GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 4T/1985

Temps et Evolution
Compte-rendu du Colloque 85

de la Grande Loge de France

Les 19 et 20 avril 1985, la Grande Loge de France organisait un Colloque public ayant pour thème « Temps et Evolution ».

Notre Obédience avait puisé les raisons d'une telle initiative dans sa conviction profonde que notre vision de l'Univers et de l'Homme, enracinée dans la pensée traditionnelle et initiatique, ne pouvait cependant se concevoir étrangère ou opposée au flot inces­samment gonflé des connaissances scientifiques, mais bien au con­traire qu'il convenait d'y rechercher d'éventuelles harmonies, expri­mées à travers des langages différents.

De ce souci, le sujet choisi portait témoignage comme allait le rappeler notre Grand Maître Henri Tort-Nouguès dans son allocution d'ouverture : « Ainsi cette année, nous avons choisi le temps et l'évolution comme thème de nos réflexions. Pourquoi ce thème ?
Parce qu'il nous est apparu et nous apparaît que, si l'homme vit dans des situations et dans des conditions définies par son histoire, c'est à-dire par l'aspect social, politique de son existence, il vit aussi dans des conditions qui ne sont pas seulement déterminées par les seules situations historiques et politiques mais également par les considérations dites cosmiques et métaphysiques ; en particulier, toute existence humaine se déploie dans un espace et se déroule dans un temps. L'espace comme le temps, constituent les cadres généraux où toute réalité est affirmée et en particulier, la réalité humaine.
Le temps scande notre vie, la réalité du temps s'impose à la conscience humaine. La temporalité constitue la réalité humaine elle même et elle définit sans doute l'aspect tragique de cette réalité.

En effet comme l'écrivait Lagneau : « Si l'espace est la forme de ma puissance, le temps est la forme de mon impuissance car il emporte tout sans retour ; il est essentiellement irréversible ».

Le philosophe, le poète, le romancier, le savant nous l'apprennent, les uns et les autres dans leur langage. « Panta rei », tout s'écoule, nous enseignait déjà Héraclite, nous ne nous baignons jamais dans l'eau d'un même fleuve. Et d'une manière plus savante et plus obscure le philosophe contemporain Heidegger nous dit que « dès qu'un homme est né, il est assez vieux pour mourir ». L'homme se définit comme être pour la mort. « Tout va sous terre et rentre dans le jeu » écrit Paul Valéry dans le « Cimetière marin ».

De la conscience de cette finitude, de cette conscience de la temporalité va naître dans la conscience humaine, ce que Ferdinand Alquié a appelé « un désir d'éternité ».

Ce refus du temps, ce désir d'éternité, sont-ils source d'illusion ou source de vérité ? Et les idées que les hommes se sont faits du temps sont elles, elles mêmes illusion ou vérité ? Car si nous avons une certitude, c'est que le futur contient notre mort, « que chaque minute du temps nous conduit vers elle ».

Ainsi, une réflexion sur le thème du temps et de l'évolution nous a paru nécessaire et intéressante car elle s'enracine au coeur de l'in­quiétude humaine qui est inquiétude en face de la finitude essen­tielle de l'homme. Elle s'enracine dans les préoccupations essen­tielles de l'Ordre maçonnique, soucieux de définir l'homme dans tou­tes ses dimensions, de l'Ordre maçonnique enraciné dans une Tra­dition et en même temps soucieux du devenir de cet homme tou­jours à la recherche de ce qui le dépasse et de ce qui le transcende, dans ce que tous nos vieux rituels appellent si justement « la lumière ».

Le sujets traités par les conférenciers allaient parfaitement illustrer cette introduction, leur succession en effet, répondant au souci de situer les problèmes du temps et de l'évolution dans un triple éclairage physico-cosmique, biologique et historico-culturel.

Le Professeur Schatzmann allait d'emblée nous amener à l'es­sentiel en traitant de l'origine inséparable du temps et de l'univers, telle qu'elle est conçue par l'astrophysique contemporaine, sujet illustrant remarquablement le point d'après lequel il ne saurait y avoir de réelle opposition entre pensée traditionnelle et pensée scienti­fique ouverte, mais bien au contraire enrichissement mutuel.

Dans son introduction, l'orateur rappelait tout d'abord les éta­pes essentielles de nos progrès dans la mesure du temps, mesure dont la précision sans cesse accrue allait se refléter dans les cor­rections historiques successives du calendrier. La première répondant au passage du calendrier Julien au calendrier Grégorien, con­nue de tous et se mesurant en jours, tandis que les plus récentes, totalement ignorées hors un cercle étroit de spécialistes addition­naient ou soustrayaient une seconde de temps à autre afin d'ajus­ter les plus précises de nos horloges aux irrégularités de mouve­ments de la terre sur elle même ou autour du soleil. Cet extraordi­naire accroissement d'exactitude est allé de pair avec le remplace­ment du garde-temps astronomique utilisé depuis la plus haute anti­quité par celui lié aux propriétés des atomes, élargissant aux dimen­sions de l'univers le temps battu par ces métronomes, tandis que jusqu'alors il restait lié au monde des astres entourant notre globe.

