GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 4T/1986


Art et Philosophie

(sur la notion de Progrès)

Pour introduire mon propos, j'aimerais, si vous permettez, confronter la question de l'art et la notion de progrès. Et pour y venir, je voudrais vous citer Pascal. C'est un texte qu'on date de 1647, et qui contient des réflexions qu'on appellerait aujourd'hui épistémologiques ; surtout, ce texte introduit, lumineusement me semble-t-il, la notion de progrès. Pascal à cette époque, conduit ses expériences sur le vide. Celles-ci l'ont conduit à remettre en cause cette maxime, héritée des Anciens, et jusqu'à lui tenue pour dogme : « la nature a horreur du vide ». Remise en cause à partir de laquelle Pascal formule une nouvelle attitude à l'égard des Anciens, en contestant précisément qu'on puisse les appeler « Anciens ».

« Cependant il est étrange de quelle sorte on révère les sen­timents. On fait un crime de les contredire et un attentat d'y ajouter, comme s'ils n'avaient plus laissé de vérités à connaître. N'est-ce pas là traiter indignement la raison de l'homme, et la mettre en parallèle avec l'instinct des animaux, puisqu'on en ôte la principale différence, qui consiste en ce que les effets du rai­sonnement augmentent sans cesse au lieu que l'instinct demeure toujours dans un état égal ? (...) L'homme est dans l'ignorance au premier âge de sa vie ; mais il s'instruit sans cesse dans son progrès : car il tire avantage non-seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédéces­seurs, parce qu'il garde toujours dans sa mémoire les connais­sances qu'il s'est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu'ils en ont laissés. Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmen­ter facilement, de sorte que les hommes sont aujourd'hui en quelque sorte dans le même état où se trouveraient ces anciens philosophes, s'ils pouvaient avoir vieilli jusques à présent, en ajoutant aux connaissances qu'ils avaient celles que leurs études auraient pu leur acquérir à la faveur de tant de siècles. De là vient que, par une prérogative particulière, non seulement chacun des hommes s'avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l'univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différents d'un particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pen­dant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuelle­ment : d'où l'on voit avec combien d'injustice nous respectons l'antiquité dans ses philosophes ; car, comme la vieillesse est l'âge le plus distant de l'enfance, qui ne voit que la vieillesse dans cet homme universel ne doit pas être cherchée dans les plus éloignés ? Ceux que nous appelons anciens étaient vérita­blement nouveaux en toutes choses, et formaient l'enfance des hommes proprement ; et comme nous avons joint à leurs connaissances l'expérience des siècles qui les ont suivis, c'est en nous que l'on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres ».

Voici posée, à la première moitié du XVII° siècle, l'équation du progrès, c'est l'inversion des âges dans une humanité qui apprend en cumulant le savoir. Les Anciens étaient à l'enfance de' l'humanité, et nous sommes plus vieux qu'eux. On comprend surtout qu'il s'agit d'une subversion du principe d'autorité ; nous n'avons aucune raison de respecter ces formules qui prétendent tirer leur autorité de leur antiquité, comme le voulaient les scho­lastiques médiévaux ; car la succession des générations, qui nous fait vénéifier nos aînés, est une image inversée du temps qui commande le développement du savoir. La science est devant nous, à cet horizon dont nous approchons, et non plus derrière, dans cette sagesse venue du fond des temps et que nous n'au­rions qu'à répéter, commenter, imiter. Au même moment, Des­cartes s'attaque à l'aristotélisme, et, un peu plus tard, Spinoza contestera le caractère sacré du plus vénérable des textes, la Bible.

Mais venons-en à la question de l'Art. Pourquoi confronter l'art à cette notion de progrès ? Parce qu'en première appa­rence, le temps de l'art parait échapper aux lois du progrès. S'il est vrai que le- progrès rend tour à tour caduques les formes pas­sées, comme on le dira, dans les domaines de la science ou de la technique, que telle théorie ou tel processus de production, sont dépassés, alors il semble que la succession des figures de la création esthétique ne se laisse pas lire facilement selon ce schéma. Ou du moins qu'elle occupe, à cet égard, un statut ambigu. D'une part, en effet, on entend bien souvent reconnaître l’œuvre d'art à ce qu'elle ne vieillit pas ; à ce que précisément, le temps s'avère impuissant à la rendre caduque. Je ne vous rap­pellerai pas ici les formules ressassées de nos manuels de litté­rature, de nos guides touristiques ou de tel de nos critiques musicaux, qui aiment à célébrer une oeuvre en la qualifiant d'éternelle, en l'attribuant, au-delà du temps et de l'histoire, au génie humain, ou en remarquant avec quelque emphase, qu'elle nous parle toujours à travers les siècles.

