GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 3T/1986 |
Modernité du Symbolisme* Personne ne veut,
parce que personne ne peut restituer au fil d'un discours
rationnellement
déroulé le contenu d'une expérience initiatique.
Il n'y a là aucune rétention
de savoir, mais parce que toute richesse de la vie ne saurait
être prise dans
les filets des simples concepts de l'entendement. Mais nous
pouvons néanmoins
dire que cette expérience commence par un engagement sur une
voie, sur un
chemin. Or pour s'engager sur un chemin, il faut décider de
se mettre en
route, de partir pour un voyage. Toute décision de ce type
comporte•un pari,
un pari sur la possibilité du sens, un pari sur le sens de la
vie, sur celui de
l'existence de l'homme, sur celui de l'univers, enfin un pari sur
l'harmonie de
sens entre l'homme et le monde. Prenons garde, il ne s'agit point
là de s'enfermer
dans un système d'interprétation du monde qu'il soit
celui des sciences
positives, qu'il soit celui des systèmes philosophiques,
qu'il soit celui des
représentations religieuses du monde. Bien au contraire,
l'effort consiste à
vouloir maintenir toujours ouverte la question de sens, à
toujours se maintenir
dans la tension et l'effort du questionnement jamais satisfait. En
un mot, il
s'agit là d'une quête, d'une pérégrination,
au sens où le pérégrin est étymologiquement
un homme libre sans lien, sans contrainte. Aussi
pérégrinons-nous dans une
quête toujours ouverte de sens. Or le chemin de cette quête
est jalonné par des
symboles transmis par la tradition. Ce que l'on est
alors en droit de se demander c'est pourquoi continuer aujourd'hui à vouloir
appréhender ce monde dans une perspective à la fois traditionnelle et
symbolique. Pourquoi aujourd'hui travailler au sein d'une organisation comme
la Grande Loge de France, qui se définit dans sa déclaration de Principes comme
recherchant un contenu initiatique au moyen de symboles, au lieu de se
contenter de perfectionner la domination du monde par l'usage de la technique.
Pourquoi, donc, aujourd'hui continuer à user de symboles alors que nous sommes
dans un Temps qu'on pourrait qualifier de Temps de la technique. En un mot,
y-a-t-il une modernité du symbolisme ? Il nous faut tout
d'abord cerner ce que l'on entend par symbole et par modernité. Par symbole
nous entendons un certain type de langage. Nous savons, en effet, depuis
Saussure, que tout système de langue est un ensemble de signes et qu'un signe
est composé de deux éléments le signifiant et le signifié vers lequel le signifiant
fait signe. Mais ces systèmes doublent en quelque sorte la réalité, constituant
ainsi un monde conventionnel du langage en parallèle au monde de la réalité.
