GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 1T/1987

La Loge Maçonnique
ou apprendre à apprendre

On entend parfois dire que la Loge est à l'image des auber­ges espagnoles : on y trouve ce qu'on y apporte. Permettez-moi de vous affirmer que rien n'est plus faux. Il y a dans la Loge ma­çonnique TOUT, absolument tout ce qui est nécessaire à l'ap­prenti, au Compagnon, au Maître, pour qu'ils puissent avec pro­fit faire leur travail, c'est-à-dire tailler la pierre, puisque nous utilisons le langage des maçons opératifs et que nous utilisons le symbolisme des outils : équerre, compas, règle, maillet, levier, laie, niveau, le fil à plomb. Tous ces outils «parlent» et selon le degré d'intelligence, d'imagination et d'intuition de chacun, lui permettent d'entrevoir des rapports insoupçonnés entre l'homme et la matière, entre l'homme et la Nature, et, partant entre l'hom­me et qui l'a créé. Je n'ai pas dit «celui qui l'a créé». Nous avons et vous le savez bien, une expression qui permet d'englober tou­tes les acceptions de tous les Francs-Maçons lorsqu'ils veulent si­gnifier Dieu ou l'idée de Dieu : «Le Grand Architecte de l'Uni­vers» lequel, en fait dépasse le concept d'Être Suprême pour être, ainsi que le définit Littré : «le nom du principe, unique ou multi­ple, qui, dans toutes les religions, est placé au-dessus de la Natu­re. La spiritualité est universelle. Elle n'est l'apanage d'aucune religion. Et la Bible, placée sur l'autel des serments, sous le com­pas et l'équerre, est dite «volume de la Loi Sacrée» pour bien té­moigner de sa valeur traditionnelle universelle. Elle pourrait d'ailleurs être remplacée par d'autres volumes de la Loi Sacrée : Coran, Tao Te King, etc... Le Franc-Maçon est donc en mesure, dès son entrée en Loge de commencer son cheminement vers la spiritualité.

Parmi les outils, je n'aurai garde d'oublier la corde à noeuds, dite aussi à lacs d'amour ou encore à houppe dentelée, cette corde à douze noeuds permettait aux maçons opératifs de construire le triangle pythagoricien de proportions 3-4-5 et donc d'obtenir sans erreur possible, un angle droit. On peut voir également, dans le pavé mosaïque un «outil» compagnonnique, puisqu'on sait qu'il était utilisé comme module pour les calculs d'angles et de proportions et qu'il était toujours tracé ou construit en pre­mier sur un chantier opératif. C'est aussi, bien sûr, l'image du dualisme et de bien d'autres choses... selon notre inspiration et notre talent.

Nous trouvons aussi, en Loge, le zodiaque et les deux grands lu­minaires que sont le Soleil et la Lune, les étoiles de la voûte étoi­lée au zénith et, à l'opposé, l'insondable nadir, et, encore, l'Etoile par excellence, celle qui guide la marche de tous les Maçons sur les chemins de l'initiation, et, surtout à l'Orient, à l'endroit d'où vient la Lumière, le Triangle, avec en son centre l'Oeil ou les quatre lettres hébraïques que l'on ne peut qu'épeler. Le symbolis­me en est très exactement le même et illustre la Création de l'Univers. Et, à l'Occident, marquant les limites de l'entende­ment humain, mais non de la recherche métaphysique, les 2 co­lonnes qui ne soutiennent rien - ce n'est pas leur rôle -, mais mar­quent les limites de ce microcosme ésotérique qu'est la Loge - hors du temps et de l'espace - mais véritable résumé de l'Univers.

Tout cela vous l'avez lu dans les ouvrages, si nombreux, consacré à la Franc-Maçonnerie, vous l'avez vu, illustré par des gravures du 18e, ou bien encore dans d'admirables films, tels «La Flûte enchantée» ou la série sur Mozart, à la télévision.

Mais, si vous êtes hors de la Maçonnerie, cela ne vous apprendra rien. Nos anciens ne disaient-ils pas, de façon charmante, «que nul ne peut comprendre quoique ce soit de la Franc-Maçonnerie, qui reste un mystère que l'on ne peut percer... qu'en devenant soi-même Franc-Maçon» !» (pardonnez-moi de citer de mémoire).

En effet, les symboles, dont le sens premier est évident à chacun, révèlent d'autres rapports à qui sait les voir. Malgré les livres traitant de symbolisme, malgré les dictionnaires de symbo­logie, nul n'apprendra quoique ce soit, s'il n’œuvre personnelle­ment sur tel ou tel symbole ; seuls un travail patient, une ré­flexion personnelle permettent d'entrevoir ce qui, hier, n'était pas évident.

On «découvre» un symbole, de la même façon qu'on décou­vre un paysage inconnu. C'est ainsi que l'on peut dire que cha­que Franc-Maçon peut donner un sens particulier à chaque sym­bole. La richesse de son interprétation sera en rapport avec sa culture, mais encore fonction de son intuition et c'est là que, par­fois, l'on constate que tel Frère éminent dans le monde profane, est un apprenti en comparaison d'un Frère plus sensible à l'intel­ligibilité de la symbolique.

Au symbolisme des outils s'ajoute le symbolisme de la Lu­mière. Les Fils de la Lumière assistent à la re-naissance du monde à chaque ouverture des travaux en suivant du regard le voyage de la Lumière principielle. La puissance de l'évocation est telle qu'on peut certainement parler de magie.

Tel Vénérable Maître qui expédie d'un maillet rapide, ne fait qu'ouvrir et clore une séance amicale certes, mais assurément pas une tenue maçonnique.

Déjà le fait de ne pas dire «séance» mais «tenue», pour in­diquer une réunion de Loge montre combien les Maçons s'astrei­gnent à une certaine tenue justement, c'est-à-dire à une certaine manière de se tenir. Par le fait de s'habiller avec une évidente re­cherche : costume sombre et parfois smoking et souvent noeud papillon, puis par le fait d'une attitude particulière en Loge, où personne ne «prend» la parole, mais la demande, et, si elle est accordée - elle peut ne pas l'être -, parle «à l'ordre», dans une po­sition assez inconfortable, de façon mesurée, en n'instaurant ja­mais de dialogue, mais en s'adressant au seul Vénérable Maître, réceptacle vivant et rayonnant de tout ce qui se passe en Loge.

C'est là le premier enseignement de la Loge : la manière de se comporter. Aucun Maçon n'oubliera jamais cela : le silence qu'il est forcé d'observer tant qu'il est apprenti, à la façon des «acousmatiques» les «écouteurs» du premier degré de l'initiation pythagoricienne. Comme eux, il apprendra que l'on ne peut accé­der aux richesses spirituelles qu'après une préparation et une étude du langage symbolique, de l'enseignement analogique et la pratique de la méditation. Dans le silence, il apprendra la domi­nation de soi, alors que Compagnons et Maîtres, autour de lui, peuvent s'exprimer en toute liberté. Les protestations et contesta­tions muettes ont permis à plus d'un apprenti à avoir un com­portement plus sociable et finalement plus intelligent dans le monde profane ; et, tirant la conclusion de cette expérience, il apprendra que le respect de l'autre commence à l'instant où on apprend à se taire et à l'entendre. Trop communément, lors des échanges de vues, l'un prépare sa réponse, tandis que l'autre pé­rore ; il ne doit pas en être ainsi, il n'en n'est pas ainsi en Loge, et chacun apprend la liberté d'expression et le respect de l'autre.

Mais, avant cela, il y aura eu la première épreuve : celle du Cabinet de Réflexion.

C'est, peut-on dire, le premier contact, les yeux ouverts avec la Loge, le premier contact éveillé. Cette épreuve de la Terre, qui nous rattache aux Anciens Mystères et qui nous oblige, pour la première fois peut-être à nous regarder en face.

