GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 2T/1984

Règle et Principes
de la Franc-Maçonnerie traditionnelle

 
L'étude d'une institution (comme l'étude d'une religion ou d'une philosophie), peut être envisagée du point de vue historique. On peut, en effet, rechercher la naissance, l'origine de celle-ci, décrire son développement, sa genèse, analyser les conditions dans lesquelles elle s'enracine et dégager ses finalités. Mais délaissant le point de vue historique, on peut se pencher sur les structures intellectuelles et morales, les Principes de la règle qui constituent et définissent cette institution, comme l'on peut mettre en évidence les structu­res de tel système philosophique ou de telle religion et en dégager les principes et les fondements.

Ces deux méthodes ne sont pas contradictoires et peuvent être utilisées complémentairement, d'autant plus que les principes, c'est- à-dire ce qui est à l'origine, sont à la fois un commencement et un aboutissement. Par exemple, la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 constitue, sur le plan des idées, l'aboutisse­ment d'une histoire intellectuelle et résume les idées émises tout au long du XVIII° siècle. En même temps, la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen est aussi un commencement puisqu'elle définit un nouveau mode de vie individuel et collectif, qui concerne les hommes, dans l'ordre religieux, politique et social.

Ainsi, on peut aborder l'étude de la Franc-Maçonnerie en con­sidérant son histoire, en partant des Loges de francs-maçons opé­ratifs du Moyen Age, en passant par les mutations et les transfor­mations qui vont donner naissance aux célèbres Constitutions d'An­derson qui, elle-mêmes, régleront l'existence, le mode d'être de la Franc-Maçonnerie moderne appelée souvent Franc-Maçonnerie spé­culative.

Mais on peut aussi étudier la Franc-Maçonnerie à partir des Prin­cipes qu'elle a voulu se donner et qui la définissent et la caractéri­sent. Et pour ce qui concerne la Grande Loge de France, en consi­dérant cette institution, ou plus exactement cet ordre, à partir de ses Déclarations de Principes. Et aujourd'hui, c'est à partir des Prin­cipes qu'elle énonce et qui la définissent que nous voudrions cer­ner la réalité ou l'idée de la Franc-Maçonnerie traditionnelle.

Quels sont ces principes ?

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I - Le Grand Architecte de l'Univers

"La Grande Loge de France travaille à la Gloire du Grand Archi­tecte de l'Univers". En effet, les francs-maçons de la Grande Loge de France, dans leurs tenues rituelles, ouvrent et ferment leurs tra­vaux à la Gloire du grand Architecte de l'Univers. Et la déclaration du Convent de Lausanne, en 1875, nous rappelle que :

"La Franc-Maçonnerie proclame, comme elle a proclamé dès son origine, l'existence d'un principe créateur sous le nom de Grand Architecte de l'Univers". L'idée de Grand Architecte est essentielle et fondamentale dans la philosophie maçonnique, dans la "weltans­chauung", c'est-à-dire dans la vision, la conception globale que la Franc-Maçonnerie veut donner de l'univers. On a même pu dire qu'elle en constituait la clé de voûte. Mais une fois encore, peut- être faut-il essayer de s'interroger sur le contenu et le sens de cette idée, tout au moins quand on veut comprendre ce que l'on énonce. Et de cet énoncé peut naître un certain nombre de difficultés.

La première idée qui nous vient naturellement à l'esprit, et qui est celle de nombreux maçons, consisterait, très simplement, à assi­miler, à identifier l'idée de Grand Architecte à celle de Dieu, et tout ensemble au Dieu des religions et à celui des philosophes et des savants. Et certains nous diraient qu'il y a là abus de langage qui consiste à identifier une réalité à une autre. Certes, on pourrait répon­dre que celui qui pense ainsi est en bonne compagnie philosophi­que car déjà Platon, dans "Le Timée" par exemple, fait coïncider l'idée de Dieu à celle de l'Architecte, comme après lui les philoso­phes stoïciens. Au Moyen Age, l'identification de Dieu et de l'archi­tecte traçant le plan du monde est fréquente dans les écrits comme dans les représentations graphiques. On assimile même le Grand Architecte au Logos, c'est-à-dire au Christ. Enfin, dans la philoso­phie moderne, L'idée de dieu architecte nourrit les oeuvres de pen­seurs aussi différents que Leibniz et Newton, que Malebranche et Voltaire, pour nous limiter à ces exemples.

Mais plus encore, l'athée refusera certainement cette idée d'un Architecte identifié à la divinité. Ici, on pourrait se souvenir de cette boutade de Raymond Ruyer, qui, dans une remarque pleine de sens, nous dit que la discussion entre l'athée et le théiste consiste, le plus souvent à se demander s'il faut continuer d'appeler Dieu "Dieu" ou lui donner un autre nom. Et un ancien grand Maître de la Grande Loge de France, notre Frère Antonio Coen, pouvait légitimement se demander : "N'y a-t-il pas plusieurs manières d'être dogmatique ? Affirmer l'existence de l'indémontrable ou nier cette existence ? N'en est-il pas de Dieu comme de tout idéal ? Qui prétend le nier l'affirme et qui prétend le concevoir l'a déjà perdu".

Sans vouloir nous-lancer dans des controverses théologiques, qui ne sont ni de notre ressort, ni de notre compétence, nous vou­drions cependant, ici même, envisager ce problème car il nous sem­ble essentiel à la nature de l'ordre maçonnique, à la vision et à la compréhension que non seulement "les profanes" mais les f rancs­maçons eux-mêmes peuvent en avoir. Et pour cela, considérons le Livre, le Livre Sacré par excellence, la Bible. Dans l'Exode, lorsque Moïse interroge son Dieu et lui demande de lui dire son nom, et son nom définirait sa nature, celui-ci répond : "Je suis qui je suis" (tra­duction Osty), ou "Je suis celui qui suis" (traduction Bible de Jéru­salem), ou encore "Je suis celui que je suis", ou "Je suis celui qui est" (traduction Segond).

Ces paroles ou ces réponses, si elles affirment l'existence de l'Etre, laissent planer le mystère sur la nature de cet être, sur sa réa­lité et les modalités de son action. Elles indiquent la transcendance de cet être et l'impossibilité pour l'homme de le nommer, de le com­prendre, de le définir, de l'enfermer dans un concept. "Cet être, il est quelque chose de tel que rien de plus grand ne peut être pensé. Il existe... quelque chose tel qu'on ne peut rien concevoir de plus grand et ce, à la fois dans l'intelligence et dans la réalité". (Saint Anselme - Proslogion).

Idée qui semble confirmée par cet autre verset, tiré de l'Exode : "Montre-moi ta face". "Non, tu ne peux voir ma face, car l'homme ne peut me voir et vivre" (Josué) (traduction Segond). "Tu ne peux voir ma face et demeurer en vie" (traduction Bible de Jérusalem).