Retrouver dans les plus lointaines galaxies les propriétés de la matière telles que nous les connaissons dans notre système solaire, allait aussi permettre aux astrophysiciens de retrouver ce qui paraît aujourd'hui à certains l'histoire même du grand commen­cement, cette naissance de l'univers décrite dans la théorie du « big- bang » proposée il y a maintenant une cinquantaine d'années et au profit de laquelle, un nombre sans cesse accru de confirmations a été fourni. Le Professeur Schatzmann nous ramenait alors quelques 15 milliards d'années en arrière, lorsque toute l'énergie, toute la masse de l'univers étaient concentrées en un seul point semble-t- il. Cette entité, comment la désigner autrement, ayant ainsi atteint une masse critique, explosa... De cette explosion, allaient naître toute l'énergie, toutes les particules élémentaires, tous les atomes que nous connaissons dans l'univers mais aussi l'espace et le temps. Tous deux inséparables comme nous l'a appris la théorie de la relativité et dont l'un s'écoule mesuré au cadran de l'horloge abso­lue des rayonnements atomiques, tandis que l'autre s'étend sans cesse dans la fuite des galaxies, l'énergie incommensurable sub­sistante s'affaiblissant peu à peu à mesure que s'éloignent les fron­tières d'un univers en expansion. Cependant avec prudence, le con­férencier faisait remarquer que, si les astrophysiciens pouvaient en quelque sorte remonter le temps et détecter quelque trace des évé­nements cosmiques qui se sont passés quelques millièmes de seconde après l'explosion originelle, reculer au-delà devenait pure­ment hypothétique. Il nous disait ainsi : « jusqu'à l'époque où l'uni­vers est vieux d'un millième de secondes, je comprends encore ce qui s'est passé parce que nous avons des traces de cette époque dans la composition chimique de l'univers. On peut imaginer des traces éventuellement détectables d'époques plus archaïques, mais nous n'avons pas à l'heure actuelle encore, les moyens d'opérer cette détection ». Cependant si la prudence et la rationalité de l'homme de science se refusaient à extrapoler et à tenir l'inconce­vable pour démontré, il entrebâillait une porte par où pouvait se glis­ser la conception familière à la pensée traditionnelle d'un temps réversible et cyclique. De celui-ci nous pouvons en trouver au moins une représentation partielle à travers l'existence de ces corps céles­tes étranges : étoiles naines, rouges ou blanches au sein desquel­les la matière se condense progressivement au point d'atteindre des densités telles que le volume d'un dé à coudre finit par peser des milliers de tonnes, puis lorsque le processus de contraction atteint une certaine limite, explosant pour donner naissance à de nouvel­les étoiles géantes et peut être à de nouvelles nébuleuses. Ainsi ce qui paraît être le destin des étoiles est-il peut être celui de l'Uni­vers. Celui-ci plutôt que de toujours disperser plus loin son énergie comme le laisse supposer la « fuite des galaxies » ne serait il pro­mis à une autre destinée. Peut être à l'horizon d'un futur insonda­ble, le point de rebroussement sera-t-il atteint. A l'expansion suc­cédera alors la contraction, nous ramenant vers un nouveau point de départ vers une nouvelle explosion. Arrêtons nous un instant sur cette vision extraordinaire dans laquelle la gravitation, c'est-à-dire l'attraction des masses joue le rôle à la fois d'accoucheuse et de fossoyeuse dans la naissance et la mort d'univers temporaires et méditons sur la réapparition à travers la science la plus actuelle du temps cyclique, celui de la pensée grecque et dont Madame S. Col­nort au cours de la table ronde qui allait suivre nous rappelait la genèse. Nous ramenant à l'aube de la philosophie ionienne, elle nous la montrait confrontée à la nécessité de dissocier le temps de l'éternité. Cette dernière s'imposant à Parménide, il en affirmait la seule existence niant ainsi la possibilité d'une science du chan­gement. Mais bientôt Héraclite à travers les affrontements des con­traires : feu-air, terre-eau, en réintroduisait l'existence et la néces­sité permettant à la pensée occidentale enfant d'échapper aux tra­ditions orientales selon lesquelles le temps n'est qu'une illusion, puis à Platon de joindre à l'éternité qui reste indivisible, la notion d'un temps divisible et nombrable grâce aux astres « Dieux des Dieux », périodiquement ramenés à leur point de départ au terme de « la Grande Année ».

Cependant à cette réversibilité de l'univers et du temps, le cours irréversible de la vie et de la mort venait opposer sa réalité incon­tournable, tandis que l'homme voulait d'un même mouvement échap­per au retour inexorable « du procès et de la mort de Socrate » et se vouloir créateur d'histoire et artisan de son propre destin.

Ainsi, non loin des rivages ioniens où les premiers mathématiciens-philosophes méditaient sur les éternels recommen­cements, les Hébreux allaient introduire le temps historique, celui de la révélation, du moment précis où Moïse sur le Sinaï recevait la Loi des mains de l'Eternel. A cette entrée timide encore d'une autre conception du temps, le christianisme à travers l'Incarnation et la mort de Jésus orientait une fois pour toute la flèche du temps et en fixait les bornes allant de la Création à l'Apocalypse, de la Chute à la Rédemption. Peu à peu laïcisés et rationalisés, les bor­nages du temps deviendront coordonnées physiques et les décou­vertes de la thermodynamique affirmant l'impossibilité du retour spontané des systèmes à leur état antérieur : du froid vers le chaud du désordre vers l'ordre, fixeront définitivement l'irréversibilité de la flèche du temps tout au moins à l'échelle des phénomènes macroscopiques tels qu'ils sont donnés à notre appréhension immé­diate. C'est qu'en effet comme le Professeur Costa de Beauregard le proposera à notre méditation dans sa belle et difficile conférence, une réflexion plus poussée sur les principes de la thermodynami­que et la nature des équations qui en fournissent les relations et les représentations, loin de démontrer l'irréversibilité, affirment au contraire la possibilité logique de la réversibilité, cela aussi bien pour la thermodynamique probabiliste classique que pour la mécanique quantique relativiste. Mais tandis que dans le premier cas cette réversibilité apparaît comme une pure exigence logique de la for­mulation mathématique (car nous savons bien que dans le monde qui nous entoure on ne peut remonter le temps ni voir les effets pré­cédant les causes comme dans un film se déroulant à l'envers), à l'inverse au sein du monde étrange des particules subatomiques, la réversibilité n'apparaît plus seulement formelle. Des phénomè­nes existent où la distinction apparemment si évidente entre le passé et l'avenir, l'effet et la cause s'estompe, devient floue et pro­pose de bien surprenants paradoxes aux vivants que nous sommes, bien conscients de l'écoulement irréversible du temps.

Les commentaires apportés à la conférence du Professeur Costa de Beau regard par le physicien P. Caro, le biologiste A. Lévy, le philosophe A. Taguiev, allaient nous réintroduire dans le domaine du temps irréversible, du temps historique où s'inscrit l'évolution du vivant. Mais essayer de la comprendre nous renvoie aussitôt à ses commencements et à chercher d'en saisir les mécanismes. Il s'agit là, bien sûr, d'un problème parmi les plus passionnants qui se soit offert à l'esprit humain comme l'exposé du Professeur R. Bu­vet allait nous le montrer.