Même si nous avons l'habitude, alors que nous sommes profanes, de faire ce qu'il est convenu de définir comme des examens de conscience, ou d'analyser nos actes, et les raisons qui les provo­quent et les justifient... ou les excusent ; pour la première fois, nous sommes appelés, non pas seulement à réfléchir sur nous- mêmes, non pas seulement à descendre en nous, ce qui devrait être assez facile à des hommes qui se veulent conscients... mais à méditer sur notre propre condition, sur l'aléatoire existence que nous vivons, à envisager notre mort et à la dépasser.

En nous regardant dans le miroir, nous passons de l'autre côté du miroir, par une métamorphose subtile, et nous savons pour la première fois que nous ne ressortirons pas indemne du pas que nous venons de franchir. L'Alchimie du Cabinet de Réflexion nous permet de réunir ce qui est épars, de «recoller les mor­ceaux - solve e coagula -» et de faire re-naître un homme qui, maintenant sait qu'il doit mourir à ce qui est futile et s'ouvrir à l'essentiel.

Mais, que va-t-il trouver derrière la porte de la Loge ? Qu'est-ce que l'Initiation ?

Il est incapable de répondre à ces questions et je dois le dire, de nombreux Maçons également. Il n'est pas si facile de savoir ce que l'on cherche.

«Notre esprit erre dans les ténèbres. Privé de lumière, il ne peut voir la vérité».

Si vous avez le bonheur de visiter la librairie du Château de Montaigne, vous pourrez lire aux poutres du plafond des phrases comme celles-ci, écrites en grec ou en latin. Il y en a plus de cinquante.

C'est un véritable Cabinet de Réflexion que la Librairie de Montaigne.

Mais notre profane est maintenant initié, je veux dire qu'il a subi la cérémonie de l'Initiation.

On lui aura fait comprendre que l'étude de lui-même allait être son principal travail : «Connais toi toi-même», et aussi qu'il fal­lait mourir à la quotidienneté du monde pour apprendre le sens de la vraie vie.

On lui a donné la Lumière, on lui a littéralement «révélé» la Loge et cette brutale découverte de tout ce qu'il voit et ne peut comprendre, de tous ces hommes, étrangers, et qu'il sait être des Frères - leurs regards sont éloquents - sera inoubliable'; de la même façon que les Frères de la Loge, qui le reconnaissent main­tenant comme l'un des leurs ne peuvent qu'être émus à chaque initiation.

Cette cérémonie lui a-t-elle conféré des dons, des pouvoirs particuliers ? Que non pas. Il est simplement au début d'un che­min. Qui mène où ? Il ne le sait pas.

Il craint de ne pas comprendre ce mot : initiation, tellement employé, tellement usé ! Ne voit-on pas de «voyage initiatique» dans un roman ou un film un peu obscur, abscons ? Le mot ini­tiation suppose un secret qu'aucun raisonnement philosophique ne peut délivrer, ni même éclairer.

Et c'est à ce moment-là, tout de suite après que ses Frères, nouveaux visages, regards si chaleureux, l'auront accueilli en l'embrassant, comme on reçoit celui qui vient de loin et que la famille attendait avec amour, c'est à ce moment-là que le nouvel apprenti sait qu'il va apprendre... quoi ?... il l'ignore, mais il sait qu'il va apprendre à apprendre.

Dans le mot apprendre, il y a prendre, c'est-à-dire saisir. Et c'est vrai que le nouveau-né à la Franc-Maçonnerie va se saisir de tout ce qui apparaît à sa portée, pour comprendre. Comme le nouveau-né en ouvrant les yeux, distingue le clair et l'obscur, le blanc et le noir, et suit du regard la lumière et les gestes de ses fa­miliers, l'apprenti va suivre des yeux le chemin de la Lumière- Principe, qui de l'Orient où elle se lève va voyager jusqu'à l'Occi­dent pour accueillir le Vénérable Maître de la Loge et le précéder, montrant ainsi que l'Orient va s'illuminer, ce qui sera fait lorsque les travaux seront ouverts et que, dans leur sagesse, dans leur persévérance - véritable force morale - les Frères tra­vailleront à la Gloire du Grand Architecte de l'Univers, dans l'harmonie et la beauté.

La vue, premier des sens utilisés par l'Apprenti lui permet­tra de découvrir le décor, les allégories, les couleurs figurant sur les murs de la Loge, au ciel ou au sol. Très vite, il remarquera la place de chaque objet-symbole, de chaque figure, de chaque offi­cier ; il s'interrogera sur leur sens, leur place, leur déplacement. Il ne pourra pas ne pas remarquer l'utilisation des nombres : ceux des carreaux blancs et noirs, des colonnes et des piliers, des noeuds de la corde, des signes zodiacaux, des Frères occupant un office, des Lumières, des marches séparant l'Orient du reste de la Loge ; et si ses yeux ne remarquaient rien, ses oreilles enten­draient les acclamations, les coups de maillet ou le claquement de la canne du Maître des Cérémonies et tous ces bruits l'inter­pelleraient par leur répétitivité et leur nombre.

L'ouïe, deuxième sens sollicité par l'initiation maçonnique deviendra, le temps aidant, le premier moyen de connaissance pour l'apprentissage du jeune maçon.

Le rituel, pour l'ouverture et la fermeture des travaux, pour les cérémonies qui ponctuent la vie de la Loge, et plus tard, pour le passage d'un degré à un autre, revêtira une importance capitale. Le Rituel sera - littéralement - la mise en oeuvre de tous les sym­boles auxquels le jeune Maçon s'est attaché ; l'occasion, pour lui d'une réflexion continue et progressive, source de méditation - s'il en est capable - sinon, tout de même, de progrès moraux qui l'aideront à guider sa vie.

Arrêtons-nous un instant à ce que nous pouvons nommer «la méditation maçonnique».

Habituellement l'on entend le mot méditation comme une ré­flexion profonde. L'intéressé choisit un thème philosophique ou religieux... et réfléchit. Il lui est possible d'aider à cette «polarisa­tion» par un support, ou média physique : la flamme d'une bou­gie, ou un objet : un crucifix pour une méditation religieuse, une tête de mort... etc... voire : sel, mercure ou soufre s'il est féru d'alchimie.

La méditation maçonnique n'a besoin de rien de cela, sinon de la visualisation intérieure d'un symbole utilisé en Loge. Cela n'a rien à voir, non plus avec la descente en soi, l'introspection, qui, elle aussi est tout à fait nécessaire, mais a un autre objet.

La méditation maçonnique permettra à celui qui en fera l'effort d'approcher l'enseignement analogique tel que la Franc Maçon­nerie le permet, je ne dis pas «l'enseigne», car la Franc Maçonne­rie a proprement parler, n'enseigne RIEN. Elle n'est pas une école. Elle ne s'appuie sur aucun enseignement ex cathedra, enco­re moins dogmatique ; mais, tout au contraire, permet à chacun d'être à la fois son maître et son élève, comme le Maçon est à la fois la pierre et l'outil.

Alors apprendre ?
Prendre à qui ?

Prendre à celui qui peut, prendre à celui qui veut, prendre à celui qui sait... prendre, mais, conjointement, travailler à comprendre, travailler à apprendre. Ouvrir son esprit à ce que sait l'autre, mais aussi l'enrichir de sa propre réponse. Respecter et entendre l'autre, au lieu de s'opposer à lui, au lieu d'opposer sa vérité à celle de l'autre et ainsi s'élever et se rendre compte qu'il n'y a pas autant de vérités que d'hommes, mais que chacun de nous ne peut voir qu'une infime partie de ce qui est un tout, et considé­rer, en élevant son esprit, que si toutes les parties forment bien le tout, le tout est nécessairement dans chacune des parties ; ainsi que le démontre, par exemple, l'information génétique dans cha­cune de nos cellules, dans chacun de nos gènes. La métaphysique maçonnique — qui ne dit rien par elle-même - permet d'arriver au même point par l'analogie, la réflexion, la méditation. La «Mé­thode maçonnique» qui agit sur le plan de l'intelligence par l'analogie, privilégie, dans le domaine des sensations : le toucher, et le goût, mais aussi l'odorat.

