GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 1T/1988


Sans considération de classe,

de race, de religion

L'ombre portée des cathédrales délimite des espaces où il fait lion s'arrêter, se reposer, méditer. Nul doute que les murs, hauts et droits vers le ciel, solidement ancrés dans le sol, maintenus par des arcs-boutants qui en commandent et expliquent la robus­tesse infinie, résistante aux épreuves du temps et, parfois, des obus des canons ennemis, nul doute que les murs des cathédrales sont rassurants pour les hommes.

De même que les coins et recoins prévus par le plan de l'archi­tecte abritaient intérieurement les chapelles, ceux de l'extérieur abritaient, jadis, les échoppes des commerçants, les tréteaux des bateleurs, les scènes des comédiens. Et là, une foule nombreuse se pressait, du lever du jour au coucher du soleil, ou plutôt, comme l'on dit dans les Loges maçonniques pour déterminer le temps, de midi à minuit.

Peu avant minuit, il y a encore de la lumière. On la distingue fai­blement, c'est plutôt un mince raie de lumière qui filtre à travers les volets clos de l'auberge, à l'enseigne de «L'Oie et le Grill», dans la cour de la cathédrale Saint Paul, à Londres. A minuit plein, les derniers feux sont éteints. Quelques instants plus tard, un groupe d'hommes sort de l'auberge. Combien sont-ils ? On ne saurait le dire avec précision, puisque c'est la nuit et qu'à Lon­dres, les nuits sont sombres.

Qui sont-ils ? on ne le devine pas non plus, car c'est l'hiver, et qu'à Londres, en hiver, les nuits sont froides, et les hommes por­tent de grands manteaux et des chapeaux noirs.

Pour savoir ce qui s'est passé donc, en cette nuit d'hiver 1716, dans l'arrière-salle aux volets clos de l'auberge «L'Oie et le Grill», dans la cour de la cathédrale Saint-Paul, à Londres, il faut se reporter au procès-verbal de séance. On y lit que ce soir-là se tint une séance commune des Frères des quatre Loges maçonni­ques de Londres.

Chacune portait le nom de l'auberge dans laquelle ses membres se réunissaient, et c'est pourquoi elles s'appelaient joliment, la Brasserie de «la Couronne» dans Parker's Lane, la Taverne du «Pommier» dans Charles Street, le Pub «Le Gobelet et les Rai­sins» situé dans Channel Row et enfin l'auberge «L'Oie et le Grill», que nous connaissez déjà.

Les quatre premières Loges maçonniques de Londres décidèrent ce soir-là de se fédérer en une organisation commune, et la date de naissance de la Grande Loge de Londres, qui devint plus tard la Grande Loge d'Angleterre, fut fixée au 24 juin suivant. Pour­quoi le 24 juin ? parce que c'est la Saint Jean d'Été, fête du sols­tice, le jour de la plus grande lumière. Or, la lumière, dans les ri­tuels maçonniques, joue un peu le rôle de la bonne fée dans les Contes de notre enfance.

C'est ainsi que naquit, le 24 juin 1717, soit il y a 270 ans, la pre­mière obédience de la Franc-Maçonnerie, spéculative pour la dis­tinguer de celle de nos ancêtres, les Francs-Maçons opératifs, les bâtisseurs de cathédrales, et autres édifices, du Moyen-Age.

Les quatre Loges elles-mêmes naquirent donc antérieurement à cette date de 1717, peut-être 10, 30 ou 50 ans auparavant, vers la fin du XVIIème siècle. C'est dire que la Franc-Maçonnerie, dans sa forme moderne a donc aujourd'hui trois siècles d'existence ininterrompue. Ce qui n'est pas sans importance pour la suite du propos.

Ce qui atteste de notre naissance officielle, c'est le procès-verbal de la séance du 24 juin 1717:

«En conséquence, le jour de la Saint Jean-Baptiste, en cette troi­sième année du règne du roi George ler, l'Assemblée et la Fête des Francs-Maçons Anciens et Acceptés, se tinrent à la Brasserie «L'Oie et le Grill».

Avant le dîner, le plus ancien des Maîtres Maçons, qui présidait, proposa une liste des candidats susceptibles de convenir.

Les Frères présents, à mains levées, désignèrent M. Anthony Sayer, gentilhomme, comme Grand-Maître des Maçons. Celui-ci fût aussitôt investi par les marques de l'Office et du Pouvoir et installé. Puis il fût dûment félicité par l'Assemblée qui lui rendit hommage».

Le procès-verbal était signé du Frère James Anderson, pasteur,

promu ce soir-là secrétaire de séance, en raison de son aptitude à manier justement la plume. C'est cette même aptitude qui lui valut d'être désigné, selon un procès verbal de la Grande Loge de Londres du 29 septembre 1721, pour «résumer les anciennes Constitutions gothiques dans un style meilleur et plus mo­derne».

James Anderson naquit probablement en 1680, à Aberdeen en Ecosse. A l'âge de 30 ans, il était à Londres, pasteur presbytérien de la Chapelle de Picadilly. Ses sermons devaient être jugés bons, car nombre d'entre eux ont été publiés. On ne sait où et quand il fut initié Franc-Maçon, mais seulement qu'il acquit très vite des responsabilités importantes et qu'il était connu pour sa connais­sance érudite des Anciens Règlements. Si bien qu'il sût se mettre très rapidement au travail, car moins de trois mois plus tard, une première ébauche manuscrite était rédigée.

«La Grande Loge s'est assemblée en simple forme le jour de la Saint-Jean, le 27 décembre (le solstice d'hiver, cette fois, jour le plus court de l'année, jour de la plus faible lumière), avec les an­ciens grands officiers et ceux des vingt Loges (soit les quatre d'origine et seize autres Loges qui avaient rejoint l'obédience au cours des quatre ans écoulés). Le Grand Maître désigna quatorze Frères érudits pour examiner le manuscrit du Livre de la Consti­tution du Frère Anderson et faire un rapport. La communication de ce rapport fut rendue divertissante par les leçons de quelques vieux maçons». La bonne fée Lumière ne s'étant pas suffisam­ment penchée sur sa plume, Anderson se remit donc à l'ou­vrage.

Le 25 mars, nouvelle réunion, avec 24 Loges : «Le Comité... rap­porta qu'il avait lu attentivement le manuscrit du Frère Ander­son, à savoir l'Histoire, les Obligations, les modifications ; il l'avait approuvé.

Sur quoi, la Loge exprima le désir que le Grand Maître ordonna qu'il fut imprimé. Et ainsi, des hommes habiles de toutes les fa­cultés et de toutes positions (comprendre de quelque profession et de quelque classe sociale), convaincus que le ciment de la Loge

est l'amour et l'amitié, pourront demander à être Franc-Maçons, attirés par cette confrérie amicale plus que par d'autres Sociétés, lesquelles sont souvent troublées par d'âpres discussions et que­relles».