Et Saint Jean se souviendra de cette idée lorsqu'il nous dit : "Dieu, personne ne l'a vu". Ainsi Dieu, ou l'Etre, est essentiellement un Etre caché (Deus Absconditus), et aucun homme ne peut ni le définir ni le comprendre, car la distance est infinie entre l'Homme et cet Etre. Je ne peux penser ni l'Infini, ni le Parfait, mais seulement à partir de l'Infini et du Parfait et, de ce fait, je ne peux que travailler, non pas au nom, mais à la Gloire du Grand Architecte de l'Univers.

Si délaissant la lecture du Livre Sacré nous nous tournions vers d'autres traditions intellectuelles et philosophiques, ne retrouverions-nous pas, formulées dans un langage certes différent., des idées analogues ? C'est ainsi que Platon, dans "le Sophiste", après avoir fait remarquer que "le philosophe s'attache dans toutes ces raisons à l'idée de l'Etre", ajoute cependant que "si l'embarras est grand quand il s'agit de définir le non-être... il est plus grand encore quand il s'agit de définir l'être lui-même". (Sophiste 250 c). Et dans le Parménide (142 a), il affirme, en parlant de l'Etre : "Il n'y a pas de nom pour le désigner et l'on ne peut ni le définir, ni le con­naître, ni le sentir, ni le juger. Il n'est donc ni nommé, ni exprimé, ni jugé, ni connu, et aucun être n'en a la sensation".

La pensée moderne, le grand rationalisme métaphysique du XVIle siècle, ne nous enseignent pas autre chose. Descartes, dans sa Troisième Méditation, écrit "qu'il se rencontre en Dieu une infi­nité de choses que je ne puis comprendre ni peut-être atteindre, car il est de la nature de l'infini que ma nature, qui est finie et bornée, ne le puisse comprendre". On retrouverait la même idée chez Male­branche (Entretiens métaphysiques VIII) "Je ne prétends pas vous faire comprendre l'immensité de Dieu et la manière dont il est par­tout, cela me paraît incompréhensible", et Malebranche d'ajouter "l'Etre infiniment parfait, c'est l'Etre incompréhensible en toutes manières".

Les philosophes du XVllle siècle affirmeront un semblable déisme, si l'on peut employer cette expression. Le plus illustre d'en­tre eux (et peut-être le plus méconnu malgré sa célébrité ou à cause de sa célébrité), Voltaire, dans ses dialogues philosophiques, fait dire à un de ses personnages, Lucrèce : "De quel côté que je tourne mon esprit, je ne vois que l'incompréhensible", et Posidonius lui répond "C'est précisément parce que cet Etre suprême existe que sa nature doit être incompréhensible, car, s'il existe, il doit y avoir l'infini entre lui et nous. Nous devons admettre qu'il est, sans savoir ce qu'il est et comment il opère".

Dans les dialogues d'Evhémère et de Callicatre, Voltaire écrit :

"Cet Architecte de l'Univers, si visible à notre esprit et en même temps si incompréhensible, quel est son séjour ? De quel ciel, quel soleil envoie-t-il ses éternels décrets à toute la nature ? Je n'en sais rien... mais je sais que toute la nature lui obéit. L'existence d'un Etre créateur laisse encore des difficultés insurmontables à l'esprit humain ; donc, cette vérité ne peut être mise au rang des démons­trations proprement dites...", et Voltaire ajoute "Je la crois, cette vérité, mais je la crois comme ce qui est le plus vraisemblable ; c'est une lumière qui me frappe à travers mille ténèbres".

Il est à notre sens curieux et significatif que sur un problème aussi important Rousseau, que l'on oppose si souvent à Voltaire, formule la même pensée. Dans "l'Emile" (Profession de foi du vicaire savoyard), il confie "que si l'idée de Dieu est plus noble et plus grande, elle lui apparaît moins proportionnée à la raison humaine", et il avoue "qu'il élève et fatigue en vain son esprit à concevoir son essence". "L'idée de création me confond et passe ma portée".

Ce long cheminement à travers les textes, à travers la pensée religieuse et philosophique, et en particulier celle du XVllle siècle qui a vu se développer la Franc-Maçonnerie spéculative, nous a paru nécessaire pour déterminer la position du franc-maçon en face de ce problème capital. La Franc-Maçonnerie écossaise, les francs- maçons de la Grande Loge de France, s'ils affirment et postulent l'existence d'un Principe créateur ou d'un Etre, se refusent à défi­nir, à déterminer son contenu, son essence, sa "quiddité", pour employer le langage de la scolastique. La Grande Loge de France laisse le soin et la liberté de l'interpréter à la conscience de chaque maçon selon sa propre complexion, selon sa foi ou sa philosophie propre.

La Grande Loge de France s'interdit encore plus de subordon­ner l'idée de Grand Architecte de l'Univers à une révélation particu­lière, que ce soit celle de Moïse ou celle de Jésus, car la Franc- Maçonnerie, par principe, par définition, se situe en dehors de toute révélation. Ajoutons que cela ne veut pas dire qu'elle la rejette, encore moins qu'elle la combat, mais elle estime que la révélation concerne la conscience individuelle de chaque franc-maçon. Il va sans dire, enfin, que la Franc-Maçonnerie ne saurait entrer, en tant qu'institution, dans des controverses théologiques qui, d'ailleurs, ont souvent divisé les Eglises et les fidèles. Elle ne saurait, pour pren­dre quelques exemples, trancher entre les "unitaristes" et les "trinitaristes", ni sur des problèmes tels que ceux de l'incarnation ou de la transsubstantiation, ni de la grâce, qui sont du ressort des théo­logiens.

Ainsi, ce vocable de Grand Architecte de l'Univers, l'esprit humain ne peut jamais le saisir dans sa totalité et dans son unité, ne peut jamais le comprendre adéquatement. Il peut seulement l'ap­préhender, et cela, par la voie du symbole et de l'analogie. C'est-à- dire que, dans la mesure où l'univers peut être comparé à un ensem­ble qui a un ordre, un sens, une finalité, on peut dire qu'il y a, à l'ori­gine de cet ordre, un Principe recteur et ordonnateur qui est à l'uni­vers ce que l'architecte est à l'édifice.

Le Grand Architecte est, à la limite, un postulat, une croyance minimale, car il représente le Principe qui donne à la nature forme et organisation, la fait passer du chaos initial à l'ordre, c'est-à-dire au cosmos, à un univers ordonné, et qui fait passer le monde des Ténèbres à la Lumière.

Mais nous disons que le franc-maçon travaille à la Gloire du Grand Architecte de l'Univers, et il faut insister sur cette idée de tra­vailler, c'est-à-dire que, pour le franc-maçon, il s'agit moins de s'in­terroger sur la nature et l'essence de cet Etre, ou de ce Principe, que d'essayer de réaliser une œuvre en conformité avec sa signifi­cation, selon la Loi de la Sagesse et de l'Amour.C'est notre oeuvre, qui découle de notre travail, qui témoignera de notre fidélité à la phi­losophie maçonnique.