Dans certaines Loges, et il est heureux que cela ne se soit pas totalement perdu, il est d'usage de brûler de l'encens en pré­lude à l'ouverture des travaux. Ce qui est à la fois fumée et par­fum et aussi résine incorruptible rappelle l'acacia, arbre cher aux Francs Maçons, et signifie également la perception de la conscience. Rappelons-nous qu'un Mage-Roi (dans la tradition populaire qui place le temporel avant le spirituel : un Roi-Mage) l'offrit à l'Enfant-Dieu.

Pour ce qui est du toucher et du goût, l'Apprenti Franc Maçon découvre avec candeur, je ne veux pas dire avec naïveté, mais avec pureté d'âme qu'il vient d'être accueilli par des Frères aux origines les plus diverses, tant au plan religieux que social. Aucun problème de fortune ne va se poser dans la Loge, alors qu'à la fin des Travaux l'un repartira en vélomoteur et l'autre avec la voiture la plus onéreuse du moment. Mais, cependant, l'amitié des deux hommes sera totale et ils se retrouveront quin­ze jours plus tard, côte à côte, attentifs aux travaux de la Loge, et peut-être, après les agapes qui ont suivies, faisant tous deux la vaisselle, manches retroussées, ainsi que cela se passe souvent dans les Loges de province.

D'aucuns diront que la méthode initiatique n'a pas besoin de ce genre d'épreuves. Trente ans de maçonnerie me convainquent du contraire. Jamais aussi bien qu'en servant les autres : les Maîtres, les Apprentis et les Compagnons ne font aussi bien connaissance et ne se lient d'amitié véritable. Dans la rue, c'est Jean, Pierre ou Victor, dans l'entreprise c'est monsieur le Directeur, voire Monsieur le Président, ou monsieur dans la Loge c'est mon Frère... et c'est très bien ainsi.

L'importance des agapes prises en commun est la moitié de l'âme de la Loge. C'est très rapidement que celui qui vient d'être accepté va sentir le besoin de vivre la Maçonnerie. Il sentira qu'arriver au dernier moment et repartir le premier n'est pas la bonne matière de s'inclure dans la chaude intimité de la Loge. Tous ceux qui le peuvent — il y a bien entendu les obligations professionnelles contraignantes - arrivent largement à l'avance et se retrouvent avec plaisir «parce qu'ils en ont besoin». Et, bien sûr, il est très difficile de se séparer, après la Tenue, après les agapes, alors que l'on reconstruit toujours le monde, le verre de l'amitié vidé depuis longtemps.

Le poème de Rudyard Kipling «La Loge Mère» décrit admirable­ment le climat si chaud et si particulier de la fraternité maçonni­que et l'on comprend mieux le texte d'Anderson décrivant la Ma­çonnerie comme le centre de l'union, lieu géométrique parfait où se rencontrent des personnes qui sans cela n'auraient jamais pu se rendre familières entre elles.

L'initiation maçonnique réclame de l'adepte certaines qua­lités élémentaires et c'est là toute la question que se posent les Maîtres Maçons lorsqu'ils sont appelés à voter sur la candidature d'un profane.

Que peut-on demander à un profane ?

Peu de chose en vérité, que les enquêteurs ont essayé de cerner, que l'audition, devant toute la Loge a essayé de mettre en valeur. Le profane est-il égoïste ? Indifférent aux autres ? A la misère ? Est-il optimiste ou non ? Est-il lucide ? manifeste-t-il une curiosi­té bien légitime ? Ou recherche-t-il des pouvoirs ? Vient-il libre­ment ou par intérêt ? Est-il honnête intellectuellement (puisqu'il doit fournir son casier judiciaire vierge, il est à priori honnête dans la vie profane), quelle opinion a-t-il de lui ? Quelle est son attitude envers ses amis ? Ses supérieurs ? Ses subordonnés ? Ses égaux ? Est-il persévérant ? A t-il du caractère ? Est-il bon mari et bon père ? Au moins sa femme ne s'oppose-t-elle pas à sa venue en Loge ? Le désaccord d'une épouse entraînant presqu'à coup sûr la perte d'un Frère, ou son éloignement. Enfin cette question, qui résume tout : cet homme est-il initiable ? Pourra-t-il admettre que d'autres hommes de formation différente, et qui lui sont peut-être largement supérieurs, ou inférieurs, dans le monde pro­fane, le côtoient et devant lui, traitent de façon malhabile et for­cément incomplète, des sujets qui lui sont familiers et pour les- quels il est sûr de son fait, de sa vérité.

Pourra-t-il admettre l'autre ?

C'est la question qui permet d'aborder un aspect fondamental de la vie des Loges.

Il semble évident que le désir d'apprendre soit précédé d'un désir de curiosité. Non d'une curiosité maladive et malsaine, c'est-à-dire sans objet ou dans un but intéressé, mais au contraire d'une curiosité menant vers un idéal, vers une idéation une pos­sibilité de faire naître des idées. En réalité, le profane qui frappe à la porte du Temple ne sait rien, même s'il a lu de nombreux ouvrages traitant de maçonnerie • et s'il croit savoir quelque chose, la vie en Loge va lui apprendre que tout est à réexaminer, que tout est à apprendre. Jamais il n'a pensé son existence, son être, ainsi qu'on va le lui demander. Il a pensé à sa vie, peut-être à sa mort, mais il ne s'est jamais appliqué à être à la fois le sujet et l'objet. Sa culture est peut-être vaste, ou bien élémentaire, cela a peu d'importance ; bien qu'il soit tout de même indispensable de comprendre ce qui est dit en Loge, il faut donc une culture gé­nérale élémentaire, cela suppose donc un effort de la part de celui qui a peu étudié. Mais, s'il a l'esprit de curiosité, il aura le goût de la lecture et les guides ne manqueront pas qui lui diront l'intérêt de tel ouvrage et si le moment est venu de le lire. D'ail­leurs, lui-même aura, comme tout autodidacte cherché dans le désordre et retenu ce qui lui semblait convenable. Il va, avec l'ai­de de ses Frères, mettre de l'ordre dans ses connaissances et s'ap­puyer sur des références reconnues. Le premier piège sera là, il courra le risque d'être savant du savoir d'autrui. Il lui faudra quelque temps, sans doute, pour comprendre que l'on ne peut être sage, que de sa propre sagesse, ainsi que nous l'enseigne Montaigne. «Tel a la vue claire qui ne l'a pas droite ; et par conséquent voit le bien et ne le suit pas ; et voit la science et ne s'en sert pas. La principale ordonnance de Platon en sa Républi­que c'est donner à ses citoyens, selon leur nature, leur charge. Nature peut tout et fait tout. Les boiteux sont impropres aux exercices du corps ; et aux exercices de l'esprit les âmes boiteu­ses ; les âmes bâtardes et vulgaires sont indignes de la philosophie».

Remplaçons, du texte de Montaigne, le mot philosophie par le mot Maçonnerie et tout est dit.

Le silence obligé va apprendre à l'Apprenti à confronter, dans le secret de son esprit, son opinion à celle des autres, à approuver ou à réfuter, à compléter peut-être et vérifier ainsi qu'existe une complémentarité entre des hommes ne se connaissant pas quelque temps avant. Découvrant la fraternité et la différence de l'autre, l'apprenti constate que, loin de lui faire perdre sa person­nalité, la différence l'enrichit.

Il sera le même... et un peu plus.

La Loge ne sera pas que l'addition de tous les Frères sur les co­lonnes... mais un peu plus. Tout au long de l'année, alterneront en Loge travaux symboliques et philosophiques, jamais de tra­vaux à caractère politique, ni religieux, sujets tabous, à l'excep­tion de textes sur Saint Jean. Les Loges étant dites «de Saint Jean» cela lui semblera bien logique. Mais très vite, il constatera que l'aspect religieux du thème est dépassé. A cette occasion, il découvrira l'ésotérisme de l'Eglise de Jean par rapport au prag­matisme de l'Eglise de Pierre, c'est-à-dire de l'Eglise catholique et romaine. Les dogmes des religions montreront leur opposition à la pensée libre que permet la méthode maçonnique.