Durant bien des décennies, les biologistes ont été trop occu­pés à décrire les espèces animales et végétales actuelles et les prin­cipaux mécanismes qui en assurent le fonctionnement et la perpé­tuation pour s'intéresser vraiment aux premiers balbutiements de la vie. Les conditions très particulières ayant présidé à la conserva­tion des organismes fossiles et qui ont permis aux paléontologis­tes d'en retrouver la trace, ont de toute évidence fait disparaître sans retour les caractères fondamentaux du vivant à l'exception de la forme. De toute façon, même si certaines découvertes récentes nous ont fourni quelques structures fossiles élémentaires considérées comme ancêtres possibles des organismes unicellulaires, rien n'a pu subsister de leur composition chimique ni des processus pro­pres à leur donner les caractères du « vivant » et le champ reste ouvert aux hypothèses.

Cependant dans la mesure où les progrès de la biochimie avaient permis de bien connaître nombre des molécules retrouvées dans tous les organismes vivants et dont le rôle apparaissait fon­damental, le problème de l'origine de la vie a commençé au début du siècle à hanter certains scientifiques, les chimistes en particu­lier et dès le départ, deux théories principales se partagèrent le champ des hypothèses.

Suivant les uns la vie sur notre globe a pu s'y développer parce que les premiers germes y étaient parvenus, venant d'ailleurs. Cependant cette « contamination » ne pouvait réussir lorsque la terre était dans un état (de température, d'exposition aux radiations, etc...) impropre au maintien et au développement de la vie. En consé­quence elle aurait dû avoir lieu plusieurs fois ou seulement lorsque notre planète était devenue vivable. Etant donné par ailleurs la résis­tance de certains organismes très primitifs (spores par exemple), la traversée de l'espace inter-stellaire malgré ses conditions extrê­48 mes ne peut être totalement exclue mais il n'en existe, il faut bien le dire, aucune preuve jusqu'à ce jour, même si récemment, on a pu montrer la présence dans l'espace inter-stellaire des composés relativement complexes de la chimie du carbone. On doit en outre remarquer, que même si l'hypothèse extra-terrestre de l'origine de la vie devait être retenue, le problème de son origine ne ferait que se déplacer de notre globe vers un autre point de l'univers et de ce fait se trouverait scientifiquement non résolu.

La seconde hypothèse, peut être plus réaliste consiste à admet­tre que la vie est spontanément apparue sur la terre à partir de com­posés chimiques dont la naissance avait été rendue possible en rai­son des conditions physico-chimiques et énergétiques qui y régnaient alors. Mais laissons ici la parole au conférencier : « Tout le monde sait maintenant qu'en 1953, un américain, Stanley Miller, suivant une suggestion lancée trente ans auparavant par un russe, Alexandre Ivanovitch Oparin et quelques autres, enfermant dans un ballon un échantillon de ce qui fut peut être, le milieu périphérique de la terre primitive : mélange de méthane, d'ammoniac et d'eau, trouva qu'en y portant de l'énergie sous forme d'étincelles, se for­maient une dizaine de constituants essentiels du vivant dont six aci­des aminés dont sont issues les protéines.

Après quelques avatars d'interprétation, liant la vie au jeu trop particulier d'éclairs ou de volcans et des centaines d'expériences, il devint évident au cours des années 1960 :
        qu'en apportant de l'énergie sous une forme quelconque, pour autant qu'une partie au moins s'en trouve absorbée, ce qui est tou­jours plus ou moins le cas avec les formes d'énergie disponibles dans la nature,
        dans des mélanges de composés très simples d'origine minérale (carbone, hydrogène, azote) et de quelques autres, pourvu que ces composés restent réducteurs et en particulier dépourvus d'oxygène ainsi qu'a dû l'être au départ l'atmosphère terrestre,
tous les principaux types de composants essentiels du vivant se trouvent formés, à deux lacunes essentielles près.

D'abord, chaque fois que dans ces expériences se forme un composé dont la structure présente une ambiguité de symétrie, comme le font les formes des mains droite et gauche, ces deux for­mes apparaissent en quantités égales ainsi que le prédit le principe de symétrie. Alors que dans la vie il est reconnu qu'une seule d'entre elles ou presque habite mêmement tous les êtres vivants.

En second lieu, si quelques corps ou structures capables par la suite de jouer un rôle en tant qu'outils facilitant les réactions dans le système, (le chimiste appelle cela des catalyseurs), se forment dans ces expériences en quantités infimes, il n'apparaît pas que leurs quantités et leurs rôles y soient amplifiés jusqu'à les conduire à occuper tout le devant de la scène comme le font au contraire dans le vivant, les composés enzymatiques ou les acides nucléiques, de biosynthèse ardue et dont la seule raison d'être apparaît clairement procéder de leur seule utilité. Dans la chimie du vivant d'aujourd'hui, apparaît en effet à l'extrême, la capacité de reproduire avant toute chose, les outils utiles à son fonctionnement. Et même en ses cel­lules les plans de ces outils qui en constituent l'oeuf. « L'Omne vivo ex ovo, omne ovo ex vivo » se trouve ici transposé au plan moléculaire.

En conclusion de cette étape des recherches, il est donc apparu qu'un pourtour de planète tiède et humide, placée dans le flux d'énergie de son étoile et semblable à la terre en son origine, recèle en elle la capacité de produire par simple transformation à la lumière de son ciel, au moins les principaux composants du vivant. Et d'ail­leurs, eux seuls à l'exclusion de tous les autres que savent aujourd'hui fabriquer les chimistes en leurs réacteurs, simplement parce que l'eau, présente là, honnie ici, limite à ce point par sa réac­tivité la chimie du carbone, que la vie ne saurait d'elle-même, bai­gnée d'eau comme elle l'est, faire autre chose que ce qu'elle pro­duit sous nos yeux. Notre condition n'est pas si étrange, elle est le fait d'abord et sur ce point au moins, du milieu qui nous baigne.

Les expériences de simulation de la chimie terrestre primitive n'ayant à ce jour, par une étrange crainte, pas été poursuivies plus loin, il convient de repartir d'ailleurs pour tenter de viser au-delà, pour passer des cadavres qui n'ont jamais vécu, formés par ces chi­mistes en leurs ballons, aux fonctions de la vie.

Je le fais quant à moi devant mes étudiants, en optant claire­ment pour une forme de présentation particulière du fonctionnement moléculaire du vivant.