Observez, plus simplement, qu'on peut définir une oeuvre d'art, comme ce qui mérite d'être conservé, et pour d'autres fins, apparemment, que celles de la reconstitution historique, des exigences de la commémoration ou des délices de la nostal­gie. De cette subsistance de l’œuvre témoignent en particulier les Musées, où officient, comme vous savez, des conservateurs. Des conservateurs, c'est-à-dire des professionnels qui portent un nom que tel discours politique aime à opposer aux « progres­sistes ». Notre manière de célébrer des oeuvres d'art appartenant à des époques qu'on dit « révolues » suggère une autre vision de l'histoire que celle que commande la notion de progrès. Tout se passe comme si le Musée venait corriger, par la consécration silencieuse de choses anciennes, la représentation progressive de l'histoire qui voudrait que l'humanité, fatalement, avance, qui voudrait donner nécessairement une valeur positive à ce qui est après, par comparaison avec ce qui est avant. Autant l'histoire des techniques peut conduire à figurer l'histoire comme une Marche en avant, l'histoire des techniques ou l'histoire des sciences, peut-être, à la rigueur, l'histoire des mentalités, autant l'histoire de l'art oblige à renoncer à ce mode de valorisation. Tout se passe comme si l'histoire de l'art nous signalait obstiné­ment que nous ne sommes pas « sortis », pour une part de nous-mêmes, des époques révolues.

Jusqu'ici, j'ai seulement suggéré que l'histoire de l'art ne s'accommodait pas facilement de la vision progressive de l'his­toire ; je voudrais maintenant faire deux observations qui vont, assez, étrangement, en sens contraire, et qui vont m'amener à poser mon problème sous la forme d'un paradoxe.

Première observation : elle concerne les musées. La grande période de développement des musées est le XIXe siècle, l'épo­que où précisément s'épanouit l'idéologie du progrès. C'est

alors, par un de ces retours à l'Antiquité dont la philosophie des Lumières a le secret, que l'on réactive ce vieux mot, hérité de l'époque hellénistique et marqué du souvenir d'Alexandrie, et qui désigne le temple où l'on célèbre les Muses. Les Muses, c'est-à- dire d'abord les neuf déesses qui présidaient à la pratique des arts libéraux. Mais le XIXe siècle, s'il reprend à son compte la mythologie des musées, en détourne immédiatement le sens : le musée est avant tout consacré aux arts du visible, à ces écarts qui, précisément, n'ont réussi que tardivement à se faire une place au milieu des Beaux-Arts, mais qu'enfin la modernité consacre ; les arts plastiques, au premier rang desquels la pein­ture. Du musée sont exclues alors les muses, sauf peut-être Clio, mais nous y reviendrons. Le Musée se développe comme une encyclopédie visuelle, un temple voué aux formes plastiques qui évoquent l'histoire. L'idéologie du progrès, en particulier la philosophie positiviste qui, après l'épisode romantique, se pose en héritière de la philosophie des Lumières, est marquée par ce que Littré appelle, selon une formule superbe, « le désir d'his­toire ». Je cite Littré, précisément parce qu'il incarne au plus haut point cette combinaison ; disciple d'Auguste Comte et auteur d'un dictionnaire historique de la langue française, il est celui qui, au nom même du Progrès, construit un monument aux significations anciennes. C'est que l'idéologie du progrès, parce qu'elle est d'abord conscience de ce que le temps produit sans cesse du nouveau, requiert la construction d'une mémoire. Et si le siècle du progrès est le siècle de l'histoire, ce n'est pas seule­ment pour dessiner la fresque d'une marche en avant de l'huma­nité, c'est d'abord, me semble-t-il, pour que le présent trouve son sens de s'inscrire dans la succession des changements. A cet égard, l'idéologie du progrès ne peut jamais se contenter de valoriser le nouveau pour soi-même ; elle est au contraire indis­sociable d'une exigence de commémoration. Le XIXe siècle est le siècle des monuments, c'est-à-dire de ces traces visibles lais­sées à l'avenir pour qu'il n'oublie pas. Au fond, la conscience du progrès engendre le risque d'amnésie, comme si le flux inces­sant du renouvellement pouvait sans cesse effacer le sens du mouvement d'ensemble ; c'est pourquoi la notion même de pro­grès s'appuie sur des valeurs qui échappent au temps, si l'on veut que le Progrès ne dégénère pas en pur devenir. A la célébra­tion de ces valeurs sont consacrés des monuments, souvenirs des grands hommes et de leurs oeuvres ; c'est là que viennent