Qu'ils soient de nature religieuse, politique, philosophique, scientifique, les dogmes apparaîtront comme antinomiques avec la Franc Maçonnerie.

La façon d'aborder les thèmes traités, par les Maçons d'expérien­ce sera une autre source d'enseignement : certains incapables de poursuivre un raisonnement et s'enlisant dans des fondrières ver­bales, tel autre répétant à chacune de ses interventions un motif obsessionnel, fort intéressant certes, mais lassant, d'autres, heu­reusement les plus nombreux, apportant ainsi que l'on dit, leur pierre à l'édifice, l'un avec bon sens, l'autre partageant une vaste culture avec simplicité et clarté, tel autre «spécialiste» d'occultis­me ou de guématrie étonnant son auditoire par des conclusions abstruses, mais chaque Frère parlant avec sincérité et montrant sans fard sa vraie personnalité. Bien sûr, certains «de Conrard imiteront le silence prudent», mais ce ne seront pas les moins intéressants, car le sujet, s'il a captivé sera, à coup sûr, repris quelques instants plus tard, pendant que les Frères partageront les agapes.

Ainsi de l'espace clos, sacré diront certains, - de l'oeuf de la Loge - imperméable à ce qui est extérieur, y aura-t-il continuité vers l'extérieur, vers le monde profane, et la pensée du Franc Maçon pourra prendre forme et s'affirmer au milieu de tous ses Frères en humanité. C'est là l'illustration de l'action maçonni­que : ce n'est pas le Maçon lui-même, sa valeur d'homme, son engagement personnel, son rayonnement, que l'idée maçonnique peut gagner le monde qui lui est extérieur.

Certains posent parfois la question de savoir pourquoi la Franc Maçonnerie ne prend pas position sur tel ou tel problème (nous

parlons ici, bien entendu, de notre Obédience) mais aucun Maçon de la Grande Loge de France - et chacun le sait d'ailleurs parfaitement - ne comprendrait que celui qui la représente et parle en son nom : le Très Respectable Grand Maître, prenne une position publique qui engagerait la Grande Loge, sauf, sans doute s'il s'agit de questions raciales ou des violations évidentes des Droits de l'Homme.

L'enseignement maçonnique trouve donc l'une de ses justi­fications dans le comportement de chaque Franc Maçon. Ré­flexion en commun -, telle pourrait être la définition de l'ensei­gnement maçonnique en Loge. Spécifions bien : en Loge, car tout le travail du Franc Maçon s'opère simultanément par un travail personnel et un travail en commun.

Le travail en Loge, quelque soit le degré du Franc Maçon dans la hiérarchie de l'Obédience, peut s'effectuer de différentes façons, mais quelle que soit la manière de faire, elle ne visera jamais à imposer un point de vue. Chacun sera libre de s'exprimer, cha­cun sera libre de son opinion.

La confrontation des idées fera, dit-on, naître la lumière, ou, mieux encore : de la différence des contraires, naitront les oppo­sitions nécessaires mais fécondes.

Cet enrichissement de chaque Frère aura eu, pour origine, une élémentaire curiosité et un désir de recherche ; pour moyen, l'at­tention et l'intérêt portés aux discours de l'autre, aux avis et commentaires des autres ; pour résultat, un peu plus d'épanouis­sement de la personnalité vraie de l'intéressé.

Cela n'aura pu être réalisé qu'à certaines conditions : - personnelles pour le Maçon concerné - d'environnement au niveau de la Loge.

Les conditions personnelles sont de plusieurs ordres :
          d'abord un travail sur soi, nous l'avons déjà dit : le Franc Maçon étant à la fois sujet et objet.
          Puis l'assiduité aux Tenues, dont nous reparlerons plus tard.

Rien n'est plus difficile que de s'analyser soi-même, de plonger en soi, de reconnaître la justesse de nos actes - si rare par rapport aux décisions irraisonnées ou mal raisonnées - aux er­reurs de jugement, à l'entêtement stupidement conçu comme la persévérance. Quelles sont les raisons vraies qui nous font agir ? Quels sont les moteurs qui nous meuvent ? Et pourquoi ?

Il ne s'agit pas pour le Franc Maçon de se livrer à une analyse digne de Freud ou de Jung. Il ne le pourrait pas seul. La Franc Maçonnerie, pas plus qu'elle n'est une Ecole, ni une Eglise, est une Psychanalyse.

Mais il semble normal de demander au Franc Maçon de se mieux connaître, de prendre conscience de lui, sinon totalement, tout au moins le mieux possible et le plus honnêtement qu'il le peut. Il devient sa propre mesure et s'il est intègre et avec un peu d'indulgence peut mieux connaître les autres et les apprécier... ce sont là prémisses de l'amour, mais il saura cela plus tard.

La connaissance de la vie commence par la connaissance de soi.

L'assiduité. La fréquentation assidue de la Loge, la partici­pation active à la vie maçonnique le fera passer de son égocen­trisme naturel à la notion de «partager avec autrui», la «vie avec» prenant le pas sur la solitude de l'homme dans sa quoti­dienneté. D'aucuns diraient que le Franc Maçon apprend à pas­ser de la conjugaison du verbe avoir à celle du verbe être. Et c'est bien de cela qu'il s'agit : d'exister. Mais pas de n'importe quelle façon, pas en étant plus fort, plus riche, plus puissant, plus im­portant que les autres • non, mais en étant soi-même, par soi- même. C'est ainsi que le Franc Maçon essayera (je ne dis pas ré­ussira, car cela est tellement difficile) de changer quelque chose à sa fausse personnalité, celle qu'il oppose au monde et qui lui est étranger et qui le protège : son ego, pour atteindre, dépassant le moi - que nous savons tellement haïssable depuis Pascal - pour atteindre sa personnalité vraie, que les philosophes nomment le soi. A partir de là, il pourra exister, être sans faux-fuyant, assu­mant ses choix en toute conscience, étant assuré qu'il a agit au mieux, selon la Loi morale.

Au niveau de la Loge, l'élément essentiel apporté par l'en­seignement maçonnique est tout simplement : la Fraternité. Tous les hommes sont frères, disent les religions. Chez certains peu­ples : arabes, tziganes, d'autres encore, tous les hommes s'appel­lent frères. Nous sommes les enfants de la Patrie, donc des frè­res... etc... etc... Mais toutes ces fraternités n'ont pas en commun, comme dans la fraternité maçonnique, le fait fondamental qu'au sein de la Loge, il s'agit d'un choix.

Choix pour l'impétrant, mais aussi et surtout pour les Frères de la Loge, lesquels, par leur vote, viennent de co-opter un nouvel adepte.

Chacun va se retrouver en l'autre, le tutoiement, de règle dans les Loges et l'accolade fraternelle vont établir immédiatement le contact même avec les plus timorés.

Les difficultés de l'un n'échappent pas aux autres, la joie comme la peine sont partagées entre tous. Ce ne sont pas simplement

mots de circonstance, mais bien présence effective, écoute atten­tive de l'autre, aide matérielle si cela est nécessaire. Rien n'est plus normal que de se téléphoner longuement, de s'accompagner en voiture, de retarder l'instant de la séparation. C'est la décou­verte de l'amitié, d'autant plus sincère qu'elle est désintéressée, et c'est très bien ainsi, puisque c'est mon Frère et parce que c'est moi.

Et c'est de cette façon que chacun se retrouve sur le pavé de la Loge, lors de la Chaîne d'Union, moment sensible de toute Tenue maçonnique, véritable baromètre qui indique que ce soir, il s'est "passé quelque chose". Chacun se retrouve dans l'autre l'ensemble des Frères forme bien la Loge,... mais il y a quelque chose de plus.

Il est vrai que la première façon d'aborder la Franc Maçon­nerie est le sentiment, lorsque, pour la première fois, le regard des autres rencontre son propre regard.

Cette impression, physique au départ, va bientôt devenir autre chose qui va cimenter des hommes si différents, et, d'étrangers en faire des Frères.

