporaines. Les hommes et les
sociétés sont comme ils sont ; ils ne sont pas comme nous pensons qu'ils
devraient être ou sont. Cette réalité doit nous conduire à garder un regard
avisé sur notre environnement social, économique et politique et à ne jamais
nous croire investis de quelque mission à l'égard des autres. A cela, nous
pouvons ajouter que l'une des désillusions de notre temps est l'échec des
révolutions dites sociales. Celles-ci ne changent pas fondamentalement les
rapports de l'individu avec la société. En fait, pour que le monde s'harmonise,
il faut que les mentalités qui conditionnent les comportements humains
évoluent et c'est cette évolution qui est lente, non linéaire, faite en
permanence de remises en question, d'interrogations et de regrets. Au point où nous
nous trouvons du parcours de l'homme, on peut s'accorder à observer que la
société n'est pas «une», qu'elle est fortement inégalitaire et que les grands
déséquilibres s'accentuent alors même qu'une formidable révolution technologique
bouleverse la vie courante. La société
contemporaine n'est pas «une». Cela est vrai non seulement à l'échelle de la
planète mais aussi à celle de notre propre pays. Ce caractère n'est certes par
particulier à notre époque et de tout temps, il y eut de grandes dissemblances
entre les civilisations, les cultures, les conceptions, le sens de l'humain des
différents peuples. Ces dissemblances diminuent- elles ou, au contraire,
s'accusent-elles ? Il faut d'abord rappeler que dans les siècles antérieurs et
encore dans certaines sociétés, l'organisation sociale basée sur un ordre
communautaire assure l'unité. Ensuite, l'image «occidentale» de l'homme et de
la société devint la référence et poussa à l'établissement d'un homme universel
selon son modèle : homme de raison et homme d'action. Nos aînés vécurent cette
espérance et aussi cette illusion. Depuis la fin des années 50, le modèle s'est
beaucoup dévalué. Il s'est généralement retiré de ses terres de mission et
devient même contesté dans ses terres d'élection. Ainsi, le mot
«homme» n'a-t-il pas la même signification pour tous et l'homme la même valeur
; la conception de l'humain demeure souvent très spécifique à chaque idéologie,
ce qui ne manque pas d'accroître la division, l'éclatement de nos sociétés. Cela
est vrai sur le plan spirituel, sur le plan moral et bien évidemment sur le
plan économique. Pour demeurer dans
ce dernier domaine qui est celui de la vie courante, les évolutions récentes
ont conduit à le privilégier, alors même que naissaient les corps
intermédiaires : sociétés, associations, syndicats, hobbies, groupes de
pression, constituant des collectivités d'intérêts promptes à s'opposer, à se
combattre, à diviser les hommes. Alors que les communautés fonctionnelles des
sociétés traditionnelles concouraient à leur unité, les collectivités
d'intérêts des sociétés modernes en activent l'éclatement. Désunies, n'ayant
pas pour l'homme, pour son rôle, son destin, sa finalité et en définitive sa
liberté, la même conception ni la même espérance, nos sociétés sont par
ailleurs fortement inégalitaires. Elles le sont économiquement,
technologiquement, socialement et démographiquement. Bodin, que l'on
considère généralement comme le premier économiste des temps modernes, écrivait
au XVIème siècle : «Il n'est de vraie richesse que l'homme» exprimant ainsi que
l'homme crée par son travail la richesse et que plus il est en nombre, plus de
richesses sont produites, ce qui est de nature à améliorer le bien-être
matériel général. Un peu plus tard, à la fin du XVIIIème siècle, Malthus,
pasteur et économiste anglais, notait que la population d'une nation croît
selon une progression géométrique alors que la production des richesses croît
selon une progression arithmétique. Il s'ensuivra, promettait-il, de grands
déséquilibres sociaux. Entre les natalistes et les malthusianistes, le débat a
