GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 1T/1987

La Philosophie des Lumières

On s'est parfois demandé s'il y avait une Philosophie des Lumières, c'est-à-dire si cette philosophie pouvait être réduite à un système, à une vision unifiée et totalisante du monde, de l'homme et de Dieu. Il ne le semble pas car s'il est indéniable qu'il y a «un esprit des Lumières», comme l'écrit Jean Deprun (Histoire de la Philosophie - pléiade Tome II), celui-ci s'exprime dans «des philosophies des Lumières». D'une manière plus nette, on dira aussi que «l'esprit des Lumières est un» mais, «que les philosophies des Lumières sont Légion» (Jean Fabre). Et ces for­mules témoignent de la difficulté que l'on éprouve à circonscrire et à définir cette philosophie des Lumières et son contenu, les idées et les idéaux qu'elle a véhiculés tout au long du XVIIIe siè­cle. Aussi bien avant d'essayer de dégager ses traits caractéristi­ques, d'examiner ses thèmes fondamentaux, faut-il d'abord la si­tuer dans le temps.

On peut en effet penser que la philosophie des Lumières (1) se situe entre la fin du XVIIe siècle et la fin du XVIIIe siècle soit, pour donner des dates repères, entre 1682 et 1784. C'est en 1682, en effet, que sont publiées «Les pensées sur la comète» de Pierre Bayle et en 1686 son «Commentaire philosophique» ; en 1686 également «L'entretien sur la pluralité des mondes» de Fontenelle et «L'histoire des oracles». Enfin, c'est en 1784 qu'Emmanuel Kant publie l'opuscule «Qu'est-ce que les Lumiè­res ?» et, en 1786, «Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ?». Ces textes jalonnent, si l'on peut dire, toute la pensée du XVIIIe siècle. Mais au lieu de suivre l'ordre historique, de partir de Bayle pour aboutir à Kant, ici, nous procéderons autrement ; nous partirons des textes de Kant pour remonter à Pierre Bayle, pour étudier enfin la pensée des philosophes du XVIIIe siècle, si importante à cette époque qui a vu naître etr se développer la Franc-Maçonnerie spéculative.

Il s'agit de comprendre cette philosophie (des  Lumières dans sa profondeur, dans les principes qui la déterminent, comme l'écrit E. Cassirer dans «La philosophie des Lumières», il s'agit de faire «la phénoménologie de l'esprit philosophique, de déga­ger les idées fondamentales, d'ouvrir un nouvel horizon philoso­phique», idées qui, à notre sens, vont nourrir P'esprit même de la Franc-Maçonnerie spéculative.

Dès lors, «Qu'est-ce que les Lumières `?», comme l'écrit Kant en 1785. C'est, dit-il, «la sortie de l'homme de sa minorité, minorité c'est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d'autrui, minorité dont il est lui-même respon­sable puisque la cause en réside non dans un défaut de l'entende­ment mais dans un manque de décision et de ccourage de s'en ser­vir sans la direction d'autrui». Et le philosophe ajoute, en reprenant un mot du poète latin Horace : «Sapere aude», c'est-à- dire «Aie le courage de te servir de ton proipre entendement. Voilà la devise des Lumières».

«Par les Lumières, il n'est rien requis d'autre que la liber­té... c'est-à-dire de faire usage de sa raison dams tous les domai­nes». Il est significatif que le philosophe associe. étroitement la liberté et la raison car c'est par l'usage de la raison et l'exercice de la liberté que l'homme s'affranchit ou s'émancipe. Dans l'opus­cule «Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ?»., Kant écrira : «Si vous désirez que la liberté de pensée soit maintenue, ne reniez pas la raison», et il précise que «la liberté de Pensée signifie que la raison ne se soumet à aucune autre loi que

 celle qu'elle se donne à elle-même». Il ajoute cette invitation : '«Amis de l'huma­nité, ne contestez pas à la raison ce qui en fait le souverain bien sur la terre ; je veux dire le privilège d'être la Pierre de touche de la vérité».

« Penser par soi-même signifie chercher la pierre de touche de l'humanité en soi, c'est-à-dire en sa propre saison. Et la maxi­me de toujours penser par soi-même est l'auffklarung ».