Cette métamorphose aura pour origine d'autres raisons et tout d'abôrd le but que chacun voudra bien reconnaître et qui ne sera pas forcément le même pour tous, tout au moins apparemment : la possibilité de rencontrer d'autres hommes et d'échanger des idées, étendre le champ de ses connaissances, philosopher, consa­crer à l'amitié et à la philanthropie, apprendre à être un homme libre, penser avec ses propres idées, être sage de sa propre sages­se, parler son propre discours, élever son regard vers ce que l'on ne peut connaître et qui figure dans le triangle, à l'Orient de la Loge, et se sentir partie - infime certes - mais partie tout de même de l'Univers.

Cette découverte devient, pour le Maçon, l'idée-force qui le meut : savoir qu'il partage avec d'autres Frères, tout en ayant des idées différentes, voire opposées, une sorte de Chaîne d'Union psychique, qui le rend solidaire de tous les Maçons du monde.

On a parlé, se référant à Jung d'inconscient collectif. Je choisis, tout au contraire l'expression de conscience collective, la­quelle seule peut m'expliquer pourquoi des Francs Maçons d'Obédiences différentes, celles qui se reconnaissent et celles qui s'anathémisent, celles qui croient au ciel et celles qui n'y croient pas, celles qui choisissent la rose et celles qui préfèrent le réséda, pourquoi des Francs Maçons se rencontrant sur le terrain profane se reconnaissent toujours, quelque soit la couleur de leur cor­don alors qu'ils refusent parfois de se rencontrer es-qualité dans leurs Loges respectives. Il y a là, je crois, un mystère de la Franc Maçonnerie probablement plus important que celui qui occulte la compréhension du vulgum pecus. Et ce mystère est peut-être le sens de Dieu (n'étant pas en Loge, je me permets d'utiliser ce mot). Et cela me remet en mémoire l'insondable maxime : «On peut parfaitement aimer Dieu, sans savoir qu'on l'aime» (Saint Jean Eudes).

Qu'ont-ils de commun ces Frères qui croient au Ciel et ceux qui n'y croient pas ? Ceux qui se disent «spiritualistes» et ceux qui à tout propos et hélas souvent hors de propos, prennent parti dans le gouvernement de la Cité ?

Ils ont, me semble-t-il, en commun, le respect de l'homme, le sens de la liberté et le désir de libérer l'homme de toutes les chaî­nes qui l'entravent. Leurs visions ne sont pas les mêmes, leurs at­titudes non plus, et cela peut causer, et cause, le plus grand dis­crédit à l'idée maçonnique. Si tous n'ont pas le sens de la mesure, si quelques uns ont une fougue excessive, ne nous mé­prenons pas, ils sont tous fils d'une même idée, née dans la nuit des temps, prenant forme dans les confréries de travail leurs, mise en forme au début du 18ème siècle et s'épanouissant en de multiples rameaux, divers et parfois divergents, mais tous, re­cherchant au fond de l'homme une espérance, prémisse de la sa­gesse et comprenant que, pour ce faire, il faut changer l'homme, le faire re-naître à une nouvelle vie, en repensant la liberté, en découvrant que la parole trop souvent cache le vide des idées, et qu'il faut, pour chaque homme, que la pensée VRAIE existe, et non celle empruntée aux autres ou aux dogmes et que cette pen­sée doit être traduite, sans être trahie, par des mots simples, que chacun puisse comprendre.

Suite logique de la pensée, la parole est l'illustration du comportement.

Pense. Parle. Fais.

Mais que tout cela soit la même chose et porte témoignage de la vérité.

C'est seulement à ce prix qu'il n'y a pas coupure entre le Franc Maçon et le même homme dans la vie profane.

Mais il n'est pas si simple de penser. Nous sommes, à l'échelle de notre Nation, des hommes - en général - de culture chrétienne, disons abâtardie, car elle ne peut guère ressembler au christianisme des premiers temps, et ces hommes, par leur histoi­re, sont devenus rationalistes.

De tous temps, et probablement à cause du mystère de l'inexpli­qué, l'homme a eu, dit-on, le sens du sacré. Lorsque après New­ton, Laplace a pensé que le mouvement d'horlogerie marchait tout seul et s'auto-créait, il n'y avait plus besoin d'horloger. Qu'est-il resté ? Le désenchantement lorsqu'on s'est aperçu que la science ne pouvait tout expliquer. Et par un juste retour du ba­lancier du temps, la recherche du sacré reparut dans l'esprit et l'âme inquiète des hommes. C'est ainsi que lorsque le sacré dis­paraît, il ne reste que l'ennui. Nous savons bien qu'il est hors de question de découvrir la Vérité, et que nous ne pouvons voir que ce qui nous semble erreur.

Imaginons que notre monde est l'intérieur d'un oeuf. Nous pouvons le décrire, l'analyser, le comprendre en tant que monde intérieur de l’œuf et la coquille que nous décrirons en sera la face interne. Mais la face extérieure ? Elle nous est inconnue et le res­tera tant que nous n'aurons aucun moyen d'investigation pour être en mesure d'avoir une vision totale de l'oeuf. La vérité de l’œuf nous sera à jamais étrangère et tout ce que nous pouvons déduire de la connaissance interne appliqué à la connaissance externe de l’œuf ne sera pas l'exacte réalité. Nous saurons, par exemple, qu'il y a peu de chance que la forme extérieure soit cu­bique, ou parfaitement sphérique ; mais nous ne connaîtrons pas les mesures extérieures de l'oeuf, ni son volume, ni son poids, ni les foyers de ses ellipses, ni la composition de la coquille, ni sa couleur... etc... et les idées que nous aurons ne seront que des ap­prochants, c'est-à-dire, en conscience, des erreurs.

Notre seul avantage sera de la savoir.

Cette prise de conscience est nécessaire au Franc Maçon et il l'applique à tous les domaines de la pensée. Cette remise en question permanente est le moteur de l'enseignement maçonnique.

Reconnaissons le, toutes les méthodes d'enseignement sont utilisées en Maçonnerie.

D'abord la transmission du savoir se pratique à la façon de l'an­cienne scolastique, par questions et réponses. Méthode apparem­ment dogmatique, mais en réalité uniquement utilisée pour mé­moriser les éléments de base du maçonnisme : les moellons avec lesquels on construira le Temple. Méthode d'organisation et de discipline qui demande un instructeur et un néophyte. Ce sont là les rapports qu'entretiennent les Frères Surveillants et les Ap­prentis et les Compagnons. Mais cet enseignement développe également l'effort personnel de l'impétrant, la becquée ne lui est pas donnée pré-digérée, il faut qu'il fasse un effort. A chaque ef­fort personnel correspond un complément d'information com­muniqué par le Frère instructeur, le Frère Surveillant. Par ail­leurs, et à chaque degré est développé le sens de la recherche personnelle. On progresse sur le chemin de l'initiation par son travail personnel et simultanément par le travail collectif effectué en Loge.

Autrement dit, on ne peut s'initier soi-même isolé dans sa tour d'ivoire, pas plus qu'en se faisant prendre en charge par les au­tres Frères de la Loge et en marchant à leur remorque.

Nous avons évoqué, tout à l'heure les travaux personnels en Loge, suivis d'échanges d'idées. C'est là un autre mode d'enseignement.

Ces échanges d'idées sont probablement la part la plus importan­te du travail, chacun apportant sa pierre. Mais certaines Loges vont plus loin que cette façon de faire et pratiquent une dynami­que de groupe appliquée au travail en Loge : le travail principal revêtant alors l'aspect d'un court exposé non exhaustif et ouvrant le plus possibles d'hypothèses. La richesse des interventions et leur nombre révèlent l'intérêt du travail initial. Avec cette mé­thode le plus grand nombre de Frères peut concourir à l'oeuvre commune.