Le procès-verbal, nous donne deux indications précieuses. D'abord, le souci de la diversité des membres qui doivent com­poser la Loge : de toute classe, de toute profession ; ensuite, l'op­position entre la Loge maçonnique, espace d'amour et d'amitié, et les autres associations espaces de trouble, discussions et que­relles.

La mise en relation de ces deux affirmations fait apparaître im­médiatement le paradoxe fondamental sur lequel repose la Franc-Maçonnerie. Alors que d'ordinaire, les hommes s'unissent entre eux au sein d'associations sur la base d'idées communes ou d'intérêts communs, ce qui entraîne nécessairement le regroupe­ment de partenaires ayant les mêmes idées ou les mêmes inté­rêts, la Loge maçonnique se fixe pour objectif de réunir des hom­mes ayant des idées divergentes et des intérêts différents.

C'est encourir le risque de la division, puis de la partition.

S'il avait été au courant de ce qui se tramait dans l'arrière salle de "L'Oie et le Grill", nul doute que le bookmaker qui officiait habituellement au bout du comptoir, n'aurait pas parié un penny sur l'existence de la Franc-Maçonnerie trois siècles plus tard. A moins que Franc-Maçon lui-même, il ne fût ce soir-là dans l'ar­rière salle parmi ses frères. Auquel cas, il eût été ravi de consta­ter comment, dans ses Constitutions et Règlements Généraux, James Anderson persistera et signera ce qui véritablement peut apparaître comme la profession de foi maçonnique.

En effet, la Constitution de 1723 dit ceci dans l'article 1 des «Obligations, destinées à être lues à l'initiation des nouveaux Frères ou quand le Maître l'ordonnera : Un maçon est obligé, de par sa tenure, d'obéir à la loi morale. S'il comprend bien l'Art, il ne sera jamais Athée stupide ni Libertin irreligieux. Mais quoi­que dans les Temps Anciens les maçons fussent tenus, dans cha­que Pays, d'être de la Religion, quelle qu'elle fût, de ce Pays ou de cette Nation, néanmoins il est maintenant considéré comme plus expédient de seulement les astreindre à cette Religion, sur laquelle tous les hommes sont d'accord, laissant à chacun ses propres opinions. C'est-à-dire, d'être Hommes de biens et loyaux, ou Hommes d'honneur et de probité, quelles que soient les dénominations ou confessions qui aident à les distinguer.

Par suite de quoi, la Maçonnerie devient le Centre d'Union, et le moyen de nouer une Amitié Sincère entre des personnes qui n'auraient pu que rester perpétuellement étrangères».

Ce texte de base est adopté par toutes les Obédiences maçonni­ques du monde, même si, au gré de certaines altérations dues aux imperfections des rééditions, traductions et manipulations par­fois, il a pu prendre, ici ou là, des tonalités restrictives ou exten­sives susceptibles d'en modifier quelque peu l'esprit.

Il n'en reste pas moins que, comme James Anderson l'écrit au chapitre VI paragraphe 2 des Constitutions : «Nous sommes de toutes Nations, Langues, Parentés et Expressions» phrase directe­ment inspirée du verset 9 du chapitre VII de l'Apocalypse de Saint-Jean : «De toute Nation, de toute Tribu, de tout Peuple et de toute Langue».

Toutes les Grandes Loges du monde, toutes les Loges, tous les Francs-Maçons considèrent le texte des Anciennes Obligations comme la loi fondamentale de la Franc-Maçonnerie Univer­selle.

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Le respect constant et rigoureux de cette tradition, malgré les di­versités de caractères des Grandes Loges qui les composent, mal­gré les tendances particulières des Frères, de toutes races, de tou­tes nationalités, de toutes croyances et de toutes opinions, qui les animent, assurent à l'ordre maçonnique son caractère universel et permet à tous les Francs-Maçons de se reconnaître entre eux comme Frères. Ces règles traditionnelles sont notre ciment et notre lien.

Elles sont à la fois d'ordre moral et d'ordre pratique...

Elles assignent à tous nos Frères des impératifs moraux intangi­bles...

Elles permettent à la Franc-Maçonnerie de constituer ce vrai Centre d'Union où se rencontrent fraternellement des hommes qui, sans Elle, seraient demeurés perpétuellement étrangers les uns aux autres.

La Grande Loge de France a placé le texte des Anciennes Obliga­tions en tête de ses propres Constitutions, comme référence à la pure et authentique tradition maçonnique dont elle entend main­tenir le respect(1).

Cette profession de foi de la Grande Loge de France est une constante, depuis trois siècles. J'emprunte à Richard Dupuy, Passé Grand Maître de la Grande Loge de France, la traduction moderne, médiatique même, de notre affirmation :

«Que vous soyez blanc, jaune ou noir, riche ou pauvre, boudd­histe, mahométan, juif, chrétien ou libre penseur, intellectuel ou manuel, nos temples vous sont ouverts. A la seule condition tou­tefois, qu'au dessus de vos croyances, et de vos convictions, que nous admettons et que nous respectons, vous partagiez notre croyance millénaire et traditionnelle ou l'existence de la Perfec­tion»(2).

Et c'est pourquoi, nous acceptons parmi nous les hommes bons et loyaux, de toute condition, sans considération de classe, de race ou de religion.

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Si l'on veut bien se référer au contexte historique, politique, écono­mique, social et culturel de l'époque, ne jamais oublier que les Loges de la Franc-Maçonnerie spéculative se développent dès la fin du XVIIème siècle, soit un siècle avant la Révolution Française, on ne peut qu'être stupéfait par la puissance de l'affirmation de tels principes. Et l'on comprend que de nombreux historiens aient pu affirmer le rôle déterminant de la Franc-Maçonnerie quant à la préparation et au déclenchement de la Révolution Française.

C'est une thèse qui a été - depuis - exorcisée.

Plus simplement, la Franc-Maçonnerie, surtout en France d'ail­leurs, va se mêler intimement aux grands courants de pensée qui firent le Siècle des Lumières, qui verra s'épanouir les grandes idées de Liberté, d'Egalité et de Fraternité, idées que les Loges maçonniques accueilleront et transmettront bien volontiers.