été permanent jusqu'à nos jours, quelles que soient par ailleurs les thèses ou
idéologies économiques développées. Actuellement, le
boom démographique touche essentiellement les pays de l'Islam, de l'Amérique
latine et d'Extrême-Orient qui ont un moindre niveau de développement
économique alors que les contrées d'occident et d'orient qui sont à
l'avant-garde économique et technologique renouvellent à peine leur
population. Telle est la réalité démographique de notre monde : une excessive
inégalité qui va grandissant. L'explosion démographique pourrait être une
chance exceptionnelle pour les pays qui en bénéficient puisqu'elle leur
apporte une force de travail, une créativité inespérée mais en est-il encore
temps et le monde en a-t-il encore besoin ? La question mérite
d'être examinée car il est une autre inégalité dans notre monde : l'inégalité
technologique. Les nations les plus techniquement évoluées, c'est-à-dire celles
qui ont déjà atteint des niveaux de production élevés sont par ailleurs celles
qui maîtrisent le mieux les technologies nouvelles, porteuses d'un
bouleversement radical des modes de production ainsi que des moyens de
communication et des comportements économiques : bio-technique, bio-génétique,
bureautique, robotique, domestique, la simple énumération de ces nouveaux
vocables suffit à évoquer cette révolution des productions tant industrielles
qu'agricoles et intellectuelles. La force du travail
humain perd sa «valeur» millénaire. C'est ce qui explique l'ampleur que prend
le chômage des jeunes dans les pays dits avancés alors même que les pays en
voie de développement ne peuvent plus exporter leur propre main d’œuvre. Ces phénomènes ne
peuvent être banalisés car ils sont porteurs de crises plus graves que celles
que nous connaissons. C'est que, si l'activité économique crée les richesses,
la répartition de celles-ci crée le cadre social. Or, nos sociétés demeurent
très inégalitaires ; il y a certes des inégalités entre les peuples, mais,
peut-être encore plus irritantes au sein des peuples. Dans notre propre pays,
malgré les lois sociales qui atténuent les différences et font assurer une
redistribution et des transferts de revenus, la pauvreté, la plus sordide, la
plus dure, a réapparu récemment. Certes, la charité et l'assistance (les
Restaurants du Cœur...) sont des manifestations heureuses pour pallier les
effets les plus inhumains des inégalités économiques et sociales, il reste
cependant qu'au niveau mondial comme au niveau des nations, une formidable
contradiction s'amplifie : alors même que la force humaine de travail augmente
considérablement, sa nécessité diminue inversement et voici l'homme sans
emploi, sous employé. Sans doute, les créateurs, les concepteurs, les
ingénieurs, les spécialistes, les hommes d'arts et d'artisanat — ceux que le
Saint-Simon des phalanstères nommaient les technocrates — conserveront un rôle
actif, dirigeant et producteur mais combien seront-ils... combien en
faudra-t-il dans cette société qui se dessine pour les prochaines décades. Et
les autres... tous les autres... il leur faudra des raisons de s'exprimer, de
vivre et d'être. Quelles seront-elles ? N'est-ce pas là un
gigantesque défi pour les hommes de bonne volonté ? Il nous paraît que
la grande préoccupation de l'homme n'est pas en définitive le problème de son
origine qui le divise tant mais celui de sa survie. La question de savoir quand
et comment le monde a été créé n'appelle pas de réponse, car elle se situe dans
un système de valeurs qui est inabordable pour l'homme. De même, s'interroger
sur le caractère fini ou non des mondes paraît être une orgeuilleuse aventure
intellectuelle qui peut séduire quelques esprits mais ne saurait ni intéresser,
ni concerner le plus grand nombre... et lui donner l'espérance de vivre. Peut-on arrêter le
progrès ? ce serait une démarche orgueilleuse et vaine de le croire et pourquoi
