GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 4T/1987

Le pain : fil d'Ariane de l'initiation

Un soir d'automne 1983, nous étions bien 3 000, de toutes races, de tous milieux, de tous âges, de toutes confessions, de tous pays ... et il y avait même au moins un Franc-Maçon !

Nous étions bien 3 000 ce soir-là, sous la coupole du Palais des Sports de la Porte de Versailles, à béer d'admiration devant la force, la démesure et la beauté du spectacle de Robert Hossein : "Un homme nommé Jésus", quand les douze apôtres sortirent du cercle de lumière du plateau, s'éparpillèrent dans les rangs des spectateurs et tendirent à chacun un petit morceau de pain qu'ils tiraient des plis de leur vaste robe de toile.

Nous étions bien 3 000 ce soir-là à communier sous la houlette d'un histrion car tous, sans exception, nous avons mastiqué notre mor­ceau de pain jusqu'à la dernière miette, certains avec recueillement, d'autres avec étonnement ou avec amusement, d'autres encore avec crainte peut-être, mais aucun, je dis aucun, avec indifférence.

Quel est donc ce mystérieux pouvoir du pain, qui rassemble ce qui est épars, qui fait travailler ensemble et, pour tout dire, qui initie ? Oui ! je le répète, qui initie car, de la misère profane à la Connais­sance, le pain est présent dans toutes les phases de l'initiation, et nous verrons pourquoi notre rituel lui donne tant d'importance au cours de nos travaux de table.

Je disais misère profane ... oui, car le pain apparaît dès la Genèse (III-19) où il est associé à la peine et au travail :
"C'est à la sueur de ton front
que tu mangeras du pain
jusqu'à ton retour au sol
car de lui tu as été pris"

Il est, dès ce moment, symbole de la misère profane au sens de faiblesse, impuissance, difficulté d'être.

Jean Rictus, l'émouvant poète de la dignité de la misère, l'exprime, en langue verte, avec force, à deux reprises, dans "Les soliloques du pauvre" :

- Dans "Le Printemps" :
"J'ai été !'môme et l'pauvr' clampin
l!'loupiot d'Paris qu'la purée berce
et qu'a trimé dur dans le commerce
pour une apparence de bout d'pain"

Un peu plus loin dans "Le Revenant", cette prière :

"Donnez-nous tous les jours l'brichton régulier
autrement nous tâcherons die prendre"

(tant il est vrai qu'il faut un minimum de bien-être pour pratiquer la vertu).

La sagesse populaire, qui s'exprime par les proverbes, nous le mon­tre souvent et depuis fort longtemps.

Retenons seulement deux expressions, car il y en des centaines :
- Il y a du pain sur la planche", signifie il y a beaucoup de travail difficile à faire.

- Mieux, il y a quelques siècles : "Ramer aux galères" se disait "Manger le pain du Roi".

Lionel Poilâne, le boulanger philosophe, Lionel Poilâne au nom prédestiné dont l'anagramme parfait donne "Ô le pain", souligne que les apprentis boulangers étaient, récemment encore, appelés "Geindres" pour les gémissements et les plaintes qu'ils émettaient en pétrissant à bras.

Symbole de la pauvreté terrestre (la quantité de pain consommée est inversement proportionnelle au niveau de vie dans tous les pays du monde), le pain, nourriture fondamentale, est lié à l'histoire de toutes les nations. La France a connu de nombreux épisodes dra­matiques, conséquence des pénuries où le pain était au centre du problème, mais ce n'est pas un phénomène limité à l'hexagone. Rappelez-vous mes F.F. . . :
        Mars 1984, au Chili, le slogan du peuple et des étudiants. "Pain, Travail, Justice, Liberté ! ".
        Janvier 1984, en Tunisie, la guerre du pain : 98 morts.

Support de méditation sur la condition humaine, symbole de la dignité et de la grandeur de la lutte de l'homme pour sa survie, le pain va être le fil d'Ariane de notre quête, justement parce qu'il a tant d'importance dans la vie profane ( Il viendra nous y chercher. ). Il accompagnera notre démarche initiatique dans son déroulement chronologique jusqu'à la Connaissance.

Ce n'est pas par hasard qu'un morceau de pain est placé sur la tablette du Cabinet de Réflexion, assurant ainsi la transition entre la vie profane et, au sein de la terre, première épreuve, première phase de l'initiation, la mort symbolique, le retour au sol de la Genèse.

