GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 4T/1985


Le temple maçonnique
symbolisme et initiation

On peut aborder l'étude de la Franc-Maçonnerie de plusieurs points de vue. On peut partir de l'histoire, rechercher les origines de la Franc-Maçonnerie ; considérer son devenir et décrire sa situa­tion actuelle. On peut aussi, comme nous l'avons fait l'année der­nière, étudier "La Règle et les Principes de la Franc-Maçonnerie tra­ditionnelle" et dégager leur philosophie. On peut aussi, et c'est cela que nous voudrions faire aujourd'hui, procéder selon une méthode que je nommerai "phénoménologique", c'est-à-dire en partant de la description du Temple maçonnique lui-même, tel qu'il se présente à un regard qui le considérerait d'abord en dehors de toute concep­tion historique et philosophique posée a priori, pour en tirer ensuite la ou les significations et montrer que cette apparence contient son essence et sa finalité, en liant l'idée du Temple lui-même à l'idée de l'initiation et du symbolisme, enfin à l'idée de l'homme dans sa situation existentielle et sa destination spirituelle.

Le Temple maçonnique, semblable en celà à ceux de toutes les religions du monde, représente symboliquement l'univers. Il est, selon l'expression que l'on trouvait sur le fronton du Temple de Ramsès Il, "semblable au ciel dans toutes ses parties". En effet, si nous entrons dans un Temple maçonnique, ce qui nous frappe au premier abord c'est qu'il figure la voûte étoilée, que le soleil et la lune sont symboliquement représentés à l'Orient, qu'il va de l'Orient à l'Occident et du Zénith au Nadir, et qu'est également symbolisée l'alternance du jour et de la nuit, ou si l'on préfère, des ténèbres et de la lumière. Et l'ouverture rituelle des travaux d'une Loge juste et régulière consiste justement à faire passer ce lieu des ténèbres à la lumière en l'illuminant progressivement. Le Temple maçonnique symbolise donc l'univers, c'est-à-dire une totalité, un ensemble, mais un ensemble qui a une structure, qui manifeste un ordre, c'est-à-dire un "cosmos". Et les historiens nous rappellent que ce serait Pythagore qui aurait donné ce nom de "cosmos" à l'univers à cause de l'ordre qui y règne. Le Temple apparaît donc comme un ensemble structuré et ordonné. De plus, il circonscrit un espace qui est sacré. L'étymologiste nous indique que le mot "Temple" viendrait du mot grec "Temnô" qui veut dire "découper", "séparer", "couper en séparant", et que le "Temenos" est une portion sacrée de l'espace cosmique..

Le Temple maçonnique est un carré long, nous disent nos vieux rituels. Or, nous savons que dans les anciennes cosmogonies, le carré représente la terre par rapport au ciel qui, lui, est représenté par le cercle. Et si l'on nous objecte que le ciel lui aussi fait partie de l'univers, ce qui est exact, il faut ajouter que le Temple visible symbolise l'univers créé par rapport à ce qui est incréé, le Temple invisible ou, en dernière limite, au créateur lui-même.

Ajoutons que dans les philosophies traditionnelles, il y a le plus souvent analogie entre le cosmos et l'homme qui est à son tour considéré comme un temple, car il y a relation étroite entre le macro­cosme (l'univers) et le microcosme (l'homme lui-même). Le poète grec Pindare remarque que "l'homme a quelque rapport avec le cos­mos et les dieux par son corps et par son esprit". Et dans le Moyen­Age chrétien, à l'église carrée "ad quadratum" correspond "l'homme carré", c'est-à-dire l'homme bras étendus et pieds liés.

Le Temple maçonnique, entre autres, nous présente l'image d'un carré surmonté par un cercle. Cette superposition du cercle au carré montre la relation entre le ciel et la terre, le transcendant et l'immanent, elle est "l'image dialectique entre le terrestre où l'homme se situe et le céleste transcendant auquel il aspire".

Or, cet ensemble cosmique, structuré, ordonné, orienté, est, pour les anciens, un modèle, un archétype, que l'homme doit s'ef­forcer d'imiter. Sophocle nous le rappelle, dans sa tragédie "Ajax" : "L'ordre du cosmos peut être pour l'âme, un modèle", et Socrate nous dit que "l'âme aussi doit être bien ordonnée (Kosmos Ekousa), car l'ordre du monde est beau et pour cela objet de contemplation, d'admiration esthétique, et l'ordre du monde est juste et pour cela objet de vénération".