l'arrêter à tel moment plutôt qu'à un autre... et qui déciderait de l'arrêter
et au nom de quelle vérité ? Le progrès — nous
l'avons dit — appartient au mouvement qui est le principe même de l'ordre du
monde, qui régit la vie dans sa totalité comme dans ses parties, dans sa
structure comme dans ses représentations. En cela, il ne saurait être arrêté
et même si parfois ses effets sont retardés, le progrès poursuit sa voie car il
est le mouvement. Le progrès ne peut
être arrêté mais il ne saurait entraîner l'homme dans la chute. Tel est le défi
des découvertes prodigieuses de notre temps : faire en sorte qu'elles soient
bénéfiques pour l'homme, qu'elles profitent aux hommes, à tous les hommes. Au cours de sa
longue préhistoire et de son histoire, l'humanité a déjà assumé des défis de
cette taille : il a fallu pour accoucher de l'homme beaucoup de crimes,
beaucoup de sang, beaucoup de violence... mais aussi beaucoup d'amour et de
raison. Saurons-nous en
cette fin de millénaire poursuivre le voyage avec seulement l'amour et la raison
? Les maîtres-maçons
s'en convaincront facilement ; ce sont là leurs outils ; mais sauront-ils en
convaincre les autres ? Nous serions tentés de leur dire «croissez et
multipliez». Nos rituels nous disent «Répandez au dehors l'oeuvre commencée
dans le temple». Il y a deux visions
possibles du devenir de l'homme, une vision pessimiste qui s'apparente au
laisser-faire et une vision optimiste qui impose de conserver une pure
conscience des réalités sensibles de la vie. Les hommes sont parvenus à la
croisée des chemins. Ils peuvent modifier de façon réfléchie et consciente le
cours de l'histoire du monde et de leur propre histoire ; ils le peuvent par
l'amour et par la raison, l'un et l'autre confondus agissant ensemble. C'est ce message
empreint d'un humanisme profond et rigoureux, méditatif et conscient,
raisonnable et sincère, que le maçon de rite écossais ancien et accepté peut
porter dans le monde et délivrer aux autres hommes afin qu'ils se joignent à
lui pour asservir ce mouvement et ne pas être asservis par le progrès. Peut-on concevoir
une telle recherche et une telle action sans qu'il y ait par ailleurs
l'association de la connaissance et de la conscience ; de la technique et de
l'éthique ; de la société et de la solidarité. Ce sont ces trois
points que je voudrais évoquer maintenant. Connaissance et conscienceLa science
peut-elle être la seule voie d'accès à la connaissance, à la vérité ? Un
certain courant scientifique et rationaliste le professe. Seul est vrai ce qui
est scientifiquement établi, démontré, mesuré, reproduit. C'est Ferdinand
Alquié qui nous rappelait encore il y a quelques années qu'une telle conception
demeurait contraire aux exigences profondes de notre conscience et que,
parallèlement à ce rationalisme scientifique, se développaient de nos jours les
plus étranges superstitions, ainsi que la tendance à opposer au monde objectif
d'autres mondes plus propres à satisfaire notre sensibilité. Des théoriciens
n'hésitent pas à franchir l'ultime pas dans cette opposition au savoir scientifique
et au monde qu'il crée : c'est ainsi que des sociologues font l'éloge de la
drogue qui permet de créer des paradis artificiels et que des psychiatres
devenus antipsychiatres justifient la folie. Ferdinand Alquie,
pour sa part, considère qu'il y a lieu pour ne «rien laisser perdre de
l'homme» d'admettre qu'il existe «un savoir affectif» dont les formes
d'expression sont la poésie, le rêve, l'amour, la folie... Ce «savoir
affectif», ce savoir vécu qui comprend les joies et les angoisses, les plaisirs
et les douleurs de l'homme, de l'individu, est pour lui la suprême évidence, le
«moi», non objectivable certes, mais unique réalité avec laquelle il a une
relation immédiate et intime. C'est pourquoi aucune connaissance objective
n'épuise notre sens de l'être et ne pénètre les certitudes de notre
