GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 1T/1984 |
Vœux du Grand Maître
de la Grande Loge de France En ce troisième
dimanche de janvier de l'année 1984, c'est le Grand Maître de la Grande Loge de
France qui vient, selon la tradition et la coutume, présenter ses voeux de
nouvel an, en son nom personnel, au nom des Grands Officiers et de tous les
Frères de la Grande Loge. Ces voeux s'adressent à tous les maçons, à tous les
Français, mais aussi à tous les hommes de l'univers. Souhaitons que l'an
nouveau apporte enfin à tous les êtres humains de notre planète la paix et la
concorde, plus de justice et d'harmonie, plus de liberté et de bonheur. Mais
dans le temps même où je tiens ces propos, le Grand Maître, le franc-maçon,
l'homme enfin que je suis, ne peut s'empêcher d'éprouver un sentiment d'angoisse
et d'amertume, presque de dérision. Car hélas, comme vous, je ne puis, quand je
considère notre monde, que constater avec une infinie tristesse, que partout
règnent encore la guerre, la violence et la haine, que se multiplient les
misères de toutes sortes, que de plus en plus des hommes sont enchaînés,
torturés, assassinés, privés de pain, privés de toutes les libertés. Les
ténèbres de la sottise, du fanatisme et de la haine semblent envahir de plus
en plus notre univers quotidien. Et comment à cette angoisse et à cette
amertume ne s'ajouterait pas un sentiment d'impuissance et de découragement ?
Avec le poète, nous serions tentés de redire « Jamais l'humanité n'a réuni tant
de puissance à tant de désarroi, tant de connaissance à tant d'incertitude ». Devant cette
immense tragédie, les hommes, aujourd'hui, semblent partagés entre deux
attitudes : la première qui consiste à nier la nature et la profondeur du mal
et, tel l'optimiste, à dire et à répéter que tout va bien quand tout va mal.
N'est-ce pas ce que répondait déjà le célèbre professeur Pangloss à Candide
qui gémissait sur les malheurs des temps ? la seconde attitude consisterait à
céder à la lassitude et au découragement. « Adieu, fantômes ; le monde n'a plus
besoin de vous ni de moi », c'est-à-dire à abdiquer, à laisser faire, puisque à
quoi bon ! « Il faut mourir,
dit la muse ; non, il ne faut point mourir, dit le vieillard ». « L'esprit ne
peut mourir à soi que s'il renonce ; sa fonction même est de tenir contre tout
» nous a dit un vieux sage (Alain - Entretiens au bord de la mer). Et telle est
la philosophie maçonnique ; elle ne consiste pas à nier le mal quel qu'il
soit, dans une sorte de lâche et puéril aveuglement ; elle consiste à en
prendre clairement et courageusement conscience, à rester lucide en face lui,
à prendre appui sur lui, à ne jamais abdiquer, à vouloir d'abord, à vouloir en
faisant confiance à l'homme, aux puissances de son intelligence et de son
coeur, à celle de sa raison et cela même aux pires moments de sa tragique
existence. « Le pessimisme est vrai si l'on ne veut rien ; l'optimisme n'est
vrai que par volonté ». N'est-ce pas la leçon exemplaire que nous donnait, à
cette tribune même, un de nos anciens Grands Maîtres, Georges Marcou, qui avait
été déporté au camp d'extermination de Mauthausen. Il nous disait, et j'entends
encore sa voix voilée par l'émotion, que même aux pires moments, quand tout
semblait perdu, lui et ses compagnons n'avaient jamais abdiqué, n'avaient jamais
perdu la foi et l'espérance. Aussi bien, est-ce
dans ce sens que je voudrais que soient entendus ces voeux, ces souhaits que
nous formulons pour la paix et pour la liberté, pour la justice et pour la
fraternité des hommes, c'est-à-dire comme des témoignages de foi et d'espérance
mais aussi comme l'expression de notre résolution et de notre volonté. Mais
afin qu'il n'y ait pas de malentendu, et aucune équivoque, nous voulons
signifier que pour nous, francs-maçons de la Grande Loge de France, ces valeurs
sont indissociables, que l'on ne saurait en particulier séparer la défense de
la paix de celle de la justice et de celle de la liberté ; que l'on ne saurait
accepter une paix, fruit de la lâcheté, et qui serait synonyme de servitude et
d'esclavage et réduirait l'indépendance des peuples et les droits de la
personne humaine. D'ailleurs
l'histoire, l'histoire la plus récente, que nous évoquions il y a un instant,
en porterait témoignage, qui a vu les francs- maçons se dresser d'un même élan
quelles que soient leurs différences religieuses, politiques, idéologiques,
contre le système totalitaire le plus cruel, le plus absurde et le plus
barbare, comme ils le feraient encore aujourd'hui et demain contre tout système
totalitaire qui entraînerait l'oppression et la liquidation de l'homme et cela
quelle que soit sa nature et sa justification idéologique. Ainsi, les
francs-maçons de la Grande loge de France veulent la paix, mais la paix dans la
dignité et dans la justice, dans le respect de la personne humaine. Ce qui est vrai
pour définir les relations entre les nations et entre les peuples, l'est
également pour définir les rapports entre les citoyens et les individus dans
une société donnée. Et les f rancs-maçons dans les temps modernes, après les
terribles guerres civiles et religieuses qui dévastèrent l'Europe,
s'efforcèrent de définir les conditions de la paix civile et de trouver, et
même d'inventer, les règles de toute cohabitation entre les citoyens et de
concorde entre les hommes. La condition, la garantie de la paix civile c'est le
respect de la loi. C'est, au point de vue religieux, au point de vue
philosophique et enfin, au point de vue politique, la tolérance réciproque et
le respect de la liberté, de toutes les libertés. « Les francs- maçons, nous
disent les Constitutions d'Anderson, respectent les lois et l'autorité légitime
du pays dans lequel ils se réunissent librement ». « La liberté est
un droit naturel de l'homme et il est de l'essence d'un tel droit d'être
inaliénable. Renoncer à la liberté, ce serait renoncer à être un homme ».