Notre langage pour me résumer renvoie non pas à des choses mais à des concepts,
tissant ainsi une représentation du monde. Ainsi en parlant nous usons de noms
communs et de noms propres, propres a l'usage, propre à leur référent, propre
à ce dont ils parlent. Ainsi parlons-nous de ce que nous avons de plus intime
avec des mots qui appartiennent à tous. Dans une certaine mesure, il n'est pas
interdit de penser que le langage nous dépossède du monde et nous dépossède de
nous-mêmes. Usant de mots, usant de signes, nous rendons commun ce qui est
unique, public ce qui est intime, banal ce qui est singulier, enfin profane ce
qui est sacré. Mais nous n'avons
pas le choix si nous ne voulons pas être condamné au solipisme, à la solitude,
voire à là folie. Or si les signifiants, les mots, circulent entre un émetteur
et un récepteur, les symboles s'arrêtent dans leur circulation pour faire
apparaître les choses. Ainsi user de symboles, ce n'est pas seulement ni simplement
parler mais dire. Dans le symbole nous arrêtons en quelque sorte le bavardage
des mots, nous suspendons le Temps de la parole qui circule, le temps du
discours qui se déroule, pour la parole qui dit, celle du poème. La fraternité
des Francs-Maçons, qui, dans leurs travaux, usant de symboles, est celle
d'hommes qui non seulement se parlent mais encore se parlent pour dire, et qui
ont ainsi quelque chose à se dire ; car dans leur travail symbolique ils
cherchent, comme le poète, à donner « un sens plus pur aux mots de la tribu »,
au lieu de se contenter du langage qu'il me plaît de baptiser du nom du
discours « passe-moi-le-sel », celui de convives qui n'ont rien à se dire mais
parlent, soit pour entretenir la conversation, soit pour satisfaire à quelque
nécessité de la vie. En un mot, user de symboles, c'est prendre au sérieux,
mais sans esprit de sérieux, celui qui parle, celui à qui l'on parle et ce dont
on parle. C'est ne pas laisser échapper le sens, le sens des choses, le sens
des êtres, le sens des hommes. Le langage symbolique s'avère donc le langage
approprié pour ceux qui ont parié sur le sens. Nous commençons ici
à entrevoir la modernité du symbolisme. Si, en effet, dans un premier temps,
tout provisoire, nous entendons par modernité ce qui caractérise une époque.
Nous pouvons facilement définir notre modernité comme l'époque de la communication,
celle où les mots, les sons, les images circulent, où ils sont produits, où ils
sont des produits. Mais que disent ces mots, ces images ? N'y a t il pas là un
certain retour à la rhétorique, c'est-à-dire à une technique qui vise non pas
à dire vrai mais à persuader, c'est-à-dire une technique de séduction dont la
finalité est de faire triompher son point de vue sur celui de l'autre, c'est-
à-dire une technique qui se sert du langage comme d'une arme. Aussi nos hommes
politiques s'entourent-ils aujourd'hui de conseillers en communication pour
séduire leurs concitoyens. Peu importe ce qui est dit, du moment que cela est dit
de telle manière que le message ait un effet sur le récepteur, sur sa cible,
dit-on, un effet qui puisse déclencher un réflexe, un réflexe d'achat, un
réflexe de vote. Ainsi le langage ordinaire, celui de notre temps,
participe-t-il à ce que l'on peut appeler un conditionnement. Le conseiller en
communication n'est-il pas la figure moderne du sophiste ou du rhéteur, de ceux
qui, à Athènes, par la technique du discours, s'emparaient du pouvoir dans leur
volonté de puissance et non dans un souci de vérité. La circulation des mots
n'institue-t-elle pas un rapport de domination du monde et des autres, de la
même manière où Calliclès opposait au souci de vérité de Socrate la seule
vérité qu'il connaissait celle du plus fort. Aussi, user du langage symbolique,
c'est sortir du jeu des rapports de force, sortir du jeu de la séduction, pour
entrer dans celui du parler vrai, du dire authentique. C'est pourquoi nous
avons quelque difficulté à faire comprendre l'enjeu du contenu initiatique,
car pour s'en approcher il faut se dépouiller, se dépouiller du langage commun
qui réduit toute chose et tout être à un objet de désir, pour se donner un
langage propre, propre à dire les choses, les êtres, pour qu'ils soient eux-
mêmes et non pas pour ce qu'ils sont pour nous. Aussi notre discours n'est-il
pas ce discours des conseillers des princes, que nous refusons comme Socrate,
car il n'est ni discours d'un pouvoir ni même discours de pouvoir, mais ce
discours philosophique au service du vrai. Platon, en effet, malgré toutes les
tentations du politique au cours de sa vie, finit dans la célèbre Lettre VII
par repousser l'offre de Denys, Tyran de Syracuse, qui le pressait de rédiger
un manuel de philosophie à l'usage des princes. En déclinant une telle offre
Platon ne se détournait pas de la chose politique, mais, pour une raison
fondamentale, à savoir qu'un tel manuel est impossible, car entre la science,
fut-elle celle de Dieu, et son objet il y a et il y aura toujours une distance.