La Franc-Maçonnerie n'est pas révolutionnaire, au sens politique du terme. N'est-ce pas Lalande, membre de la célèbre Loge "Les Neuf Sœurs" qui accueillit en son sein Cabanis, André Chénier, Benjamin Franklin, mais aussi le Docteur Guillotin et encore Voltaire, il est vrai à la veille de sa mort ou presque, qui, dans un discours en Loge, le 18 juin 1805, disait :

«J'excuse... ceux que les idées de liberté, de régénération, de patriotisme et d'égalité, ont enflammés, dès qu'on les leur a présen­tées. Ces idées étaient celles de la perfection, et des idées si sublimes devraient séduire même des hommes sages. Mais le malheur de notre condition est d'aller au-delà du terme ; ce sont les lois du mouvement qui nous entraînent ; et nous devons oublier les excès qui sont dans la nature... la Maçonnerie, Très Chers Frères, est faite pour calmer les ressentiments, pour étouffer les haines, pour prêcher... la paix et les vertus sociales : c'est le bonheur auquel nous aspirons».

Pour autant subsiste néanmoins la force de l'idée et l'on va voir maintenant les conséquences importantes du fait maçonnique sur les mœurs du temps, en reprenant successivement les trois points : classe, race, religion...

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SANS CONSIDERATION DE CLASSE

Si le mot "classe" n'apparaît pas dans les Constitutions d'Ander­son, c'est bien entendu parce qu'en son temps la société n'était pas divisée en classes, mais en ordres.

L'idéal maçonnique vise à rassembler, de part et d'autre des co­lonnes du Temple «des personnes qui n'auraient pu que perpétuel­lement rester étrangères», allusion très directe à cette division entre ordres, dont la destination n'était certes pas de faire se ren­contrer leurs membres et encore moins de les faire converser.

La Franc-Maçonnerie pose donc comme préalable la capacité de tout homme à accéder à l'initiation, au-delà des barrières socia­les.

Au XVIIIème siècle, cette idée de sociabilité est neuve et son ap­plication concrète est toute particulière à la Franc-Maçonnerie. Elle prend donc un aspect tout à fait révolutionnaire et peut être qualifiée de démocratique puisque fondée sur le principe que la différence sociale ne saurait exister en Loge.

Abolition réelle ou fictive de la différence sociale ? On reviendra tout à l'heure sur cette question. Ce qu'il faut constater ici c'est que la nouveauté de l'idée tient bien moins dans son application que dans sa réalité juridique et son affirmation en tant que vertu, proclamée par ceux-là mêmes qui, membres de la noblesse ou du clergé, sont les représentants des deux ordres si peu enclins à la mettre en pratique. On est donc très exactement sur le terrain de l'abolition des privilèges.

Mais n'entrons pas dans le discours politique. Prenons plutôt un symbole, ce qui est tout naturel dans l'enceinte d'un Temple ma­çonnique.

Le symbole que je vous propose est celui du port de l'épée.

Le port de l'épée est le privilège de la noblesse. Or, l'épée joue un rôle important dans le rituel maçonnique, au cours des travaux en Loge et également au cours des initiations. La présence de l'épée en Loge est limitée, en Angleterre, aux débuts de la Franc- Maçonnerie spéculative. Seul le couvreur - ou gardien du Tem­ple - en détient une, ce qui semble naturel pour un gardien, puis­que c'est l'expression symbolique de sa fonction. Mais plusieurs textes - en particulier un rituel édité à Lyon dès 1722 - attestent de sa présence.

Dans ce rituel il est même précisé que les frères, tous les frères, portent l'épée, et qu'au cours de l'initiation d'un profane, ils de­vront en tourner la pointe vers le récipiendaire. L'épée est alors symbole du devoir de chaque Frère de défendre la Franc- Ma­çonnerie contre les indiscrétions dont elle pourrait être l'objet, comme de défendre les Frères qui se trouveraient individuelle­ment en danger.

Le droit de porter l'épée découle symboliquement mais directe­ment, de la consécration par l'épée de chaque Franc-Maçon, le jour de son initiation, geste inexistant dans la maçonnerie opéra­tive mais héritier des traditions chevaleresques et surtout tem­plières, intégrées par la Maçonnerie spéculative.

Ainsi dans la loge maçonnique dès le début du XVIIIème siècle, l'une des marques les plus tangibles et visibles du privilège de la noblesse, évocatrice de sa puissance et de son droit, de sa supré­matie et de son honneur, est étendue au roturier, et le met au même plan que le seigneur.

Ce n'est que symbole, objectera-t-on. Mais justement parce qu'il s'agit d'un symbole, l'idée d'égalité sociale est exprimée de façon magistrale. Car elle enclenche l'acceptation de l'autre comme son égal et lui reconnaît des droits égaux. Dès lors, le champ est libre pour l'idée démocratique. Au XVIIIeme siècle, l'examen des effec­tifs de toutes les Loges françaises dont nous détenons les archi­ves, soit une trentaine, montre qu'elles se composaient de 81% de membres du Tiers Etat, de 15% de nobles et de 4% de mem­bres du Clergé. Noblesse et Clergé sont sur-représentés par rap­port à leurs effectifs respectifs dans l'ensemble de la population et les représentants du Tiers Etat sont des bourgeois. Et pourtant, l'essentiel réside dans la rencontre des trois ordres. L'égalité so­ciale est reconnue, acceptée. Il en sera de même, bien entendu, pour l'égalité raciale.

SANS CONSIDERATION DE RACE

Il va de soi que le caractère universaliste de la Franc-Maçonnerie condamne tout racisme, de la manière la plus catégorique et la plus radicale.

Certainement, le problème du racisme ne se pose pas dans les mêmes termes, hier et aujourd'hui. Le phénomène raciste était-il présent à l'esprit des premiers Francs-Maçons, alors que les so­ciétés européennes étaient très éloignées géographiquement des civilisations africaines et asiatiques, et n'en avaient qu'une vi­sion très déformée à travers la colonisation et l'esclavage ? Le chemin à parcourir était donc à la mesure de ces distances géo­graphiques, rendues encore plus longues par la lenteur des moyens de communication.

Les travaux des scientifiques du XVIIIeme siècle en particulier Linné et Buffon, excellents esprits au demeurant, constatent tout bonnement la supériorité de la race blanche, thèse étayée par Darwin au siècle suivant, lequel accrédite l'idée évolutionniste : finalement, c'est le temps qui améliore les espèces, animales et humaines, par sélection naturelle et les civilisations en retard sont donc inférieures.

On excusera cette expression raccourcie d'une vie d'études et de recherche qui ne mérite pas tant d'opprobre, mais c'est bien par raccourcis que procèderont les initiateurs du racisme que furent Gobineau en France, Galton en Grande-Bretagne, Chamberlain en Allemagne, tout au long du XIXème siècle.

Les philosophes et autres esprits éclairés du Siècle des Lumières ne pressentent pas le danger. L'intolérance religieuse et sociale est beaucoup plus menaçante.