D'autres Loges travaillent encore plus synthétiquement, offrant à la réflexion de leurs membres un thème - parfois une phrase ex­traite d'un Rituel : puis allant du simple au composé, des élé­ments au tout, les Frères de la Loge, l'un après l'autre prennent la parole et, brièvement, le moins littérairement possible, expri­ment leurs pensées. Parfois de longs silences, plusieurs minutes, ponctuent les réflexions. Au fur et à mesure que le temps s'écoule s'élabore l'ouvrage fait en commun, et, de la phrase-clé, principe de la méthode, on en arrive aux conséquences les plus fines... ou les plus générales selon la vision de leur auteur. Il ne reste plus à l'Orateur qu'à embrasser d'un même coup d'oeil toutes les opi­nions émises pour tracer un tableau synoptique, résultat de ce travail collectif, lequel à coup sûr aura enrichi tous les Frères de la Loge.

Ce sont là des méthodes qui ne sont pas générales. Chaque Loge est libre de travailler comme elle l'entend et il est d'autres façons de faire. Mais de toute manière, il est souhaitable que ce ne soient pas toujours les mêmes Frères qui parlent, ils cour­raient le risque de pontifier et paralyseraient des Frères plus ti­mides. L'un des rôles du Vénérable Maître sera de modérer les plus impétueux ou les plus bavards, de ne leur accorder la parole, selon la tradition de la vie maçonnique que deux fois à propos du même sujet. Une Loge dans laquelle la parole ne circule pas est comme un corps mal irrigué et qui se sclérose sans pour au­tant s'en rendre compte.

Et puis méfions-nous des Frères qui parlent d'abondance à pro­pos de n'importe quoi. Un Frère très éminent disait : " Il est des gens qui, lorsqu'ils se lèvent pour prendre la parole ne savent pas ce qu'ils vont dire, lorsqu'ils parlent ne savent pas ce qu'ils di­sent et lorsqu'ils se rasseoient ne savent pas ce qu'ils ont dit."

Je veux vous présenter un court texte, résultat d'un travail collectif, je n'en changerai pas un mot. Ce texte a pour ambition - et c'est ce qui en fait son intérêt - d'être une définition de l'en­seignement maçonnique.

«Il ne peut exister un manuel de l'Initié.

Pour devenir initié :
 chaque symbole ou instrument, chaque règle est un support qui catalyse, soutient et aide le travail intérieur,
— une propédeutique de travaux individuels et, ou collectifs, composée de précepts, règles, modalités exécutives. Par ailleurs un temps de réalisation minimum doit être indiqué.

La Maçonnerie est un Ordre initiatique :
— qui ignore le guide spirituel d'un Maître,
— qui n'est basé sur aucune doctrine, mais les embrasse toutes et les dépasse,
— qui se propose comme une «école» (le mot est entre guillemets) tendue à la recherche d'une voie illuminative,
— qui veut être comprise comme la dynamique de la vie, et par conséquent ne pose pas de paradigme, axiome ou dogme mais exige seulement le sacrifice de tous, afin que ceux qui la compo­sent tendent, par une recherche intérieure, à la découverte et à la réalisation d'eux mêmes, tout en accomplissant un travail de groupe.

Les seuls instruments dont se sert la Maçonnerie pour l'ac­complissement du travail maçonnique sont des outils, emblèmes, allégories, symboles et rites. Outils qui sont offerts comme sup­ports à l'interprétation, à la méditation et à la spéculation supé­rieure des Frères pour atteindre l'élévation de conscience néces­saire pour rendre réels les différents degrés d'une initiation virtuelle.

Dans le travail d'intégration des outils, emblèmes, allégories symboles et rites, on peut être aidé par des «instructeurs» (le mot est entre guillemets), qui sont en mesure de donner des indica­tions utiles quant à la réalisation de techniques opératoires spéci­fiques, parce que les ayant déjà expérimentées.

L'opérativité de la Maçonnerie est une phénoménologie de grou­pe, chacun ayant abandonné son individualisme, l'énergie accu­mulé par le groupe se manifestant au cours de la Chaîne d'Union. De là, elle est projetée à un niveau cosmique pour le bien de l'humanité. Pour que cela puisse se produire, il est indis­pensable que les Frères ne se limitent pas à une adhésion intel­lectuelle et formelle, mais vivent la Loge, en pénétrant les sym­boles et en assumant leur signification comme modalité existentielle.

Il ne faut pas paraître, mais il faut être.

La voie maçonnique, parce qu'initiatique tend à résoudre la problématique :
"Qui sommes-nous ?
D'où venons-nous ?
Où allons-nous ?
contribuant de cette façon à libérer l'homme des angoisses de la vie et de la mort".

Dans ce court texte, l'enseignement maçonnique est bien décris comme un éveil, par opposition à l'endormissement de nombreux hommes, cause de leur solitude.

Déjà, il y a 2.500 ans Héraclite disait : «les hommes qui dorment vivent chacun dans un monde différent. Ceux qui se sont éveillés vivent tous dans le même monde».

Tous les Maçons connaissent la vanité du dogmatisme, l'impuissance de la raison humaine à tout expliquer. Ils glorifient la liberté de penser, le travail intérieur, l'amour de tous les hom­mes entre eux. Ils croient à l'amitié et essayent d'être tolérants aux faiblesses humaines. Ce n'est rien de plus que la philosophie aimable de Montaigne, ou celle de Socrate qui nous a appris qu'un être n'est jamais anonyme.

Devant la nature obscure et mystérieuse, nous ne pouvons que nous incliner. Notre sagesse sera à la mesure de notre com­préhension. Et puisque nous venons au monde malgré nous, considérons cette vie comme un simple passage. N'oublions ja­mais durant ce temps si bref, dont les plaisirs nous sont si chers, que nous devons inéluctablement mourir. Et que, finalement, «vivre c'est apprendre à bien mourir».

Si nous sommes persuadés de cela, nous aurons gagné notre li­berté intérieure.

Le but de la Franc Maçonnerie est donc de «faire des hom­mes». En réalité cela se passe en deux temps. La Grande Loge de France, par exemple, crée des Loges. Les Loges créent des Ma­çons. La Loge est le creuset, l'athanor dans lequel l'homme Mi- fiable va se dissoudre, va mourrir au monde profane, pour renaî­tre à un plan supérieur, plus conscient, plus réceptif, plus éveillé, plus ouvert aux idées, cela ne se fera pas sans mal, car il est tou­jours difficile de mourir à soi-même.

De plus, chaque Franc Maçon suivra son chemin séparément, tout en s'associant au travail collectif de la Loge, bien entendu, mais il doit être clair que la Franc Maçonnerie «réveille» chacun individuellement et non collectivement.

Cette aventure personnelle du Maçon vers l'esprit, sa démarche qui le situe entre le fini et l'infini ne se réalise pas sans contra­diction. Entre son bonheur matériel, son confort ménager, sa quotidienneté et la recherche d'une compréhension et de son har­monie avec la Nature, il y a opposition... Et il ne saurait être question, dans cette affaire, de jouer à l'ange... par crainte de faire la bête !

Si la métaphysique est une disposition naturelle et quasi­ment éternelle de l'homme, ainsi que le dit Kant, cela ne veut pas dire qu'il n'a pas, pour autant, les pieds par terre ; on peut même préciser qu'il les a bien en équilibre, parce qu'en équerre, sur le pavé maosaïque de la Loge.

On peut se poser la question de savoir si apprendre, c'est adapter un être aux lois, aux normes de la Cité, où il pourra vivre avec puissance, estime et honneur ; ou bien lui montrer la possible li­bération de son être, lui indiquer le chemin de l'Esprit, l'encou­rager dans sa quête initiatique ?

On peut se demander s'il y a opposition formelle entre les deux termes de cette proposition, s'ils sont incompatibles, ou pas ? Ou s'il peut y avoir équilibre et comment ?

Le ciel a besoin des hommes, mais les hommes ont besoin de ciel. Soyons assurés que l'absence d'une positivité spirituelle fe­rait de la Franc Maçonnerie une société non-initiatique, préoccu­pée uniquement du fait social. Cela implique qu'il y a plus que des valeurs maçonniques, mais bien des réalités maçonniques. L'optimisme du Siècle des Lumières (au début duquel la Franc Maçonnerie fut codifiée) n'a pas eu les résultats escomptés. Les guerres n'ont pas cessé. Les métaux sont devenus de plus en plus lourds. La Science a fait des progrès considérables, mais la tech­nologie les a exploités trop souvent pour l'assujettissement des hommes. L'esprit de lucre et de possession a toujours détruit les meilleures intentions du monde, et d'ailleurs l'enfer lui-même est pavé de bonnes intentions.

