GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 4T/1985

L'eau et la vie

Le Thème de l'Eau a occupé dans la vie et dans la pensée des hommes à travers les religions et les philosophies une place essentielle.

En effet, l'eau, comme la terre, comme l'air, comme le feu, est sans doute un élément indispensable à la vie matérielle des hom­mes, mais elle constitue, ce que vous me permettrez d'appeler, un des archétypes fondamentaux de la conscience humaine. Elle con­ditionne la vie végétale et la vie animale, la vie biologique des hom­mes, mais dépassant le point de vue biologique, elle est aussi signe de vie humaine, signe de la vie de l'âme et de la vie de l'esprit. Et peut-être faut-il, comme nous l'enseigne Gaston Bachelard, essayer de découvrir sous « l'imagination des formes », « l'imagination des substances » et, à travers son apparence, sa réalité profonde.

Cet élément, qui coule toujours sans jamais s'arrêter de cou­ler, qui est toujours en mouvement et qui est essentiellement mou­vement, qui « métamorphose sans cesse la substance de l'être », signifie le devenir des choses et des êtres. L'être voué à l'eau vit dans une sorte de vertige perpétuel ; il meurt à chaque instant pour renaître aussitôt, et aussitôt mourir pour renaître encore ; comme la rivière, image de la rive immobile et qui cependant ne cesse de couler ; comme la cascade qui tombe, que l'oeil ne peut jamais sui­vre et jamais retenir, lui-même sans cesse entraîné dans cette chute et par cette onde qui se trouve à chaque instant chassée par l'au­tre, à la fois toujours la même et toujours autre, en perpétuel chan­gement, en devenir continu.

« Panta Rei » — Tout s'écoule, Tout fuit. Et si la terre signifie la solidité et la permanence, la réalité substantielle des choses, l'eau, elle, signifie le mouvement, le devenir, l'être en perpétuel deve­nir. En ce sens, elle symbolise la vie, la vie sous toutes ses formes, dans son progrès perpétuel, elle est le symbole de l'esprit et, par là, elle s'oppose au figé, à l'inerte, au mécanique, à ce qui meurt, à la mort. Et nous retrouvons là, une fois encore, le symbolisme de cet élément, un aspect de la philosophie maçonnique qui montre que la vie doit s'opposer à la mort, comme l'ordre s'oppose au chaos et la lumière aux ténèbres.

Le thème symbolique de l'eau témoigne de l'attachement du franc-maçon à l'idée de vie, de la vie biologique sans doute, mais de la vie de l'esprit. Mais il montre aussi que la vie et la mort son liées dans un couple indissociable. Tout être vivant est mortel, situé entre une naissance et une mort ; tous les êtres vivants et parmi eux, l'homme. Mais parmi les êtres vivants, l'homme est le seul qui le sait, qui a très tôt la claire conscience qu'il est mortel, « qu'il est un être pour la mort ». Nous savons tous, de façon indubitable, que nous devons mourir et que selon le mot de Montaigne, « le but de notre carrière, c'est la mort, c'est l'objet nécessaire de notre visée ». Et cependant, nous pensons, nous vivons comme si nous ne le savions pas, comme si cette mort ne devait jamais arriver, comme si la mort c'était toujours la mort des autres.« Ils vont, ils viennent, ils trottent, ils dansent ; de mort, nulle nouvelle. Tout cela est beau... Mais aussi, quand elle arrive, les surprenant à l'improviste et à découvert, quels tourments, quels cris, quelle rage et quel déses­poir les accablent ». — Montaigne. La Fontaine aussi nous l'enseigne :
   « La mort ravit tout sans pudeur,
   Il n'est rien de moins ignoré.
   Et puisqu'il faut que je le dise,
   Rien où l'on soit moins préparé.
   Un mourant qui comptait plus de cent ans de vie
   Se plaignait à la Mort que précipitamment
   Elle le contraignit à partir tout à l'heure
   Sans qu'il eut fait son testament.
  Que vous êtes pressante, Ô Déesse cruelle ! »
   Quel est l'être qui peut se flatter, s'il est sincère, de ne point du tout craindre la mort ? Qui peut se flatter de n'éprouver aucune peur, aucune inquiétude et aucune angoisse, devant ce néant qui va l'engloutir à jamais ?
   « Qui ne connaît et qui ne les refuse
   Ce crâne vide et ce rire éternel ? »
   Paul Valéry.

Et quel est l'être qui ne cherche à se délivrer de cette peur et de cette angoisse par des actes de foi en l'Immortalité qui se tra­duirait soit par des renaissances successives, soit par l'accès à la vie éternelle.
   « Immortalité, suprême ruse ou mensonge, illusion ou vérité ?
   Maigre immortalité, noire et dorée
   Consolatrice affreusement laurée
   Qui de la mort fait un sein maternel
   Le beau mensonge et la pieuse ruse. »
nous dit encore le poète.