affectivité ; les sentiments et les sensations que nous éprouvons et qui,
parce que nous les éprouvons, sont également certains, et constituent une autre
vie ou d'autres voies d'accès à la connaissance, à la vérité. Cependant, la
connaissance affective ne constitue pas non plus la vérité, car ce ne sont ni
les délires, ni les convictions, ni les impressions, ni les révélations, ni les
superstitions, ni les intuitions qui peuvent accaparer et épuiser notre relation
avec l'univers, avec les autres, avec la quotidienneté et avec la matérialité
des sujets et des objets. Elle nous rappelle seulement que notre rapport au
monde est un rapport double : à la fois «subjectif» et «objectif» et que nous
ne devons nous laisser ni abuser ni entraîner par l'un et l'autre des aspects
«subjectifs» et «objectifs» de la connaissance mais rechercher l'équilibre
toujours instable, («la vie est un mouvement»), entre eux. C'est en cela que la
connaissance doit constamment se trouver éclairée par la conscience. Cette dualité
cognitive de la conscience qui est l'être intérieur de l'homme, nous incite à
rechercher et à développer cette «nouvelle alliance» à laquelle nous invitent
des «savants et philosophes» tel Igor Prigogine : retrouvailles entre la
philosophie et la science, nouvelle alliance entre la science et la
métaphysique... la métascience, entre la science et la Tradition... une voie
dont l'exploration commence à peine mais qui doit amener l'homme à cet état de
suprême conscience par lequel il saura lutter contre l'excès d'orgueil de la
modernité et l'impérialisme de la science et apprendre le doute et la
tolérance. En ce sens, la nouvelle alliance participe à cette civilisation du
doute qui marque la fin du siècle, civilisation du doute qui n'est cependant
pas une civilisation de l'abandon. Avec nos outils
symboliques et sémantiques, nous ressentons et exprimons tout à fait ces
choses. Ainsi, nous pouvons dire : «la science est objective, elle est portée
par la Raison, elle considère comme vrais, comme réels, les phénomènes qu'elle
peut analyser, reproduire et reconstruire. Elle n'avance cependant pas toujours
en ligne droite et connaît des révisions déchirantes mais elle permet à l'homme
de progresser dans sa communication avec l'ordre matériel du monde, le savoir
affectif est subjectif. Il procède par la réflexion et l'intuition. Il est
porté par la méditation. Il permet à l'homme de communiquer avec l'ordre
spirituel du monde. Ces deux ordres ne
sont toutefois pas étrangers l'un à l'autre... ne serait- ce que parce qu'ils
cohabitent dans l'esprit de chaque individu... et ce faisant ils participent
l'un et l'autre, l'un avec l'autre, à l'ordre du monde... tel est le sens de
notre première proposition : il ne peut y avoir de connaissance sans
conscience. La seconde : il ne
peut y avoir de progrès technique sans éthique, est plus proche de la vie
courante et nous interpelle vigoureusement puisque les prodigieux
développements des sciences et des techniques que connaît notre temps ouvrent à
l'homme des horizons de vie qui remettent fondamentalement en cause des
comportements tellement anciens qu'ils sont généralement qualifiés de naturels
ou le sont vraiment : limites de la vie, procréation, rapports avec le
travail, occupation de l'espace, systèmes de communication. Notre première
tâche éthique serait sans doute à cet égard de définir ce qui est «la nature»
avec la modestie de penser que la «vérité d'aujourd'hui n'est que l'état
provisoire d'une réflexion destinée à être constamment contestée et rectifiée». Je ne développerai
pas les différents aspects de cette révolution technique susceptible d'opérer
une véritable mutation de l'homme mais me bornerai, pour illustrer cette
réflexion, aux seuls domaines des sciences médicales biologiques et génétiques
dont les récents développements et les possibilités qu'ils offrent à l'homme