Pour comprendre ces conceptions et ces idées, qui étaient cel­les des maçons opératifs et qui sont souvent celles des maçons spé­culatifs, il faut sans doute nous défaire de la conception du monde que la science moderne a façonnée en nous et selon laquelle l'univers n'est que la conséquence d'une nécessité causale et pure­ment matérielle. Pour beaucoup de grecs, en particulier pour les pythagoriciens et pour Platon, l'univers lui-même est le fruit d'une justice. Celle-ci, en effet, est placée au centre du monde comme une puissance qui le dirige et le maintient et à laquelle. tout doit obéissance. Paul Valéry, dans son poème "Le cimetière marin", retrouve, semble-t-il, cette idée quand il écrit : "Midi le juste y com­pose de feux..." ici le soleil immobile au milieu du ciel suggère l'idée de la Souveraine Puissance ordonnant l'univers tout entier et ses différents éléments. Prolongeant sa méditation il affirme aussi :
   "Midi là-haut, midi sans mouvement
   "En soi se pense et convient à soi-même,
   "Tête parfaite et parfait diadème"
l'univers donnant ainsi l'image de la perfection.

Aussi l'ordre humain, dans la Cité comme chez l'individu, doit donc se calquer sans doute sur l'ordre cosmique, mais celui-ci n'est que la traduction d'un autre ordre : celui de la justice elle-même. De même qu'il y a une Loi qui règle l'ordre et les mouvements du ciel, de même il doit y avoir une Loi qui règle les rapports entre les hommes dans la Cité, et une Loi Morale, fruit de la sageSse qui doit ordonner l'individu lui-même.

Cette Loi est définie par les justes proportions entre les élé­ments constitutifs de chaque être, de chaque ensemble, que ce soit l'organisme vivant, l'homme, la Cité, ou même l'oeuvre d'art. Et ces justes proportions s'expriment par le nombre, le nombre d'or. Le nombre d'or, ou divine proportion, traduit l'idée selon laquelle il y a une "commensurabilité", c'est-à-dire qu'il y a commune mesure, une correspondance, une analogie entre les parties composant un Tout et entre les parties et le Tout lui-même.
   "Filles des nombres d'or
   "Fortes des lois du ciel
   "Sur nous tombe et s'endort
   "Un dieu couleur de miel.
   (Paul Valéry - Cantique des Colonnes).

A l'origine de ce rapport, de cette proportion, de cette harmo­nie, nous trouvons ce que les sages nomment "l'arété", "la vertu", "la vertu de chaque être qui ne vient pas du hasard mais est consti­tuée par l'ordre que lui donne une structure et une belle ordon­nance". - Platon (Georgias 504 A). Ainsi, ceux qui construisent des vaisseaux s'efforcent de mettre en ordre les divers matériaux dont ils disposent. Les architectes agissent de même. Ainsi, dans la Cité, "l'ordre et la règle" s'appellent légalité, respect des lois, et c'est le respect de la loi qui fait les hommes justes et réglés. Enfin, pour l'homme, "son âme sera dite bonne quand elle sera réglée et ordonnée".

Et peu à peu se dégage, se dessine le portrait du sage disons de l'initié, celui d'un homme qui s'efforce de faire régner la justice dans la Cité et dans l'âme de ses concitoyens, d'y faire germer la tempérance sans laquelle il ne saurait y avoir d'harmonie dans la Cité comme dans l'homme. Socrate résume admirablement cette philosophie quand il réplique à Calliclès : "Les sages disent que le ciel et la terre, les dieux et les hommes sont unis ensemble par la tempérance, la règle, l'amitié et la justice, et c'est pour cela qu'ils donnent à cet univers le nom d'ordre (le cosmos) et non de désor­dre et de dérèglement".
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Nous disions, au début de notre propos, que le Temple maçon­nique, symbole du cosmos, constituait un ensemble ordonné, et nous avons montré la signification de cet ordre cosmique pour l'or­dre de l'homme. Ajoutons ici que ce Temple est orienté symboli­quement à l'Est, "ad orientem", c'est-à-dire vers la lumière, Nous ajou­terions que s'il est ordonné c'est parce qu'il est orienté, c'est-à-dire que cet ordre représente, signifie une finalité. La lumière est à la fois ordonnancement du chaos initial et illumination ; elle précède le désordre et les ténèbres même si l'homme, lui, va du chaos à l'or­dre et des ténèbres à la lumière.