Ce n'est pas non plus par hasard si aujourd'hui, dans toute l'Europe Centrale, le pain constitue l'essentiel, pour ne pas dire le plus souvent la seule denrée consommée au cours des agapes mor­tuaires. Au Mexique, le 2 novembre de chaque année, les morts rendent visite aux vivants et ces derniers leur offrent du pain. C'est le Pano de Muertos qui est déposé sur le seuil des maisons ou sur les tombes.

Ce n'est pas par hasard enfin si en Égypte, en Afkganistan, en Chine, en Finlande, dans les Balkans, chez les Mayas, on trouve du pain dans tous les sarcophages ... Sarcophage étymologique­ment "mange chair", première relation eucharistique "Pain chair" ; j'aurai l'occasion de revenir en détail sur ce sujet mais pré­cisons, dès maintenant, que le pain devient alors un espoir de, sur­vie, support de la pérenité de l'âme, outil de résurrection, instru­ment de re-naissance.

Permettez-moi d'ouvrir ici une parenthèse de caractère inhabituel dans nos Loges, mais la notion de deuxième naissance implique, tout comme pour la première d'ailleurs, une notion de matrice dont le four est le symbole, le creuset où s'élabore l'union d'éléments opposés mais complémentaires.

Le pain est le fruit du travail de l'homme et de la chaleur du four, tout comme l'initié est le fruit de l'introspection du profane dans le creuset, l'athanor du Cabinet de Réflexion.

Le boulanger d'antan geignait et transpirait en pétrissant à pleines mains, à pleins bras, mêlant au levain ses propres sécrétions pour faire lever la pâte avant d'enfourner. Les connotations sexuelles sont évidentes et, contrairement à ce que certains d'entre vous pourraient penser, elles ne sont pas particulières à la France où les pains ronds cependant s'appellent des miches ...

Voyageons un peu :
en Angleterre, on dit d'une femme enceinte qu'elle a quelque chose dans le four,
— en Allemagne, Brot Leibs signifie à la fois pain et corps de femme,
— aux États-Unis, Buns veut dire pain et fesses, 
— en Italie, certains petits pains sont gracieusement appelés "Zizis d'anges",
et je vous épargnerai le vocabulaire technique des boulangers et la description de la forme de certains pains, qui constituent certes des particularités locales ou régionales en France mais qu'on retrouve aussi dans tous les pays d'Europe Occidentale.

Fin de la parenthèse !

Il reste cependant que le pain est matrice de deuxième naissance. PMI» (encore lui !) pense que si on ne jette pas le pain c'est parce qu'on ne jette pas la matrice. Elle donne naissance et assure la péré­nité de l'espèce.

Le pain du Cabinet de Réflexion contient, de ce fait, tous les espoirs initiatiques. Il est même partie intégrante du but car il est aussi symbole de la Connaissance et guide de la quête spiri­tuelle.

L'idée maîtresse de la quête initiatique, l'objectif en somme de Me construction humaine qu'est l'Ordre Maçonnique Tradition- NI, tient dans la notion de transmutation qu'on retrouve d'une part dans l'alchimie, d'autre part dans le Nouveau Testament, deux traditions essentielles dans la masse de celles que le Rite boues Ancien et Accepté a récupérées, pour être ce qu'il est aujourd'hui.

J'évoquais tout à l'heure le Cabinet de Réflexion, que je rappro­chais de l'athanor des alchimistes, le pain est bien une intervention de l'homme sur la nature sous forme de travail, tout comme en Maçonnerie il y a intervention de l'homme sur lui-même, égale­ment par le travail. Dans les deux cas, il y a transformation de la matière.

Pour l'homme, rappelons-nous simplement la définition de V.I.T.R.I.O.L., devise alchimiste inscrite dans le Cabinet de Réflexion et qui implique, ô combien, l'effort que l'homme devra déployer pour visiter l'intérieur et rectifier sa propre nature avant de trouver la pierre cachée.

Pour le pain les quatre éléments de base de l'alchimie sont réunis et permettent là aussi la mutation du matériel au symbolique, au spirituel :
        Terre : farine et four,
        Eau : liquide,
        Air : fermentation du levain,
        Feu : cuisson.