En travaillant à la Gloire du Grand Architecte de l'Univers, les francs-maçons écossais manifestent leur attachement à L'idée d'un univers, cosmique et humain, où le sens l'emporte sur le non-sens, l'ordre sur le chaos, la vie sur la mort, l'amitié sur la haine, la Lumière sur les Ténèbres. Et ils s'efforcent, de toute leur volonté et de tout leur courage, de faire triompher, dans un monde qui trop souvent les méconnaît et les nie, ces idées et ces valeurs.

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Il - Les Trois Grandes Lumières

"Conformément aux traditions de l'Ordre, Trois Grandes Lumiè­res sont placées sur l'Autel des Serments : l'équerre, le compas et le Volume de la Loi Sacrée. Les obligations des maçons sont prê­tées sur ces Trois Lumières".

Il nous faut donc nous interroger sur la présence de ces outils et de ce Livre, posés sur l'Autel des Serments, et sur leur significa­tion. Pourquoi l'équerre et le compas ? Pourquoi le Livre ? Ces outils ? Sans doute parce qu'ils symbolisent l'activité du maçon franc et accepté, qui est et veut être un bâtisseur, un constructeur et, à la limite, un bâtisseur d'hommes, parce que, concrètement, les outils manifestent l'homme lui-même dans son essence, dans sa dimen­sion proprement humaine, parce que l'outil est le signe de l'intelli­gence humaine, de l'homme lui-même. "L'Intelligence envisagée dans ce qui paraît être la démarche originelle est la faculté de fabri­quer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et d'en varier indéfiniment la fabrication", a écrit si justement Berg­son dans "L'évolution créatrice".

Mais pourquoi l'équerre, pourquoi le compas plutôt que tout autre instrument ? Sans doute parce que l'équerre est utilisée par le maçon qui taille la pierre pour la rendre cubique afin qu'elle s'in­sère plus facilement dans un ensemble et le rende plus solide et plus harmonieux. D'une manière plus générale, nous pourrions dire que l'équerre est l'instrument qui permet de passer d'une matière désordonnée, sans forme et sans structure, à une matière ordonnée et structurée, et si nous considérons l'homme lui-même, de permet­tre de passer de cet homme livré au chaos des passions et de la démesure, à un homme plus assuré et plus harmonieux, soumettant son être à la rectitude du jugement et à l'empire de la raison. L'équerre est devenue, pour le franc-maçon, le symbole même de la rectitude, de l'équité, et c'est pour cette raison qu'elle est l'insi­gne même du Maître de Loge.

De plus, il faut se souvenir que dans les croyances anciennes l'équerre est censée représenter symboliquement l'espace terres­tre lui-même, qu'elle renvoie à l'idée de nature ou de réalité maté­rielle. Ce qui sans doute veut signifier que tout homme qui veut pen­ser et agir ne peut le faire qu'en prenant en compte cette réalité, que celle-ci soit physique, biologique, voire même économique et politique.

De plus, cette équerre sur l'autel des Serments est toujours asso­ciée au compas. Cet outil, nous le savons, sert à tracer des cercles, et si l'équerre renvoie à la terre, il faut se souvenir que le compas, lui, renvoie au ciel et que, lorsque l'on considère l'homme lui-même, it symbolise l'intelligence dans sa libre interprétation et apprécia­tion des choses et des êtres. Il symbolise l'esprit de finesse opposé à l'esprit de géométrie, c'est-à-dire l'esprit dans son dynamisme constructeur qui, par définition, ne saurait apparaître matériellement, mais qui est tout autant réel que la réalité matérielle elle-même puis­que c'est par l'esprit que cette réalité prend forme et s'incarne dans une signification.

Mais cette équerre et ce compas sont toujours associés l'un à l'autre, dans une sorte de relation réciproque et complémentaire, nous dirions dialectique. Ce qui signifie que l'on ne saurait les pen­ser indépendamment l'un de l'autre, qu'il faut penser l'équerre avec le compas et le compas avec l'équerre. De même, la matière (mate- ria prima) renvoie à l'esprit qui lui donne forme et signification ; de même, l'esprit ne peut se saisir et se réaliser qu'en prenant appui sur la matière. Tout Maître maçon est situé entre l'équerre et le com­pas, entre "la terre" et "le ciel", entre "la nature" et "l'esprit", entre "la réalité" et "l'idéal", et cela symboliquement mais aussi sur le plan cosmique comme sur le plan humain. La méconnaissance du réel et de ses lois est dangereuse mais le mépris de l'Idée et des Valeurs est tout aussi néfaste pour l'homme. Le franc-maçon doit tenir compte dans ses pensées et dans ses actions des deux ins­tances, s'efforcer de les équilibrer, de les harmoniser, d'aller à l'Idéal en tenant compte du Réel. En ce sens, Gaston Bachelard a pu écrire dans "L'air et les songes","qu'un être privé de la fonction de l'ir­réel est un être névrosé mais qu'est névrosé aussi l'être privé de la fonction du réel".

Enfin, cette équerre et ce compas sont eux-mêmes posés sur le Volume de la Loi Sacrée. Au Rite Ecossais Ancien et Accepté, le Volume est généralement la Bible et elle est ouverte à l'Evangile de Saint Jean, au prologue :

"Au commencement était la parole, et la parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. Elle était au commencement avec Dieu. Tou­tes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans elle. En elle était la vie, et la vie était la lumière des hom­mes. La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point ,i reçue".

Il est d'ailleurs intéressant de se souvenir que lorsque, au XVllle siècle, les francs-maçons voyageaient d'un Orient à l'autre, d'une ville à l'autre, on leur posait cette question à l'entrée de la loge :
"D'où venez-vous ?" ; "D'une loge de Saint Jean", répondaient-ils.
Mais pas plus que nous ne saurions donner une définition dogmatique du Grand Architecte de l'Univers, nous ne saurions donner une signification confessionnelle particulière à la Bible. La Bible n'est pas seulement pour nous le Livre ou des juifs, ou des catholi­ques, ou des protestants, ou des orthodoxes, mais il est le Livre de tous les hommes, de tous les hommes de bonne volonté, sans doute de ceux qui cherchent leur salut, mais aussi le Livre de ceux qui cher­chent la Sagesse.

Il est le Livre de la Tradition, le Livre de la Lumière, de cette Lumière qui éclaire tous les hommes et qui est essentiellement parole universelle parce qu'elle est parole d'amour entre les hom­mes. Nous retenons, comme maçons, de ce message cette idée essentielle : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même" ; il s'agit de voir en tout homme un frère, un autre soi-même, de considérer en tout homme, l'Homme, et avec l'Evangéliste, nous voulons nous souvenir "que celui qui aime son frère est dans la lumière... mais que celui qui hait son frère est dans les ténèbres". Ici, la loi d'amour est principielle, et c'est parce qu'elle est principe et fondement qu'elle dépasse les différentes confessions et les religions consti­tuées, qu'elle est universelle.