d'intervenir sur sa propre structure, sur sa nature, dans son état comme dans
son devenir, constituent une orgueilleuse et dangereuse aventure, un exceptionnel
et grave défi, le «grand défi», des temps nouveaux. Peut-on laisser
faire les choses, s'abandonner à la fatalité ? peut-on laisser, quelques
autorités ou sommités médicales, économiques ou politiques, décider de notre
droit de vivre, de l'instant de notre mort, de notre descendance ? Notre
deuxième tâche ne serait-elle pas de participer, par notre réflexion, à la
prise de conscience de l'extraordinaire situation où se trouve l'humanité, de
l'amener, par une série de décisions lucides et concertées, réfléchies et
mesurées, à contrôler son propre «destin», à le maintenir et à le rendre
«humain» puis à respecter les engagements pris. Car, ainsi que
l'observait le professeur Jean Hamburger, dans un essai paru en 1974, l'homme
est devenu puissant mais il demeure fragile. Il lui faut une morale pour se
protéger de sa puissance et se sauver de sa fragilité («la puissance et la
fragilité»). C'est cette morale qu'il nous faut concevoir dans nos chantiers,
puis ensuite dans le chantier du monde. Il demeure une
contradiction entre l'aspect social de l'homme qui tend vers le collectif et
ses aspects immunologiques et biologiques qui privilégient l'individuel. Il y a
là une antinomie qui ne peut se résoudre en faveur ni de l'un ni de l'autre
sauf à conduire à un désastre qui serait la mort de l'humanité mais qui le
pourra par des compromis entre les aspirations de justice et d'égalité que
recèle notre écorce sociale et les exigences de liberté et d'agressivité qui
caractérisent notre cœur individuel. C'est là la troisième tâche éthique qui
nous est ordonnée par l'état du monde et qui nous sera comptée. Enfin notre dernier
champ de réflexion et d'action concerne l'homme dans son existence quotidienne
et sociale. Notre tradition et nos rituels nous font un devoir de respecter et
de défendre les droits de l'homme, d'accepter l'autre tel qu'il est sans
cependant s'y soumettre car nous ne sommes ni tyrans ni esclaves mais hommes
libres et de bonnes mœurs. L'espèce humaine est une et chaque individu qui la
compose possède les mêmes droits à la liberté, l'égalité et la fraternité. Mais la grandeur de
l'humanité s'exprime aussi dans sa diversité. Cette diversité doit être
acceptée et prise en considération, toutefois cela ne peut se faire que si
chacun est à l'écoute de l'autre. Nous sommes ainsi conduits tout
naturellement à porter l'enseignement de la tolérance et de l'esprit critique. Pasteur, le grand
savant, qui me fut donné en exemple par les maîtres de l'école communale que je
fréquentais avant la dernière grande guerre, aimait rappeler, à maintes
occasions : «Je ne vous demande pas qui vous êtes, quelle est votre race, votre
religion, je vous demande quelle est votre souffrance». Il nous donne là la
leçon que nous devons porter dans le monde : établir par la générosité l'homme
dans la réalité d'une communauté universelle et fonder la société sur une vraie
solidarité. Faut-il conclure ? «J'ai vingt ans et le monde à prendre J'ai vingt ans et l'amour à comprendre Pourtant il y en a qui ont le mal de vivre J'ai vingt ans et l'amour à apprendre J'ai vingt ans et l'amour à répandre». Nous construisons pour ceux qui ont, vingt, dix, cinq ans, pour ceux qui ne sont pas encore nés ; comme les constructeurs des cathédrales, nous ne verrons pas notre construction. Mais n'arrêtons pas de construire, travaillons... nous sommes des bâtisseurs... Dans la quête
permanente de la Parole Perdue, les maîtres-maçons prennent en compte toutes
les nouveautés, toutes les modernités, tous les changements ; ils prennent en
compte le perpétuel mouvement, le Progrès et continuent à répondre,
inlassablement, par l'affirmative à la question : Mais l'homme est toujours un apprenti ! Guy PIAU |
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