GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 4T/1986 |
L'art et le sacré Dans la mesure où
il répond à sa finalité, l'art a pour fonction de propulser le regard dans
l'immensité d'un espace privé de frontière. Pont, entre le visible et
l'invisible, il sacralise en éveillent dans l'homme une dimension nouvelle.
Harmonieux, il arrache à l'horizontalité en orientant vers le vertical.
Provoquant la démangeaison des ailes — dont a parlé Socrate — l'art accélère
les mutations et les métamorphoses. Grâce à lui, telle la chenille devenant
papillon, l'être se transforme et devient en capacité de beauté. Alors il
s'émerveille. Et son émerveillement se déploie dans la mesure de sa profondeur.
Emergeant du sol, fixée sur la toile, la pierre, l’œuvre de l'artiste, insérée
dans le temps historique, projette dans un au-delà donnant accès à l'éternité. Toutefois la
contemplation de la beauté exige préalablement uns éducation du regard.
Celui-ci doit apprendre à intelliger au-dedans, à déchiffrer les signes. La
virginité d'un cœur toujours neuf permet une lecture dont l'originalité est de
faire apparaître le secret et de le dévoiler. La sacralité a pour effet
d'isoler, de mettre à part, d'intensifier les différences en arrachant à
l'épaisseur de la banale conscience communément partagée. Le sacré et le profaneLe sacré s'oppose
au profane. Ces deux notions doivent être considérées à part l'une de l'autre,
tout au moins lors d'une première prise de conscience. En faveur dans les
civilisations primitives, le sacré s'introduit dans l'existence quotidienne
avec sa ;daté, ses interdits, ses tabous. Il comporte des mythes, des symboles,
des lois qui s'étendent et animent les diverses cosmogonies tout en comprenant
un corps de « fonctionnaires » : chamanes, sorciers, magiciens, voyants et
prêtres. Ce sont là des intermédiaires se situant à l'intérieur d'une
indiscutable hiérarchie. Tout en détenant des pouvoirs, ils se tiennent en
rapport avec des puissances supra-humaines invisibles et organisent des rituels
afin de provoquer l'efficacité de leurs protections. Durant l'antiquité,
certains lieux sont sacralisés. Avant de
transfigurer le profane, le sacré est toujours une notion chargée d'ambiguïté.
Elle accentue les différences en séparant le pur de l'impur. Parfois elle
accepte les mésalliances ou tout au moins les tolère. Dans le langage, et d'une
façon concrète, le sacré s'approprie certains termes, les recouvrant en leur
communiquant une charge d'énergie. Il en est ainsi de l'amour, de l'art et du
religieux. Le profane n'est pas condamné, il s'estompe par la présence du
sacré. Minimisé, il porte le poids d'une puissance qui ne souhaite pas
l'écraser mais lui assigner une place secondaire. Les dieux sont au-dessus des
hommes, l'extra humain au delà du terrestre, l'immortalité l'emporte sur
l'éphémère et la vie sur la mort. Ainsi le sacré
n'abolit pas le profane. Il s'en distance. Si on considère avec Eliade la
dialectique du sacré en tant qu'hiérophanie, « aucune hiérophanie ne saurait
aller abolir le monde profane, pour la bonne raison que c'est justement la
manifestation du sacré qui fonde le monde, c'est-à-dire transforme en cosmos
ce qui était auparavant un chaos incompréhensible et terrifiant ». (1) L’œuvre d'art
manifeste le sacré et le dissimule ; elle le montre et le cache. L'ignorant
est incapable de déchiffrer le message présenté. Toutefois, son admiration,
provoquée par les formes, l'oblige a éprouver en lui une certaine résonnance.
Quant à celui qui possède la connaissance, il se montre en capacité de lire les
signes. Le voici aussitôt instruit. L'art l'abreuve et nourrit son appétit de transcendance.