s'inscrire les musées, et la célébration des oeuvres d'art. Il faut insister sur cette ambivalence de la notion de Progrès ; il, n'y a pas de Progrès sans valeurs qui soient, elles, éternelles, et dont le progrès, précisément, représente la réalisation ; plus encore ; il n'y a pas de progrès sans que ce qui s'annonce meilleur n'ait, quelque part, déjà existé. Hegel avait déjà fortement marqué cette ambiguïté en indiquant que ce qui dépasse une contradic­tion en même temps la conserve en soi. La foi dans une progres­sion historique porte en elle un immense désir de conservation. C'est pourquoi le XIXe siècle a inventé l'histoire, par la nécessité de démontrer que ce qui s'annonce comme du progrès, était, de toute éternité, en germe, déjà là. La flèche du temps est alors la flèche du sens de l'Histoire. De là cet immense effort pour cons­truire une mémoire universelle, pour fabriquer l'Histoire : les oeuvres, déjà géniales, garantissent la possibilité du Progrès.

Reste qu'au cœur des musées, les oeuvres d'art occupent une place à part. Des oeuvres du savoir, ou de celles de la techni­que, on peut dire qu'elles ont un âge, et que le progrès, soutenu par la mémoire, s'est appuyé sur elles comme sur la base d'un édifice qui s'élève. En art, nous savons qu'il n'y a pas d'accumu­lation, et il serait bien malvenu de dire d'une oeuvre ancienne qu'elle n'a représenté qu'une étape préparatoire à l'oeuvre sui­vante ; le temps, ici, répugne à être représenté sous forme cumulative : tout se passe comme si le changement, dont l'his­toire de l'art donne le spectacle, ne pouvait être conçu comme maturation, comme si le temps de l'humanité, ici, se trouvait privé de la fatalité d'un sens, linéaire et nécessaire.

Ma seconde observation est en quelque sorte symétrique de la première ; s'il est vrai que l’œuvre d'art, telle qu'elle est consacrée par le musée, joue le rôle de l'immuable au cœur même du discours du Progrès, inversement, les valeurs liées au progrès imprègnent profondément, mais d'une manière bien spécifique, la représentation de l'art et de l'artiste. Je veux parler de ce nouvel impératif, qui devient dominant au XIXe siècle, et qui commande à l'artiste d'inventer du nouveau. L'artiste moderne rompt ici avec l'artisanat ; il se détourne volontiers de la corporation, et de cette corporation d'Etat qu'est l'Académie ; il prend figure d'inventeur, prend valeur de ne pas copier, de ne pas imiter, à la différence de l'artisan qui perpétue, par imita­tions cycliques, le savoir-faire venu des anciens. Dans cette émergence de la figure de l'artiste moderne, en rupture avec le modèle artisanal, se produit ce que Pascal annonçait dans le texte que j'ai cité au début : l'inversion de l'ordre des âges et la fin du principe d'autorité. C'est toute la division sociale du travail qui a basculé, condamnant le modèle artisanal, et, en quelque sorte, frappant d'interdit la répétition.