De même dans les Loges maçonniques, témoin notre Frère Mon­tesquieu qui tourne le racisme et l'idée de supériorité de la race blanche en dérision, gentiment moqueuse, mais qui ne mettra pas, à la combattre, la même énergie qu'à l'encontre de l'inégalité juridique et sociale. Il faudra attendre quelques années, très exac­tement la grande aventure de l'indépendance des Etats améri­cains de la tutelle britannique, pour que les Francs-Maçons soient confrontés à la cruelle abomination de l'esclavage.

Rappelons brièvement que Benjamin Franklin prit contact avec les Francs-Maçons français pour obtenir qu'ils l'appuient dans sa demande d'aide auprès du pouvoir français. C'est ainsi, là aussi on me pardonnera ce raccourci, que notre Frère Marie-Joseph de Lafayette se portera au secours de notre Frère George Washing­ton. Les relations franco-américaines ainsi créées amenèrent les Francs-Maçons français et américains à traverser l'Atlantique tout au cours du XIXeme siècle, comme par exemple, notre Frère Bartholdi qui décida de l'emplacement de la statue de la Liberté, qu'il sculpta pour les Etats-Unis, en entrant dans le port de New- York, un jour de juin 1871, le jour du solstice d'été, comme par hasard, ou par facétie du Grand Architecte de l'Univers.

Notre Frère Victor Schoelcher, lui aussi, fit le voyage Outre- At­lantique : dans le Sud des Etats-Unis, au Mexique et à Cuba en 1829, puis, plus tard, aux Antilles, au Proche-Orient, en Afrique. Ayant eu très jeune, au Collège Louis le grand, la révélation de l'horreur du racisme à la lecture d'un passage d'Homère sur l'es­clavage, il entre en 1825, à 20 ans, à la Société des Amis des Noirs, en même temps qu'il est initié Franc-Maçon.

Toute sa vie Victor Schoelcher la consacrera à la lutte abolition­niste en défendant cette idée que l'instruction devait permettre aux Noirs de s'émanciper, de prendre en mains leur destinée et de se gouverner eux-mêmes. Il participe à, la révolution de 1848 et, Sous-Secrétaire d'État aux Colonies dans un gouverne­ment qu'il a rallié à sa cause, il rédige et signe le décret d'aboli­tion définitive de l'esclavage du 27 avril 1848. Elu député des Antilles, il sera contraint à l'exil et ne rentrera en France qu'en 1870. Il sera de nouveau député, de la Guyane cette fois, puis sé­nateur de 1875 à sa mort en 1893, consacrant les dernières an­nées de sa vie à aider notre Frère Jules Ferry dans sa lutte pour l'instruction publique, gratuite, laïque et obligatoire, et à mener un dernier combat contre la peine de mort.

Personnage d'exception, notre Frère Victor Schoelcher a mis en pratique, sa foi maçonnique et sa foi en l'homme, ce qui est la même chose, sa foi en l'homme sans considération de race, ce qui pour un Franc-Maçon va de soi. S'il faut souligner ici cette der­nière constatation, c'est que bien des institutions et bien des hom­mes, jusqu'aux plus hautes autorités politiques, morales et spiri­tuelles, ont proclamé leur foi en Dieu et leur foi en l'homme et se sont bien accomodés, pendant des années, de l'esclavage.

Si ces quelques lignes sont consacrées à la vie de Victor Schoel­cher, c'est parce qu'il a mis en pratique le principe maçonnique d'identité : «Nous sommes Frères parce que nous sommes identi­ques, semblables» rappelle opportunément notre Frère Henri Tort­Nougueso), Passé Grand Maître de la Grande Loge de France. Mais c'est pour rappeler aussitôt le paradoxe fondamental de la Franc-Maçonnerie, que nous soulignions déjà tout à l'heure. La Loge maçonnique est composée par nature d'êtres différents, dis­semblables. Alors se demande-t-il, quel est le fondement réel de notre fraternité ? «Paradoxalement, elle ne repose sur aucun ob­jectif, aucun substrat matériel ; elle repose, sur le rien, sur le néant, sur ce justement par quoi elle va naître et surgir, sur une li­berté , sur un acte libre de notre volonté. Cet acte de notre vo­lonté, c'est le serment que nous avons pris le soir de notre initia­tion, de considérer tout homme comme notre Frère.

Et c'est justement parce qu'elle ne repose pas sur une commu­nauté d'intérêts, de passions partisanes, de croyances, que la fra­ternité maçonnique est parfois fragile mais qu'elle est le plus sou­vent si forte, si profonde, si solide et si merveilleuse».

Il me plaît de conclure ce paragraphe par deux annotations à ca­ractère plus sentimental, mais qui ne sont pas pour autant dé­nuées d'intérêt. La première relève que Victor Schoelcher profita se son long exil pour écrire plusieurs livres, dont une biographie de Haendel, et c'est la raison pour laquelle sa Water Music et des extraits de la Fireworks Music ont introduit cette conférence.

La deuxième évoque un dialogue qu'il m'a été permis d'avoir avec un Franc-Maçon contemporain, d'envergure exceptionnelle qui fut, pendant tant d'années, Président du Sénat : notre Frère Gaston Monnerville. Gaston Monnerville me dit un jour, il y a quelques années de cela, propos cités bien entendu d'après ma mémoire, c'est-à-dire avec inexactitude des mots, mais respect intégral de la pensée :

«Je suis Noir, mon grand-père était esclave. Victor Schoelcher m'a libéré de l'esclavage, Jules Ferry m'a instruit. Sans l'un et l'autre, je serai encore un esclave analphabète. Mais ces hom­mes-là m'ont fait croire que les hommes étaient égaux et que la chance m'était offerte ,d'être le premier, ou la malchance le der­nier. Je les ai crus. Je suis devenu le Président du Sénat de la Ré­publique Française. Ils avaient donc raison. C'est que leurs idées étaient justes. Elles ont encore toute leur valeur aujourd'hui. J'y crois encore et y croirai toujours».

SANS CONSIDERATION DE RELIGION

On a vu tout à l'heure l'importance que James Anderson a ac­cordé au fait religieux, puisque dès l'article 1 des Constitutions, il traite de la religion.

La rédaction de l'article n'a rien pour déplaire aux autorités ec­clésiastiques d'autant que, rappelons-le, un Franc-Maçon ne sau­rait être athée stupide ou libertin irreligieux. Evidemment si l'on comprend que les loges maçonniques n'étaient ouvertes qu'aux athées malins et aux tartuffes pervers, pourrait-on s'inquiéter. Mais il n'est pas sûr que la Franc-Maçonnerie ait longtemps sur­vécu sur des bases aussi restrictives.