Il est en effet usuel dans les enseignements de biochimie, de traduire l'incohérence chimique apparente des choix que le vivant fait de ses réactions, en présentant d'abord les outils, enzymes et structures qu'il utilise et seulement ensuite les transformations que ces outils permettent. Ce qui fait apparaître les outils la cause des 50 états. Comme si la seule raison d'être de la perpendiculaire était d'être donnée par le fil à plomb et non l'inverse. Puis de dire que ces outils ont été là, aux origines par hasard. De telle sorte que s'ils n'étaient apparus, il n'y aurait pas de vie. Et s'ils étaient apparus différents la vie moléculaire, et donc la vie globale, serait tout autre que ce que nous en connaissons.

Partant au contraire des mêmes faits biochimiques et d'une chi­mie plus récente, il est au contraire possible de montrer que l'inco­hérence naguère prétendue du choix des réactions qui troussent le vivant n'était que le reflet d'une ignorance trop grande encore des lois de la chimie et plus précisément de l'effet de la présence d'eau sur la chimie du carbone. Les connaissant mieux maintenant, il est possible de prouver que le vivant fonctionne à l'aide des seules réac­tions que la chimie permet dans l'eau et que ses outils ont été adap­tés à cette chimie, sans restriction aucune, depuis les origines.

En bref, le fonctionnement moléculaire du vivant apparaît main­tenant être ce qu'il est parce qu'il ne pouvait être autrement, dans l'eau qui le baigne en tout cas. Il constitue une donnée a priori de l'évolution et celle ci n'a fait que l'exécuter tel qu'il lui est ainsi fixé et dans sa totalité. Dans ce qui l'a déterminé aucun hasard ne gît car aucun autre choix ne pouvait être fait, contrairement à ce qu'une connaissance chimique, naguère encore trop pauvre avait pu lais­ser croire.

Reste à expliquer comment il se fait que la Vie ait si bien formé le choix de ses outils qu'il semble aujourd'hui malaisé de mieux faire, sauf en quelques détails, avec risque de grippage de l'être tout entier. A tel point qu'on ne peut croire, disait Voltaire « que cette horloge existe et n'ait point d'horloger ».

Pour faire encore un pas, il nous faut alors recentrer l'interpré­tation des origines du vivant à laquelle nous sommes maintenant conduits.

Au commencement était la terre, chaude encore de sa genèse et aussi dure, aussi nue que pouvait l'être une planète non encore couverte du manteau protecteur de la vie et offerte, passive, au déchaînement des forces de la lumière. Mais déjà les conditions étaient réunies pour que l'évolution des choses y mène au vivant et à l'homme. L'Univers, là au moins était gros de la Vie.

Dans un tout premier temps, l'énergie du Soleil y suscita une chimie qui déjà ressemblait, mais de très loin encore, à celle de la vie, mais sans dissymétrie et sans « machine-outil ».

Or, parmi ses produits, certains encore très simples, purent intervenir par leur nature même pour hâter tant soit peu le jeu des réactions qui les avaient formés. C'est dans ce caractère auto- accéléré on dit en chimie : autocatalytique, de l'évolution molécu­laire qu'il convient maintenant de rechercher d'où vient ce qui nous manque encore. »

Ce hiatus béant entre les premiers balbutiements de cette chi­mie prébiologique primitive et celle des êtres vivants que nous con­naissons, voire de celle que nous pouvons supposer dans les orga­nismes fossiles, quelques hypothèses théoriques récentes se sont efforcées de le combler. C'est ainsi que dans ce caractère autoca­talytique de l'évolution, c'est-à-dire dans cet effet d'accélération des réactions initiales sous l'action de leurs propres produits, se trou­verait la source d'une véritable sélection évolutive des voies réac­tionnelles et des composants catalytiques les plus efficaces, ainsi que celle de la dissymétrie dont est gratifiée le vivant actuel.

Ces hypothèses cependant, nous ne saurions y adhérer totale­ment. C'est qu'en effet, même les organismes unicellulaires les plus primitifs telles certaines bactéries sont constitués de protéines pour une très grande part. Or la formation de ces molécules extrêmement complexes, contenant des centaines de molécules plus simples fai­tes elles-mêmes de dizaines d'atomes, ne peut se produire qu'en présence de ces autocatalyseurs appelés « enzymes » elles mêmes de nature protéique. Avancer l'objection que ces sortes de « patrons » dénommés « acide ribo- ou désoxy-ribonucléique » (ARN ou ADN) auraient pu suffire à assurer la structuration des protéines ne fait que reculer d'un cran le problème. En effet ces molécules ne peuvent elles-mêmes se constituer sans enzyme.

On perçoit donc ici les objections que soulèvent toutes ces hypothèses. Elles ne peuvent que nous inciter à une grande réserve face à des affirmations et des généralisations hâtives de certains dogmatismes impénitents.

Certes les biologistes ont été tellement impressionnés par les succès des physiciens dans leurs efforts pour expliquer rationnel­lement le monde de la matière et dans la démonstration du strict déterminisme qui règne au niveau des macro-phénomènes, qu'ils ont voulu eux aussi édicter des « lois » aussi immuables que celles présidant aux mouvements des astres. Heureusement pour l'avenir des sciences biologiques, ce réductionnisme triomphant ne con­nût qu'une fortune provisoire.

Une étude plus attentive, une attitude d'esprit plus ouverte, moins dogmatique, mettent aujourd'hui les biologistes devant la même contradiction que celle reconnue par les physiciens il y a cin­quante ans dans l'élucidation de la nature de la matière : l'opposi­tion entre le déterminisme strict régnant dans le monde des macro­phénomènes et l'indéterminisme des microphénomènes. Les exem­ples en sont faciles à trouver, même en descendant jusqu'aux orga­nelles intra-cellulaires. Une série de recherches expérimentales ont ainsi bien montré que des mitochondries fragmentées par emploi de milieux particuliers, peuvent dans d'autres conditions se recom­poser à l'identique et retrouver alors leur activité fonctionnelle ; mais dans ce cas, la position de chaque molécule ne sera pas la réplique exacte de la première et aucune d'elles ne sait à l'avance si elle sera recrutée et pour quelle place. La structure générale seule est déterminée.