Au cours du siècle, l'impératif de la nouveauté prend de multiples formes. Sous sa forme désabusée, il est lumineuse­ment illustré par Baudelaire, à travers le thème de la modernité, dont Rimbaud donnera un écho presque joyeux, en se recom­mandant d'être absolument moderne. Mais plus largement, cet impératif nous apparaît dans la lecture rétrospective que la criti­que a faite du XIXe siècle à partir du début du XXe, autour de la notion d'avant-garde. C'est sur ce point que je voudrais m'arrê­ter un instant. Je veux parler de ce schéma critique qui veut que la valeur d'un artiste se mesure à sa capacité à rompre avec ce qui l'a précédé ; étrange situation, alors, que celle de l'artiste : investi de la responsabilité d'être en avance, sous peine d'être raté, cette position d'avant-garde impliquant elle-même qu'il ne fût pas compris, ni reconnu de ses contemporains. Voici l'ar­tiste, pour être, condamné au devoir de rupture, ou si l'on veut, au devoir de modernité. Cette « morale » contient une prodi­gieuse conscience des effets du temps : elle suppose, à l'inverse de ce que nous avancions précédemment, que la répétition condamne l’œuvre à n'être qu'un pastiche, autrement dit que la durée même d'une « manière » constitue un phénomène d'usure ; elle dévalorise, par principe, la reprise de ce qui a été déjà fait, elle admet que l’œuvre ne se constitue que contre, que comme critique des règles en vigueur. A l'art de la répétition, art de la conservation et de la permanence, incarné dans les « néo »-divers (néo-gothique, néo-classicisme, néo-romantisme, etc), ou dans l'éclectisme lui-même qui s'avoue mélanger les références, à cet art de l'imitation, qui se reproduit dans les ate­liers des maîtres et sous la garde conservatrice de l'Académie, s'opposerait un art toujours en rupture, succession des avant- gardes qui incarnent à tour de rôle le moderne ; réalistes, impressionnistes, post-impressionnistes, futuristes, etc. Il est frappant que plusieurs des peintres qu'on a rangés dans ces diverses avant-gardes, se caractérisent précisément par le fait d'avoir tenté d'introduire le temps dans la peinture, j'entends l'évanescence de ce qui change : les réalistes en prenant pour sujet la vie moderne, les impressionnistes en s'intéressant aux variations du visible sous l'effet des changements de lumière, plus tard les futuristes en faisant systématiquement l'éloge du mouvement et de la vitesse. Paradoxe qui veut qu'un art plasti­que, art de la représentation immobile ait voulu s'approcher de l'instantané, au siècle qui a vu naître en sa dernière décennie, le cinéma ; art qui se serait lancé à la poursuite du temps, parce qu'il n'existait qu'à anticiper ce qui allait advenir. En même temps qu'il se faisait sous l'impératif de l'invention et de la nou­veauté, il devenait accueillant comme représentation, au change­ment, au mouvement, au tremblement incessant des choses : il opérait un double deuil à l'égard de l'éternité immobile.

Il reste qu'en imprégnant l'exercice de l'art, l'idéologie du Progrès, précisément parce qu'elle s'accompagnait ici d'une reconnaissance des oeuvres passées, a buté sur une impossibi­lité majeure, dont nous pouvons aujourd'hui mesurer la portée : l'impossibilité d'affirmer qu'il y ait, comme une loi historique qui transcende la succession des actes créateurs, un progrès dans l'histoire de l'art. Et c'est sur ce point que j'aimerais faire quel­ques observations. ll est parfaitement vrai que tel ou tel discours et critique ait pu célébrer la nouveauté comme valeur première et requérir, pour une sorte de conduite consciente de l'histoire de l'art, une révolution permanente ; mais la remise en cause du principe d'autorité, même dans ces discours extrêmes, n'a pu servir à retirer, en bloc, leur valeur aux époques anciennes sous le chapitre de l'art.

En ce sens, il me semble que, dans cette manière de se situer par rapport au passé, au présent et à l'avenir, l'artiste ait au fond matérialisé bien souvent une attitude bien rare ; d'une part, une adhésion au temps telle qu'elle interdise désormais la pure et simple répétition, qu'elle somme l'artiste d'inventer pour être ; il est possible que cet impératif soit la pérennité des signes de la révolution française, l'exigence d'inventer un monde en place de l'ancien ; je crois surtout que s'est institué dans notre culture, depuis deux siècles, un rapport au temps qui iden­tifie la répétition à la mort. Mais revenons à l'artiste : en même temps que se formulait cet impératif d'invention, s'opérait la reconnaissance de la grandeur des oeuvres du passé, qui disait que la nouveauté n'était pas fatalement valeur positive, même s'il demeurait impossible de répéter le passé ; inversement, cette reconnaissance du passé ne s'accompagnait plus du prin­cipe d'autorité et du devoir d'imiter. Je crois que l'artiste s’est trouvé pris dans cette terrible et magnifique tenaille : de devoir consacrer le passé en s'interdisant de l'imiter, de devoir inventer en sachant que cela ne suffirait pas à faire oeuvre d'art ; ce qui était dévalorisé, c'était la répétition et non le passé. De là, cette délicate exigence, de devoir se dépendre de ce qui a été fait, sans pour autant en nier la valeur, comme si le temps nous poussait toujours vers autre chose, mais qu'il dépendait toujours de nous, en définitive, que cette nouveauté puisse s'inscrire dans ce qui compte. On connaît les formes dégénérées du culte du nouveau, ce qu'on appelle la mode, à quoi l'on doit se sou­mettre en sachant qu'elle n'est faite que pour se démoder. Et les deux grands écrivains qui furent hantés par ce rapport de l'art au temps, Baudelaire et Proust, ont tous deux largement contem­plé, comme en un miroir, leur double sceptique, le dandy et le snob.