Ainsi, la Franc-Maçonnerie nous apparaît à travers l'image symbolique du Temple, comme une vision et une affirmation d'un monde ordonné et orienté. Mais il y a à l'origine de ce cosmos, de cet ordre, un Principe, au sens étymologique du terme, c'est ce que tous les francs-maçons du monde ont nommé "le Grand Architecte de l'Univers". Et, faut-il une fois encore le rappeler, les francs- maçons de la Grande Loge de France ouvrent et ferment leurs tra­vaux rituels par l'invocation au Grand Architecte de l'Univers. Les représentations que les maçons opératifs du Moyen-Age ont laissé du Grand Architecte de l'Univers et de ses outils sont multiples, aussi bien dans la pierre que sur les vitraux. Car les outils étaient nécessaires à la construction de la cathédrale comme de tout édi­fice, et ceux-ci occupent une place très importante dans l'iconogra­phie du Moyen-Age. Or, ces outils, la règle, l'équerre, le compas, le maillet, le niveau... se retrouvent aujourd'hui dans le Temple maçonnique et sont au cœur de la philosophie maçonnique elle- même. Pourquoi ? Sans doute parce que les francs-maçons moder­nes, dits spéculatifs, veulent témoigner leur fidélité aux maçons du Moyen-Age dont ils se disent les descendants et les continuateurs. Mais sans doute aussi parce que les francs-maçons modernes veu­lent voir dans l'outil le signe de l'homme lui-même, ce qui manifeste parmi tous les êtres de la nature le signe de "l'humanité", disons plus simplement son caractère intrinsèquement humain.

Le Temple maçonnique est un univers peuplé d'outils et la réflexion sur les outils fait partie de la réflexion maçonnique ; les serments que prêtent les francs-maçons le sont sur l'équerre et le compas et sur le Livre Sacré qui, à certains égards, peut, lui aussi, être considéré comme un outil, un instrument traditionnel et spiri­tuel, un instrument de connaissance (et pour certains de salut).

Les historiens et les philosophes ont fait remarquer que les pre­mières apparitions de l'homme sur la terre coïncident avec la pré­sence d'outils et que l'acte spécifiquement humain est d'abord celui qui témoigne d'une faculté de fabrication. "L'intelligence, a écrit Bergson, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en parti­culier des outils, et d'en varier indéfiniment la fabrication". - (L'évo­lution créatrice) - L'homo sapiens a d'abord été homo faber. Le Tem­ple maçonnique n'est pas un espace vide : il est habité par l'homme et ce sont les outils qui signifient sa présence, ajoutons que ces outils témoignent de la dimension intellectuelle et spirituelle de l'homme.

L'idée de l'outil, de l'instrument, nous serions tentés de dire l'idée d'instrumentalité, débouche nécessairement sur l'idée de tra­vail. L'homme est l'être qui travaille et qui, par son travail, a su, peu à peu, maîtriser la nature elle-même. "Le travail t'oblige d'épouser le monde", dit Saint Exupéry. Mais, dans le même temps où il per­met de maîtriser la nature, le travail permet à l'homme de se maîtri­ser lui-même ; il s'agit, selon une expression d'Auguste Comte, "de rendre l'homme aussi régulier que le ciel". Et il est vrai que la disci­pline que nous impose le travail nous permet de mieux nous domi­ner et de mieux nous construire. Aussi bien le franc-maçon qui symboliquement taille et sculpte la pierre brute afin de la rendre cubique en exerçant ses pouvoirs et son savoir sur la matière, l'exerce en même temps sur lui-même. Le travail permet de former l'objet travaillé et, en même temps, le sujet travaillant, tel l'archi­tecte, Eupalinos, cher à Paul Valéry, qui dit "qu'à force de construire, il s'est construit lui-même". Ainsi, le but ultime du travail est peut- être moins de faire des objets que de faire des hommes et on peut comprendre pourquoi les francs-maçons ont voulu toujours l'hono­rer et le placer parmi les vertus essentielles du franc-maçon et de l'homme. Il est une fois encore instrument de maîtrise, de conquête de soi, de régulation et d'ordre et, en même temps, de libération et de liberté.

L'homme au travail s'efforce de bâtir un édifice, de faire une oeuvre qui réponde aux lois de l'équilibre et de l'harmonie. Nous retrouvons donc dans la philosophie maçonnique ces idées d'ordre, d'harmonie, que nous avions signalées au début de notre propos. Mais avec une différence importante. C'est que l'ordre cosmique est donné, il est "déjà là", il est "fait", il est un ordre que je peux m'efforcer de connaître et d'imiter, alors que l'ordre humain, l'or­dre de l'homme, n'est pas donné, n'est pas fait, il est à faire, il est à bâtir, il est à conquérir et à créer, soit par une imitation de l'ordre cosmique lui-même, soit par une véritable invention de notre cons­cience. Tel l'acte de l'architecte, tel l'art royal qui a permis de créer et de bâtir l'oeuvre.