L'usage de notre raison doit être toujours libre et être libre c'est pouvoir faire usage de sa raison. Aucun homm ne peut renoncer, sans se renier en tant qu'homme, au droit de faire usage de sa raison et d'exercer sa liberté de jugement et d'action. Ainsi, par l'exercice conjoint de sa raison et de sa liberté, l'homme, et cet homme est celui des Lumières, sort de sa minorité, devient majeur, s'émancipe, il s'affranchit. Mais de quoi s'émancipe-t-il, de quoi s'affranchit-il ? Il s'affranchit des ténèbres, de la nuit, de l'obscurité, ce qui signifie pour l'homme du XVIIIe siècle (2), de l'esprit dogmatique, du fanatisme sous toutes ses formes, mais aussi des sentiments et des passions, des préjugés et des préventions.

Les Lumières, les philosophes des Lumières, ont donc le souci de proclamer la valeur et de la liberté et de la raison (de ce que l'on appellera le libre examen) et cela, dans tous les domai­nes, c'est-à-dire non seulement dans le domaine scientifique et philosophique, mais aussi dans le domaine religieux, moral, politique.

Les penseurs du XVIlle siècle veulent à la fois étendre le champ d'investigations de la raison à tous les domaines et, en même temps, en limiter la portée ontologique ; ils pensent que la raison n'atteint pas l'Etre, c'est-à-dire la substance même des choses et des êtres, celle de la matière, celle de l'âme, celle de Dieu.

Mais cette raison est universelle: elle est une et identique chez tout être pensant, dans toute nation, à toutes les époques de l'histoire commune à toutes les cultures. C'est d'ailleurs sur cet universalisme de la raison que se fonde l'universalité de l'homme définit comme être raisonnable. Grâce à cette raison présente en tout homme et grâce à son usage méthodique, tout homme peut découvrir la Vérité et le Bien ou son Devoir. Cette raison .est ap­pelée lumière naturelle «en tant qu'ensemble de vérités immédia­tement et indubitablement évidentes à l'esprit dès qu'il y porte attention» (Lalande) (3).

(2) On peut faire remarquer que le XVIle siècle est aussi le siècle du grand rationalis­me : Descartes, Spinoza, Leibniz, Malebranche sont à plus d'un titre les représentants du rationalisme et, pour eux, la raison a puissance de valeur dans la recherche de la vérité comme dans la détermination de l'action morale. Mais Descartes et Malebran­che limitent l'usage de la raison au domaine scientifique et philosophique et en excluent les domaines religieux et politique. Spinoza en étendra l'usage au domaine religieux et Leibniz au domaine politique.

(3) Cf. Descartes «Principes de la philosophie».

«La faculté de connaître que Dieu nous a donnée, que nous appelons «lumière natu­relle», n'aperçoit jamais aucun objet qui ne soit vrai en ce qu'elle l'aperçoit, c'est-à- dire en ce qu'elle le connaît clairement et distinctement».

Rappel de la note de Lachelier (Lalande) qui estime que la traduction usuelle de l'Evangile de Saint-Jean serait un contresens. Lachelier traduirait : «La lumière, la vraie, celle à laquelle seule il appartient d'éclairer (c'est-à-dire le logos, le verbe) tout homme, faisait à ce moment son entrée dans le monde.

Cette idée entraîne un certain nombre de conséquences. La première est que l'on peut se passer de toute autre lumière, c'est- à-dire de la lumière surnaturelle, de la révélation et, par là même, que l'on sera amené insensiblement à rejeter toute théo­logie, toute religion, tout dogme religieux.

Sans doute, mais cela n'évacue pas le problème car si on veut les mettre en ordre, les hiérarchiser, on ne peut pas se de­mander quel sera le fondement de l'autre. Est-ce que la lumière surnaturelle garantit et fonde la lumière naturelle, soit la révéla­tion, la raison ? Ou bien est-ce que la lumière naturelle, la raison, n'englobe-t-elle pas, ne fonde-t-elle pas la révélation, la lumière surnaturelle ?

Saint-Augustin, Saint-Thomas, Bossuet ne nient pas la pré­sence en l'homme d'une lumière naturelle mais celle-ci est obli­gatoirement et nécessairement subordonnée et ordonnée à la lu­mière surnaturelle qui nous est octroyée par la révélation.