On pourrait croire qu'il déséquilibre en alimentant uniquement une ouverture à
l'égard du divin. Il n'en est rien. Certes, le sacré se situe en dehors de
l'histoire ; il plonge dans l'universel. Toutefois l'oeuvre d'art
s'historicise, puisque son témoignage s'inscrit dans une époque donnée. Les
temples consacrés aux dieux, l'église romane, les mélodies rituelles des
choeurs chantant et dansant, ou l'office liturgique des moines de l'époque
médiévale se distinguent et se retrouvent. Le sacré - l'art et le mystèreContrairement au
profane, le propre du sacré est de renvoyer au mystère, tout au moins de s'en
rapprocher. Selon Fustel de Coulanges, « la mort fut le premier mystère. Elle
mit l'homme sur la voie des autres mystères. Elle éleva sa pensée du visible à
l'invisible, du passager à l'éternel, de l'humain au divin. » L'art égyptien
semble justifier ce propos. L'art grec, aussi. Par contre, l'art chrétien, le
transforme. Si la mort pose des interrogations, l'amour aussi en suscite, qu'il
s'agisse de l'amour pour les dieux, pour la nature et de l'amour des hommes
entre eux. Au delà de la mort
et de l'amour, ne conviendrait-il pas d'évoquer le mystère relevant de la
transcendance auquel tout individu se trouve confronté, un jour ou l'autre,
durant son existence. L'angoisse, le malheur jettent dans la nécessité
d'invoquer l'efficacité d'une protection ; la souffrance des innocents fait
réclamer la réalisation d'une justice bafouée. La joie subtile libère. Sa
densité se montre d'autant plus prégnante que son caractère n'étant pas
éphémère, celui qui la reçoit l'éprouve en profondeur. Le mystère peut séduire,
il engendre une nostalgie en orientant vers un ailleurs, tout autre qui peut
sembler étrange tant que l'homme intérieur se trouve encore incapable de saisir
sa véritable nature, son origine et son destin. En se tournant vers
le mystère, la distance à son égard se réduit. L'essentiel ne saurait être
ainsi, mais tout rapprochement apporte une plénitude, celle-ci stimule la
démarche. Elle s'accomplit normalement par petits pas, très rarement par
bonds. Cependant le mystère souhaite être reconnu et aimé dans sa sacralité
obscure. Simone Weil (1943) a parlé de l'attente de Dieu. L'homme est trop
mobile pour attendre et atteindre l'essentiel. Le mystère quête le regard
d'amour qui se posera sur lui, telle une réponse à un appel, sollicitant un «
oui » à une offrande gratuite. Certes le fond du mystère recule tout en livrant
des parcelles de lui-même. La sacralité est parcourue niveau par niveau : « la
montée du fond » écrivait Henri le Saux (1973), moine bénédictin et
sanniassi... L'approche du
mystère et de son caractère sacré devient semblable à une alchimie. L'or est
découvert. Il est encore entouré d'une gangue. Celle-ci commence et poursuit sa
fonte. Milosz a parlé du plomb qui rit lorsque l'opération s'accomplit. Il se
tord de rire car il a été pris au sérieux. En effet, le voyageur qui s'avance
au-devant des mystères, happé par la sacralité, se dénude aussitôt. Le fugace,
l'éphémère se détachent de lui, telles les feuilles tombant des arbres en
automne. Une nouveauté de vie s'ouvre pour l'amant des mystères qui, plongeant
dans un abîme, découvre la plénitude du sacré. Art de l'intériorité
structurant l'homme intérieur. L'art et le sacré dans l'histoireL'alliance entre
l'art et le sacré appartient à l'antiquité. Pour saisir les premières
vibrations de cette consonance, il importe d'interroger l'Egypte. La Maison de
Vie formait non seulement les théologiens à la littérature sapientiale, mais
elle éduquait les artistes en leur apprenant les rituels concernant les pierres
et les sons. Il convenait de se conformer aux textes sacrés dans lesquels le
dieu Thot avait précisé les règles de la création artistique. Tout en étant
séparés, les dieux et les hommes possédaient des biens en commun ou plus
exactement des principes, tels le Ka et le Baï ; termes qui peuvent nous
apparaître étranges car ils sont impossible à définir. Sortes de privilèges
appartenant tout d'abord aux dieux et au roi. Les prêtres possédaient le pouvoir
de faire passer le Ka des dieux dans leurs statues qui tenaient un rôle
important pour le culte. Quant au Baï, ce mot désignait la psyché, en tout cas
il s'en rapprochait étroitement, signifiant parfois la conscience et le maître
intérieur qu'on peut interroger. Ainsi le dieu n'était pas seulement présent
grâce au temple ou encore dans la statue qui l'évoquait, on le trouvait aussi
dans l'homme. Toutefois seul le roi s'apparentait totalement au dieu. D'où
l'importance d'une sacralité partagée, du culte funéraire et d'un tombeau
inviolable qui lui aussi était un temple dont le respect s'imposait en raison
de son caractère sacré. L'immortalité de l'homme — roi a posé maints problèmes
aux spécialistes de la religion de l'Egypte pharaonique. Chaque fois que se
produisent des fissures dans l'Ancien Empire, l'immortalité veut être partagée
et la sacralité se généralise. Lorsque l'ordre revient, il se produit de
nouveau un élitisme concernant à la fois l'art et le sacré. Les séparations
s'établissent conformément à des degrés correspondant à des niveaux
d'élévation. Dans son ouvrage
sur la civilisation de l'Egypte Pharaonique François Daumas décrit l'art
religieux et funéraire en le situant « à la mesure de l'éternité » (2) : Un tel
titre le sacralise. En Grèce, sacralité
et beauté se jumellent dans l'art. Les dieux grecs se trouvent partout et ils
sont fort nombreux. Les arbres sacrés, les grottes, les monceaux de pierres
sont autant de sanctuaires. Tout devient lieu de cultes. Le temple est la
maison du dieu. Parmi les neuf muses, filles d'Apollon, aucune n'a la charge
des arts plastiques. Architectes, peintres et sculpteurs sont comparables à des
artisans. Seuls les poètes et les musiciens ne relèvent point de la technique.