L'homme ne peut échapper à la mort, à l'idée de la mort et l'homme veut y échapper. L'idée de la mort, l'idée que je suis un être fini, mortel, habite ma conscience et, en même temps, ce désir d'échapper à la mort, ce désir de survivre et de dépasser sa propre mort, constitue également la conscience. Or, ce désir n'a-t-il pas un sens et ne définit-il pas aussi toute conscience humaine qui con­siste à ne pas s'enfermer dans sa finitude et ses limites mais qui s'efforce de se dépasser et d'échapper aux limites de cette finitude ? Car il y a dans tout homme un désir de dépasser la mort, il y a dans l'homme un désir d'immortalité, un désir d'éternité.

Notre passé Grand Maître Richard Dupuy écrivait : « Il faut sor­tir de la vie pour entrer dans la vie ». Il faut peut-être apprendre à sortir de la vie pour entrer dans une autre vie, Socrate, Jésus,... détruisent par leur mort l'empire de la mort, comme Hiram, par sa mort, entre dans une autre vie et veut, par son exemple, nous mon­trer le chemin de la vraie vie. Oui, la mort de notre Maître Hiram ouvre à notre intelligence et à notre coeur des vérités qui étaient ou cachées, ou méconnues, ou oubliées. En ce sens, il achève de nous libérer et nous montre que nous ne saurions apprendre à vivre si nous n'avons pas appris à mourir.

Si philosopher c'est apprendre à mourir, ne peut-on pas dire, ne faut-il pas dire que le savoir mourir et l'apprendre à vivre sont les deux faces d'une même vérité dont notre Maître Hiram est le témoin et le signe.

En ce sens, on pourra dire avec la Gnose, que « la mort est la vraie lumière » car, si elle nous ferme les yeux du corps, elle nous ouvre les yeux de l'esprit. Ou, d'une manière plus simple et moins ambitieuse, qu'aucun homme ne saura vivre pleinement s'il n'a pas su affronter l'idée de la mort. Car nous ne savons pas de façon certaine s'il y aura pour nous une vie singulière après la mort et si notre âme individuelle accédera à l'éternité. Mais, ce que nous savons, c'est que « rien ne meurt, que tout renaît », que si Hiram meurt, il renaît dans ses enfants, qu'il continue à nous interpeller et à nous inspirer par son exemple et par son message. Les hommes meurent- ils tout à fait ? Mozart a quitté son enveloppe charnelle mais n'est-il pas toujours présent, toujours vivant dans sa musique, dans son « Don Juan » et dans « la Flûte enchantée » ? Et Rembrandt, et Boticelli ? Et Platon, et Descartes ? Ne sont-ils pas toujours vivants dans les oeuvres qu'ils nous ont laissées ? Certains connaissent sans doute cette page si belle où Proust raconte la mort de l'écri­vain Bergotte : « On l'enterra, mais toute la nuit funèbre aux vitri­nes éclairées ses livres veillaient comme des anges aux ailes déployées et semblaient, pour celui qui n'était plus, comme le symbole de résurrection ».

Et nos ancêtres bâtisseurs, ne sont-ils pas vivants dans nos cathédrales, comme sont vivants tous les francs-maçons opératifs et spéculatifs qui nous ont précédés et dont nous perpétuons la mémoire ? Et n'est-ce pas tout cela qui nous empêche de désespé­rer tout à fait de l'homme et nous permet de comprendre que tout n'est pas absurde et vain ?

Aussi, dans notre Chaîne d'Union sont présents tous nos Frè­res passés à l'Orient Eternel et qui vivent encore dans nos mémoi­res et notre souvenir, qui vivent en nous par ce qu'ils ont fait avant nous et que nous nous efforçons de continuer et de parfaire, comme nous vivrons nous-mêmes dans l'âme des Frères qui viendront après nous et qui, à leur tour, s'efforceront de poursuivre notre oeuvre et de la parfaire.

Cette Chaîne d'Union, continue, ininterrompue, est comme une cascade, comme une rivière, un fleuve qui ne s'arrête pas de cou­ler, comme une eau toujours vivante qui unit le passé au présent et le présent à l'avenir.

Cette eau, l'eau de la rivière qui ne cesse de couler et l'eau de la vague qui ne cesse de revenir sur elle-même, est comme le temps lui-même qui s'écoule toujours et qui, en même temps, nous engen­dre et nous détruit, et nous détruit et nous engendre et transfigure l'homme dans l'éternité perdue et retrouvée.

Henri TORT-NOUGUES
Grand Maître de la Grande Loge de France
Saint-Jean d'Eté du 21 Juin 1985

Publié dans le PVI N° 59 - 4éme trimestre 1985  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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