Descartes, lui, au XVIIe siècle, les sépare comme il sépare des ordres de vérité, mais il ne fait plus de la philosophie la ser­vante de la théologie. Mais avec Spinoza, le climat intellectuel va changer. Selon lui, il y a deux voies, deux chemins pour atteindre la vérité, la voie religieuse et la voie philosophique, et s'il réserve la première au vulgaire et la seconde au sage, celle-ci lui paraît supérieure. Ne dit-il pas dans «Le traité théologico-politique» : La vraie charte d'alliance entre Dieu et nous ce n'est pas du pa­pier noirci mais la pensée vivante en nous», c'est-à-dire ce n'est pas la Bible mais c'est la raison.

Quant à Leibniz, dans sa lettre à l'électrice Sophie, il écrit . « Je suis persuadé que la religion ne doit rien avoir qui soit contraire à la raison...». Il ajoutera : « Il nous faudrait des mis­sionnaires de la raison en Europe pour prêcher la religion natu­relle sur laquelle la révélation elle-même est fondée et sans la­quelle la religion sera toujours mal prise (ou mal prisée) ».

Enfin, Malebranche, dans la préface aux «Entretiens sur la métaphysique et la religion», croit pouvoir écrire, au grand scan­dale de Bossuet et d'Arnaud, « que Dieu nous éclaire intérieure­ment sans l'intermédiaire d'aucune créatur e». Il distingue le vrai Maître intérieur qui est, dit-il, « la raison éternelle ou verbe de Die u» des théologiens, des prêtres, des pasteurs qui eux, ne sont que des moniteurs.

«Il est clair que nous n'avons point d'autre Maître dans les sciences, mathématiques, philosophie, que la sagesse éternelle qui habite en nous et que tous les esprits consultent pas leur attention (4).

«N'est-ce pas la raison universelle qui est cette vraie lumiè­re qui éclaire tous les hommes, quoique tous les hommes n'en soient point également éclairés».

Tout le XVIIIe siècle est déjà dans ce jugement.

Ainsi, la rupture, non pas entre la religion et le rationalisme mais plus exactement la hiérarchisation dans les rapports entre raison et révélation, semble s'opérer, se manifester surtout dans l’œuvre et la pensée de Pierre Bayle. Il préfigure en effet le XVIIIe siècle, ce qui en lui caractérisera l'esprit des Lumières. On peut déjà trouver chez ce penseur huguenot, né en Ariège et pé­nétré des doctrines manichéennes des cathares, réfugié en Hol­lande après la révocation de l'Edit de Nantes, un certain nombre de thèmes majeurs que l'on retrouvera au XVIIIe siècle dans la philosophie des Lumières : la critique de l'autorité et du dogme, la défense du libre examen, la défense de la valeur de la raison, l'apologie de la tolérance, l'affirmation de l'autonomie de la mo­rale par rapport à la religion et même une négation du miracle.

Dans le commentaire philosophique qu'il donne à la para­bole évangélique «Compelle intrare : Contrains-les d'entrer», il affirme sa méfiance, son hostilité à toute formulation dogmati­que d'une vérité. «Tout dogme qui n'est point homologué, véri­fié, enregistré au parlement suprême de la raison de la lumière naturelle, ne peut être qu'une autorité chancelante et fragile comme le verre». (Bayle ici semble se souvenir de Malebranche).

Par ce jugement, on voit qu'il ne s'agit pas, pour Bayle, de soumettre la lumière naturelle à la lumière surnaturelle, la raison à la foi, la philosophie à la théologie mais, au contraire, de subor­donner les vérités religieuses connues par la révélation, les dog­mes affirmés par la doctrine théologique, aux vérités perçues et découvertes grâce à la raison et qu'il s'agit de garantir les pre­miers par les seconds. Il affirme même plus nettement encore que «tout dogme particulier, soit qu'on l'avance comme contenu par l'écriture, soit qu'on le propose autrement, est faux lorsqu'il est réfuté par les notions claires et distinctes de la lumière natu­relle». Ici, il ne s'agit pas seulement de l'accord entre les vérités délivrées par la foi et celles découvertes par la raison, mais de montrer que s'il y a contradiction, c'est la raison qui doit avoir dans l'affaire le dernier mot.