La sculpture se doit d'étudier des modèles humains afin de conférer aux dieux
une forme parfaite. Universels en
raison de leur origine, l'art et le sacré s'incarnent dans le temps. L'homme
éprouve la nécessité de faire surgir dans l'espace des points de sacralité qui
sont pour lui des sources d'éveil. La foule a longtemps possédé le goût des
pélerinages, des temples, des lieux saints, voire des tombes. Ayant besoin
d'insolite, elle peut d'ailleurs s'imaginer — et partager avec autrui — des
émotions et des visions collectives. L'attrait — souvent exploité — pour la
visite des oeuvres d'art sacralisées font partie de la transhumance humaine qui
comporte aussi la rencontre avec des gurus, des swamis, des maîtres.
Aujourd'hui des occidentaux se déplacent volontiers vers l'extrême Orient
quêtant avec candeur une sacralisation dont ils s'éprouvent dépourvus. L'homme cherche au
dehors ce qu'il possède au dedans. Il est plus facile de se déplacer par avion
afin de contempler des sites naturels, des temples, des fleuves, des grottes,
des personnages jugés sacralisés, que de découvrir en soi-même sa propre
sacralité. A la sacralité des
lieux en faveur dans l'antiquité, accompagnant un polythéisme et une religion
cosmique, succèdera le monothéisme juif et chrétien. Avec le christianisme la
notion de sacralité recule. On reprochera aux chrétiens, appartenant à la jeune
Eglise de désacraliser la terre. Il suffit à ce propos de consulter une
concordance biblique pour saisir la rareté du terme « sacré » dans l'Ancien et
surtout dans le Nouveau Testament. Ce mot est remplacé par celui de sainteté.
L'expression « le saint d'Israël » est répété maintes fois. Dieu seul est saint
et les hommes sont invités à participer à sa sainteté. Ainsi l'art est
sacralisé, il n'est pas sacré par lui-même. Parler d'art sacré, de musique
sacrée fait partie du langage, sans toutefois correspondre à la réalité. Il se présente un
rapport étroit entre l'idolâtrie et le sacré. L'opposition à l'égard des idoles
s'exprime dans les livres de l'Ancien Testament, elle perdure chez les
évangélistes, dans les épîtres et les actes des apôtres. Les dieux des peuples
sont des idoles (1 ch. 10,9). « J'anéantirai les idoles
», proclame
Ezéchiel (30,13) ; j'exterminerai tes idoles et tes statues
(Mic. 5,12).
Composées d'argent, d'or et parfois de bois, les idoles sont
muettes. La grande
peur de l'idolâtrie sera constamment présente dans
l'église primitive. Parlant
du discours prononcé par Paul aux Athéniens (Act. 17,29),
Jean-Luc Marion (3)
fait allusion à « l'idolâtrie
épurée, c'est à dire conceptualisée »
des philosophes
grecs. Celle-ci sera durable et d'autant plus dangereuse qu'elle
apparaît moins
contraignante. L'idole se voit et se palpe, tandis que la seule
visibilité du
divin est d'être invisible. « L'homme ne récuse que ce qu'il atteint »,
écrira Jean-Luc Marion (4). Expression lourde de sens, pourvue d'une immense
portée. Le Dieu vivant ne saurait être rejoint. Le Dieu mort nietzschéen n'est
qu'un concept. Conclusion certes un peu hâtive. Ce qu'il nous faut ici retenir
concerne le lien entre la disparition des dieux idoles et l'évacuation du
sacré. En effet, le sacré
s'éclipse, lorsque Dieu apparaît dans l'histoire. Religion cosmique et
religion historique se distinguent. La vision de l'homme et de la terre se
modifie. Il est impossible
de réduire la religion à une dimension sociologique ou encore psychologique
comme on a tendance à le faire aujourd'hui. Sinon le religieux perd sa valeur.