Cette loi, il ne suffit pas de la connaître ou de la reconnaître, mais il faut la pratiquer. "N'aimons pas seulement en paroles mais en oeuvres, avec vérité". La vérité de notre loi se traduira dans nos actions et dans nos oeuvres. Il s'agit de faire le bien et de pratiquer la justice. Dans cet esprit, le vrai fidèle est celui qui fait le bien véri­tablement, celui dont les oeuvres sont bonnes même s'il s'écarte des dogmes. L'infidèle est celui qui proclame son accord avec les dog­mes mais qui introduit entre les hommes l'esprit de désordre et de haine et qui s'écarte de la justice et de la charité.

Ainsi l'équerre, le compas, le Volume de la Loi Sacrée sont tou­jours et indissolublement unis sur l'Autel des Serments, dans la Loge traditionnelle ; ils sont unis comme sont unis des moyens et une fin. Car il s'agit, pour le franc-maçon, avec ces outils symboliques, de tracer les plans d'un Temple et de le bâtir selon la Règle, la règle de la rectitude et de l'équilibre, la règle de l'Amour et de l'Amitié. Il s'agit de réunir ce qui est épars, de rassembler ceux qui sont divi­sés, de réconcilier ceux qui sont déchirés. Il s'agit de réconcilier enfin l'homme avec lui-même, dans l'équilibre et l'harmonie, par la recherche de la vérité, par la pratique de la justice, grâce à la Con­naissance, et à l'Amour.

Le franc-maçon écossais prête serment sur ces Trois Lumières ; par là, il s'engage à en découvrir le sens et à en reconnaître la valeur, à en traduire l'esprit dans sa Loge, d'abord vis-à-vis de ses Frères, mais aussi en dehors de sa Loge, dans le monde avec tous les hom­mes de bonne volonté.

Comme l'écrivait le Chevalier de Ramsay, "la Franc-Maçonnerie apparaît bien comme la résurrection de la religion de Noé, religion universelle antérieure à tout dogme et à toute révélation particulière et qui, par cette loi d'amour, permet de dépasser toutes les diffé­rences et toutes les divisions, de surmonter toutes les oppositions".

Cette fraternité universelle, le franc-maçon s'engage et doit s'ef­forcer de la faire connaître, de la faire respecter, de la faire valoir, dans la société où il vit, dans sa Cité, dans sa Patrie, dans l'Huma­nité.

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IlI - La Franc-Maçonnerie et la Patrie

"La Franc-Maçonnerie proclame son indéfectible fidélité et son dévouement à la patrie".

La patrie, la terre de nos pères ; quel est celui qui n'a jamais ressenti cet attachement profond, charnel, à la terre qui l'a vu naître et d'où il est issu ; qui ne revoit avec tendresse l'horizon que ses yeux ont découvert quand il était enfant, qui n'écoute avec nostal­gie "le parler" de son pays et les chants dont il a été bercé, qui ne retrouve, avec émotion, les coutumes de son village et la vie secrète et profonde de ses habitants ?

C'est tout cela ensemble une patrie, des données géographi­ques, des éléments situés dans l'espace et aussi dans le temps, tout un passé commun, des faits façonnés par une histoire. Mais c'est aussi une réalité spirituelle, une sorte de volonté, la volonté d'hom­mes qui ont accepté de vivre ensemble, de constituer un groupe qui se veut comme une sorte d'unité organisée et qui est, à la limite, la condition de droit de toute association humaine raisonnable et librement acceptée.

Faut-il rappeler ici le célèbre serment prêté par La Fayette au nom des Français, à la fête de la Fédération nationale, le 24 juillet 1790 ? "Je jure d'être à jamais fidèle à la Nation, à la Loi (et ici, La Fayette ajoute "au roi"), de maintenir la constitution... et de demeu­rer uni à tous les Français par tous les liens indissolubles de la fra­ternité". Ici, la patrie ou la nation apparaît bien, selon le mot de Renan, comme "une grande solidarité", comme "une communauté spirituelle", dont le lien essentiel est ce désir, cette volonté de bâtir ensemble une vie solidaire et un destin commun.

Les nations ou les patries peuvent apparaître comme des élé­ments indispensables à l'évolution des civilisations, de la civilisa­tion ou de l'humanité. En effet, la civilisation ne consiste pas en une sorte d'abstraction qui se développerait en dehors des temps et des lieux. Pour se civiliser, les sociétés doivent s'enraciner. Et Jean Jau­rès a pu même écrire que "si l'on voulait briser les nations, on ris­quait, en même temps, de briser des foyers de lumière distincts". Il voyait même dans les patries un élément d'ordre supérieur, "les pierres vivantes de la Cité universelle instituée par l'esprit et par la volonté consciente des hommes" et, dans une magnifique formule, il écrivait "les nations s'élèveront dans l'humanité sans se dissou­d re".

Dans ce domaine, nous voudrions éclairer et préciser notre pen­sée. Cet amour légitime de la patrie, ce dévouement à l'idée natio­nale ne sauraient être confondus avec ce que l'on a appelé, par un détournement sémantique, le nationalisme, c'est-à-dire le culte ido­lâtre de la nation érigée en absolu, en unique et seule valeur, et cela, contre toutes les autres. On peut aimer sa patrie sans faire de celle- ci un absolu, et il va sans dire, sans se croire obligé de mépriser et de haîr les autres. En bref, disons que l'amour de sa patrie n'est pas incompatible, n'est pas contradictoire avec l'amour de l'Humanité. Aussi bien ce sentiment de fidélité et de dévouement que le franc- maçon témoigne à sa patrie n'exclut-il pas le respect des autres patries et le sentiment d'appartenir à une patrie plus vaste et plus complète, l'humanité.

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IV - La Franc-Maçonnerie et sa relation avec le monde politique

En traitant de la relation de la Franc-maçonnerie et de la patrie, nous étions entrés dans le domaine du temporel, et nous y reste­rons en étudiant les rapports de la Franc-Maçonnerie avec la politi­que, j'aimerais mieux dire LE politique. Dans ce domaine, on a sou­vent énoncé des contre-vérités, des opinions aussi diverses qu'erro­nées. Aussi, voudrions-nous nous arrêter un moment sur cette ques­tion en essayant de l'éclairer. Pour cela, nous partirons de deux pro­positions, disons même de deux constatations.

La première consiste à dire qu'aujourd'hui comme hier, le franc-maçon n'appartient pas à un ordre qui se veut uniquement et seulement contemplatif mais qu'il veut être un homme d'action, un bâtisseur, et dans le cadre de la Cité et de la société où il vit un homme responsable qui s'efforce de traduire son idéal dans ses actes.

La seconde, qui découle de la première, nous montrera que nom­breux sont les francs-maçons qui participent à la vie politique de leur pays, et cela, à tous les niveaux : Conseils municipaux, Conseils généraux, Conseils de la région, Assemblée Nationale, Sénat, Con­seil Economique et Social. Il y a des francs-maçons ministres.

Le phénomène n'est pas nouveau et a toujours existé en France, sous la 5e République, sous la 4e et la 3e, sous l'Empire et même dans l'Ancien Régime.