L'architecture est caractérisée, a t-on dit, par cette lutte entre la pesanteur qui vient de la matière et l'élan qui vient de l'esprit et qui la porte vers la lumière ; en ce sens, on peut dire que l'architec­ture s'oppose à la nature et participe à la vie de l'esprit, de même l'homme qui, à chaque instant, est obligé et tenu de lutter contre les forces des ténèbres pour s'efforcer d'aller vers la lumière et de la faire triompher sur les ténèbres. Or, le franc-maçon se veut, au sens symbolique, architecte, c'est-à-dire constructeur de son pro­pre moi et de sa propre destinée et aussi de celle de ses frères et de celle de tous les hommes, de son élévation, de son perfection­nement. Et le Temple maçonnique est ce lieu qui, en principe et par définition, doit ou devrait permettre à l'homme, au franc-maçon, de passer du désordre à l'ordre, du chaos à l'harmonie, de la servitude à la liberté, des ténèbres à la lumière.

Passer du chaos à l'harmonie, passer des ténèbres à la lumière. Soit, mais comment ? Par l'initiation, car c'est l'initiation qui fait de nous un franc-maçon. "La Franc-Maçonnerie est une institution d'ini­tiation spirituelle au moyen de symboles". Qu'entend-t-on par ini­tiation ? Qu'est-ce que l'initiation ? C'est, a dit excellement Mircéa Eliade, "un ensemble de rites et d'enseignements qui veulent entraî­ner la modification culturelle, spirituelle et existentielle de l'homme", ou, d'une manière plus savante, qui veulent provoquer "la modification ontologique du régime existentiel". Par quel pro­cessus ? Toute initiation implique d'abord la mort symbolique du sujet .à initier mais pour préparer une nouvelle naissance. Il s'agit de tuer en nous le vieil homme afin de faire naître l'homme nouveau. Mais l'homme ne saurait devenir un homme véritable, c'est-à-dire accéder à une existence libre et responsable, qu'après avoir sur­monté un certain nombre d'épreuves, après avoir affronté un cer­tain nombre d'obstacles. Aussi, l'initiation maçonnique, comme d'autres initiations, comprend une série d'épreuves rituelles et symboliques, épreuves de la terre, de l'eau, de l'air et du feu, subies par le sujet à initier, au cours de voyages symboliques eux-mêmes. La fonction de ces épreuves est de susciter une réflexion et une action qui doivent permettre à celui qui les subit de se dépouiller de ses préventions et de ses préjugés, de lui permettre, par une sorte de conversion de son intelligence, de son âme tout entière, de con­sidérer "autrement" le monde, de changer la nature de son "regard" sur le monde, sur les autres, sur nous-mêmes. C'est une expérience existentielle fondamentale qui permet à l'homme de transformer sa manière de penser et d'exister et de l'assumer.

Ces épreuves signifient que l'homme ne peut se perfectionner qu'en se mesurant à des obstacles et en apprenant à les surmon­ter, que l'homme, une fois encore, ne peut se faire qu'en faisant. La vérité de l'homme est son action, la vérité de l'homme, c'est d'abord l'histoire de l'homme en train de se faire et de se conqué­rir. "Faire et non pas devenir", a pu écrire le philosophe Jules Lequier, "faire et en faisant se faire". Les épreuves de l'initiation sont affrontées au cours de voyages, voyages certes symboliques, qui nous suggèrent l'importance de la durée, du temps dans l'ac­complissement de l'être humain. Le thème même du voyage occupe, dans la littérature, une place prépondérante. Que l'on songe aux voyages d'Ulysse dans l'Odyssée, à ceux de Pantagruel, aux voya­ges de Télémaque de Fénelon, au thème du voyage dans la littérature romantique, au roman de Goethe, "Les années d'apprentissage de Wilhelm Meister" qui nous montre son héros aux prises avec la vie et ne se découvrant et ne se réalisant que peu à peu, au contact d'expériences douloureuses, montrant que la vie est un long itiné­raire, un difficile apprentissage.

En passant de l’œuvre romanesque à l’œuvre philosophique, nous pouvons dire que dans son livre abstrait et difficile, "La phé­noménologie de l'esprit", Hegel veut nous décrire à son tour une sorte d'odyssée de la conscience humaine qui cherche dramatique­ment à se reconnaître comme esprit pour atteindre enfin le savoir, la connaissance, passant peu à peu et par étapes de la nuit à la lumière.

On pourrait évoquer aussi "Le banquet" de Platon. A la fin du dialogue, Socrate raconte qu'il est allé interroger Diotime de Manti­née. Celle-ci cherche à lui faire comprendre que l'amour lui-même est initiatique. Cette initiation se présente comme une sorte d'iti­néraire, une ascension qui conduit l'homme par degrés de la consi­dération et de la contemplation des beaux corps à celles des belles âmes, puis à celles des belles sciences, pour aboutir à la contem­plation, à la connaissance du Beau lui-même, de ce qui est "Beau pour soi seul". Comme l'a écrit René Nelli, "L'amour platonicien représente un effort dialectique pour passer du monde sensible au monde des Idées, au monde Idéal".