C'est dans cet écart, cette distance, dans cet interstice que les symboles
s'introduisent ou s'inscrivent dans le langage. Nous retrouvons ici
la force des symboles, qui comme aime à le rappeler notre ancien Grand Maître,
Henri Tort-Nougues, est ce qui unit (symballein) par opposition au diabolique
qui sépare. Si les mots et les définitions font autant écran qu'ils disent,
révèlent autant qu'ils voilent, le symbole unit le sujet de la science ou
plutôt de la connaissance à son objet en remplissant tout l'espace, toute la
distance qui sépare la science de son objet. User de symbole c'est ainsi
combler le vide. Mais attention, le symbole n'est pas idole, car il ne ramène
pas au rang profane ce qui est sacré, ou contraire, il élève ce qui est
simplement profane au divin. User de symbole, c'est alors tenter dans notre
finitude humaine de nous ouvrir à la pensée de l'infini. C'est essayer de
combler la faille de l'être humain qui, comme le dit Descartes, est un être
fini ayant l'idée de l'infini, sans pour autant réduire l'infini au fini. Un tel langage
n'est pas celui qui disperse en se dispersant, en se multipliant dans sa
circulation et dans ses innovations, bien au contraire, comme le sous-entend le
grec « legein », dérivé de logos, il accueille, il recueille. Le symbole
accueille, et recueille ce qui est dispersé dans le désordre de nos sensations,
de nos perceptions, pour en faire apparaître le sens, au sens qui est celui
donné par une référence transcendante, dans un axe vertical. Il arrête ainsi la
dispersion dans le jeu des mots, des néologismes, pour se faire science au sens
du grec « épistémè » ou l'on entend stasis, station, « épi », sur. Il y a donc un
usage de symbole comme outil, comme outil spéculatif de la même manière où les
prédécesseurs des Maçons spéculatifs se servaient d'outils de construction.
Nous suivons ici la leçon de Leroi-Gouhran, qui vient de disparaître, quand il
montre dans ses études que l'outil est le prolongement matériel et opératif
de l'intelligence ; en effet, pour nous, le symbole est l'outil spéculatif de
l'intelligence. De la même manière que, quand la puissance et la précision de
la main deviennent insuffisantes, atteignent les limites physiques de
l'activité manuelle, l'outil supplée ce manque, le symbole intervient là où les
limites de notre entendement nous interdisent d'aller plus loin sur le chemin
de la connaissance. Il nous faut ici
faire une remarque d'importance, l'usage des symboles n'est pas un
irrationalisme, n'est pas un refus de la rationalité, bien au contraire il
s'agit d'user des moyens symboliques, quand, après avoir parcouru tout le champ
de la raison on atteint ses limites. Nous retenons encore la leçon de
Leroi-Gouhran, quand il distingue avec clarté le symbolisme de la magie : la
magie vise à produire des effets pratiques et utilitaires, alors que le
symbolisme ouvre un accès à ce qu'Henry Corbin appelait le « continent
spirituel ». Ainsi, si avec Descartes, nous reconnaissons que le propre de
l'humain est d'envelopper en sa finitude l'infinitude ; si, avec lui nous
affirmons qu'il faut suivre le chemin laborieux de la raison, celui de la
méthode, qui va pas à pas, nous nous inscrivons dans le faux contre une des
conséquences de la pensée de Descartes, quand celle-ci est comprise d'une
manière réductive, à savoir celle qui ravale l'imagination au plus bas degré de
la pensée. Si le long chemin laborieux de la raison nous est nécessaire, nous
est indispensable, nous affirmons qu'il y a bien un monde imaginal ; nous
utilisons le terme imaginal pour éviter la connotation péjorative d'irréalité
que revêt celui d'imaginaire. Ce monde imaginal
ne contredit pas le monde rationnel, il le prolonge dans le sens
où il l'ouvre
à la transcendance du vrai. Raison et imagination
participent au déroulement
de la vérité au sens où le grec nomme la
vérité par le vocable « alèthéia
» qui
doit être compris comme l'absence d'oubli, comme le lever du
voile qui occulte.