Par ailleurs, et c'est un fait, nombreux sont les hommes qui par­ticipent à la vie politique de notre pays et qui ne sont pas francs- maçons. Il y a, par exemple, dans le gouvernement qui préside aux destinées de la France, des ministres qui sont catholiques, protes­tants, juifs, athées... Peut-on dire qu'ils vont chercher les directives de leur action soit auprès de l'Archevêché de Paris, du Conseil Oecu­ménique des Eglises réformées ou du Consistoire Israélite, ou auprès de la Fédération Rationaliste ? Nous ne le pensons pas. Ils déterminent leur action politique en fonction des engagements qu'ils ont pris devant leurs électeurs et avec les partis auxquels ils appar­tiennent, en fonction de leur conscience. Il en est de même des ministres francs-maçons. La Grande Loge de France ne s'arroge et ne saurait s'arroger le droit de leur donner des directives et des con­signes. Si elle le faisait, elle perdrait le sens de sa vocation et se dénaturerait. Car la Franc-Maçonnerie, par définition, veut être un centre d'union et pour cela elle respecte le droit à la différence, la libre conscience dans leur détermination des hommes qui la com­posent. Il en est du domaine politique comme du domaine religieux. La liberté de conscience est notre loi et, ainsi que le respect de la démocratie, du suffrage universel quand il est légalement et norma­lement exprimé.

Si nous passons des gouvernants aux gouvernés, nous rappel­lerons un article important de notre constitution où il est écrit : "Les francs-maçons respectent les lois et l'autorité légitime des pays dans lesquels ils vivent et se réunissent librement", et on ajoute, "ils sont des citoyens éclairés et disciplinés et conforment leur existence aux impératifs de leur conscience". Ajoutons encore que dans ce domaine politique, comme dans le domaine religieux, ils recherchent la conciliation des contraires, "ils cherchent à unir les hommes dans le respect de la personnalité de chacun".

Dans ce domaine particulier qu'est le domaine politique, nous retrouverons donc une constante dans la philosophie de la Franc- Maçonnerie : c'est la défense de la liberté, de toutes les libertés, et la défense de ce qui est juste et raisonnable, la recherche de la con­corde entre les citoyens et de l'union entre les hommes, le respect scrupuleux de la personne humaine. Ainsi, c'est quand les droits de la personne nous semblent menacés, lorsque les libertés fondamentales nous paraissent en péril, que les francs-maçons, par delà leurs différences religieuses, politiques, philosophiques, s'unissent pour sauvegarder ces droits et ces libertés. Allons plus loin en ajoutant que la Franc-Maçonnerie, en tant qu'institution, a non seulement le droit mais le devoir d'intervenir dans la vie publique lorsque des fana­tismes de toutes sortes, des systèmes totalitaires, menacent l'exis­tence même, détruisent les colonnes de ses Temples, persécutent et assassinent les francs-maçons eux-mêmes comme elle l'a fait dans un passé récent, comme elle le ferait encore contre tout système totalitaire qui interdirait la Franc-Maçonnerie et persécu­terait les francs-maçons.

En ce qui concerne la vie intérieure de la Loge, rappelons ici l'essentiel de l'article IV des Déclarations de la Grande Loge de France selon lequel toute controverse, dispute touchant à des ques­tions politiques (comme des questions confessionnelles), est inter­dite en Loge et que si des exposés sur ces questions sont propo­sés, c'est en dehors de tout esprit partisan et sectaire et que, si débats il y a, "ils ne sauraient jamais donner lieu à un vote, ni à l'adop­tion de résolutions qui seraient susceptibles de contraindre les sen­timents et les opinions de certains Frères".

Dans ce domaine si difficile, où trop souvent les passions ris­quent de provoquer des déchirements, la Franc-Maçonnerie s'efforce d'apporter une volonté de dialogue constructif, un esprit de concorde et d'harmonie. En agissant ainsi, nous sommes les fidèles continua­teurs de ceux qui posèrent les fondements de l'Ordre maçonnique au début du XVIIle siècle. "Aucune brouille, ni querelle, ne doit pas­ser le seuil de la Loge et moins encore quelque querelle à propos de la religion ou de la politique" — Constitutions d'Anderson — Arti­cle VI-2.

N'oublions pas que lorsque se reconstituent les Loges maçon­niques en Angleterre, en Ecosse, en France, en Europe, ces diffé­rentes nations viennent de connaître les terribles guerres civiles, que pendant des décennies des hommes se sont déchirés et massacrés pour des questions religieuses et pour la conquête du pouvoir poli­tique, que les consciences ont été profondément marquées par ces déchirements. Ainsi, la plupart des hommes de ce temps aspirent à la paix civile et recherchent une certaine union dans la tolérance réciproque ; ils espèrent en une humanité enfin réconciliée avec elle- même et s'efforcent d'en réaliser le modèle dans la Loge maçonni­que elle-même.

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V - Les Anciens Devoirs

La grande Loge de France se réfère aux "Anciens Devoirs" quant au respect des Traditions de la Franc-Maçonnerie et quant à la pratique du Rituel et du Symbolisme en tant que moyen d'accès au contenu initiatique de l'ordre.

La Franc-Maçonnerie est une institution qui a une tradition. La tradition, c'est ce qui se transmet d'une manière vivante, soit par la parole, soit par l'écriture. Elle véhicule non seulement des idées exprimées sous forme logique et rationnelle, mais des sentiments, des croyances, des aspirations, des manières d'agir et des maniè­res d'être. Elle suppose une communauté organisée d'hommes et, plus encore, une sorte de communion des esprits et des âmes. Celle- ci assure la transmission, la continuité et, en même temps, l'homo­généïté et l'unité de ce groupe. Chaque génération a pour rôle et pour fonction, pour mission, de transmettre à celle qui la suit un dépôt sacré qui assure la pérennité de ce groupe. Et telle est la Franc- Maçonnerie en tant que société traditionnelle.

La tradition devenue consciente d'elle-même, c'est l'histoire, c'est-à-dire la transmission aux jeunes générations de la représen­tation qu'un peuple se fait de son propre passé. Lorsque cette trans­mission n'est plus assurée, on peut craindre que ce peuple, cette nation, cette civilisation ou cette culture ne soient en voie de perdi­tion. "Mourir pour une culture, a écrit Raymond Ruyer, et il entend par culture la civilisation, c'est perdre la mémoire culturelle. Une cul­ture meurt quand les hommes qui en étaient le support ne compren­nent plus les thèmes formatifs de leur propre tradition". Aussi, les francs-maçons de la Grande Loge de France sont-ils conscients de l'importance capitale de la tradition en général et la tradition nique en particulier, de son histoire.