Néanmoins l'Eglise catholique et elle seule, a condamné la Franc- Maçonnerie et excommunié ceux de ses membres qui recevaient l'initiation. Léon XIII, dans son encyclique, déclare que «la reli­gion chrétienne et la Franc-Maçonnerie sont totalement inconci­liables... de sorte que s'inscrire dans les rangs de l'une équivaut à se séparer de l'autre». Très récemment, il y a quelques mois, la Sacrée Congrégation de la Foi a renouvelé la condamnation rem­plaçant le "totalement inconciliables" par "fondamentalement in­conciliables".

Cette incompréhension du fait maçonnique par l'Eglise de Rome nous surprendra toujours et plus particulièrement encore ceux d'entre nous, très nombreux, qui, tout au long des trois derniers siècles, ont pratiqué avec un égal bonheur leur recherche maçon­nique et leur foi catholique.

Dirais-je tout simplement que notre condamnation par l'Eglise catholique, n'est pas notre problème mais le sien. Et j'ose faire le parallèle suivant.

Salvador Allende est interrogé par Régis Debray sur sa double ap­partenance au Parti Socialiste Chilien et à la Franc-Maçonnerie. Et Salvador Allende répond : «Si la Franc-Maçonnerie me de­mande de quitter le Parti Socialiste, je quitterai la Franc- Maçon­nerie. Si le Parti Socialiste me demande de quitter la Franc- Maçonnerie, je quitterai le Parti Socialiste» (4). Fidèle à ses idées jusqu'à la mort, Salvador Allende resta socialiste et Franc- Maçon toute sa vie et c'est son honneur, qui rejaillit sur les deux organisations. En leur nom, je me permets de dire qu'il en est de même pour mes Frères catholiques et je les remercie de leur constante présence en Loge. Frères ils sont et côtoient, à chaque Tenue de leur Loge, croyants d'autres religions et libres pen­seurs.

Ajoutons enfin cette remarque de Jean Verduno), grand Maître de la Grande Loge de France : «Entre catholiques et Francs- Ma­çons, la bataille a été rude. A présent que la paix semble faite, re­connaissons que les torts ont été parfois réciproques, mais pas de même nature. Certains Francs-Maçons bouffaient du curé de façon d'ailleurs souvent plus rigolarde que méchante, mais ja­mais un catholique n'a été persécuté pour sa foi par une Loge, tandis que les tribunaux de l'Inquisition ont fait emprisonner, ont condamné à mort et fait exécuter des Francs-Maçons pour le seul crime d'être maçons».

Fermons cette parenthèse sur les rapports entre Eglise catholique romaine et Franc-Maçonnerie pour en revenir à l'affirmation, somme toute très simple, des Constitutions d'Anderson : les Frè­res se rassemblent en toute liberté de conscience dans le cadre de l’œcuménisme le plus large, étendu aux non-croyants. Mais quelle force là encore revêt cette affirmation si l'on veut bien noter que quelques trente années seulement nous séparent alors de la révocation de l'Edit de Nantes, soit une génération tout juste.

Trois ans après la révocation de l'Edit de Nantes, soit en 1688, les Anglicans, de leur côté, faisaient pression sur Guillaume d'Orange pour qu'il prît la décision d'exclure de la Couronne tout prince catholique ou ayant épousé une catholique. Les ca­tholiques anglais étaient alors l'objet d'une ségrégation effroya­ble, à l'instar des protestants en France privés de la liberté de culte : interdiction de séjourner à Londres, de détenir une arme, de posséder un cheval, d'acheter des terres ou d'en hériter, d'enseigner...

Dans ce contexte, la phrase d'Anderson est donc une véritable déclaration de guerre au fanatisme religieux, que la modération des termes employés ne saurait masquer. C'est une condamna­tion catégorique et sans appel, que Lalande en tant que Vénéra­ble Maître de la Loge "Les Neuf Sœurs" illustre dans ses mots de réception le jour de l'initiation de Voltaire : «Quel citoyen a mieux que vous servi la patrie... en rendant le fanatisme odieux et la superstition ridicule».

En quelques décennies, les idées de liberté de conscience et de li­berté religieuse balaieront l'intégrisme officiel. Qu'il ait fallu en passer, en France par exemple, par la contrainte imposant aux catholiques et en particulier aux prêtres, le reniement de leur foi, fait partie des excès que condamnait Lalande tout à l'heure et la Franc-Maçonnerie ne les a pas approuvés. Que le combat pour l'état laïc ait conduit quelques Francs-Maçons à "bouffer du curé" comme le rappelait Jean Verdun, c'est une chose entendue. Mais sous l'excès et la caricature sommeille alors une grande idée qui, sortie des Loges où, ne l'oublions pas, croyants et libres-penseurs oeuvrent en commun chaque jour, prend vie, trouve son soufle et aboutit à l'idée républicaine de la laïcité de l'Etat, seule garantie pour l'homme de sa liberté de pensée reli­gieuse, de sa liberté de culte, et seul système susceptible de convenir aux non-croyants, donc le seul qui englobe la nation toute entière dans le consensus de l'acceptation de toutes les croyances.

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Entendons-nous bien : la Franc-Maçonnerie ne revendique pas, ni ses Frères célèbres ou obscurs, ni même ceux qui furent aux premiers rangs des durs combats, souvent sanglants, toujours amers, pour la conquête des libertés individuelles, un quelconque rôle. Nous nous bornons à constater deux faits. Le premier est que dès le début et tout au long de son histoire elle a oeuvré pour être le Centre d'Union des hommes professant les idées de pro­grès.

Le second est qu'elle a oeuvré au plan de la morale, laissant à ses membres, et à eux seuls, dans le secret de leur esprit, de leur coeur, de leur âme, le soin de se déterminer dans leurs engage­ments.

C'est pourquoi, nous affirmons le rôle de la Franc-Maçonne­rie pour tout être, homme ou femme, inspiré par cet idéal, à la seule condition toutefois, comme le soulignait Richard Dupuy, qu'il partage «notre croyance en l'existence de la per­fection».

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Combat, Liberté, Union, Progrès, Morale, Esprit, Cœur et Ame, Idéal, Perfection, que de grands et beaux mots ! Mais ne sont-ils pas aujourd'hui sur toutes les lèvres ? Ne sont-ils pas proférés par tous nos dirigeants politiques, nos leaders syndicaux, nos autori­tés religieuses ? Ne voilà-t-il pas 200 ans demain que les mots «Liberté-Egalité-Fraternité» sont gravés aux frontons de nos édi­fices publics ?

Changeons de tactique, dira le militant. Les travers de nos socié­tés sont connus, et si nous divergeons sur les moyens de les com­battre, du moins sommes-nous d'accord sur le but à atteindre. En conséquence, unissons nos forces et moyens dans l'action ; l'hu­manisme est pour bientôt.