Celui-ci s'exprime dans l'existence quotidienne sous la forme concrète d'une
expérience. En s'intériorisant la religion passe de la psyché au pneuma,
c'est-à-dire à l'esprit. Un au-delà des formes s'instaure. Un art nouveau
apparaît. Mais l'art reflète
la société. C'est ainsi que l'art roman et gothique révèle au moyen âge le sens
du divin. Le primat est donné au Dieu présent dans la nature et dans l'homme.
L'art devient louange, expression de tendresse, exprimant une fascination pour
la dimension divine qui ordonne l'homme à la contemplation. Il suffit de
consulter l'ouvrage de Samivel « Monastères de montagne » (5) pour être
émerveillé par la rencontre entre la nature et l'art monastique. Une alliance
subtile s'opère entre un lieu de splendeur naturelle et un monastère dans
lequel les moines sont des sculpteurs à l'égard d'eux-mêmes, tout en
sacralisant l'univers par leurs prières, leurs méditations et leur silence. Le
moine contemplatif remplit une fonction d'artiste. Il n'oeuvre pas
nécessairement par le dire ou l'écriture car il n' a pas à se faire
reconnaître. Son office de louange provoque des échos indépendamment de
l'espace et du temps. Depuis le Xllè siècle, les écoles cisterciennes
apprennent l'art d'aimer. Aimer gratuitement, « aimer sans pourquoi » diront
les mystiques. Et leur amour se répand sur l'univers à la façon d'une rosée
bienfaisante. Quant aux Chartreux, ils magnifient le silence. Or le silence
sacralise plus que toute parole. L'oeuvre d'art provoque l'intuition, résonne
en celui qui l'admire, tout en demeurant silencieuse, elle engendre du fait de
son ampleur et de sa beauté. Intériorisation de
l'art et du sacré Devenu sculpteur de
l'intériorité, l'homme érige et façonne son propre temple. Luthier, il établit
des lieux de résonnance. Musicien, il compose suivant sa singularité, son
propre chant. Peintre, il possède le sens des couleurs. Dans son fond, il
reçoit la coloration divine et « verdoie en Dieu », suivant le langage
d'Eckhart. L'inspiration le visite. Incursions étranges à l'égard de l'ouvert,
de l'harmonieux, provoquant un déploiement de son être en faveur de
l'ascension. En effet, l'art
intériorisé s'apparente à la théologie spéculative. Celle qui cherche des
reflets dans les miroirs. Et tout devient miroir pour l'homme du dedans.
Toutefois la théologie spéculative n'est pas liée uniquement au miroir
(spéculum). Le terme provient aussi de specula lieu d'observation, montagne.
L'art consistera à savoir prendre une voie ascensionnelle, permettant
d'atteindre une cime : celle du Sinaï, de l'Horeb, du Thabor. Là où le dieu se
manifeste par la parole, l'éclair, la lumière ou l'obscurité. Il peut se tenir
dans un silence profond qui véhicule des énergies porteuses de messages, de
vibrations. Amour si dense que les mots reculent. L’œuvre d'art, en tant que
temple intériorisé, devient brasier, buisson ardent qui consume et consomme
sans se détruire. Remplacement de l'homme ancien par l'homme nouveau. A ce
niveau, l'art et le sacré s'épousent. En se sacralisant,
une sortie du néant s'opère. L'homme revêt un visage, il est à la fois
microcosme, porteur de l'univers (macrocosme) et aussi microthéos et théophore.
Appelé à se déïfier, il couve en lui la semence divine, c'est elle qui fait dé
l'être humain une oeuvre d'art. Toutefois, cette
oeuvre d'art suscitant l'émerveillement, n'est pas forcément visible. Elle ne
s'impose pas aux yeux de tous. Qui est capable de discerner le sage, le pur, le
détaché, celui en qui le soleil intérieur resplendit et rayonne dans une
lumière d'été ? Soleil pour ceux qui, incapables de descerner la beauté de
l’œuvre d'art, ironisent, se moquent et nient ce qu'ils sont d'ailleurs
incapables de distinguer. Dans le temps
intériorisé, l'homme n'est jamais parfaitement un dieu. Dans tous les cas il ne
le devient pas par lui-même. Le dieu l'habite et c'est lui qui se manifeste par
l'éclat du jour ou le mystère de l'obscurité. Sa seule fonction consiste à
laisser passer la dimension divine en refusant de se l'approprier. L'important,
selon Eckhart, est d'être vu de Dieu, car Dieu opère en lui- même, le créé ne
saurait concerner l'incréé. Peu importe le nom
donné à cette dimension divine, à cette semence. Tous les titres qui la
concernent sont faux. Il apparaît donc préférable d'opter pour le mystère, en
sachant que « cela est — sans savoir ce que c'est — comme le murmurent les
mystiques. A cet instant, l’œuvre d'art du Temple intérieur échappe au temps
et à l'histoire. Il s'agit d'une béance, d'un espace illimité dans lequel tout
se retrouve. L’œuvre d'art devenue vivante s'immortalise en se divinisant. Ainsi l’œuvre d'art
essentielle n'est pas constituée par des pierres mais par l'homme né au dedans.