Dans toute tradition maçonnique, nous trouvons successive­ment l'utilisation d'un rituel pour l'ouverture et la fermeture des tra­vaux de loge, la pratique du symbolisme et l'idée d'une voie initiati­que. En effet, une réunion maçonnique, une tenue comme nous disons, outre qu'elle ne se passe pas dans un local quelconque mais dans un Temple, c'est-à-dire dans un lieu consacré, sacré, ne se passe pas n'importe comment. Elle est soumise à la stricte et rigou­reuse observance d'un rituel, elle se déroule selon un certain Rite (quel que soit ce Rite). Qr, la fonction de tout Rite est d'écarter "les impuretés" inhérentes à tout monde profane, de nous séparer de ce monde pour mieux retrouver un monde de pureté ou idéal. Sa fonc­tion est de nous préparer et de favoriser le passage de "ce monde" à un "autre monde", de permettre et de favoriser le passage du vieil homme à l'homme nouveau, de l'homme en proie au chaos des pas­sions, et de ce fait désordonné, à un homme mieux ordonné, plus en harmonie avec lui-même, en le mettant en communication avec les autres, avec lui-même, avec le cosmos et avec ce qui le trans­cende, la Lumière, le Grand Architecte de l'Univers. En ce sens, tout Rite est à la fois un langage et une action. Vu de l'extérieur, il peut paraître vain et inutile, mais tous ceux qui ont fait l'expérience de la vie maçonnique savent qu'il est nécessaire, indispensable, non seulement à la vie interne de la Loge mais aussi à l'épanouissement du franc-maçon.

A la pratique scrupuleuse d'un Rite s'ajoute la pratique du symbolisme. Les francs-maçons, en particulier ceux de la Grande Loge de France, sont très attachés à la pensée symbolique. Ils vivent et travaillent dans leurs Temples au milieu des symboles, dans un univers peuplé de symboles : le triangle, le soleil, la lune, la pierre brute et la pierre cubique, les colonnes, l'équerre, le compas, la règle, considérés comme outils symboliques, la chaîne faite d'une corde à nœuds qui entoure les murs du Temple... On pourrait se demander s'il n'y a là qu'un attachement à une tradition désuète et anachronique, surtout dans ce monde moderne dominé par la pensée scientifique et tourné vers l'efficience et le rendement. "A quoi cela sert-il", serait tenté de demander le technicien ou le technocrate !
Les francs-maçons pensent que les symboles sont des moyens d'exploration, des outils de connaissance, qu'ils permettent à l'homme, par la réflexion qu'ils suggèrent, d'appréhender certaines formes de vérité étrangères par définition à la méthode scientifique qui opère par démonstration rationnelle et expérimentation scienti­fique. Car, pour beaucoup de nos contemporains, l'idée de connais­sance se réduit à l'idée de cette science positive et technicienne, qui se veut essentiellement connaissance de l'objet et de ses lois, et se propose leur utilisation ou leur manipulation. Elle réduit à l'objet lui-même le réel tout entier, ou si l'on préfère, elle réduit la réalité totale à son apparence et aux traductions, le plus souvent mathé­matiques, que la science donne à cette apparence. En particulier, lorsque les sciences dites "humaines" aborderont l'étude de l'homme, elles réduiront celui-ci à l'état d'objet, de chose, c'est-à- dire qu'elles négligeront, par principe et par définition, ce qui dans l'homme, elles réduiront celui-ci à l'état d'objet, de chose, autrement dit, elles négligeront, par principe et par définition, ce qui dans qu'en le mutilant ou en niant ce qu'il y a en lui de spécifique et d'es­sentiel, en négligeant la double dimension de l'homme, en ne tenant compte de l'homme que dans sa dimension naturelle, celle par laquelle il est un objet de la nature, mais en négligeant ou en niant celle par laquelle il est un sujet, une liberté, et par laquelle il dépasse l'ordre de la nature.

Or, ce qui est acceptable sur le plan de la méthode ne l'est plus sur le plan de l'ontologie, de la connaissance de l'homme lui-même dans la vérité de son être tout entier, car on ne peut nier et mécon­naître en l'homme ce qui le constitue, c'est-à-dire sa liberté, sa cons­cience, l'idée d'un dépassement de soi par la raison, la dimension proprement dite, transcendance de cette conscience, sa raison, "sa dimension métaphysique, l'idée d'un être qui en notre conscience dépasse la nature", comme l'écrit si justement Ferdinand Alquié.

Nous pensons que le symbolisme rend compte d'une manière plus exacte et plus adéquate de cette véritable nature de l'homme et que le symbole permet de mieux appréhender cette double dimen­sion de l'homme, tout ce qui en lui est dépassement de soi par soi, s'il est vrai, comme l'écrit Bachelard, "qu'un homme est un homme dans la proportion où il est un surhomme".

En effet, le symbole est un "être double". Comme l'étymologie l'indique, il réunit deux parties, deux aspects ; il est un signe con­cret évoquant, par un rapport naturel, quelque chose d'absent, ou d'impossible à percevoir. Ainsi cette équerre, ou ce compas que je vois, que je peux toucher et qui se manifestent à moi par leur carac­tère concret, ou matériel, ce que certains nomment "le signifiant".

Mais aussi ce que je ne vois pas immédiatement, que je ne saurais ni toucher, ni mesurer, l'aspect invisible, non manifesté, ce que cer­tains appellent "le signifié", c'est-à-dire la signification à laquelle peut renvoyer cette équerre ou ce compas. En ce sens, "le symbole apparaît comme l'image visible de l'invisible". Il fait signe... Il est renvoi à une signification qui est seulement suggérée et que tout maçon doit s'efforcer de découvrir dans sa recherche. Il apparaît sans doute comme une sorte d'énigme mais une énigme qui, au lieu de bloquer l'intelligence, la provoque et la réveille.

Tout symbole est en effet interpété librement par celui qui l'ob­ serve et l'étudie. Dans l'exercice de la pensée symbolique, nous pou­vons faire et nous faisons l'expérience d'une pensée toujours neuve, toujours libre, d'une "pensée créatrice d'un sens", car, "dans le pro­cessus symbolique, le médiateur émane du libre examen et échappe à toute formulation dogmatique" (Gilbert Durand). Aussi bien, la pen­sée symbolique, si elle est bien comprise, est-elle, par nature et par définition, étrangère à tout esprit dogmatique elle témoigne de notre liberté.

Il y a dans tout symbole, disons-nous, une dualité, un signifiant et un signifié, cela sur le plan du langage et de la connaissance. Mais si l'on passe du plan du langage et de la connaissance au plan de l'être, on peut dire qu'il y a une autre rencontre, une autre concor­dance, celle d'un fragment et d'un complément, celle d'un être frag­mentaire et d'un être complémentaire, d'un être fragmentaire qui ren­voie à un être complémentaire. Et si nous considérons les êtres de la nature, et parmi ces êtres l'homme lui-même, nous ne pouvons que constater leur caractère fragmentaire, leur finitude ; nous som­mes des êtres essentiellement finis, fragmentés et fragmentaires, mais des êtres qui, en même temps, renvoient à un être complémen­taire, que cet être soit l'humanité, et songeons ici au mot de Comte qui écrivait que "l'homme n'existe que par son union à l'humanité", que cet être soit la nature, le cosmos, que cet,être soit enfin ce qui dépasse la nature et l'humanité elle-même, ce que nous nommons le Grand Architecte de l'Univers.