De tels exemples peuvent être retrouvés à chaque niveau de la structuration de l'organisme qui apparaît ainsi comme une sorte de conglomérat de « boules chinoises » où le macrodéterminisme de l'enveloppe la plus externe de chacune d'elles répondrait au microindéterminisme de toutes celles qu'elle contient.

Si l'on passe de l'organisme adulte à l'embryon, cette juxtapo­sition et ces combinaisons apparaissent encore plus frappantes et nous y trouverons nombre d'exemples remarquables illustrant l'an­tithèse entre un passé fermé et un avenir ouvert. Rien n'apparaît plus rigoureusement structuré, déterminé que notre système nerveux. Or la neuro-embryologie moderne nous révèle au contraire de bien surprenants indéterminismes au moment de sa construction et dans bien des phases de celle-ci, le seul hasard paraît régner en maître. On sait par exemple qu'à certains stades de la neurogenèse, la mort frappe au hasard des millions de cellules, précurseurs de neurones ou neurones déjà formés, sans que nous puissions prévoir leur des­tin individuel et sans que ce « microindéterminisme » gènât en quoi que ce soit la réalisation du plan rigoureux et génétiquement déter­miné de l'ensemble du système nerveux adulte.

Pourquoi ne pas voir dans ce hasard, dans cette indétermina­tion, l'origine pour une part au moins, de l'infinie et imprédictible variété des individus et de leurs conduites,  l'entrebâillement d'une porte par laquelle peut se glisser la liberté humaine.
Mais cette réflexion sur le développement ou mieux l'ontogenèse du vivant peut entraîner encore plus loin. Un principe déjà entrevu par Goethe, exposé par Haeckel, affirmé par d'autres après eux, nous enseigne que l'ontogenèse reproduit la phylogenèse ; autrement dit que l'individu au cours de son développement embryonnaire repasse par l'essentiel des étapes caractérisant les espèces plus simples qui l'ont précédé au cours des temps géolo­giques. Or cette phylogenèse dont les mécanismes nous échappent encore très largement malgré les affirmations péremptoires du néo­darwinisme et de la biologie moléculaire, a conduit la vie à réaliser des formes de plus en plus complexes d'organisation et dans cel­les ci d'un système nerveux d'où un beau jour la conscience du moi et la pensée réfléchie allaient naître.

A travers elles un autre temps, un autre espace surgissent. L'Homme paraît être en effet le seul organisme vivant ayant pu se former une conscience réelle du temps. J'entends par là qu'il est le seul à ne pas se contenter de percevoir ou d'estimer subjective­ment une certaine durée, ce que peut faire l'animal, mais qu'il est capable d'en distinguer et d'en réaliser un sectionnement concep­tuel : hier, aujourd'hui, demain... sectionnement bien apparent dans la structure de nos langues modernes.

Mais cette conceptualisation du temps va introduire un conflit majeur particulièrement net dans l'homme d'aujourd'hui et dans lequel on peut voir une des racines de son sentiment d'incomplé­tude et de malaise.

Trois temps vont en effet se partager la conscience humaine. A partir des représentations confuses et contradictoires de la durée qui furent probablement celles de nos plus lointains ancêtres à peine dégagés de l'animalité originelle, se sont organisés dans les quel­ques 10 000 années qui ont précédé les premiers philosophes ioniens, un mode de pensée et une représentation du monde où se combinaient l'éternel retour et l'alternance du jour et de la nuit, des astres et des saisons, de la fertilité des animaux et des plantes, des âges de l'homme. De cette association se dégageait la notion d'un univers unique, comprenant en un seul tout organisé le Ciel, la Terre et l'Homme tous soumis aux lois immuables d'éternels recommencements.

Mais la conscience humaine ne s'est pas arrêtée à ce stade. De sa conviction d'un passé et d'un futur irrévocables, elle déga­gera peu à peu les notions de loi et de causalité. Dans les premiè­res annales, les premiers récits ou écrits de ceux qu'on appelle les 54 historiens, dans les religions de salut, elle ancrera sa conception linéaire du temps, la flèche orientée du devenir de l'Univers et de l'Homme ; l'un et l'autre ne pouvant échapper aux lois d'un strict déterminisme.

A travers cette évolution, tandis que l'esprit humain dans son enfance renvoyait seulement l'homme à un Espace et à un Temps primordiaux, la pensée rationnelle allait en une lente élaboration, instituer de nouvelles dimensions de référence, affirmer l'existence d'un monde intelligible dont par son libre jeu, elle pourrait établir le chiffre et la vérité.

Persuadé de son pouvoir, épuré des contraintes du réel, elle affirmera que le passé et le futur de l'Homme sont aussi irrévoca­blement déterminés que la chute des corps ou le mouvement des astres et que ce fatum inexorable retrouvé dans la matière vaut aussi pour notre espèce, ses sociétés, son devenir.

Mais cette infirmation implicite que les auditeurs pouvaient peut être percevoir à travers les exposés des premiers conférenciers, le Professeur Jean-Marie Benoist allait en montrer l'artificiel et nous proposer un autre regard, nous offrir un autre espace, une autre évo­lution, ceux de la liberté humaine.

Il évoquait tout d'abord cette « double Révolution du Savoir », la première intéressant ce que l'orateur va dénommer révolution axiomatique et qui dit il « a affecté les sciences « dures » et, par delà l'espace mathématique, a réussi à structurer l'espace de la physi­que, l'espace de la chimie et un certain nombre de territoires scien­tifiques qui ont vécu cette extraordinaire ouverture pluraliste. Géo­métries non-euclidiennes, physique non-newtonienne, chimie non­lavoisienne, logiques non-aritotéliciennes, ont été décrites par Gas­ton Bachelard comme la naissance de ces champs pluralistes qui venaient entourer les territoires jusqu'alors assurés de leur mono­logue et les border d'une exploration, d'un champ des possibles, où la raison connaissante retrouvait sa liberté de choix. Bachelard a donné un nom à la gerbe de ces pluralismes axiomatiques qui rela­tivisaient les anciennes certitudes et la pensée du « Même » ; il les a réunis sous le titre d'une philosophie du « non ». Non pas un « non » négatif et destructeur mais le « non » dialectique d'une co­présence aux côtés des champs euclidiens, newtoniens, lavoisiens, aristotéliciens, qu'il ne vient pas récuser ou contredire. Ce n'est pas une dialectique de la contradiction mais au contraire une dialectique de la relativisation par un « non » ouvert, choisi et c'est là que la liberté de la raison y a trouvé un gain extraordinaire, choisi et non plus subi par la raison créatrice et constructive de ses propres axio­mes, alors qu'auparavant elle avait à surmonter l'indémontrable ini­tial des postulats. Cette sortie pluraliste hors du champ répétitif du Même, a donc consisté pour le savoir et la raison connaissante en passant d'un indémontrable subi à un indémontrable choisi à explo­rer le champ des possibles latéraux ; et la portée de cette axiomati­sation a été la découverte de champs, qui dans leur co-possibilité ont pu alors nouer des relations transversales et forger les outils d'une traductibilité mutuelle, privilégiant le local sur le global.