En ce sens le symbolisme n'est pas une science occulte, bien au
contraire, elle
est celle du dévoilement. Il me faut, une
fois encore, faire référence à Platon, celui qui affirme à la fois que « nul
n'entre ici, s'il n'est géomètre », qui invente la raison pour reprendre
l'expression de François Châtelet, mais aussi qui use des mythes, comme celui
de la caverne ou celui de l'âme ailée. Précisons que le mythe de la caverne qui
dépeint la situation des hommes comme celle de prisonniers aveuglés, loin de
la lumière vers laquelle ils s'efforcent de remonter méthodiquement et
progressivement quand l'un d'eux leur en montre le chemin après avoir été
d'abord lui-même délié des ténèbres, se situe au début du septième livre de la
République, faisant ainsi suite â la présentation de cette structure par un
exemple mathématique à la fin du sixième livre : il s'agit de celui d'une
ligne proportionnellement partagée entre l'apparence sensible et, la vérité
intelligible. En ce sens nous sommes platoniciens car, pour nous aussi, le
symbolisme poursuit le cheminement rationnel vers la vérité mais ne contredit
en rien l'effort de rationalité. Tel est d'ailleurs l'un des traits
fondamentaux de cette modernité, à savoir la découverte que le non-rationnel
n'est pas la négation de la rationalité mais l'ouverture d'un champ plus
grand. Nos prédécesseurs,
ceux dont nous revendiquons quelque parenté, les Maçons opératifs, les
constructeurs de cathédrales, avaient déjà compris cela, quand dans la charte
la plus ancienne qui nous est connue, à savoir celle du Regius de 1390, ils
font référence à une transmission mythique de l'art géométrique d'Euclide : « Plus
tard, Euclide, en géomètre enseigna les plus hauts secrets à ceux dont il
devint le Maître. Son savoir, outre l'art du trait, devant lequel chacun
s'incline et que par le Christ, il pratiquait, s'appliquait à sept disciplines
: en premier lieu Grammatica, Dialectica fut la seconde, Rhetorica venait en
trois, Musica, puis du toit du monde l'Astronomie acquit les lois, Arithmética
fut sur la liste sixième avant que l'illustrât Géométrie, en qui consiste le
suprême art qu'il démontra. Grammaire est pour nous la racine du savoir lire,
au sens exact. Mais avant tout le fruit fascine. Rhétorique est voix et
contact, Musique a le charme des sons, Arithmétique est l'art du nombre,
Astronomie, en ses leçons fait émerger le Vrai de l'ombre. Sept sciences dont
pour ton salut, Géométrie est la sagesse. Leur bon usage apporte plus qu'envie
et savoir que paresse. » Qu'entendons-nous
en cet éloge d'une géométrie qui n'est pas celle du géomètre mais qui est celle
de l'initié, qui n'est pas celle de la grandeur quantitative, qui n'est plus
une science mathématique mais une science symbolique. Ce qui est remarquable
dans cette formulation de l'ancienne charte, c'est qu'on y voit une géométrie
plus symbolique que mathématique, une géométrie imaginale, constituer l'unité
des sciences. Nous avons là, sans doute, quelque objet de méditation pour notre
modernité dont la science a atteint une puissance extraordinaire, dont la
technologie ouvre la maîtrise au monde, mais qui est une science éclatée, une
science éparpillée dans des spécialités, une science qui interdit en fait la
possibilité d'un savoir rassemblé, une science qui n'ouvre ses portes qu'au
spécialiste, et une technique qui ne peut être que pointue. Faute d'un
symbolisme, d'une imagination créatrice permettant de rassembler le savoir
profane, celui de la domination du monde, l'homme devient objet condamné alors
à une errance sans jalons, sans références, sans symboles lui permettant de