Ce que j'ai appelé la reconnaissance des oeuvres du passé, c'est en matière d'art, l'impossibilité d'identifier l'histoire au progrès. Et cette reconnaissance, combinée avec l'impératif d'in­vention, crée un prodigieux rapport au passé, un rapport, avant tout, de liberté ; au Musée se trouvent les signes lisibles de ma mémoire, ce tissu dont je suis fait ; et à les reconnaître comme tels, à me les approprier, je cesse de les reproduire, je cesse d'être, sans le savoir, la répétition de ce que je crois fini. Qui ne voit que cette relation est à peu près celle que Freud a voulu sug­gérer en rattachant les traces du passé personnel, aux oeuvres de la mythologie, et en invitant à leur déchiffrement, comme si les grands poèmes étaient, donnés par chance, des jardins où je puisse me promener pour retrouver le temps perdu, c'est-à-dire moi-même. Qui ne voit que cette relation est à peu près celle que Proust, au même moment, suggérait, en racontant cette vaste entreprise de mémoire qu'est la Recherche, laquelle ne fait que décrire la naissance d'un créateur, ce qui en fait, à vrai dire, un roman, et non plus des mémoires.

Notre culture a inventé, voici deux ou trois siècles, ce que j'ai appelé l'impératif d'invention ; bien souvent, et trop souvent, cet impératif s'est identifié avec la dénégation du passé ; disso­cié de sa reconnaissance, il devenait injonction à choisir entre la tradition et la modernité ; s'opposaient alors le culte du passé et la référence au progrès ; pour les uns, le temps n'était qu'une fatalité de décadence, à moins de préserver ; pour les autres, le temps n'était qu'une fatalité de progrès ; la fatalité de progrès

c'est, je crois, comme une naïve tentative d'oublier ; on le voit assez aujourd'hui, où le formidable développement technologi­que que nous connaissons peut être compris comme une manière de fabriquer des mémoires-machine, c'est-à-dire de nous décharger du travail de la mémoire. Nous risquons toujours de céder à cette tentation, en nous en remettant aux technolo­gies de la mémoire, ou en croyant que les musées sont des sépulcres. Mais cette tentation, cette dénégation du passé se nourrit toujours, semble-t-il, d'une haine à l'égard du passé, d'un ressentiment douteux ; de cela, les oeuvres d'art peuvent nous guérir, si nous voulons bien nous en approcher, comme on s'approcherait, sereinement, de territoires à la fois étranges et familiers, comme on s'approcherait de soi-même, étrange et familier.

J'ai essayé de construire une image de l'art : un curieux rapport au temps, où l'on oblige à inventer sans pour autant céder aux illusions de la fatalité du progrès, sans pour autant dénier la valeur des oeuvres accomplies. Rapport éthique, bien sûr. Or, je crois que la pratique de la philosophie, et c'est par là que j'aimerais conclure, est assez analogue à ce que j'ai tenté d'indiquer de l'art. Qui pratique la philosophie sait que les textes anciens ne sont pas caduques et que le temps, s'il les a rendus impossibles à répéter aujourd'hui, ne les a pas pour autant, frap­pés du signe de la mort. Qui pratique la philosophie sait, que penser, c'est nécessairement penser autrement, se dépendre de ce qu'on a déjà pensé. Qui pratique la philosophie sait que cette invention permanente de pensée qu'est son histoire n'est pas pour autant concevable comme progrès de la pensée. Que pen­ser, ce soit nécessairement penser autrement, (la pensée comme l'art, n'est pas cumulative) cela est un grand désespoir en un sens, puisqu'alors la pensée se distingue du savoir, qui parfois procède par acquisition ; mais c'est aussi une assez exci­tante pensée, puisqu’alors la croyance en une vérité qu'on puisse un jour trouver, cède la place à la conviction que l'acte même de penser vaut comme un immense plaisir, ce travail même qui consiste à fabriquer la phrase nécessaire et qu'on n'avait jamais encore énoncée.

Roland Schaer


Publié dans le PVI N° 63 - 4éme trimestre 1986   Abonner-vous à PVI : Cliquez ici

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