GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 3T/1982 |
Les Jeunes dans la Loge Maçonnique* Traversés les
sables de la Loire, passée la sombre forêt de Sologne, nous voilà déjà aux
contreforts du Massif Central. Après
Clermont-Ferrand, nous filons sur les traces de Jules Romains et de ses
«
copains », puis nous continuons vers le sud, longeant, sur notre
droite, la
Chaîne des Puy. Le Puy de Sancy, le Puy Ferrand, le Puy de
Montchal sont
alignés comme à la parade et, au Sud-Ouest, le Puy
Violent, le Puy Mary, le Puy
Griou nous attendent... Voilà déjà bien des
années que, soudés côte à côte,
arc-boutés et dos ronds, ils contiennent le feu de la terre et
leur Immobile
patience contraste avec notre excitation. Car nous atteignons
presque le but de notre voyage. Murat est déjà loin derrière et la route
remonte maintenant le cours de l'Allagnon qui prend sa source au Lioran, tout
comme la Cère qui a choisi la dégringolade vers l'Atlantique par une .route
plus courte. La Cère caracole de
roc en roc, creusant une vallée sauvage et splendide, et là, nichée entre la
haute montagne et l'étroite plaine, se trouve une petite ville, notre ville. Mes grands-parents
l'ont quittée, il y a déjà près de trois quarts de siècle et n'y sont jamais
revenus ; ils sont enterrés aujourd'hui en banlieue parisienne. Quant à moi,
c'est la première fois que je découvre ces rues, ces places, ces maisons,
inconnues jusqu'alors, et qui me semblent pourtant si familières. La coiffeuse, c'est
peint sur sa vitrine, l'épicier, c'est écrit sur son enseigne, le notaire,
c'est gravé sur sa plaque, sont sans doute de mes cousins puisqu'ils portent le
nom de jeune fille de ma mère. Nous nous contenterons, pour cette fois, de
visiter ceux que nous savons identifier comme tels avec certitude : d'abord mon
cousin Pierre qui tient le bistrot de la gare et qui n'a jamais voulu
s'installer comme bougnat à Paris. Tandis que nous dégustons un Byrrh vieux de
quarante ans, il nous raconte comment le soleil se lève derrière le Plomb du
Cantal pour peu qu'on se mette en route, un beau jour de printemps, dès quatre
heures du matin, et qu'on veuille bien gravir les sentiers qui mènent à la
montagne. En débouchant une
seconde bouteille aussi vénérable que la première, il nous raconte la difficile
course de son chien, lorsque les pattes n'ont pas d'appui sur la neige, en ces
jours froids d'hiver. Ma cousine
Micheline est secrétaire de mairie : elle détient dans ses registres les
secrets de notre famille et elle les dévoile pour nous. C'est ainsi que
j'apprends que je suis le descendant du marquis de Fontange, le seigneur du
lieu aux temps d'avant la révolution. Fier de cette origine aristocratique, je
m'imagine déjà inscrit dans le Bottin Mondain. Quelques instants plus tard,
j'apprends que je suis aussi le descendant de la petite bonne du marquis. Me
voilà redevenu roturier. Mon nom figurera, comme celui de tout un chacun, dans
l'annuaire téléphonique. Nous rendons visite
à Rose, cousine de ma mère. Dans la partie la plus ancienne de la ville, une
ruelle tente vainement de gravir la montagne. A l'endroit où la pente devient
trop raide pour que la ruelle puisse continuer son chemin, une étroite maison
de pierre volcanique, tout en hauteur, est adossée au roc. Ma grand' tante est
assise au pas de la porte, elle ne nous voit pas venir ; elle est immobile... Le gris de la
pierre de volcan, le noir des vêtements de la vieille femme, la couleur sépia
de son visage et de ses mains, recréent très exactement l'atmosphère de ces
vieilles photos que j'ai feuilletées maintes fois depuis mon enfance dans
l'album de famille. La lumière est
douce, il fait bon, le silence est ridé par les bruits d'eau de la Cère qui
nous parviennent, adoucis. Je me dis qu'ici il
ferait bon mourir... Comme s'il faisait
bon mourir quelque part ! *
* * Je me suis
longuement et longtemps interrogé sur la signification de mes réactions
intimes à ce contact, à l'époque nouveau pour moi, avec la terre, la nature,
les pierres de mes ancêtres et de mes origines. Mon désir, satisfait,
devenait plaisir. Ce plaisir n'était-il pas révélateur d'un besoin profond ? Et chacun de nous
n'éprouve-t-il pas ce même besoin de renouer, à une certaine époque de sa vie,
avec sa tradition ? Et cette époque n'est-elle pas souvent le signe révélateur
du passage des fougues de l'adolescence à la tranquille étale de l'âge adulte ? N'étais-je pas tout