Ces affirmations impliquent évidemment que l'on recon­naisse la validité, la valeur de cette lumière naturelle dans la re­cherche de la vérité. Et l'on retrouvera dans l'oeuvre de Bayle des accents intellectuels qui ne sont pas sans rappeler la pensée de Malebranche, de Leibniz, de Spinoza, de ceux qui constituent ce que l'on a appelé le rationalisme métaphysique du XVIIe siècle en ce sens que, quelles que soient les différences et même les di­vergences qu'ils ont par rapport au contenu de la raison, ils sont d'accord quant à sa valeur et qui ne fait que développer le juge­ment célèbre de Descartes au début du Discours de la Méthode : «Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée...», c'est-à- dire cette idée que tout homme, par le méthodique exercice de sa raison, peut aller à la recherche et à la découverte de la vérité. Pour Bayle il y a, en effet, «une lumière naturelle qui éclaire tous les hommes aussitôt qu'ils ouvrent les yeux de leur attention et qui les convainc invinciblement de la vérité (5)».

Mais pourquoi pouvons-nous accorder notre confiance à cette lumière naturelle, à cette raison ? C'est parce que, dit-il, «c'est Dieu lui-même la vérité essentielle et substantielle qui nous éclaire immédiatement et qui nous fait contempler dans son essence les idées de vérités éternelles contenues dans les prin­cipes ou dans les notions communes de métaphysique». C'est Dieu qui est le garant de la vérité comme pour les rationalistes du XVIIe siècle ; c'est lui qui nous éclaire immédiatement, c'est- à-dire sans aucun autre médiateur, que ce médiateur soit Moïse, ou Jésus, ou la Bible, ou l'Eglise, n'importe quelle Eglise, ou un prêtre ou un pasteur. Tout le déisme philosophique (toute la reli­gion dite naturelle) du XVIIIe siècle est contenu dans cette phra­se. La conséquence logique en est que si la conscience humaine est directement éclairée par Dieu ou la vérité (la lumière), per­sonne ne saurait aller contre ce qu'elle découvre, contre ce qu'elle croit être la vérité. La valeur de cette lumière et de cette raison entraîne le légitime exercice de sa liberté dans toute recherche ; aussi bien Bayle affirme-t-il avec force le droit de cette conscien­ce à chercher, à penser librement et condamne-t-il tous ceux qui s'opposeraient à cette libre recherche de la vérité.

Liberté de la conscience et reconnaissance de cette liberté par l'autre qui se traduit par le concept de tolérance. Aussi, Bayle peut-il écrire que «la première et la plus indispensable de nos obligations est de ne point agir contre l'inspiration de la conscience» et que «toute action qui est faite contre les lumières de la conscience est essentiellement mauvaise».

Ce respect de la conscience d'autrui et de sa libre détermi­nation et de son libre exercice est la Loi qui s'impose à tout homme, «une loi éternelle et immuable qui oblige l'homme en peine du plus grand péché mortel qu'il puisse commettre de ne rien faire au mépris et malgré la détermination de sa conscien­ce». Il ne faut donc, sous aucun prétexte, abdiquer ce droit et ne jamais se soumettre à aucune autorité, quelle qu'elle soit, d'où qu'elle vienne, qui serait imposée du dehors. Ajoutons, dans l'es­prit de Bayle, que pour parvenir à la connaissance il est nécessai­re de se dépouiller de ses préventions et de ses préjugés, de tout ce que le monde, la société, les dogmes ont imposé aux hommes. «Je ne sais si l'on ne pourrait pas assurer que les obstacles d'un bon examen ne viennent pas tant de ce que l'esprit est vide de ce qu'il est plein de préjugés» - (article Pélisson).

La recherche de la vérité exige ce dépouillement préalable de tous nos préjugés, de tout ce que nous recevons passivement, sans examen et, selon Bayle, non seulement en matière religieuse mais dans tous les domaines.

«Le véritable esprit d'examen consiste surtout à se dépouil­ler de la pensée qu'on tient la vérité». Voilà l'idée, la grande idée que fera sienne le XVIIIe siècle et avec lui que reprendra la Franc-Maçonnerie. Quel est l'homme qui peut se flatter de possé­der la vérité, la vérité absolue. Il n'en détient qu'une parcelle et n'en aperçoit souvent qu'un reflet (ici reflet dans les symboles) et il ne le découvre que peu à peu, par un long cheminement, une route, une voie initiatique.