s'approprier le savoir contemporain. Loin de nous
d'instruire le procès de la science, loin de nous l'idée de remettre en cause
cette idée de progrès, née aussi dans les Loges du XVIIIe siècle, chez des
penseurs comme Condorcet. Mais l'originalité des mouvements du XVIIIe siècle,
et plus particulièrement celui de la restauration' de l'ordre maçonnique, consistait
à réunir dans les mêmes lieux, par la mise en oeuvre dans les mêmes travaux, au
moyen d'un langage symboliste, des encyclopédistes rationalistes et des
spiritualistes annonçant le mouvement romantique, appelés alors péjorativement
"illuminés". Ce qui était en cause et qu'il faut aujourd'hui
reconquérir, c'est cette harmonie entre les pouvoirs de clarté de la raison et
ceux inspirés de l'imagination créatrice. En ce temps où
notre science est non-newtonienne, non- euclidienne, notre art non-figuratif,
a-tonal, en un mot en un temps où la Raison s'efforce de déconstruire, ne
sommes-nous pas venus au Temps de celui que Nietzsche appelle le "dernier
homme", ne sommes-nous pas arrivés en un Temps où le cri de l'Insensé du
Gai-Savoir a atteint nos oreilles : "N'avez-vous pas entendu parler de ce
fou qui allumait une lanterne en plein jour, et se mettait à courir sur la
place publique en criant sans cesse : "Je recherche Dieu". Mais comme
il y avait là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu, son cri provoque un
grand rire. S'est-il perdu comme un enfant, se cache-t-il, a-t-il peur de
nous... Le fou bondit au milieu d'eux et les transperça du regard. "Où est
allé Dieu ? s'écria-t-il, je vais vous le dire ; nous l'avons tué... vous et
moi. C'est nous qui sommes ses assassins". S'il en est ainsi, si Dieu est
mort, le fou de Nietzsche a pourtant bien quelque raison de se demander :
"Où allons-nous, nous-mêmes ? Loin de tous les soleils, ne tombons- nous
pas sans cesse. En avant, en arrière, de tous côtés. Ne nous y trompons
pas ce qu'annonce Nietzsche avec la mort de Dieu, ce n'est pas la fin d'une
croyance en un Dieu révélé, mais la fin d'une référence à la transcendance.
Cette fin, selon lui, caractérise la modernité. Mais dans ces conditions,
comme il le dit de sa propre voix, le désert gagne, désert en son, le silence,
à moins que cela soit la foule et son bavardage houleux qui l'emportent. Mais
qu'importe ! Plus de référence transcendante, plus de symboles, l'homme est
réduit à errer ; il n'est plus qu'une errance, sans but ; il est désorienté. Or le propre de
l'activité maçonnique c'est de se tourner vers l'Orient, c'est-à-dire vers une
source qui donne sens ; c'est pourquoi la pensée symbolique n'est pas
simplement moderne mais, nous pouvons dire plus fortement qu'il y a urgence de
la pensée symbolique, si on veut qu'au cri de Nietzsche "Dieu est
mort" ne résonne pas en écho le froid constat de Michel . Foucault :
"L'Homme est mort". Il y a donc là une nécessité de ré-orientation,
il y a donc là une nécessité d'une parole qui recueille ce qui a été éparpillé,
une parole qui parle afin que l'homme ne soit pas avalé par l'abîme. Cette parole si
elle est possible, ne sera pas celle du bruit de la circulation des mots, elle
sera donc une parole sacrée ou elle ne sera pas. "Pourquoi des poètes en
Temps de détresse", se demande Hoelderlin. Ce temps de détresse nous dit
Heidegger, commentant ce poème, c'est celui où "non seulement les dieux et
le Dieu se sont enfuis, mais où la splendeur de la divinité s'est éteinte dans
l'histoire du monde. Le Temps de la nuit du monde est le Temps de la détresse
parce qu'il devient de plus en plus étroit. Le défaut de la transcendance