Paradoxalement au même moment, avec la linguistique saus­surienne, que nous dirions non-platonicienne, avec la psychanalyse freudienne que nous dirions psychologie non-cartésienne, avec les débuts viennois de la peinture non-figurative et de la musique non- tonale, un certain domaine du langage et du symbolique a opéré d'avance sa révolution et a introduit un mode de liberté affranchie de l'ordre du dialogue linéaire avec un objet unique, se montrant ainsi capable surtout, de desserrer l'étau d'un mode représentatif trop clôturé ».

La seconde révolution beaucoup plus tardive allait attendre presque soixante ans pour éclater. Il s'est agi en effet de la révolu­tion pluraliste intervenant dans le champ des sciences humaines jusque là universellement dominées, poursuit l'orateur « par le logos issu de la dialectique hégélienne et marxiste, révolution due à l'ir­ruption de ce qu'il est convenu d'appeler le structuralisme dans le champ des sciences humaines. J'ai montré dans un ouvrage inti­tulé « La Révolution Structuraliste » la manière dont une épistémo­logie du local s'est vue préférée grâce à la problèmatique structu­rale, à une épistémologie de la globalité acquise trop facilement. Par là, toute prétention d'un sujet transcendental à clore le champ des certitudes s'est trouvé déjouée, de même que toute ambition totalisante à vouloir enfermer les savoirs et les pratiques de l'homme dans le logos fermé sur soi d'un système dogmatique. Grâce à cette révolution dont nous ne faisons encore qu'apprécier les premiers résultats, nous pouvons donc affirmer que notre savoir et notre rai­son ont renoué avec la liberté d'un néo-criticisme kantien, adver­saire des métaphysiques dogmatiques que la raison dialectique s'était laissée imposer à elle-même en une accentuation obscurantiste de son schème principal : la contradiction dialectique, qu'elle avait prétendu substituer aux autres formes infiniment plus variées et plus riches d'un monde relationnel dont les sciences dites « dures » s'étaient au contraire empressées d'explorer et de mon­trer les schèmes féconds et constructifs. C'est donc une « critique de la raison structurale » que l'on pourrait écrire en l'opposant à la « critique de la raison dialectique » que Jean-Paul Sartre nous avait proposé à la fin de ces années soixante, dans laquelle le terme de critique masquait, hélas, l'opération d'expansion et d'extension que le marxisme-léninisme accomplissait à travers elle.

En effet à l'heure de la barbarie politique issue de ces modè­les de société fondée sur cette idéologie, il faut prendre acte de la nécessaire désaffection dont les philosophies de l'Histoire avec un grand « H » sont devenues aujourd'hui l'objet, en raison des consé­quences politiques désastreuses de leur venue au pouvoir. C'est autant l'effroi devant le marxisme-léninisme comme religion d'état qui cause cette désaffection pour les philosophies de l'Histoire que les bouleversement épistémologiques qui, soudain, nous font pren­dre conscience que nous avons changé totalement de champ para­digmatique par rapport à la dialectique ; il n'est pas faux de consta­ter que depuis le milieu des années soixante, la pensée se rend compte qu'elle a changé de codes. Toutes les valeurs qui gravitaient autour de la notion d'Histoire comme nécessité universelle menant vers la synthèse d'un savoir absolu au sens hégélien, ou vers la coïn­cidence retrouvée de l'homme avec soi dans la pureté révolution­naire ont lieu de se voir aujourd'hui critiquées, contestées, soup­çonnées. La théodicée et la téléologie de l'Histoire auxquelles on entendait naguère réduire tous les problèmes éthiques, esthétiques, politiques et scientifiques comme un centre ou un destin, se trou­vent dénoncés comme des impostures. La réflexion philosophique s'aperçoit qu'elle s'est mentie à elle-même lorsqu'elle a justifié les pires volontés de puissance par le prétendu cours d'un développe­ment historique dialectisé par la contradiction dont la prétention au statut de science et donc de vérité, a engendré l'aveuglement fanatique, le comportement répressif et sanguinaire qui a culminé dans des énoncés de ce genre : « la violence, accoucheuse des sociétés en gésine » (Lénine).

C'est donc à une crise de la contradiction dialectique et du mode de temporalité qu'elle implique que nous avons assisté, crise comportant la mise en doute des autres énoncés idéologiques qui accompagnaient le logos de la contradiction. Ainsi, ayant partie liée avec une forme dégradée de la subjectivité abstraite et substantia­liste, elle même issue d'une perversion du « cogito », la philosophie et la « science » marxistes ont perdu sur les deux tableaux du poli­tique et du théorique et, dans ce dernier cas, c'est à la fois par l'ap­partenance à une philosophie dogmatique que le marxisme préten­dait pourtant récuser, et par la prétention naïve à régler les rapports sociaux et politiques au moyen d'une science, que l'échec est patent. Sous la poussée de philosophies critiques attentives à la singularité, le mouvement de l'irrévérence a commencé il y a plu­sieurs décennies avec Nietzsche, Freud et la philosophie pluraliste du langage, à contester l'ambition unificatrice et cette subjectivité collective d'un matérialisme transcendantal qui hante le marxisme. Il restait à percevoir dans la clarté et sans l'opération de dénéga­tion qui a retardé si longtemps la prise de conscience, les effets politiques de cette divinisation de l'histoire et de la dialectique. C'est aujourd'hui chose faite et le signe « histoire » dans sa prétention à l'englobement universel, se voit refusé comme une monnaie qui n'a plus cours.