simplement en train de vieillir ? *
* * A quelques temps de
là je fis un autre voyage... Seul, et pourtant
accompagné, les yeux clos, mais l'esprit bien ouvert, je fus plongé dans un
autre inconnu au sein duquel je me Suis pourtant toujours senti réconforté de
la chaleur humaine environnante. Voyage paradoxal
où, à travers quatre étapes symboliques, s'accomplit en une soirée un fabuleux
périple de près de 6.000 ans d'histoire spirituelle et où, entre les quatre
murs d'un Temple fermé, l'environnement étriqué de l'homme profane éclate à la
dimension de l'univers. Ainsi, je devins
Apprenti Franc-Maçon. Au troisième coup
de maillet, le rideau s'ouvre... Décor ancien de colonnes antiques, phrases
désuètes de mots surannés, gestes rituels accomplis par des acteurs au jeu
mécanique, la cérémonie d'initiation peut apparaître, aux yeux de l'impétrant qui n'en
perçoit pas encore le sens, qui n'en a pas encore analysé les étapes, qui ne
possède pas encore les clés lui permettant d'en percer les mystères, comme une
plongée brutale au sein d'un monde passéiste, pieusement conservé par des
nostalgiques inconditionnels du mystère médiéval. Et pourtant,
d'emblée, le nouvel initié pressent qu'il s'agit d'autre chose. Tout est dans
le regard des hommes. Et ils sont là, tous, qui me regardent. Là, en face de moi,
c'est le Frère André, et je ne sais si sa noblesse provient de sa stature ou de
ses rides et de ses cheveux blancs, sans doute tout à la fois. Il passe pour un
homme sage et de juste décision, et son avis est constamment sollicité. Il le
donne avec parcimonie et lorsque son opinion, d'aventure, n'est pas conforme à
celle de son interlocuteur, il parle avec une lenteur mesurée et une expression
timide car, je le sais, dans ces moments-là, il redoute trop de se tromper. Il était derrière
moi tout à l'heure et il est à mes côtés maintenant : c'est le Frère Pierre.
Pierre est un homme connu, célèbre et de grande autorité, tant au sein de la
Loge que de l'Obédience où il a exercé la plus haute fonction. Pierre parle
trop vite et pense encore plus vite qu'il ne parle. Cet homme-là a trop d'idées
et, dans le lot, quelques-unes sont mauvaises, naturellement. Le temps passant,
je me suis rendu compte, et je ne suis pas le seul, qu'une mauvaise idée
exprimée par Pierre à un moment donné s'avère souvent, quelques années plus
tard, une bonne idée. Voilà ce que c'est que de penser trop vite. C'est sans
doute que Pierre est trop grand : il a la tête dans les nuages et son regard ne
suit pas toujours la courbure de la terre, et son monocle ne fait rien à
l'affaire. Pierre pense pour l'an 2000 et, malgré tous mes efforts, je n'arrive
pas à le rattraper. C'est ce soir-là
que j'ai vu pour la première fois le Frère Jean. De Jean, tout le monde
s'accorde à dire qu'il est très intelligent mais, ce soir-là, je ne le sais pas
encore. J'ignore aussi, et lui de même, que nos deux futurs vont se rapprocher
singulièrement. Bien des gens pensent que, entre Jean et moi, les rapports qui
se sont créés sont ceux d'un père et d'un fils. Ce n'est pas tout à fait
exact... Je ne sais si Jean va se fâcher ou sourire, mais il ne saurait passer
pour mon père car, moi, je le considère comme un enfant. A me trouver si
souvent si proche de lui, témoin de ses drames et de ses joies, constatant
tantôt sa peine, tantôt ses émois, je puis vous affirmer que le Frère Jean a un
cœur encore plus gros que son cerveau. Une femme qui meurt, un enfant qui naît,
une photo qui se révèle, un livre qui s'imprime, Jean qui pleure et Jean qui
rit, oui, Jean est un enfant. Le soir de mon
initiation, ils sont tous là qui me regardent, et de tous je ne peux tracer le
portrait. Je ne peux pas vous parler du Frère Achille car de lui, il y aurait
trop à dire. Le Frère Achille est le seul de mes frères qui puisse se vanter de
m'avoir permis de naître deux fois. Il faut dire que sa passion est de faire
des enfants. Nous fêtâmes dans l'allégresse la naissance de sa dernière fille à
peu près en même temps que son Jubilé maçonnique, cérémonie qui honore un
tiers de siècle de présence au sein de la Loge. Eh oui ! à près de 70 ans,
Achille prénommait sa fille Béatrice, et je me plais à penser qu'il rêvât un
jour, s'accoudant sur le parapet qui borde le fleuve Arno, que lui apparaîtrait
Béatrice comme elle apparut à Dante sur le Ponte Vecchio. Et c'est sans doute