Aussi, comme l'a si justement écrit Marcel Brion, "Tout voyage, qu'il opère dans le temps ou dans l'espace, qu'il ramène l'individu au plus profond de lui-même ou qu'il joue des dépaysements les plus éclatants, est une initiation", et il ajoute, "le progrès de la vie, le progrès du pélerin qui instruit l'homme de la nature de l'univers et de sa propre nature, qui le conduit au centre de son être ou le projette à tous les points circonférenciels de son devenir, additionne connaissance et expérience, modifie et matémorphose". Nous pou­vons mieux comprendre l'importance des épreuves et des voyages symboliques que le franc-maçon est tenu d'effectuer dans le Tem­ple avant de découvrir la Lumière.
Enfin, cette initiation se déroule dans un lieu sacré, dans un Temple, un lieu secret, clos, séparé du reste du monde par le rite. Elle implique la participation active de chaque individu car c'est à nous seuls, à nous seuls sans doute mais aidés et soutenus par nos Frères de la Loge, selon notre propre effort, notre patience, notre courage, notre volonté, notre intelligence et notre sensibilité, qu'il appartient de découvrir la vérité et la sagesse, de passer de "l'ini­tiation virtuelle" à "l'initiation réelle'.
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Cependant, comme l'a écrit notre Frère Jean Verdun : "A la dif­férence des autres voyages, le voyage initiatique ne vise pas à révéler le déjà révélé mais à exercer l'intelligence du caché". Il s'agit, en effet, d'aller du manifesté au non manifesté, du visible à l'invisible, du créé à l'incréé, au-delà des "ombres de la caverne", au-delà "du miroir", comme l'Alice chère à Lewis Carrol. Et plus modestement, de nous faire comprendre que la réalité tout entière n'est pas abso­lument présente dans la réalité manifestée, dans le visible et le sen­sible, dans ce que l'on a toujours nommé "le monde de l'apparence".

On pourrait ici se souvenir de ce qu'écrivait un illustre maçon, illuministe du XVIlle siècle, Joseph de Maistre : "Tout sè rapporte, dans ce monde que nous voyons, à un autre monde que nous ne voyons pas. Nous vivons dans un système de choses invisibles manifestées visiblement". Et cela est vrai du monde de la nature et du monde de l'homme, de la réalité naturelle et de la réalité humaine. Car peut-être la nature et surtout l'homme sont doubles. L'initiation veut nous restituer le sens de cette dualité, entre le créé et l'incréé, entre l'apparence et l'être et, dans l'homme, entre ce qui est nature et nécessité et ce qui est esprit et liberté. Oui, nous res­tituer un certain sens du caché et du mystère de l'homme lui-même (le plus grand mystère de l'homme étant sa liberté) et la dimension spirituelle de sa conscience ordonnée à ce qui le dépasse.

Or, cela même n'est-il pas aussi contenu dans l'idée de symbole et dans l'idée symbolique en général, ce symbolisme qui fait partie de la philosophie maçonnique ? Or, le symbole est justement "ce qui représente autre chose en vertu d'une correspondance analogi­que", "il est un signe concret évoquant quelque chose d'absent ou d'impossible à percevoir". Nous savons que dans tout symbole il y a deux parts, ou deux parties, le signifiant, ce que je vois et que je touche, par exemple cette équerre et ce compas, et le signifié, la signification à laquelle renvoie le signifiant. Un symbole est "le signe visible de l'invisible". Il permet à l'initié d'atteindre un plan qui est inaccessible aussi bien à la sensation qu'à la raison scienti­fique ou conceptuelle. Il offre un double enseignement : celui de rappeler le sens d'une réalité et d'indiquer les moyens pour y par­venir (Davy). Il est à la fois le signe d'une présence et le signe d'une absence et, en ce sens, il est semblable à la conscience humaine elle-même qui est en même temps conscience d'une présence et conscience d'une absence, "La présence de ce qu'elle saisit étant liée à la pensée de ce qui lui échappe". Ainsi, le présent est pensé par opposition au passé et au futur ; le regret, la rêverie, le rêve, sont le témoignage que notre conscience ne saurait se satisfaire de la réalité et qu'elle la dépasse ; qu'elle cherche un "ailleurs", un autre lieu, un autre temps, une autre façon d'exister, d'être, de vivre. "La pensée de l'absence est le signe que notre esprit est supérieur à tout donné et qu'il touche à l'infini" - (Alquié).