Bayle va même jusqu'à parler «des droits de la conscience errante» et, dans un texte admirable, il écrit : «Dans la condition où se trouve l'homme, Dieu se contente d'exiger de lui qu'il cher­che la vérité le plus soigneusement qu'il le pourra et que, croyant

l'avoir trouvée, il l'aime et y règle sa vie». La vérité est conçue et entendue moins comme capital, possession, que comme enquête, comme recherche, comme conquête de la vérité, comme un lent et méthodique cheminement vers la vérité. «A l'affirmation d'une connaissance première et dernière en sa teneur définitive se substitue l'idée d'une recherche de la vérité conçue comme la vérité d'une recherche». (Gusdori). La vérité de la vérité n'est pas la vérité elle-même mais, pour l'homme, la recherche de la vérité et les efforts qu'il accomplit pour l'atteindre. La vérité est élan, intention, amour de la vérité plus que capital et recherche. (Texte Lessing).

La vérité a peut-être son foyer en Dieu et sa norme dans le cosmos, mais ce sont les efforts que fait la conscience de l'hom­me qui témoignent pour elle. C'est aussi cette conscience morale qui sera au centre des réflexions sur le bien et sur la conduite. Lorsqu'il écrit «qu'un athée peut être vertueux», il affirme d'une manière radicale (c'est-à-dire révolutionnaire) la séparation entre la morale et la religion. Il écrit que «l'athéisme n'est pas un plus grand mal que l'idolâtrie». «Les idées d'honnêteté qui sont parmi les chrétiens ne viennent pas de la religion qu'ils professent». La morale est et peut être indépendante de toute religion : idée re­prise inlassablement par Voltaire, et les philosophes du XVIIIe siècle et par la Franc-Maçonnerie spéculative.

Ainsi, Pierre Bayle se définit comme le citoyen d'une répu­blique, de la république des idées. «Cette république est un état extrêmement libre. On n'y reconnaît que l'empire de la vérité et de la raison». (Est-ce que l'on ne peut pas dire qu'elle préfigure la Loge maçonnique, certes la Loge maçonnique idéale ou, tout au moins, qu'elle dessine quelques uns des traits essentiels ?).

Aussi, dans «Les Nouvelles de la République des Lettres», Bayle, plein d'espoir et d'enthousiasme, ira même jusqu'à écrire : «Nous voilà dans un siècle qui va devenir de jour en jour plus éclairé, en sorte que tous les siècles précédents ne seront que té­nèbres en comparaison».

Le XVIIIe siècle s'est nourri de la pensée de Pierre Bayle et des thèmes contenus dans le célèbre Dictionnaire Philosophique. Nous disions que la pensée de Pierre Bayle préfigure, dans ses grandes lignes, un très grand nombre d'idées reprises et dévelop­pées au XVIIIe siècle en même temps, certes, que la philosophie de Malebranche et, par certains côtés, de la philosophie de Locke. Plus que tout autre philosophe, Voltaire sera le représen­tant de ce courant de pensée, le traducteur, le héraut de ce ra­tionalisme ouvert, le témoin de cet esprit des Lumières fait d'universalisme, de liberté, de recherche inlassable de la connais­sance, de culte, de l'esprit critique, de la liberté d'examen. Son oeuvre toute entière en porte le témoignage : ses tragédies, ses Contes et ses romans, son Dictionnaire Philosophique et les dia­logues et anecdotes philosophiques expriment tout d'abord l'af­firmation de Dieu, d'un Dieu qui dépasse le Dieu des religions révélées et des différentes confessions et qui entraîne l'instaura­tion d'une religion naturelle. Aussi on contestera tout dogme lié à une religion «révélée» et historique et, par là même, tout dis­cours théologique ou théologien. Dans le même mouvement, on proclamera les droits de la liberté de la conscience dans la re­cherche de la vérité et du bien et la réciproque tolérance entre les hommes. On affirmera aussi l'universalité de la raison sur le plan pratique, c'est-à-dire moral, et l'existence au coeur de l'homme d'une conscience morale universelle.

C'est ainsi que dans le dialogue entre Lucrèce et Posido­nius, ce dernier affirme : «Il y a un Etre intelligent et puissant qui donne le mouvement, la vie, la pensée...», et il ajoute «Vous supposez un ordre ; il faut donc qu'il y ait une intelligence qui ait arrangé cet ordre...». «N'est-il pas déraisonnable d'admettre une mécanique sans artisan, un dessein sans intelligence et de tels desseins sans un Etre suprême ?». Mais, rétorque Lucrèce : «De quelque côté que je me tourne, je ne vois que l'incompréhensi­ble», et Posidonius (ce stoïcien (sic), semble, comme Voltaire, avoir lu Malebranche), «C'est justement parce que cet Etre su­prême existe que sa nature doit être incompréhensible. Nous de­vons admettre qu'il est sans savoir ce qu'il est et comment il opère».