Voyons maintenant ce que nous apporte la Bible.

Beith-El, chez les Hébreux, signifie à la fois Pierre Brute et Maison de Dieu. Souvenons-nous maintenant que Jésus, Fils de Dieu, est né à Beith-Lehem qui signifie Maison du Pain.

Ainsi s'accomplit la transmutation de la présence symbolique en présence réelle. Les Évangélistes et Jean en particulier le disent : "Le pain de Dieu, celui qui descend du Ciel, donne la vie au monde ..."

Jésus, lui-même, l'a dit à Carphanaüm : "Je suis le pain de vie".

Comme si ce qui est en haut venait à la rencontre de ce qui est en bas.

La Cène, par l'institution eucharistique, va permettre à ce qui est en bas de rejoindre ce qui est en haut. Jésus, ayant rompu le pain, dit : "Prenez et mangez, ceci est mon corps ..."

L'aspect symboliquement sarcophagique et anthropophagique induit une identification de la matière à l'esprit qu'elle ingère, opérant, là encore, la mutation spirituelle, objectif de notre quête et dont le résultat est la Connaissance.

Là, apparaît par les textes, le rituel de la communion, mais déjà en Égypte, comme en Chaldée ou chez les Esséniens, le premier degré de l'initiation commençait par une communion par le pain qui ouvrait la voie de la connaissance des mystères de la vie terrestre.

Si Amza Boubakeur, Recteur Honoraire de la Mosquée de Paris, le 23 novembre 1983, à la Loge Centre des amis N° 1 de la Grande Loge Opéra, dit, en commentant la Genèse, dans une planche inti­tulée "La Spiritualité de l'Islam" : "Le pain est symbole des nourritures spirituelles qu'il faut mériter ensemble".

J'aime beaucoup cette courte phrase qui contient à la fois les notions de quête, de travail en commun et de nourriture spirituelle.

Qu'est-ce que communier ? Le mot vient du latin Communicare ta signifie s'associer à ..., s'inclure dans un ensemble. Or l'initiation est, certes, un travail individuel mais vous savez très bien que rien ne serait possible sans l'Egrégore de la Loge. L'initiation est doc aussi un travail collectif.

Que ce pain que nous rompons réconforte notre corps et éveille ROME intelligence". Je retiendrai la définition générale de l'intelli­gence au sens de recherche de l'homme tendant à le situer dans l’échelle des valeurs entre l'animal et la divinité faisant de lui un trait d'union entre le Créateur et le Créé.

Cette définition me paraît proche de la notion d'initiation dont le pain est symboliquement le support et l'outil.

D'ailleurs, dans les anciens rituels compagnonniques, le pain s'appelle la Pierre Brute. Rapprochez cela de Beith-El, la Maison de Dieu en Hébreu ...

Partager la nourriture qui vient des Dieux, préparée par le travail des hommes, c'est communier. Communier c'est s'associer au tout, c'est entrer dans l'unité, donc faire acte d'amour. Le Banquet est Amour.

Les repas fraternels s'appellent aussi Agapes, du grec Agape qui signifie aimer au sens de don de soi et non Eros qui est amour pos­session et désignait autrefois le repas que les premiers chrétiens pre­naient en commun. Les agapes furent abolies par le Concile de Car­thage en 397 mais il en reste toujours le pain bénit qui est distribué à l'Eglise certains jours de fête pendant la célébration de la messe.

Ainsi, de la misère profane à l'amour, par les phases de l'initiation rituelle et virtuelle, et ensuite tout au long de notre vie, donc de notre quête, le pain est présent. Il nous accompagne de la matrice à l'ultime initiation (qu'est la mort), du séculier au spirituel, du vul­gaire au sacré.

Il est bien le fil d'Ariane de l'initiation.

Je voudrais conclure par une phrase dite par le récitant sur la der­nière image du film que René Alliot a tourné en 1964 d'après l'oeuvre de Berthold Brecht : "La vieille dame indigne", au moment de la mort de la vieille dame, magnifiquement interprétée par Sylvie.

Après tout, ce n'est peut-être que cela l'Initiation :

"Elle partait heureuse, car elle avait mangé le pain de la vie jusqu'aux dernières miettes".

Jacques PEREUX

Publié dans le PVI N° 67 - 4éme trimestre 1987  -  Abonner-vous à PVI : Cliquez ici

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