Fantaisies que tout cela, dira le sceptique. L'humanité n'a pas progressé d'un poil : les rescapés de l'holocauste sont encore vi­vants et déjà ressurgit la bête immonde, l'intégrisme est à nos portes, et la terre n'est qu'une grosse boule atomique. L'huma­nité sera morte bientôt.

Nous Francs-Maçons nous aimons bien les militants et les scepti­ques. Nous en sommes d'ailleurs. Et peut-être plus militants et plus sceptiques que d'autres. Mais par-dessus tout cette idée de la perfectibilité de l'homme s'impose à nous. Militant ou scepti­que, à l'extérieur du temple, le Franc-Maçon peut être l'un ou l'autre, il peut être l'un et l'autre. Mais à l'intérieur du temple, il est un homme de foi, foi en cette religion de l'homme dont té­moigne le texte andersonien. Et le débat entre le militant et le sceptique ne peut avoir lieu en Loge, à cause de cette foi en la perfectibilité de l'homme. Pourquoi ?

Parce que l'histoire est une dynamique qui n'est pas linéaire, mais qui procède par vagues successives provoquant des flux et des reflux. Et de ce fait il n'existe pas d'état de perfection, ni d'état d'imperfection qui ne soient relatifs.

Quand nous proclamons notre foi en la perfectibilité de l'homme, nous voulons dire qu'il faut lutter sans cesse, pour pro­gresser, tout comme l'histoire, tantôt par sauts de puce, tantôt par sauts de l'ange.

Tantôt, les hommes sont poussés au saut de la mort. Ils le témoi­gnent, nos Frères qui ont péri pour cause de maçonnerie, sous les coups des bourreaux, tout récemment encore. Que ces bourreaux sachent bien que la Franc-Maçonnerie leur survivra.

Qu'ils sachent aussi que tout homme qui meurt, victime d'injus­tice ou de discrimination, est pour nous un Frère qui meurt.

Qu'ils sachent enfin, que nos préoccupations maçonniques nous rendent particulièrement attentifs à leurs lâches agissements.

Nous percevons bien les perversités qui se cachent sous la trame de certains discours politiques. Discours politiques auxquels pour notre part nous ne participons pas : notre forum, c'est le temple, pas la place publique ; notre objectif, c'est le perfection­nement de l'homme et de l'humanité toute entière, pas de gagner les élections. A quoi nous servirait-il de polémiquer avec les en­nemis du genre humain sur les petits et gros détails, qui en réa­lité n'en sont pas !

Notre foi est inébranlable, notre recherche est sans limite, notre idéal est absolu : en conséquence, tout reflux, qu'il soit provoqué par une énorme vague ou une vaguelette est pour nous un drame. Les ennemis du genre humain le savent bien, et c'est la raison pour laquelle ils ne nous aiment pas.

D'autres gens ne le savent encore pas. Alors ils nous interrogent : que pensez-vous de ceci ou de cela, de celui-ci, de celui-là, de ce qu'il dit ou ne dit pas ? Approuvez-vous ou non ceci ou cela, et celui-ci ou celui-là, ce qui est dit ici et là ?

Quelle réponse voulez-vous qu'on leur fasse ? Voilà trois siècles qu'elle a été donnée. Et la statue de la liberté, n'est-ce pas une ré­ponse ? Et l'abolition de l'esclavage, cela ne vous suffit-il pas ? Et la déclaration des Droits de l'Homme ? Si cela ne vous suffit en­core pas, alors écoutez "La Flûte enchantée", écoutez de bout en bout, jusqu'à la dernière phrase musicale et retenez bien les ulti­mes mots de Sarastro qui prophétise : «Les rayons du soleil chas­sent la nuit et déjouent de l'hypocrite la force subreptice».

Et sur un dernier chœur d'enfants le rideau se baisse, les lumières s'éteignent. Il est minuit plein. Les Frères quittent la Loge et s'en retournent poursuivre au-dehors l'ceuvre commencée dans le temple. Et chacun, au sein de sa famille, sur son lieu de travail, dans son syndicat ou avec les militants de son parti, dans le cadre d'un groupe religieux ou d'une association de bienfaisance, aux Alcooliques Anonymes ou au centre culturel, chacun va ac­complir la tâche qu'il s'est assignée, selon sa personnalité, ses opinions, ses choix.

Et ceci, en permanence depuis trois siècles, sans aggiornamento, sans révolution structurelle, dans la permanence de nos rituels, étayés par les fondations de nos traditions.

Et aujourd'hui comme hier, lorsqu'un profane frappe à la porte du temple, nous lui demandons s'il est prêt à travailler avec nous «à l'amélioration constante de la condition humaine, tant sur le plan spirituel et intellectuel, que sur le plan du bien-être maté­riel» (alinéa 4 du ler chapitre de notre Constitution). Et s'il est prêt, nous l'acceptons parmi nous, sans considération de classe, de race ou de religion.

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Ah les braves gens, me direz-vous. Ces Francs-Maçons sont bien sympathiques. Un peu naïfs sans doute, comme tous les gens de cette sorte. Mais à voir le bel enthousiasme de ce conférencier, on en viendrait presque à penser qu'ils peuvent même parfois être utiles.

Mais je souscris à ce discours qui, s'il ne vous est pas venu à l'es­prit, est venu au mien.

Le Franc-Maçon, et ses Frères, ne revendiquent aucune supério­rité. Ils ne prétendent jamais détenir une vérité. Au contraire, ils doutent, puisqu'ils cherchent encore. Ils doutent d'eux-mêmes, comme des autres hommes et des autres Frères. A cette réserve près, rappelez-vous le propos d'Henri Tort-Nougues, qu'ils ont prêté serment.

Oui, en entrant en Loge pour la première fois, au moment de l'initiation, nous prêtons un serment, serment de considérer tout homme comme notre Frère. Ce serment que nous prêtons est la

seule chose qui distingue l'initié du.profane, les Frères en maçon­nerie de leurs frères en humanité. Et c'est ce serment qui nous projette sur le chemin de l'initiation. Et c'est par la voie initiati­que que le désir du profane s'imposera progressivement comme nécessité.

Voilà qui mérite quelque explication.

Lorsqu'on s'intéresse à la génèse des ordres initiatiques, à travers le temps et l'espace, on remarque avec intérêt qu'ils naissent et se développent toujours dans des sociétés en crise et en muta­tion, pendant la période où elles basculent d'un monde à un autre et se redéfinissent elles-mêmes. La période de crise, et le basculement qui en découle, durent plus ou moins longtemps, et les ordres initiatiques, dont l'utilité n'est jamais aussi éclatante qu'en ces moments-là, accompagnent le mouvement, et perdu­rent le temps nécessaire.

Prenons des exemples concrets et si possible proches de nous, dans ce bassin méditerranéen qui a façonné nos mentalités.