L'Etre ne saurait être accessible au discours rationnel ; il est connu, à la limite postulé, plus que compris. Ce qui entraîne cer­tes l'affirmation de Dieu ou de l'Etre mais, en même temps, per­met d'évacuer tout discours sur Dieu qui essaierait, voudrait dé­terminer sa nature, son essence, et de bannir tout esprit théologique ou théologien sur la nature de Dieu car «la théologie est dans la religion ce que les poissons sont dans les aliments». Aussi bien Voltaire voudra-t-il conserver une religion, mais une religion dépouillée de tout dogme particulier et n'affirmant que quelques grands principes de morale. Tel est le sens du dialogue entre le caloyer et l'honnête homme : «Sans doute faut-il une reli­gion aux hommes... et l'âme demande cette nourriture... mais il la faut pure et raisonnable, universelle. Elle doit être comme le soleil qui doit être pour tous les hommes et non pour quelques privilégiés».

Aussi, il n'y aura qu'une religion. En quoi consistera-t-elle ? «Adorer Dieu» et «Etre juste». Ce Dieu cher à Voltaire et à l'honnête homme parle à tous les cœurs ; nous avons tous un droit égal à l'entendre. La conscience qu'il a donnée à tous les hommes est leur loi universelle. Et l'honnête homme propose au caloyer «la religion qui convient à tous les hommes» et qui est «celle de tous les patriarches, de tous les sages de l'antiquité, l'adoration d'un Dieu, la justice, l'amour du prochain, l'indul­gence pour toutes les erreurs et la bienfaisance dans toutes les oc­casions de la vie». Et la conclusion tombe, mordante et cruelle. Alors que le caloyer dit «Je sers Dieu selon l'usage des convents», l'honnête homme réplique «et moi selon ma conscience». Car il y a, selon Voltaire, une universalité de la conscience morale. En effet, si les hommes sont différents selon le climat, les mœurs, le langage, les lois, les cultes et même la me­sure de leur intelligence, ils ont tous le même fond de morale, ils ont tous une notion du juste et de l'injuste, qu'ils ont acquis à l'âge où la raison se forme et se déploie.

Pour retrouver ce sens de la justice qui est dans le cœur de tout homme, il faut mettre la vérité à la place des fables ; il faut épurer l'esprit et l'âme de tous les mensonges, de toutes les illu­sions dont on a nourri l'homme, et de toutes les superstitions. S'il nous faut des fables comme il le dit dans «L'Ingénu», que ces fables soient l'emblème de la vérité. Car s'il aime «la fable des philosophes» et s'il rit de «celle des enfants», il déteste «celle des imposteurs». Il faut donc essayer d'établir l'empire de la raison. Comment ? Par l'effort, par le travail, par l'apprentissage, car il ne tient qu'à nous «d'apprendre à penser» puisque nous sommes «nés de l'esprit».

«Celui qui ne sait pas la géométrie peut l'apprendre, tout homme peut s'instruire», écrit-il dans le Dictionnaire Philosophi­que (article Liberté de penser), et il conseille : «Oser penser par vous-même». Kant se souviendra de cette formule et la repren­dra pour définir ce qu'il appelle «l'aufklarung», c'est-à-dire la philosophie des Lumières. Car il est évident pour Voltaire, comme pour les philosophes des Lumières, «que ce sont les ty­rans de l'esprit qui ont causé une partie des malheur du monde».

Pour aller vers la vérité, il faudra donc apprendre à connaî­tre et à aimer. «C'est par l'amour et la connaissance de la vérité que nous avons quelque faible participation à l'Etre», «comme une étincelle a quelque chose de semblable au soleil et une goutte d'eau tient quelque chose du vaste océan» - (Sophronisme et Adelos).

Aussi, il est significatif que pour Voltaire l'homme a la pos­sibilité de participer à 1'Etre divin par la recherche de la vérité. Aussi bien est-il nécessaire d'apprendre à rechercher la vérité, d'apprendre à se servir de la raison. D'où l'importance de l'édu­cation pour assurer cette marche progressive vers la Lumière. Il faut apprendre à penser, il faut apprendre à réfléchir. Il faut pra­tiquer une véritable initiation à la réflexion et à la raison. le phi­losophe allemand Lessing qui était, comme Voltaire, franc- maçon, dans son ouvrage «L'éducation du genre humain» va jusqu'à dire que «l'éducation est la forme de révélation qui est donnée à l'individu» et cette éducation est une sorte d'initiation.