aspire le monde vers un abîme, celui d'une absence de fondement à partir duquel
le monde pourrait avoir sens, à partir duquel le dire des hommes pourrait de
nouveau vouloir dire quelque chose." Si pour Heidegger les poètes sont
ceux qui prennent le risque de retourner cette béance, cette absence, en
plénitude et en présence, nous pourrions nous aussi poser la même question et
avancer la même réponse "Pourquoi des initiés en temps de détresse
?". Parler ainsi,
affirmer l'urgence en notre temps d'une parole symbolique, c'est dire qu'il
nous faut cesser d'habiter le monde en technicien, c'est-à-dire cesser de
vouloir purement s'en rendre maître et possesseur, mais avoir la volonté de
l'habiter en poète, c'est-à-dire en créateur. Certains jugeront qu'un tel
discours a peut- être quelque séduction mais qu'il se tient bien loin des préoccupations
quotidiennes, qu'il est sans prises directes sur la réalité du monde. Peut-être
même, certains penseront que cette dimension symbolique ne peut consister
qu'en un divertissement, plaisant certes, mais sans utilité, face à la dureté
du monde et que seul le technique nous permettrait de faire face à cette
difficulté de vivre. Il me semble qu'il s'agirait d'une redoutable erreur. Là
où, en effet il y a le progrès sans que l'on se soit donné les structures
symboliques de représentation qui permettent de se l'approprier, il se
transforme vite en totalitarisme, où il se retourne dans un retour à
l'obscurantisme. Il n'est pas nécessaire d'insister sur des événements récents,
tels que la révolution iranienne pour le montrer. Il est alors
opportun de mettre nos pas à la suite de ceux de Max Weber et distinguer trois
ordres : celui de la science et des faits, d'une relation aux objets, où le
"je" est ce rapport avec un "il" au neutre, ordre qui peut
devenir celui de la réification : celui de la légitimité du droit, règne du
conflit et de la négociation des intérêts, des personnes, dans une relation du
"je" au "tu" ; enfin ces deux mondes, celui du
"je" au "il" ou du "je" au "tu" ne sauraient
avoir de possibilité sans une relation première du "je" au
"je", sans un monde l'intériorité. Or cette relation de soi à soi ne
peut pas se développer dans un langage qui ne soit pas celui de la domination
des objets ou des autres. Bien au contraire, elle appelle un langage du parler
vrai. Ce langage est celui des formes symboliques qui viennent tout aussi bien
de nos structures rationnelles que du plus profond de notre inconscient. Ainsi si notre
rapport aux choses et aux autres, si la sphère du connaître ou celle du droit
demeure celle du sujet libre, si la révolution juridique de 1789 a libéré le
sujet juridique, si la révolution technologique l'a libéré des contraintes du
monde et de la nature, ces libérations n'ouvriront vers la révolution
symbolique que si le sujet l'exerce plus ni sur les autres ni sur les choses
mais sur lui-même. Cette révolution symbolique est celle qui appelle la
modernité pour que notre temps ne soit pas celui d'un temps de détresse, mais
pour que les conquêtes de la science et celles du droit soient pleinement
celles de l'homme réconcilié avec lui- même. Il s'agit là: d'une reconquête de
notre intériorité où l'errance et le vagabondage de la modernité se
transformeraient en une quête, en une pérégrination non plus de tous côtés,
mais orientée vers le sens des choses et des êtres, vers la transcendance, dont
l'initié se veut le recteur sans jamais être le possesseur. Michel BARAT* Conférence
prononcée dans le cadre du Cercle Condorcet Brossolette, par Michel Barat, le
22 février 1986. |
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