Nous sommes à la fois et en même temps des êtres finis et séparés et des être reliés. par delà cette séparation, à Ce qui la dépasse, à cette Réalité Une et Totale que nous ne pouvons, au sens propre, comprendre, mais dont la connaissance symbolique nous signifie la présence et nous suggère l'existence.

L'expérience de la pensée symbolique nous restitue la double dimension de notre être et, à l'intérieur de celle-ci, la dimension métaphysique et spirituelle de l'homme (le sens d'une certaine unité, d'une certaine totalité). Et l'on peut dire, avec Mircéa Eliade, que la connaissance symbolique "révèle toujours l'unité fondamentale de plusieurs zones du réel". Sans doute, mais si elle ne nous restitue pas dans sa plénitude la totalité et l'unité de la réalité, elle permet de prendre conscience de notre "séparation" et, par là, d'entrepren­dre une recherche qui nous permettra de nous approcher de cette vérité une et totale, de cette vérité universelle, de cette Lumière en qui tous les hommes de bonne volonté pourront se reconnaître.

Nous retrouvons la signification étymologique du mot symbole "sun bolon", qui s'oppose au "diabolon", comme ce qui veut ras­sembler et réunir s'oppose à ce qui divise et déchire. La fonction symbolique est de jeter des ponts, d'établir des relations, de favori­ser des communications, entre l'homme que je suis et ce qui l'en­toure, la nature et le cosmos, avec les autres hommes aussi, mais encore avec soi, par une meilleure union de notre rapport au monde et une meilleure compréhension de notre rapport avec les autres et avec soi ; de nous situer, enfin, par rapport à ce qui dépasse le monde et l'homme lui-même, ce que nous nommons le Grand Architecte de l'Univers, et par là, de retrouver une certaine forme d'équilibre et d'édifier une certaine harmonie.

Ainsi, l'on pourrait dire, avec Alain (voir le Propos "Je lis que Goethe était franc-maçon), qu'en ce sens "Ce symbolisme... n'est pas de médiocre portée par ce mouvement de méditation auquel il nous invite". Paraphrasant André Breton parlant de la poésie, nous dirions que le symbolisme est "ce grand moyen qui nous pourvoit du fil en tant que connaissance de la réalité sensible invisiblement visible dans son éternel mystère".

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VI - L'initiation

Le symbole est "un fil", il est "un chemin" ; disons, avec les Déclarations des Principes, qu'il permet d'accéder au contenu ini­tiatique de l'Ordre. La pensée symbolique appelle nécessairement la démarche initiatique. Pensée symbolique et voie initiatique sont indissolublement, nécessairement, dialectiquement liées. Et de ce fait, la Franc-Maçonnerie a naguère été définie comme "une institution d'initiation spirituelle au moyen de symboles" — (Assemblée des Grands Maîtres d'Europe — 1952) —. De même qu'il n'y a pas de Loge maçonnique sans Rite, de Franc-Maçonnerie sans symbole, il n'y a pas de franc-maçon sans initiation, car c'est l'initiation qui a fait de nous des francs-maçons. "Philosophiquement, a écrit Mir­céa Eliade, l'initiation veut provoquer une modification ontologique du régime existentiel". Plus simplement, disons que par définition, l'initiation maçonnique, comme toute initiation, veut provoquer un changement, une transformation en tout homme.

Elle veut entraîner une radicale et fondamentale modification dans nos façons de penser et de sentir et, par là-même, dans nos manières d'agir et d'être. Elle a l'ambition de donner naissance à un homme nouveau, à un homme véritable, selon les règles de la Sagesse, de la Beauté et de l'Amour. Et si ce projet semble encore trop ambitieux, disons qu'elle veut au moins susciter chez le sujet à initier un choc intellectuel et affectif qui lui fera prendre conscience de l'urgence et de la nécessité de ce changement, qui doit concer­ner non seulement notre intelligence mais aussi notre coeur. Mais soyons sincères en ajoutant qu'il ne faut pas voir dans l'initiation maçonnique une sorte d'acte magique, de procédé miraculeux qui ferait du pauvre homme que nous sommes une sorte d'homme abso­lument supérieur, parfait en tous points de vue ; loin de nous une elle pensée.

L'initiation maçonnique veut nous permettre, par une série d'épreuves, de prendre conscience de ce que nous sommes et nous donner les moyens qui nous permettront d'accéder à plus de luci­dité et de réaliser en nous, et avec les autres, plus d'harmonie et plus d'amitié, d'assurer un certain perfectionnement de notre con­naissance et de notre être. Pour certains elle est illumination, pour 'autres , simplement lucidité.

L'initiation n'est pas et ne saurait être une fin en soi, un abou­tissement ; elle n'est, comme d'ailleurs l'étymologie l'indique, qu'un commencement, qu'une mise en route. Elle nous permet "d'entrer dans la voie", mais c'est à nous qu'Il appartient "de suivre la voie", de passer de l'initiation virtuelle à l'initiation réelle. Car c'est à nous seuls, certes soutenus par les Maîtres de la Loge, instruits par la réflexion sur les symboles et la pratique du rituel, c'est à nous seuls qu'il appartient de construire notre chemin et de le suivre, de trans­former une promesse et une espérance en une réalité — en une vérité. Car la dignité de l'homme c'est de chercher la vérité. C'est par la vérité que nous sommes affranchis de toute idolâtrie, c'est la vérité qui nous rendra libre. Mais la vérité que nous laisse espé­rer l'initiation maçonnique n'est pas une vérité religieuse transmise par une révélation, elle n'est pas encore une vérité de type scientifi­que, de type mesurable et objectivable et, par cela, pouvant être transmise par le canal d'un enseignement doctrinal et livresque. Elle est celle d'une recherche, d'une démarche, d'une expérience vécue dans la liberté: c'est à chacun de nous qu'il appartient de se con­duire selon une vérité qu'il ne saurait apprendre des autres, mais qu'il doit lui-même apprendre à retrouver ou à reconstruire.

Ajoutons que cette initiation au Rite Ecossais comprend un cer­tain nombre d'obstacles et d'épreuves, certes symboliques, et que l'on ne devient pas Apprenti maçon, puis Compagnon et enfin Maî­tre sans patience, sans travail, sans effort et qu'il faut, pour attein­dre une certaine forme de sagesse, comme le rappelle Bacbuc, l'ora­cle du bon Maître Rabelais, "guide de Dieu, compagnie des hom­mes, et le Temps car par lui seront toutes choses latentes inven­tées".