De même dans le symbole, nous trouvons toujours un être frag­mentaire qui est renvoi à un être complémentaire ; les êtres finis que nous sommes n'existent pas seuls, dans une sorte de solitude radicale, mais n'existent qu'avec les autres et par les autres. Ils n'existent qu'en relation avec l'humanité, qu'en relation avec le monde, avec le cosmos et avec la nature, qu'en relation avec ce qui est à l'origine de l'univers et des hommes. Nous sommes, nous hom­mes, des êtres symboliquement fragmentaires, des êtres finis et séparés, ("Quelle solitude que ces corps humains" dit un héros de Musset), mais, en même temps, reliés au coeur de cette séparation et au-delà de cette séparation à ce qui nous dépasse, dans l'espace et dans le temps.

Le symbolisme nous fait comprendre que le donné, le perçu, le visible, n'ont de sens que par cela qui n'est pas donné, par cela qui n'est pas perçu, par l'invisible lui-même. Et, en ce sens, il nous permet de mieux comprendre la véritable situation de l'homme, sa dimension "métaphysique". Il permet de comprendre qu'il y a une double dimension des choses ("Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?" dit le poète) et des êtres ; que la réalité ne se réduit pas à ce qui est manifesté ; qu'il y a un être invisible et secret derrière les choses et à l'inté­rieur des hommes. Elle nous restitue le sens de l'être que la pen­sée technicienne nous a fait perdre.

L'idée d'initiation et l'idée du symbolisme sont complémentai­res en ce sens que le symbole veut suggérer ce qui ne peut être positivement représenté, qu'il est l'image visible de l'invisible, donc postule une certaine réalité de l'invisible. Quant à l'initiation, elle est justement ce mouvement de l'âme tout entière qui doit
12 l'amener à reconnaître la réalité de l'invisible, de ce qui est infor­mulé parce qu'informulable mais qui cependant est.
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Au-delà, au cœur de la réalité, n'y a-t-il pas une "surréalité" ? Et cette surréalité, ne serait-ce pas à la poésie, à l'art lui-même de nous la faire découvrir ? "La poésie et l'art garderont toujours un faible pour tout ce qui transfigure l'homme dans cette sommation désespérée, irréductible que, de loin en loin, il prend la chance dérisoire de faire à la vie" - Breton - Arcane 17.

Lorsque les francs-maçons ouvrent rituellement leurs travaux, une de leurs invocations est consacrée à la Beauté ; "Que la Beauté l'orne". (Ici, je voudrais faire une remarque importante à mes yeux : j'ai toujours pensé que ce mot "orner" était trop pauvre car trop "extérieur", car la Beauté fait partie intégrante de l'oeuvre elle-même, de sa substance, de son être, et je crois que le verbe "illuminer" traduirait mieux ce que signifie notre rituel). Pourquoi cette invoca­tion à la Beauté qui pourrait paraître insolite ? Sans doute, là encore, parce que ces francs-maçons modernes se veulent les continuateurs des bâtisseurs du Moyen-Age et que ceux-ci ont toujours oeuvré avec le souci d'édifier une oeuvre qui soit belle.

Mais n'est-ce pas aussi parce que, au-delà de l'histoire et de la tradition, la beauté nous apparaît comme la médiatrice entre nous et l'absolu ? ... N'est-ce pas parce que l'art, dont la fonction est de nous faire découvrir, de nous révéler. le Beau, apparaît, selon l'ex­pression de Schopenhauer, comme "le clair miroir de l'être et du monde" ?

Notons ici que l'enseignement de la Bible rejoint celui des phi­losophes païens. En effet, il est dit, dans la Genèse, que lorsque Dieu créa le monde et qu'il le regarda, il le jugea parfait. L’œuvre des six jours était belle, le ciel et la terre et tout ce qui l'ornait. Et dans "Le Timée", Platon exprime la même idée quand il nous dit : "Si le monde est beau, c'est qu'il est imité d'un modèle éternel... Ce monde est la plus belle des choses devenues, c'est-à-dire que le démiurge a fabriqué le monde afin d'en faire une oeuvre qui soit belle".

Dans le "Phèdre", Platon montre que la beauté incarnée annonce un retour, une réminiscence de ce que l'âme humaine avait contemplé quand elle suivait le cortège des Dieux, c'est-à-dire la Beauté absolue. Et, plus près de nous, Hegel estime que "l'art est ce qui révèle à la conscience la vérité sous une forme sensible". Aussi, l'art participe à la recherche de la vérité, il est connaissance et pas seulement divertissement. "C'est également en présence de ce qui est beau que l'homme peut éprouver l'intuition de son huma­nité totale et par la beauté qu'il s'achemine à l'existence libre, par la beauté qu'il découvre les chemins de la liberté" (Schillér - "Let­tres sur l'esthétique"). Un éminent théologien, Karl Barth, voulant souligner l'importance qu'il accordait à l'art, disait, dans une bou­tade apparente : "Si je devais aller au ciel, je m'informerais d'abord de Mozart et après seulement, de Saint Augustin, de Saint Thomas, de Luther et de Calvin". Oui, car la musique (comme la poésie, comme l'art) est irremplaçable, et sans doute aussi importante pour l'homme et pour la vie de l'âme et de l'esprit que les thèses des théo­logiens et les systèmes des idéologues.