Il faut donc éclairer les hommes et Charles Pinot-Duclos («Considérations sur les mœurs de ce siècle») ira jusqu'à dire : «Pour rendre les hommes meilleurs, il ne faut que les éclairer ; le crime est toujours un faux jugement». Et Condorcet, avec un op­timisme peut-être un peu trop naïf, pourra proclamer à la fin du siècle : «C'est par le progrès des Lumières, parmi les hommes qui cultivent leur esprit, c'est par leur influence sur la raison générale que celle-ci, perfectionnant peu à peu les institutions publiques et à son tour perfectionnée par elles que la marche des hommes deviendra constante et rapide». Et il conclut en disant : «L'esprit humain semble s'agrandir et les ténèbres reculent». Cette idée d'un progrès humain, fruit du progrès des Lumières, est caracté­ristique d'une grande partie du XVIIIe siècle.

Il faut éclairer les hommes, tous les hommes, chasser les té­nèbres, c'est-à-dire développer les sciences, la philosophie et la raison. La Chalotais le confirme : «L'ignorance n'est bonne à rien, elle nuit à tout. Il est impossible qu'il sorte quelque lumière des ténèbres et on ne peut marcher dans les ténèbres sans s'éga­rer». Cette exigence des Lumières est une foi en la raison humai­ne et en la liberté intellectuelle.

La philosophie des Lumières, l'esprit des Lumières est fait de confiance en l'homme, en la nature humaine, en la raison hu­maine, en la nature raisonnable de l'homme. La valeur et le pro­grès de la connaissance entraînent la valeur et le progrès de l'homme et de l'humanité. Ils entraînent, pensent beaucoup d'hommes de ce temps, un progrès de la civilisation elle-même. Certes, cette philosophie subira un choc terrible lors de certains événements révolutionnaires mais les défaillances de l'histoire n'entament pas la beauté et la valeur d'un idéal.

Tous ces hommes du XVIIIe siècle, et parmi eux il y avait beaucoup de francs-maçons, ont voulu instaurer une nouvelle al­liance entre l'homme et Dieu, un Dieu qui ne se limiterait pas à celui d'une religion particulière et qui serait atteint dans la liber­té et par la liberté ; et celle-ci entraînerait une nouvelle alliance entre les hommes eux-mêmes, une alliance fondée sur la toléran­ce, le respect de la Loi Morale et l'idée de Fraternité Universelle.

Henri Tort-Nouguès

(1)   «Le pluriel des Lumières leur est constitutif» (Jean Deprun).
(2) On peut faire remarquer que le XVIle siècle est aussi le siècle du grand rationalis­me : Descartes, Spinoza, Leibniz, Malebranche sont à plus d'un titre les représentants du rationalisme et, pour eux, la raison a puissance de valeur dans la recherche de la vérité comme dans la détermination de l'action morale. Mais Descartes et Malebran­che limitent l'usage de la raison au domaine scientifique et philosophique et en excluent les domaines religieux et politique. Spinoza en étendra l'usage au domaine religieux et Leibniz au domaine politique.
(3) Cf. Descartes «Principes de la philosophie».
«La faculté de connaître que Dieu nous a donnée, que nous appelons «lumière natu­relle», n'aperçoit jamais aucun objet qui ne soit vrai en ce qu'elle l'aperçoit, c'est-à- dire en ce qu'elle le connaît clairement et distinctement».
Rappel de la note de Lachelier (Lalande) qui estime que la traduction usuelle de l'Evangile de Saint-Jean serait un contresens. Lachelier traduirait : «La lumière, la vraie, celle à laquelle seule il appartient d'éclairer (c'est-à-dire le logos, le verbe) tout homme, faisait à ce moment son entrée dans le monde.
(4)Cf. également :
Méditation X : «Je vous rends grâce, ma raison et ma lumière, de toutes les vérités que vous m'avez enseignées».
Méditation XVI : «O, ma lumière et ma raison, je me présente devant vous pour re­cevoir une nourriture ordinaire et les règles de ma conduite».
Malebranche - « N'est-ce pas la raison universelle qui est cette vraie lumière qui éclaire tous les hommes, quoique tous les hommes n'en soient point également éclairés ».

Publié dans le PVI N° 64 - 1éme trimestre 1987  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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