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Il n'y a pas de société et il n'y a pas d'institution qui puissent vivre sans principes et sans règle. Ainsi en est-il de la Franc- Maçonnerie. La Règle maçonnique, les •Principes de la Franc- Maçonnerie s'articulent, selon nous, autour de trois idées fondamen­tales. D'abord, celle de la reconnaissance d'une vérité universelle qui éclaire tous les hommes et qui demeure le but de leur recher­che. Ensuite, celle d'une liberté qui habite la conscience de chaque homme dans cette recherche de la vérité. Par essence et par défini­tion, l'homme est un être libre, potentiellement libre, et lui enlever cette liberté c'est le mutiler et le nier dans sa nature essentielle. Ainsi, la Franc-Maçonnerie affirme en même temps la pérennité et l'universalité de la vérité et la liberté de sa recherche. Mais cette vérité ne saurait se découvrir immédiatement. Elle suppose un média­teur ou des médiateurs : ceux-ci sont constitués par les symboles et la réflexion que chaque maçon opère sur ces symboles. Cette recherche de la vérité implique la patience, l'effort librement con­senti, le travail inlassable du maçon. Cette recherche et ces efforts ne sauraient être solitaires, mais ils ne peuvent s'effectuer qu'avec d'autres hommes, dans un dialogue constructif, dans un esprit d'ami­tié et de fraternité. La Vérité, la Liberté, la Fraternité, telles sont les idées-forces qui caractérisent et définissent l'Idée maçonnique. Si le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui nous semble le plus souvent en plein désarroi intellectuel et moral, c'est parce que l'homme de nos civilisations a perdu, ou semble perdre de plus en plus, la vocation de la vérité, le sens de la liberté et celui de la fra­ternité. Cette quête inlassable de la vérité par la libre conscience de l'homme et dans l'esprit fraternel, voilà, nous semble-t-il, la Règle fondamentale à laquelle s'ordonne la pensée du franc-maçon. Cette règle a pour lui un caractère intangible, nous dirions même sacré, comme tout ce qui touche à la personne humaine.

On a dit que "le sacré religieux et les pactes juridiques repré­sentent les seules valeurs fondamentales spécifiquement humaines" — Raymond Ruyer. Or, la fin du XIXè siècle et le début du XXe siè­cle ont vu se dégrader, chez certains hommes, le sens du sacré ; et notre époque a vu se dégrader plus rapidement encore le sens du pacte juridique et social qui permettait, au sein d'un certain consen­sus, de trouver un équilibre, certes relatif et parfois précaire, mais indispensable à la survie de nos sociétés. Dès lors, nous serions enclins à penser que dans nos "mécaniques civilisations" notre tâche est de restituer aux hommes le sens du sacré, et cela, une fois encore, en dehors de toute considération confessionnelle et de toute contrainte dogmatique, que notre tâche est aussi de faire com­prendre à nos contemporains, à nos frères en humanité que, en détruisant systématiquement les fondements de tout pacte juridi­que et social, fondé sur la Raison et sur la Loi, on risque de détruire nos sociétés démocratiques, tout ce qui faisait le prix et la valeur de notre civilisation, et par là-même, l'homme enfin qui, insensible­ment, retourne à l'état de barbare et redeviendra "un loup pour l'homme".

Dans un monde qui est de plus en plus soumis à la haine la plus aveugle, à la violence la plus absurde et à la barbarie généralisée, dans un monde qui devant nous et malgré nous semble de plus en plus se défaire et se briser, où non seulement le désordre mais encore les ténèbres envahissent la conscience des hommes et font de notre contemporain un être à l'âme vide et désespérée, où "le désert" croît inexorablement, que peut faire la Franc-Maçonnerie tra­ditionnelle ? que peut faire la Grande Loge de France ?

Rien, serions-nous tentés de dire, et sans doute en seriez-vous les premiers étonnés, rien, ajouterions-nous encore, oui rien, si on attend de la Franc-Maçonnerie une sorte de solution magique, une solution miracle, qui résoudrait d'une manière définitive et absolue l'ensemble de nos maux. Les francs-maçons sont des hommes comme les autres et ils ne possèdent, contrairement à ce que cer­tains croient, aucun pouvoir surnaturel. Mais s'ils ne peuvent rien résoudre immédiatement, comme par un coup de baguette magique, ils peuvent apporter une méthode de réflexion et d'action qui serait un commencement de solution.

Tout d'abord, la Franc-Maçonnerie peut inviter les hommes de notre temps à une prise de conscience, qui s'inscrit d'ailleurs dans sa tradition intellectuelle et culturelle. Eveiller ou réveiller la cons­cience des hommes par la reconnaissance de certaines idées, de certaines valeurs, de règles, sans lesquelles il n'est pas d'existence humaine possible : valeurs qui ont nom liberté, justice, fraternité, vérité..., ces valeurs que le franc-maçon est invité à découvrir et à pratiquer dans la Loge maçonnique elle-même. Invitation, comme j'ai essayé de le montrer, à la recherche "d'une autre vie" caractéri­sée par ce retour à la tradition véritable, la vie intérieure et l'éléva­tion spirituelle.

Car si la Franc-Maçonnerie est une institution qui, dans le passé et aujourd'hui encore, s'est efforcée et s'efforce de répondre à des problèmes d'ordre historique, temporel, disons d'ordre politique et social, elle est aussi un ordre initiatique traditionnel et universel fondé sur la fraternité et, en tant qu'ordre initiatique, elle appelle l'homme à la recherche d'une autre dimension de sa vie, celle de sa vie intérieure, de sa vie spirituelle. En ce sens, elle répond aux besoins et à l'exigence de l'homme du XXe siècle car si celui-ci, cer­tes, a besoin de biens matériels, de confort, de richesses, il a aussi besoin d'autre chose, d'une autre nourriture, il a soif d'une autre vie, celle de l'esprit. Mais dans ce domaine comme dans les autres, une fois encore, la Franc-Maçonnerie traditionnelle ne prétend pas appor­ter une solution "préfabriquée", définitive et toute faite. Elle nous propose une méthode, un chemin, elle nous invite à une recherche, à une quête, à une enquête, A-une conquête, celle de l'homme enfin retrouvé dans toutes ses dimensions humaines. Elle nous propose un chemin, une voie, elle nous invite à une foi et à une espérance, celle de l'homme réconcilié avec la nature et l'univers, avec les autres hommes ses frères, avec lui-même, avec le grand Architecte de l'Uni­vers. La Loge maçonnique, la Loge juste et parfaite, est le lieu maté­riel et spirituel de cette quête, de cette aventure, et elle en est l'ins­trument et l'outil.

Si l'homme de notre temps a de plus en plus l'impression d'être plongé dans les ténèbres, et ce mot désigne notre vie entendue non seulement symboliquement mais réellement, c'est qu'il a perdu le souvenir de son origine, le sens de sa destinée, l'idée vraie de son être même. Il ne sait plus d'où il vient, il ne sait plus où il va, il ne sait plus ce qu'il est. La Loge maçonnique de Saint Jean peut lui permettre de retrouver la mémoire de son origine par le retour à la tradition, le sens de sa destinée grâce à la voie initiatique, et l'idée de ce qu'il est véritablement grâce à la pensée symbolique, à retrou­ver et à conquérir ce que notre tradition et notre philosophie nom­ment si simplement et si profondément : la Lumière.

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Publié dans le PVI N° 53 - 2éme trimestre 1984  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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