La terre Promise n'est pas apparue aux Hommes de Bonne Vo­lonté ! malgré les explications des sciences humaines, malgré les révolutions idéologiques et technologiques.

Le but recule sans cesse, la boulimie de possession des hommes ne résoud pas le problème de la solitude, ni celui de son bonheur. La jouissance d'avoir ne compense pas l'absence d'être. On n'a que trop écrit sur l'appauvrissement intellectuel, le nivellement par le bas. Les racines spirituelles se sont désagrégées et l'absence d'idéaux s'est manifestée par le vide de l'âme. L'engagement po­litique a été pour nombre d'hommes de bonne volonté l'occasion de «faire quelque chose», mais l'action guidée par un idéal qui souvent a tourné court débouche sur la désillusion et l'amertume.

Le Maçon, lui, veut être lucide sans pour autant désespérer. Il sait que l'homme est toujours à la conquête de l'homme. Dans sa Loge, il apprend que, dans l'Univers, rien ne peut être sans son contraire :
le visible sans l'invisible,
la vie sans la mort,
le progrès matériel sans le vide de l'âme,
la richesse des uns sans la misère des autres,
la force sans la faiblesse,
le courage sans la lâcheté,
la conscience sans l'inconscience,
la lucidité sans l'illusion,
la liberté sans l'oppression,
l'espoir sans le désespoir,
l'amour sans la haine,
et un Frère sans un autre Frère, son contraire, mais aussi son complèment.

Le Maçon apprend que rien n'est simple, et que l'homme n'est jamais ce qu'il prétend montrer ; qu'il est -souvent en toute bonne foi- multiple et contradictoire. Il y a toujours plusieurs hommes dans le même homme. Il n'est ni blanc ni noir, mais l'un et l'autre, ou tantôt l'un et tantôt l'autre. L'homme vit avec ses contradictions. Faire naître, de soi, un nouvel homme, c'est oser se poser les questions embarrassantes : celles de ses contradictions.

Chaque homme, qu'il soit ou non Maçon, possède son «jar­din secret» où personne n'a accès. Mais l'inverse est vrai aussi : le «jardin secret» possède aussi son Maître et le retient prison­nier bien souvent.

Les grandes zones d'ombre que nous découvrons en nous doivent être exorcisées. Notre raison doit apprendre à vivre avec notre ir­rationalité. Notre intuition ne rejettera pas notre raison.

Chaque homme, et il n'est pas besoin d'être Maçon pour cela, peut être agnostique et non athée, aimer l'intelligence, mais ne pas croire le monde rationnel ; être homme de progrès et être hostile à l'excès de technocratie ; être plein d'interrogations, mais ne démordant pas de quelques évidences, être d'une extrême ur­banité qui n'empêche pas d'être intraitable si l'on veut vous faire accepter une injustice ou une erreur ; être fidèle à ses amis, mais s'il faut choisir, préférer la vérité à ses amis.

Le Maçon apprend que l'homme n'est pas seulement un animal sexuel un cas psychologique, une entité morale, une per­sonne sociale, une forme émettant des ondes et en recevant. Il est tout cela, et plus encore, et simultanément. Il sait que sa place, dans l'Univers n'est pas au centre. Dans le système solaire, sa ga­laxie, sa place est marginale,... infinitésimale,... et cependant «cet arrière neveu de la limace, qui inventa le calcul intégral et rêva de justice» -ainsi que nous décrit avec humour Jean Rostand- cet animal là a inventé le feu et lancé des fusées vers les étoiles, cet animal là, dont l'orgueil donne une idée de l'infini apprend aussi l'humilité.

A partir de la, il trouve la force de vivre et de comprendre.

Comprendre est la fonction de l'intelligence qui se traduit par la lutte permanente contre le mensonge et la bêtise.

Il faut apprendre à remettre à sa place, qui est l'une des plus hau­tes, l'intelligence, parfois moquée au profit de l'instinct, l'incons­cient ou l'irrationnel.

Il faut apprendre à se détourner de toutes les poses. A savoir, qu'il n'est pas inutile, contrairement à ce que l'on a dit, d'avoir des clartés de tout. A ne pas avoir honte d'être modeste. A re­trouvrer les vertus de la controverse et du doute, à réapprendre ce que Montaigne appelait «l'art de conférer», c'est-à-dire de contredire sans occire. A admettre que nous ne connaîtrons pas la vérité, mais que nous pouvons toujours refuser le mensonge. A fuir, en s'exprimant le vague et le trouble, à rechercher les idées vraies et les mots justes. A ne jamais révérer les idoles. A ne pas demander l'impossible.

«De ce monde chargé de menaçants mystères, nous ne savons avec certitude que deux choses : c'est qu'il restera toujours multi­ple et toujours mobile. L'unité et la permanence n'appartien­nent... qu'au Grand Architecte de l'Univers». (Montaigne ne connaissant pas cette expression née environ 150 ans après lui, je me suis permis de changer le dernier mot de son texte !)

Revenons au but essentiel de la Franc Maçonnerie :
la création d'un homme nouveau, meilleur, plus humain, plus in­telligent, plus humble, plus fraternel, ce but étant susceptible d'être atteint par le perfectionnement de l'être.

Ce but -individuel- a un corollaire : le perfectionnement de la so­ciété. En effet celui-ci ne peut qu'être la cause du perfectionne­ment de l'individu, conséquence lui-même du phénomène initia­tique. Ceux qui pensent résoudre les problèmes des sociétés humaines uniquement par des décrets et les lois, résumant ainsi les problèmes posés à des quantités et non à des qualités, se trompent.

Les sociétés humaines ne connaîtront aucun progrès digne de ce nom s'il n'y a prise de conscience des peuples. Et celle-ci ne peut être collective, mais est nécessairement le résultat de la démarche de chacun.

De ce fait, la prise de conscience sera différente pour chaque in­dividu, car les hommes, ne soyons pas démagogiques, ne sont ni égaux, ni libres, ni frères.

La Franc Maçonnerie est une société initiatique qui essaie juste­ment d'atténuer les distances sociales, et, par le respect mutuel et l'amour fraternel partagé, permet de vivre une fraternité de dissemblance.

Mon Frère, mon dissemblable, loin de me nuire tu m'enrichis. Éxupéry disait : «Si tu es différent de moi, loin de me léser, tu m'enrichis». - La Loge est un lieu de conscience où se manifeste le sens profond de la vie - de la vraie vie, qui n'est pas apparen­ce - et non la jouissance de l'Avoir. Être n'est pas paraître, c'est être libre du désir d'avoir, précise Arnaud Desjardins. C'est être libre de la crainte de ne pas avoir.

Être, c'est apprendre à vivre, c'est avoir le sens de la liberté, non pas du conformisme ou de l'anti-conformisme qui marchent du même pas vers l'intolérance, la liberté de jugement implique la liberté intérieure. Apprendre à vivre c'est aussi apprendre à ne pas avoir le sens de l'ennemi.

La loge est un lieu de conscience où se manifestent les connaissances, qu'aucun Maçon n'aurait garde de confondre avec la Connaissance.

Les Frères, de cultures différentes, abordent les sujets traités en Loge, de façon maçonnique certes, mais aussi avec tout l'acquit de leurs cultures : scientifique, ou philosophique... ou... de leur absence de culture. Et malgré cet apparent hiatus, chacun essaye de comprendre l'autre et souvent y parvient. Il est vrai que le langage scientifique, ou philosophique, ou maçonnique permet de dire, par exemple que : «Le chercheur solitaire est devenu une espèce rare, il faut aujourd'hui, pour aboutir, des moyens, des appareillages, un entourage de spécialistes qui travaillent ensem­ble sur un même programme de façon complémentaire «ou bien que» ce qui compte dans la découverte, c'est peut-être moins le sujet du travail, que l'imagination créatrice, l'originalité de pen­ser, le refus des raisonnements biens établis». Ce sont des extra­its d'une série de textes écrits par des chercheurs scientifiques. C'est aussi un langage maçonnique.