L'usure du temps, les séismes les incendies, les innovations, la tempête
provoquée par les divers éléments, peuvent attaquer les oeuvres d'art, les entamer,
les fissurer et même les détruire. Quant à l’œuvre d'art sacralisée au dedans,
dans le mystère de l'intériorité, rien ne peut l'ébranler, la mort elle-même
n'exerce son emprise que sur la forme, l'enveloppe, l'écrin, c'est à dire le
corps. L’œil de la
contemplation Seul « l’œil de la
contemplation », appelé « l’œil du cœur », s'avère capable de discerner la
beauté reliant à l'ineffable. Les sens extérieurs retiennent les formes ou
encore les images. Le danger serait de s'arrêter aux symboles. Certes, les
symboles appellent et interpellent, mais ils disent : « allez plus loin ».En
effet, la plénitude du sacré ou de la sainteté provoque une approche du mystère
: ce rendez-vous subtile risque de ne pas s'effectuer si les symboles et les
images offertes, deviennent une sorte de glue retenant prisonnier. « Malheur à
ceux qui aiment vos signes au lieu de Vous aimer vous-mêmes » disait Augustin.
Plotin recommandait le dépassement de la curiosité. Et Bernard de Clairvaux a
parlé de la curiosité comme d'un piège. Les sens extérieurs sont séduits et les
sens intérieurs somnolent ; n'étant pas touchés, ils demeurent inanimés. Or, l’œuvre d'art
s'adresse à l'ouïe et à la vue. Une ouïe très fine et un regard fulgurant qui
voit au dedans. Une percée s'opère. Les sons jaillissent et le regard discerne
durant la brève durée d'un éclair. Rien ne saurait être retenu, l'entendement
n'engrange point et la vision s'efface. Mais quelque chose s'est modifié.
L'être bascule. Il devient l'arbre inversé dont a parlé Platon. Les racines
absorbent leur nourriture sacrée dans le monde invisible, tandis que les
branches chargées de fleurs puis de fruits deviennent à la disposition des
passants. Une métamorphose s'opère. Désormais l'homme
devient comparable à un aimant. Il attire vers lui. Et qu'attire-t-il ? La beauté.
L'art des arts étant l'art d'aimer, tout s'unifie devant son regard qui
sacralise ce qu'il contemple. Il ne se présente plus d'extériorité ou
d'intériorité : tout est devenu « un ». Tel est le pouvoir de l'art et du sacré
: réconcilier les contraires dans la coïncidentia oppositorum. A une époque où le
sacré s'éclipse tandis que les religions risquent d'oublier leur fonction de
relier, le véritable artiste comprend qu'il n'est pas nécessaire de rechercher
et d'ériger des oeuvres d'art au dehors. C'est en lui-même que se produit
l'accomplissement de la sacralité. L'art et le sacré trouvent leur achèvement
dans l'homme. Dans un temps où la
désacralisation s'inscrit à l'intérieur d'une pollution qui se généralise
allant du coeur de l'homme vers l'eau et l'air, on peut se demander si l'oeuvre
d'art peut encore surgir au dehors ? La question sera
posée par René Huyghe. Sa réponse se trouve dans « Les signes du temps et l'art
moderne ». Il écrit : « L'art moderne reste une des énigmes de notre temps.
Quel sera le jugement des hommes de l'avenir et comment l'interpréteront-ils ?
A coup sûr, ils ne pourront s'en tenir aux deux attitudes opposées qu'il a
rencontrées jusqu'ici : ou un refus horrifié, au nom des traditions, ou une
adhésion aveugle et intransigeante, au non du modernisme ». (6) Peu importe !
L’œuvre d'art et le sacré ou la sainteté qu'elle évoque aura pris refuge dans
certains hommes. Et personne ne pourra la détruire. Marie-Madeleine Davy |
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