Ainsi l'art, qui s'efforce de traduire la beauté, ne saurait être considéré seulement comme un passe temps, un divertissement, une sorte de jeu, mais comme activité essentielle. Et comme l'a admirablement écrit Ferdinand Alquié, "il se charge de l'espoir et apparaît, avec l'amour, comme le messager de l'attente de l'homme". Il nous restitue le sens de notre destinée et apparaît comme le moment suprême et la manifestation de l'esprit, le signe même de l'homme. (Philosophie du surréalisme).
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"Qui vive ? Est-ce vous, Nadja ?" questionne le poète. "Est-il vrai que l'au-delà, tout l'au-delà soit dans cette vie ?". Est-il vrai, serions- nous tentés d'ajouter, que notre vie, toute notre vie, notre vie totale soit seulement dans cette vie ?

Ne faut-il pas dire, comme Rimbaud, que "la vraie vie est absente", ou, comme Breton, que "l'existence est ailleurs" ? Et ne faudrait-il pas ajouter, comme un écho, "que la vraie vie est à créer (J. Bousquet) ? Et quel sens donner à ces paroles mystérieuses ? Quel sens le franc-maçon d'aujourd'hui peut-il 'donner à cette interrogation ?

Le Temple maçonnique, dans sa structure et son organisation, obéit à la loi de l'ordre, de l'harmonie et de la beauté. Il est orienté 14
vers la lumière. Il est le lieu où l'homme. par l'initiation et la consi­dération des symboles, s'efforce d'aller vers la vérité, vers la lumière. Il y a correspondance, analogie entre le Temple maçonnique dans son apparence, sa structure et sa finalité, et l'homme lui-même dans sa démarche, son itinéraire. dans sa situation existentielle 'et sa des­tination spirituelle. Le Temple a été pour les hommes. modèle, archétype, symbole. L'est-il encore et peut-il l'être pour l'homme du XXe siècle ?

Nos sociétés modernes ont certainement changé sous bien des aspects mais ne sont-elles pas encore trop souvent la proie de la violence et de la guerre. de la barbarie ? Et l'homme du XXe siècle, notre contemporain, ne ressemble-t-il pas à l'horrime de tous les temps, à l'homme de toujours ? N'est-il pas encore ce prisonnier de la Caverne que Platon évoque et décrit dans son mythe célèbre ? Et celui-ci ne nous interpelle-t-il pas encore ? Socrate, en effet, dans "La République", nous demande d'imaginer des hommes enchaî­nés au fond d'une caverne obscure et tournant le dos à la lumière. "Représente-toi des homme-s qui 'vivent dans une caverne souter­raine...". Ces hommes sont semblables à nous. Ces prisonniers sont nos frères et, comme eux, nous sommes prisonniers du monde dans lequel nous vivons, prisonniers du chaos et de la nuit, de nos pas­sions, de notre aveuglement et de notre ignorance, prisonniers de notre situation et de notre condition. Certes, nous vivons au sein de civilisations qui ont changé sous bien des aspects. Nous pro­duisons plus de blé et plus de viande, plus de charbon et plus d'acier ; nous allons de plus en plus vite èt de plus en plus loin. Nous avons multiplié par cent et par mille les productions humaines, et décuplé, centuplé notre savoir et notre pouvoir, nous sommes même allés sur la lune... Mais, aujourd'hui encore, des hommes meurent de faim, sont victimes de la guerre et de la violence, sont encore torturés, massacrés, privés de toutes les libertés. Et par un para­doxe étrange, cette civilisation scientifique et technique a donné des armes à la barbarie, l'a rendue plus impitoyable, plus meurtrière, plus terrible. Souvenons-nous qu'une civilisation "a la même fragi­lité qu'une vie", qu'elle est toujours en danger et qu'elle ne saurait se maintenir que par un effort de conscience et de volonté toujours renouvelé, par "une conquête continue de l'homme sur lui-même" (Caillois). Oui, ne rêvons pas d'une "civilisation qui se ferait sans nous", n'oublions pas que "chaque matin il faut remonter l'homme", car "le vrai de l'homme, il faut le porter à bras" - (Alain).

Oui, nous sommes sans doute plus savants et plus puissants, mais sommes-nous plus libres, plus justes, plus sages et plus heu­reux ? Les guerres civiles et celles qui opposaient royaumes à royau­mes, nations à nations, les guerres religieuses, ont entraîné des mal­heurs considérables et fait des milliers de victimes. Mais que pen­ser de nos guerres modernes provoquées par les fanatismes idéo­logiques du XXe siècle et qui oht entraîné encore plus de ruines et encore plus de morts ?