Examinons un moment les raisons théoriques de ce soupçon qui porte sur les philosophies dialectiques de l'histoire. D'abord, elles sont habitées d'un projet abusivement unificateur ; elles enrô­lent le logos dialectique de la contradiction dans une philosophie du Même, de l'identité, à laquelle elles rêvent de retourner après le détour de l'antagonisme ou de l'opposition. Je l'ai dit, coïncidence omniprésente à soi-même dans l'horizon du savoir absolu hégélien, repos métaphysique dans l'identité narcissique d'un homme libéré, désaliéné, par le processus révolutionnaire dans le cas du marxisme. Ces philosophies de l'histoire ne parviennent qu'à retomber dans les pièges d'une métaphysique de la subjectivité-substance et pour cela elles méritent de se voir adresser le soupçon que Heidegger manifestait dans « la Lettre sur l'Humanisme ». En ce sens, la pen­sée qui se manifeste dans « Sein und Zeit »(L'Etre et le Temps) est une pensée, écrit Heidegger, qui va à l'encontre de l'humanisme. Mais cette opposition ne signifie pas qu'une telle pensée s'oriente à l'opposé de l'humain, plaide pour l'inhumain, défende la barbarie et rabaisse la dignité de l'homme ; si l'on pense contre cet huma­nisme là, c'est parce que l'humanisme ne situe pas assez haut l'hu­manitas de l'Homme.

La tentative des philosophies de l'histoire, en particulier du marxisme, qui a partie liée avec ce cogito dégradé, consiste à faire de l'homme non plus seulement le maître et possesseur de la nature, ce qui était légitime mais aussi le maître et le possesseur de l'homme. Dans la mesure où ces philosophies installées au pouvoir, vont laisser s'instaurer la barbarie et l'inhumain, il était temps d'opé­rer une révision de leur idéologie idolâtre, d'une histoire unificatrice et globalisante et d'interroger à la fois leur conception du temps diachronique et les germes pervertis d'humanisme cartésien qui vivaient sous une forme dégradée en elles ».

Mais allant plus loin encore dans la critique de la « divinisation » de l'histoire, J.M. Benoist nous montre alors que la réalité même des faits culturels et des « histoires » singulières des civilisations autres qu'occidentales comme des sociétés primitives, refusent de s'inscrire dans le schéma se voulant universel de l'histoire et du temps hégéliens. Avec Cl. Lévy-Strauss, il dénonce le faux évolutionisme que ce dernier auteur désigne comme « Une tentative pour supprimer la diversité des cultures tout en feignant de la reconnaî­tre pleinement. Car si l'on traite les différents états où se trouvent les sociétés humaines, tant anciennes que lointaines comme des « stades ou des étapes d'un développement unique, qui partant du même point, doit les faire converger dans le même but, on voit bien que la diversité n'est plus qu'apparente. L'humanité devient une et identique à elle-même ; seulement cette unité et cette identité ne peuvent se réaliser que progressivement et la variété des cultures illustre les moments d'un processus qui dissimule une réalité plus profonde ou en retarde la manifestation ». Et Lévy-Strauss ajoute alors que si l'évolution des espèces correspond à une hypothèse extrêmement probable, cette notion appliquée sans précaution aux techniques de fabrication comme aux objets de culture et aux ins­titutions sociales, « n'apporte tout au plus qu'un procédé séduisant mais dangereusement commode de présentation des faits ».

Le conférencier faisant sienne cette critique et la généralisant, nous expose alors un ensemble de vues qui appellent toute notre réflexion. Il nous propose en effet de récuser la suprématie du « diachronique sur le synchronique », c'est-à-dire celle de l'ordre des successifs par rapport à l'ordre des coexistants, à l'inverse de ce qu'avait fait la grande majorité des historiens durant ces cinquante dernières années. Reprenant une autre idée de Lévy-Strauss, il nous rappelle que si l'histoire c'est-à-dire le temps en action, fonctionne effectivement comme un instrument d'érosion des systèmes, par contre dans leur réalité, « les sociétés humaines réagissent de façon très différente à ces communes conditions ; le fait que toute société est dans l'histoire et qu'elle change, certains l'acceptent de bon ou de mauvais gré, et la conscience qu'elle en prend amplifie ces con­séquences pour elle même et les autres sociétés dans d'énormes proportions. D'autres que pour cette raison nous appelons « primi­tives », veulent l'ignorer et tentent avec une adresse que nous mésestimons, de rendre aussi permanents que possible, des états qu'elles considèrent premiers de leur développement ».

Dans cette distinction entre le diachronique et le synchronique et dans la valeur donnée à ce dernier, nous pouvons trouver matière à un intéressant rapprochement avec la pensée traditionnelle. Celle- ci appartient beaucoup plus en effet à la sphère du synchronisme, que du diachronisme. Les mythes dont elle se nourrit, les symbo­les qui en tissent l'étoffe, peuvent connaître une certaine « érosion » sous l'effet de la temporalité, dans la mesure où nous les perce­vons et intégrons à notre être intérieur sous un éclairage différent en fonction de l'époque et du moment ; mais elle demeure par con­tre, totalement étrangère au « mirage pseudo-héraclitéen du deve­nir et à la divinisation du temps » et c'est largement dans la juxta­position et dans l'association extra-temporelle de ses mythes et de ses symboles, qu'elle puise sa pérennité dans le signifiant.

Allant plus avant encore dans l'analyse de cette révolution, récu­sant « le dogme de la nécessité historique dialectique et de la con­ception d'un temps unique et unifié », J.M. Benoist va, dans la der­nière partie de sa conférence en tirer pour nous les conséquences dans le domaine de l'éthique et propose entre celle-ci et la personne un mode de rapport qui, dit-il, « ne soit plus porté passivement par l'acquiescement à l'amour d'un destin (l'amor fati de la dialectique hégélienne) ou attente eschatologique et téléologique de la révolu­tion ; au contraire, l'homme dans sa grandeur, dans sa dignité et dans sa capacité de construire est rendu à de plus humbles obliga­tions éthiques qui n'ont plus l'alibi ni l'excuse d'être charriées par le devenir collectif d'une subjectivité transcendantale tombée dans le matérialisme de ces univers aux dégradés que sont le prolétariat ou la lutte des classes ou dans les illusions hégéliennes d'une lutte de l'Esprit avec lui-même sous la forme pauvre d'un antagonisme dialectique ».