Là nous constatons que les ordres initiatiques, de l'Egypte à la Grèce, naissent et se développent au moment où ces civilisations, de guerrières et migratoires deviennent pacifiques et sédentaires, ou aspirent à l'être, de tribales et patriarcales, deviennent fami­liales et matriarcales. Simultanément, elles passent d'une écono­mie de chasse et de cueillette, de rapine et de pillage, basée sur la puissance politique et militaire, à une économie agricole basée sur le développement de la culture et, de l'élevage. Les dieux changent et on glorifie plus volontiers les déesses de la moisson et de la fécondité, que les dieux de la guerre. Un monde nouveau se dessine.

On peut facilement concevoir que, malgré des conditions éco­nomiques et culturelles totalement différentes, la naissance de l'ordre maçonnique vers les années 1700, en Angleterre comme en France, accompagnait de même l'aspiration de nos sociétés à un monde nouveau, ce dont témoigne le mouvement des Lu­mières.

Dans de tels contextes, les aspirations nouvelles se confrontent inévitablement de façon conflictuelle avec les pouvoirs établis qui reflètent l'ordre ancien. En effet, les canaux habituels de la transmission idéologique, c'est-à-dire, nos parents et les maîtres, les dirigeants temporels et spirituels, non pas en tant que personnes, mais en tant que structures de pouvoir, contribuent à la dé­fense des acquis et freinent les évolutions possibles.

Quelle réponse propose l'ordre initiatique ? Il propose, et c'est là une constante, de déconditionner l'homme, par étapes succes­sives.

plus conflictuelle, et enfin, sommes-nous prêts à accueillir et même à élaborer les idées nouvelles.

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D'abord une mort virtuelle, accompagnée du dépouillement des oripeaux profanes. C'est une sorte de mise à nu, pour un départ à zéro. Puis une renaissance, à travers une accession progreSsive vers la lumière, qui porte un éclairage différent sur une représen­tation symbolique du monde.

Lorsque le profane est initié, ou plutôt s'initie lui-même au tra­vers d'épreuves qui le confrontent aux quatre éléments, symboles des ‘obstacles naturels qu'il est nécessaire de surmonter pour ac­céder à la condition humaine, il découvre le Temple - ou la Loge - représentation symbolique de l'univers dans sa dimension infiniment grande comme infiniment petite, macrocosmique comme microcosmique.

Au sein de la Loge, siègent les Frères. Ils participent de cette re­constitution symbolique, ils en sont l'âme. C'est eux qui lui don­nent vie.

Pour que le système fonctionne, deux conditions sont nécessai­res. La première est que la diversité des Frères qui composent la loge soit la plus large possible, que tous les grands courants de pensée soient présents, de telle sorte que la loge soit véritable­ment la représentation du monde extérieur, sans avoir l'obliga­tion mathématique de constituer des échantillons représentatifs de la population. Voilà pourquoi, celui qui frappe à la porte du temple est accueilli, sans considération de classe, de race, ou de religion.

La seconde condition est que le dialogue s'instaure entre les membres de la Loge, laquelle ne peut pas reproduire les turbulen­ces du monde extérieur. Chaque Frère est donc à l'écoute de l'au­tre comme s'il s'agissait d'un autre lui-même, puisqu'au sein de la Loge, tous sont égaux, comme l'ont voulu nos Frères des dé­buts du XVIIIème siècle et comme ils l'ont manifesté, de façon si spectaculaire, pour l'époque, par le port de l'épée. Voilà pour­quoi nous prêtons le serment de fraternité.

Alors, lorsque ces deux conditions sont remplies, commence ce long travail d'échange, dans la confrontation fraternelle, et non

Mais la fraternité ne se décrète pas ! Suffit-il de prêter ce serment pour être subitement transpercé par l'amour de son prochain, comme par la flèche de Cupidon ?

L'amour demande quelques dispositions. Si la nature ne vous en a pas fait don et que vous êtes en ce domaine partisans du moin­dre effort, rejoignez le parti de l'indifférence et de la méchanceté. Moyennant une cotisation financière, pas trop élevée au demeu­rant, vous y retrouverez vos semblables. Deux ou trois bières épaisses et quelques chants nazis vous feront passer des soirées inoubliables jusqu'au mal de tête des petits matins inutiles.

La Franc-Maçonnerie, en revanche, ne s'adresse qu'à ceux qui ont des dispositions, qui s'expriment en effet à travers l'acte libre du serment.

«Etes-vous prêt ?» demande-t-on au postulant lors de l'initiation, «Est-ce de votre propre volonté, en pleine liberté et sans aucune suggestion que vous vous présentez ici ? Persistez-vous ? Etes-vous bien déterminé ? Vous êtes encore libre de vous retirer...».

Alors seulement, le postulant prête son serment.

Le monde qu'il découvre est illuminé du regard des Frères pré­sents qui ont prêté, chacun à son moment, toujours avec la même volonté, un serment identique.

Le nouvel initié découvre alors que les 20, 30, 40 Frères qui l'ac­cueillent ont, à un moment de leur vie, fait un choix semblable au sien, ont décidé d'arpenter la même voie, chacun à son pas, en empruntant tantôt les chemins détournés tantôt les raccourcis, en s'arrêtant parfois sur le bord de la route, mais en poursuivant le même but. Ensemble nous regardons dans la même direction et le rituel maçonnique en donne la sensation physique et au-delà des 20, 30, 40 Frères présents ce soir-là, la relation s'effectue im­médiatement avec tous les Frères, dans le temps et dans l'espace, qui, à un moment ou à un autre, dans un lieu proche ou lointain, ont effectué une démarche similaire,

Tous les Francs-Maçons de l'histoire, comme ceux de demain, ont prêté un serment et ont vécu une initiation identique.

La conjonction du libre engagement, matérialisé par le serment, et de la fraternité, vécue en loge, au long du parcours initiatique, ouvre la voie à une perception différente de l'homme, mon frère, mon semblable.

Certainement percevez-vous maintenant comment se résout le paradoxe de la Franc-Maçonnerie. L'homme qui en face de moi, mon Frère dans le temple, mon semblable hors du temple, il n'est pas identique à moi, et plus il est différent, plus il m'inté­resse. Il m'intéresse d'autant plus que c'est l'examen de nos diffé­rences, leur confrontation, qui nous permettront de révéler à nous-mêmes, les parts cachées que, consciemment ou incons­ciemment, nous occultons.

Nous avons besoin de cette révélation mutuelle pour mieux nous connaître nous-mêmes, mais aussi mieux nous connaître l'un l'autre, donc mieux nous comprendre et mieux nous aimer.

Autrement dit, ta différence m'enrichit.