Quant à l'homme lui-même, sur le plan individuel, s'est-il telle­ment amélioré, a-t-il tellement changé ? N'est-il pas resté le même prisonnier de ses passions et de ses intérêts, de son désir de richesse et de puissance ? Ils sont encore légion aujourd'hui ceux qui ne veulent et ne savent ordonner leur vie qu'aux seuls biens matériels, et veulent avant tout devenir plus riches et plus puissants. Expliquons-nous. Il ne s'agit pas, pour nous, de tomber dans l'an­gélisme. Nous savons, de plus, que celui qui veut faire l'ange fait la bête. Et il faut reconnaître la légitimité d'un mieux vivre. Nul ne peut le contester. Mais il s'agit ici de se demander si l'homme doit et peut vivre uniquement sur un seul plan, celui de la richesse et de la puissance, celui de ce qu'on a appelé "l'avoir".

Est-ce que l'on ne doit pas organiser sa vie, la sienne et celle des autres, en tenant compte d'autre chose et en l'ordonnant à d'au­tres valeurs, aux valeurs spirituelles, celles que nous proposent l'art, la musique, la poésie, les grandes religions du monde, les systè­mes philosophiques, celles que propose aujourd'hui encore la Franc- Maçonnerie ? Ne faut-il pas apprendre à l'homme de notre temps à retrouver ces valeurs de l'esprit et à les reconquérir ? Et n'est-ce pas là le moyen qui lui permettrait de donner un autre sens à sa vie ?
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Nietzche, dans son "Zarathoustra" s'interroge et, en même temps, nous interroge : "Où est ma demeure ? C'est d'elle que je m'enquiers, c'est elle que je cherche, que j'ai cherchée, que je n'ai pas trouvée ...".

Il semble que l'homme du XXe siècle n'a plus, lui aussi, de demeure et qu'il a perdu le souvenir d'un chemin qui pourrait l'y con­duire. Il n'est plus qu'un voyageur sans but et sans espérance, sans âme. qu'un vagabond. Ne faudrait-il pas qu'il sache devenir un 16 pélerin, c'est-à-dire qu'il apprenne àdécouvrir un sens à son chemin, une fin à sa vie et à inventer une espérance.

Cet homme du XXe siècle, notre contemporain, notre frère, est comme le prisonnier de la Caverne platonicienne, tournant le dos à la Lumière et ne voulant pas, ne sachant pas se retourner vers Elle, la refusant et massacrant celui — le philosophe — qui s'efforce de l'éclairer et de l'illuminer. Comme le dit Jean dans son Evangile — et ce rapprochement entre la pensée de Platon et celle de l'évangé­liste n'est pas fortuit — : "La lumière luit dans les ténèbres mais les ténèbres l'ont repoussée (ou ne l'ont pas connue)". Oui, l'homme de notre temps, notre contemporain et notre frère, est cet étrange ani­mal qui refuse la Lumière, qui refuse d'aller vers la Connaissance et l'Amour et de reconnaître la Vérité, la Beauté et le Bien.

Oui, où est notre demeure et où retrouver une demeure ? Pour le franc-maçon de la Grande Loge de France, cette demeure est le Temple maçonnique, le Temple maçonnique réel, image souvent voi­lée et parfois déformée du Temple maçonnique idéal. Cette demeure idéale n'est-elle pas la Loge visible, symbole de'la Loge invisible ? Et cette Loge ne peut-elle devenir aussi la demeure pour l'homme du XXe siècle, le lieu idéal et l'outil qui lui permettrait d'aller vers la vraie vie, celle qui se définit en termes de Beauté et d'Harmonie, d'Amour et de Connaissance, de Sagesse ?
Ordo ab chao
Fiat lux

Ces devises. sans appartenir en propre à la seule Maçonnerie écossaise, sont au cœur de sa philosophie et définissent son esprit. Elles traduisent la pensée des francs-maçons ; elles traduisent aussi leur espérance. Car pour eux, la Loge juste et régulière la Loge visi­ble. image de la Loge invisible, le Temple maçonnique idéal est ce lieu merveilleux situé dans l'espace et dans le temps et à la fois hors de notre espace et de notre temps, où l'homme peut et doit renaître à une nouvelle vie, où le franc-maçon, par la recherche initiatique et la réflexion symbolique, peut et doit apprendre à passer du chaos à l'ordre, des ténèbres à la Lumière et à découvrir ce qui est à l'origine de l'ordre et de la Lumière. le Grand Architecte de l'Univers.

Conférence du Grand Maître de la Grande Loge de France
HENRI TORT-NOUGUES            16 mars 1985

Publié dans le PVI N° 59 - 4éme trimestre 1985  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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