Ce nouveau mode de rapport avec l'éthique J.M. Benoist va le concevoir essentiellement comme un retour vers Kant et la « Criti­que de la Raison pratique », en particulier à travers la seconde maxime de celle-ci : « Agis toujours de telle sorte que la personne humaine en toi et en autrui soit considérée comme une fin et non comme un simple moyen ». Cependant bien conscient de la criti­que d'universalisme abstrait qui a été faite aux concepts éthiques de Kant, le conférencier insistait alors sur la nécessité particulière­ment actuelle du « retour de la personne singulière dans l'horizon de l'universel », nécessité qui nous touche particulièrement dans notre souci d'un véritable humanisme qui ne saurait s'enliser dans les pièges de l'idéalisme mais qui implique au contraire le réel des phénomènes comme point d'appui de notre action.

Ainsi la critique serrée qui venait d'être faite de l'historicisme et de son déterminisme venait-elle rejoindre et conforter ce que beaucoup des auditeurs avaient certainement perçu à travers les conférences et les commentaires qui s'étaient succédés durant ce colloque. Qu'il s'agisse des sciences « dures » telle la physique, de la biologie ou des sciences humaines, des spécialistes parmi les plus qualifiés nous avaient ouvert des perspectives très éloignées du déterminisme rigoureux et réductionniste du début du siècle. Nous allions bien vers un nouveau millénaire dont le contenu allait dépendre avant tout de l'imprédictibilité contenue dans la crois­sance des connaissances humaines et nous percevions une infinité de possibles s'ouvrant à la liberté humaine et à son oeuvre.

C'était aussi, du même coup retrouver une des interprétations d'un symbole cher à la pensée maçonnique, suivant laquelle le Tem­ple ne cesse et ne cessera jamais de se construire et ne saurait avoir d'autre toit que celui de la voûte étoilée ; autrement dit qu'il ne sau­rait justement s'ouvrir que sur l'infinité des possibles. Ce pouvait être aussi pour nous l'occasion d'un rappel combien précieux à nous méfier de ceux qui pour déterminer notre futur ont choisi, choisis­sent ou choisiront dans le passé historique les éléments qui leur convenaient, leur conviennent ou leur conviendront et que plus ou moins consciemment, leurs goûts, leurs préférences, leur vécu, leur font sélectionner. Et c'est bien là en effet qu'aux temps cyclique et linéaire vient s'en ajouter un troisième. Pour chacun de nous, au temps physique, extérieur celui que nous donne l'horloge ou la mon­tre, fossoyeur d'un passé irrévocable, accoucheur d'un futur inévitable car rigoureusement déterminé, s'oppose dans le moi humain cet espace-temps privé et singulier, caractérisé par son contenu en « ici et maintenant », pour lequel les relations avec les autres temps sont fluctuantes et incertaines, qui s'allonge et se raccourcit au gré des circonstances et des états affectifs ou psychologiques et que nous parcourons librement dans les allers et retours du rêve et du souvenir.

Par le biais de sa réalisation intérieure, nous percevons les insuffisances de la raison pure, législatrice du monde manifesté, nous réalisons que celle-ci ne peut aller vers la vraie connaissance sans aucun présupposé, qu'elle doit rejoindre une préintelligibilité correspondant à la structure de l'être humain. Le désaveu de la rai­son abstraite n'est certes pas le renoncement aux disciplines intel­lectuelles, ni le recours pur et simple à l'irrationnel mais bien le moyen de sauver l'exigence d'élucidation et de savoir, privilège de l'homme.

La censure critique rationnelle ne met pas fin aux exigences métaphysiques et spirituelles, à l'espace des valeurs qui consacrent la participation de l'homme au monde, à l'unité de la cosmologie et de l'anthropologie dans leur commune obéissance à un principe de transcendance qui en définit les conditions.
De même que l'Apprenti est introduit dans l'Espace et le Temps sacrés, que le Compagnon doit concevoir que le travail sur les cho­ses, que tout nouvel outil matériel ou intellectuel signifient un nou­veau pas non seulement vers la constitution du monde extérieur mais aussi vers la construction et la connaissance du soi, le Maître doit concevoir que l'Espace et le Temps de l'éternel Retour comme ceux de la pure Raison organisatrice et législatrice ne sauraient à eux seuls fournir le chiffre de l'Homme, ni la connaissance de sa vraie nature et de son vrai destin.

A travers ces étapes, nous pouvons prendre conscience de l'of­fre qui nous est faite, de cet espace de liberté qui nous est ouvert, nous permettant d'échapper à une double aliénation. Celle qui tout d'abord nous enchaînerait au seul mode mythique de la vérité à tra­vers ses aberrations et ses délires et que nous pouvons retrouver dans certaines utopies passées ou présentes, prétendant justifier radicalement le temps humain en fonction d'archétypes réclamant lui dicter le sens de toute réalité, qui le subordonnent à une ontolo­gie du ressentiment, de la révolte ou à la promesse d'un paradis atteint par l'extermination de l'autre ; mais aussi celle de la seule élucidation rationnelle, intellectuelle de l'univers, qui à travers l'im­périalisme des techniques détruit toute communauté, dénature l'homme et la nature elle-même, le plonge dans la barbarie mécani­cienne et la jungle technique.

A l'inverse, ce qui nous est offert par la sagesse initiatque, c'est l'affirmation de l'unité vivante de l'être et d'une intime communauté d'Etres que ni l'expérience sensible, ni l'expérience logique ne peu­vent à elles seules nous fournir si elles ne sont pas réunies dans l'unité de la conscience symbolique, dans la saisie de la Transcendance.

Parce que la pensée maçonnique a su dans un même mouve­ment, à la volonté de la Raison triomphante, à l'intellectualisme anti­-dogmatique réintégrer le monde du Mythe à travers la pratique et la méditation du symbole et la foi dans le spirituel, elle peut à la fois satisfaire le cœur et l'esprit. C'est là sa grandeur, c'est là son exigence, ce peut être aussi sa réponse au désespoir et à l'angoisse de l'homme d'aujourd'hui.

Publié dans le PVI N° 59 - 4éme trimestre 1985   Abonner-vous à PVI : Cliquez ici

P059-6 L'EDIFICE  -  contact@ledifice.net \