Cet éloge de la différence est parfaitement exprimé par mon Très Cher Frère Pierre Simono), qui présida longtemps aux destinées de la Grande Loge de France et qui me fit l'honneur de me conduire jusqu'à la porte du temple et de m'aider à y accomplir mes premiers pas d'apprenti.

Il dit ceci : «Il s'agit de ce que j'appellerai l'altérité active, c'est-à- dire une nouvelle conscience du rapport avec les autres, du rap­port à l'Autre. L'Autre, c'est la nature, les hommes, moi. Or, les hommes et moi ne sommes pas en dehors de la nature, puisque nous sommes interdépendants les uns des autres. Au plan de la pratique, travailler à harmoniser cette interdépendance, n'est rien d'autre que l'initiation, recherche d'une identité tant en soi que chez autrui qui implique le renoncement à la possession de la vérité et à l'élitisme». Et il poursuit : «C'est donc en définitive une morale de relation, que nous qualifierons d'horizontale, qui répondra à la quête d'une morale universelle. C'est une morale du droit à la différence et à son respect».

C'est avec ce langage-là, et celui-là seulement, que l'humanité sera en mesure d'aborder les grands défis du XXIème siècle.

Défi social, car nous devons résoudre le problème de la paupéri­sation et permettre à des centaines de millions d'hommes, femmes et enfants, d'Amérique Latine, d'Afrique et d'Asie, d'accéder à l'autosuffisance alimentaire.

Défi religieux, car l'intégrisme religieux sera une réponse fatale à l'égoïsme des nantis, et à leur refus d'exercer la plus élémentaire des solidarités.

Où l'on voit que les problèmes de classe, race et religion n'en font plus qu'un, où l'on voit que le message de James Anderson a conservé toute son actualité, projeté à l'échelle planétaire, donnant son sens le plus complet et le plus absolu au mot "universel".

Et comment pourrait-il en être autrement ?

Dans la cour de récréation d'une école maternelle de la banlieue parisienne, les enfants font la ronde : Fatima et José, Ingrid et Mohamed et un petit garçon bien français, qui s'appelle Jordan, et qui ne sait pas encore que son arrière-grand-père, au siècle dernier, juif de Bosnie-Herzégovine, vint chercher la liberté en France, pour survivre à son pays qui ne figure même plus sur les cartes de géographie.

Comme les enfants, nous les Francs-Maçons nous faisons la ronde. Nous l'appelons la Chaîne d'Union. C'est une Chaîne ré­elle, qui nous relie physiquement l'un à l'autre. C'est une Chaîne symbolique aussi qui nous relie à tous les Francs-Maçons passés, présents et à venir. Qui nous relie également à tous les hommes et femmes de notre temps.

Quand je suis dans la Chaîne d'Union, je lève les yeux vers les Frères de ma Loge. Je les regarde : il y a Mario, hardi marin, et Claude qui est aussi mon dentiste, Jean, le Grand Maître, et Jean-Pierre, des Alcooliques Anonymes, il y a Charlie, qui nous vient d'Amérique, il y a Gilles, quelle leçon de courage, et Jean et Jacqués encore, qui se tiennent la main. C'est ma Loge Mère.

La Loge Mère qui a inspiré le poète :

Il y avait Rundle, le chef de station,
Beazeley, des voies et travaux,
Ackman, de l'Intendance,
Donkin, de la prison,
Et Blacke, le sergent instructeur,
Qui fut deux fois notre vénérable,
Et aussi le vieux Franjee Eduljee
Qui tenait le magasin «Aux Denrées Européennes».

Dehors, on se disait : «Sergent, Monsieur, Salut, Salain».
Dedans, c'était : «Mon frère», et c'était très bien ainsi.
 Nous nous rencontrions sur le Niveau et

nous quittions sur l'Equerre.
Moi, j'étais second diacre dans ma Loge Mère, là-bas !

Il y avait encore Bola Nath, le comptable,
Saül, le juif d'Aden,
Din Mohamed, du bureau du cadastre,
Le sieur Chuckerbutty, Amir Singh, le Sick,
Et Castro, des ateliers de réparation,
Qui était catholique romain.

Nos décors n'étaient pas riches,
Notre temple était vieux et dénudé,
Mais nous connaissions les anciens landmarks Et les observions scrupuleusement.
Quand je jette un regard en arrière,
Cette pensée, souvent, me vient à l'esprit : «Au fond il n'y a pas d'incrédules
Si ce n'est, peut-être, nous-mêmes !».

Car, tous les mois, après la tenue,
Nous nous réunissions pour fumer,
Nous n'osions pas faire de banquets
(de peur d'enfreindre la règle de caste de certains frères)
 Et nous causions à cœur ouvert de religions

et d'autres choses,
Chacun de nous se rapportant
Au Dieu qu'il connaissait le mieux.
L'un après l'autre, les frères prenaient la parole
Et aucun ne s'agitait.
L'on se préparait à l'aurore, quand s'éveillaient les perroquets
 Et le maudit oiseau porte-fièvre;

Comme après tant de paroles
Nous nous en revenions à cheval,
Mahomet, Dieu et Shiva
Jouaient étrangement à cache-cache dans nos têtes.

Bien souvent, depuis lors,
Mes pas, errant au service du gouvernement,
Ont porté le salut fraternel De l'Orient à l'Occident,
Comme cela nous est recommandé,
De Kohel à Singapour.
Mais combien je voudrais les revoirs tous
Ceux de ma Loge Mère, là-bas ! Comme je voudrais les revoir, Mes frères noirs ou bruns,
Et sentir le parfum des cigares indigènes
Pendant que circule l'allumeur, Et que le vieux limonadier Ronfle sur le plancher de l'office.
 Et me retrouver parfait maçon

Une fois encore, dans ma loge d'autrefois.

Dehors, on se disait : «Sergent, Monsieur, Salut, Salam».
 Dedans, c'était : «Mon frère», et c'était très bien ainsi.
 Nous nous rencontrions sur le Niveau et nous quittions sur l'Equerre.

Moi, j'étais second diacre dans ma Loge Mère, là-bas !
La Loge Mère (7) de Rudyard Kipling

Conférence prononcée le 14 novembre 1987 par Jean-Paul Ricker, dans le cadre du Cercle Condorcet-Brossolette.

(1) Exergue au texte de la Constitution de la Grande Loge de France.
(2) Richard Dupuy : "La Foi d'un Franc-Maçon".
(3) Henri Tort-Nougues : "Ecrits maçonniques".
(4) Régis Debray : "Entretiens avec Savador Allende".
(5) Jean Verdun : "La réalité maçonnique".
(6) Pierre Simon : "De la vie avant toute chose".
(7) Poème dit par Main Margueritte
Publié dans le PVI N° 68 - 1éme trimestre 1988  -  Abonner-vous à PVI : Cliquez ici

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