La Loge est un lieu de conscience où se manifeste la Loi Morale, où les Maçons recherchant la Loi Unique qui devrait régir les rapports entre les hommes : la loi d'Amour.

Dans la Loge, les Maçons découvrent aussi l'Espérance en sa­chant qu'ils n'atteindront jamais leur idéal de perfection, qu'ils resteront des initiés virtuel, tout en vivant l'initiation comme un profond mystère, l'initiation jamais atteinte toujours à atteindre, et par cela même, toujours présente. «Tant que tu ne cesseras de monter, les marches ne cesseront pas ; sous tes pieds qui mon­tent, elles se multiplient à l'infini» c'est Kafka qui a écrit ces pa­roles d'espoir.

Mais apprendre à connaître ne suffit pas, il faut également transmettre. Les idées ne subsistent que si on les transmet.

Mais qui sera Socrate pour le nouveau-né Maçon ? Qui saura l'accoucher de lui-même, dont il est gros, sans s'en rendre compte. Qui saura lui dire qu'il faut mourir à soi-même pour se retrouver soi-même.

Pour apprendre, il faut - littéralement - un Maître et un apprenti. Nous pensons en Maçonnerie que le Maître... est la Loge. Des Frères sages peuvent donner des indications, les Frères Surveil­lants des «instructions» qui guident les premiers pas des jeunes Maçons, mais seule la Loge par sa «personnalité» multiple et unique peut enseigner le néophyte à avoir une vue globalisante des choses, au lieu que la plupart des hommes, communément, n'en possèdent qu'une vue parcellaire, et par cela même, aberrante.

Pendant les premières années de leur vie, les jeunes enfants apprennent à parler, mais cette connaissance nouvelle restera sté­rile si les parents et familiers ne sont pas des modèles verbaux qu'il apprendra à imiter. Il en va de même pour l'Apprenti, privé de la parole, qui dans son silence apprend, avec la réflexion, le passage «au langage maçonnique». S'il n'a pas le bonheur de cô­toyer des Maîtres Maçons, véritables modèles verbaux, il n'ap­prendra rien qui vaille, car, comme dans le cas des jeunes en­fants, le lent apprentissage de la parole permet d'exprimer une pensée de plus en plus déliée, et, en retour, la parole provoque la pensée et aide à sa communication.

«La langue est la meilleure et la pire des choses» disait Esope et cela est vérifié par la confusion qui nait de l'ambiguité des mots. Qu'ils sont redoutables ces mots mal connus, mal digérés, mal compris, mal restitués. Ils ne sont que des mots, mais certains les prennent pour des idées et la pensée s'abâtardit et naissent les malentendus.

Il y a plusieurs regards sur l'homme, donc plusieurs discours, et parmi ceux qui nous sont les plus familiers : scientifique, philo­sophique, poétique. Chacun de ces discours a ses limites et pour sa bonne compréhension, il faut qu'il ne les transgresse pas. C'est à cette condition qu'il nous apportera quelque chose. Il n'y a pas de rivalité entre eux si l'on admet qu'il y a plusieurs regards sur le monde. Sans cela, il n'y aura que confusion de la pensée et ga­limatias dans le discours.

Quel Socrate fera découvrir leur âme aux jeunes Apprentis et leur ouvrira le vaste domaine de la pensée et de l'Esprit ? Qui leur apprendra la façon correcte d'approcher les éternelles ques­tions que l'homme se pose sur la vie et sur la mort ? Qui leur montrera l'inévitable anthropomorphisme de notre pensée : dans la vie quotidienne, sur une surface terrestre répondant à la géo­métrie d'Euclide, dans un temps présent, les effets ont des causes que nous comprenons ou pouvons comprendre. Mais en est-il de même à l'échelle universelle ? Nous savons maintenant que le temps ne s'écoule pas de la même façon partout dans l'Univers, que les Lois physiques ne sont pas identiques, que l'espace est courbe...etc...etc...

Notre logique quotidienne a des limites et notre entendement aussi. Il faut se rendre à l'évidence que le connu n'est que la par­tie manifestée de l'inconnu et que cet inconnu le restera. Nous ne pouvons tout comprendre.

Et, paraphrasant Hamlet, nous pouvons dire : «Il y a plus de choses au ciel et sur la terre que n'en peuvent comprendre toutes nos philosophies».

Mais ne nous trompons pas de sujet. Ce n'est pas en visant la Vérité qu'on l'atteint, mais bien en visant le sujet : c'est-à-dire soi-même, que l'on progresse et que l'on va vers la vérité. C'est là, partie de l'enseignement que les Maçons tireront de la fréquentation assidue de leur Loge. Ce sont là idées, qu'à leur tour, ils transmettront, le moment venu aux jeunes Frères qui viendront prendre place dans le Temple ; convaincus les uns et les autres, les apprentis et les compagnons mais aussi les vieux Maîtres chevronnés, de l'unique vérité d'Antigone :

«  Nombreuses sont les merveilles du monde,
Mais la plus grande des merveilles reste l'homme ».
(Sophocle)

Pour conclure, je veux vous lire le texte d'un grand alchimiste que vous connaissez tous : Fulcanelli, texte qui lui a été inspiré par quatre verbes, lesquels, lus à la suite les uns des autres, for­ment une maxime connue depuis la plus haute antiquité : Savoir - Pouvoir - Oser - Se Taire.

Ecoutez bien ce texte, et puis gardez-le dans un coin de votre mémoire et si vous l'avez bien compris, vous aurez appris à apprendre, vous aurez aussi gagné la chose la plus précieuse du monde : apprendre à aimer.

«Ce n'est pas assez qu'être studieux, actif et persévérant, si l'on manque de principe solide, de base concrète, si l'enthousias­me immodéré aveugle la raison, si l'orgueil tyrannise le juge­ment, si l'avidité s'épanouit aux lueurs fauves d'un astre d'or.

La science mystérieuse réclame beaucoup de justesse, d'exactitu­de, de perspicacité dans l'observation des faits, un esprit sain, lo­gique et pondéré, une imagination vive sans exaltation, un coeur ardent et pur. Elle exige en outre la plus grande simplicité et l'in­différence absolue vis-à-vis des théories, des systèmes, des hypo­thèses que, sur la foi des livres, ou la réputation de leurs auteurs, on admet généralement sans contrôle. Elle veut que ses aspirants apprennent à penser davantage avec leur cerveau, moins avec celui des autres. Elle tient enfin à ce qu'ils demandent la vérité de ses principes, la connaissance de sa doctrine et la pratique de ses travaux à la Nature, notre Mère commune.

Par l'exercice constant des facultés d'observation et de raisonne­ment, par la méditation, le néophyte gravira les degrés qui mè­nent au SAVOIR.

L'imitation naïve des procédés naturels, l'habileté jointe à l'ingé­niosité, les lumières d'une longue expérience lui assureront le POUVOIR.

Réalisateur, il aura encore besoin de patience, de constance, d'inébranlable volonté. Audacieux et résolu, la certitude et la confiance nées d'une foi robuste lui permettront de tout OSER.

Enfin quand le succès aura consacré tant d'années laborieuses, quand ses désirs seront accomplis, le Sage, méprisant les vanités du monde, se rapprochera des humbles, des déshérités, de tout ce qui travaille, souffre, lutte, désespère et pleure ici-bas. Disciple anonyme et muet de la Nature éternelle, apôtre de l'Eternelle Charité, il restera fidèle à son vœu de silence. Dans la Science, dans le Bien, l'Adepte doit à jamais SE TAIRE.

Conférence prononcée le samedi 15 novembre 1986, par Jean-Louis Sarre à Condor­cet Brossolett.e

Publié dans le PVI N° 64 - 1éme trimestre 1987  -  Abonner-vous à PVI : Cliquez ici

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