Cette idée était présente à l'esprit des
«insurgents»d'Amérique en 1777 comme
à l'esprit des constituants de 1789 qui rappellent que «
l'ignorance, l'oubli
ou le mépris des droits de l'homme sont les causes des malheurs
publics »,
comme elle était présente à l'esprit de ceux qui
rédigèrent la Déclaration Universelle
des Droits de l'Homme en 1948. « La méconnaissance et le mépris des droits
de l'homme ont conduit à des actes de barbarie ; l'avènement d'un monde où des
êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de
la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l'homme ». Ces textes, connus
mais souvent oubliés, méritaient d'être rappelés à une époque où les hommes
s'interrogent sur leur présent et sur leur avenir, et où le destin de Ihumanité
semble en péril. Les francs-maçons
de la Grande Loge de France ont encore en mémoire les heures tragiques de ce
siècle dues à l'oubli et au mépris, sinon à la négation, de ces droits
fondamentaux. Certes, nous disent
certains, n'en a-t-il pas toujours été ainsi ? Sans doute. Les guerres, les
crimes, les violences ne sont pas seulement d'aujourd'hui. Mais est-ce une
raison pour ne pas les dénoncer et ne pas les combattre ? *
* * « Jésus sera en
agonie jusqu'à la fin du monde ; il ne faut pas dormir pendant ce temps-là
», nous dit Pascal. Oui, il ne faut pas dormir, il faut veiller, toujours et
partout, il faut se réveiller. Il faut réveiller la conscience des hommes et,
inlassablement, les appeler à la liberté, à la justice. à la fraternité, les
éveiller à la vie spirituelle, celle qui se définit en termes d'intelligence
et d'amour, en termes de lumière. Eveiller la
conscience des hommes, réveiller l'homme, lutter contre tous les marchands de
sommeil et d'illusions, les amener à la lucidité, à l'amitié, à la lumière,
n'est-ce pas, une fois encore, la fonction de la Loge maçonnique, la finalité
de l'initiation maçonnique ?, Le rôle, la
fonction, le projet fondamental de l'initiation maçonnique, c'est de changer
l'homme, de susciter la transformation radicale de son être par la conversion
de son regard, de son âme tout entière, à la lumière. Mais qu'est-ce à dire
"la lumière" ? sans doute la vérité, sans doute la connaissance, et
la gnose, mais plus encore l'amour et la communion fraternelle. « Considérez,
nous dit Jean, tous les hommes comme des frères ». « Oui mais, dit-il encore,
pour cela il faut que vous naissiez de nouveau ». Et l'initiation maçonnique
veut provoquer cette naissance, engendrer cette nouvelle vie, cette
transfiguration de notre connaissance et de notre être, cette transfiguration
de notre être parla lumière, celle de l'esprit et celle du cœur. « Mais, nous dit encore saint Jean, la
lumière est venue dans le monde mais les hommes ont préféré les ténèbres à la
lumière ». Oui, car l'homme est un étrange animal, qui préfère les ténèbres
à la lumière, qui préfère l'erreur à la vérité, et choisit le mal au lieu du
bien, par une sorte de perversion mystérieuse. Voilà pourquoi il faut que
l'homme naisse de nouveau, ou que l'homme nouveau tue le vieil homme. Tâche immense et
difficile, œuvre longue qui requiert de la patience, du travail, qui demande du
temps, une foi inébranlable en l'homme et la volonté, pour chacun, de
construire son destin. A une époque qui
n'est pas sans rappeler celle où vivait l'ermite de Patmos, époque de trouble,
de violence, de désarroi, notre rôle est, envers et contre tout, de maintenir
une certaine idée de l'homme, de maintenir des valeurs sans lesquelles toute
vie humaine serait vaine et dérisoire, valeurs de liberté, de justice, de
fraternité et d'amour, de garder intacte notre foi et vivante notre espérance. A cette époque de
l'année où le soleil s'élève peu à
peu dans le ciel, où la Lumière semble peu à
peu se délivrer des ténèbres, sachons encore
croire et espérer, sachons
comprendre et vouloir. Que ces ténèbres se
changent en lumière, et, comme le dit le poète grec Sophocle, « que le jour
sorte de la nuit ainsi qu'une victoire ». Alors, mes amis et
mes frères en l'Humanité, malgré tout et encore, bonne et heureuse année. |
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