grâce à Béatrice qu'Achille, le plus vieux Frère de la Loge aujourd'hui,
apparaît à tant d'entre nous comme le plus jeune. *
Qui est vieux, qui est jeune ?* * Qui est jeune, qui est vieux ? Un voyage au bord
de la Cère, un voyage initiatique au sein d'une Loge maçonnique, je l'ai
souhaité, dans l'un et l'autre cas, comme la recherche de ma tradition, le «
pèlerinage aux sources » de Lanza del Vasto, la rencontre avec des hommes, mes
aînés, vient ce besoin de les
écouter, de m'en remettre à eux, l'envie de faire autour d'eux pour les entendre me raconter la vie. Mon cousin
Pierre, ma cousine Micheline, ma grand'tante pose, mes Frères
André, Pierre et Jean, et toi, mon Frère Achille, mus m'avez fait découvrir et
m'avez appris la tradition. Et moi, ',partais à votre rencontre, persuadé que,
devenant adulte, je fiais m'en remettre à vous, mes aînés, tandis que vous
veniez ma rencontre pour
me confier les secrets de l'éternelle jeunesse. Qui est vieux, qui
est jeune ? Qui est jeune, qui
est vieux ? Je ne sais... Peut-être la
question n'a-t-elle pas de sens et ne mérite-t-elle pas d'être posée ? Mais en tout cas,
aujourd'hui, de plus en plus nombreux, des hommes jeunes viennent frapper à la
porte des Temples de la Grande Loge de France. Pour y faire quoi ? Peut-être ne
le savent-ils pas eux-mêmes. Mais ils semblent être contents et satisfaits, et ils le témoignent. Alors, qui sont ces
hommes ? Que viennent-ils
chercher et que trouvent-ils dans la Loge maçonnique ? Essayons de le
comprendre, d'abord à travers une sociologie, bien peu savante en vérité, une
simple observation plutôt, de la Loge et des Frères qui la composent. La Loge maçonnique
est un corps collectif qui vit, c'est-à-dire qui naît, puis se développe et
meurt parfois. L'acte de naissance d'une Loge maçonnique c'est la Patente de
Constitution délivrée par l'Obédience. Pour que l'Obédience accorde une
patente, il faut que la Loge réunisse au moins sept Maîtres Maçons. Souvent, ils seront
10, 12 ou 15 Maîtres Maçons. La Loge est ainsi née et elle peut commencer à
travailler. L'une de ses tâches consiste à permettre à d'autres hommes de
devenir, à leur tour, Francs-Maçons en leur conférant l'initiation et il n'est
pas rare qu'au bout de quatre à cinq années la Loge compte une trentaine de
membres. Le développement de
la Loge se poursuivra tant que les Frères estimeront ne pas avoir encore
atteint le point d'harmonie. Certaines Loges penseront que trente membres est
un niveau satisfaisant pour pouvoir travailler en commun, mais la plupart des
Loges comptent plutôt entre 40 et 100 membres. Les experts en
dynamique de groupe seront sans doute aptes à définir le nombre idéal des membres
d'une Loge. Mais la Loge, organisme vivant, est dotée d'une personnalité et son
individualité s'exprimera aussi par son nombre de membres. La Loge peut donc
croître tant que le nombre ne remet pas en cause la cohésion du groupe. Or, un
des principes fondamentaux de la Loge est celui de la diversité des Frères qui
la composent. Le point d'harmonie se situe donc au croisement de ces deux
forces contradictoires, l'une centrifuge, la diversité des membres, l'autre
centripète, la cohésion du groupe. Une loge qui
stabilise le nombre de ses membres n'est pas une Loge qui refuse d'accueillir
de nouveaux profanes en son sein. La stabilité numérique d'une Loge provient de
l'équilibre Mitre les Frères qui y entrent — les nouveaux initiés — et ceux qui
la quittent. Car des Frères
quittent leur Loge. Ces départs
tiennent à des facteurs divers, essentiellement trots. D'abord, hélas ! la
disparition des Frères qui quittent la Loge pour l'éternel Orient, celui d'où
l'on ne revient pas. Ils restent présente à nos cœurs et l’œuvre que nous
avons bâtie en commun est marquée de leur empreinte. Mais ils ne sont
physiquement plus là. Certains Frères quitteront la Loge parce que leur vie
professionnelle ou familiale les amènera a s'éloigner géographiquement de leur Loge d'origine.
Où qu'ils aillent, ils seront accueillis par une autre Loge de la Grande Loge
de France. D'autres Frères enfin prennent leur distance — définitivement ou
provisoirement — avec leur loge, parfois au profit d'une autre Loge, parfois
parce qu'ils MI souhaitent plus poursuivre leur démarche initiatique. Lorsque le nombre
de Frères qui quittent ainsi la Loge s'équilibre avec le nombre de profanes
qui y sont initiés, l'effectif de la Loge est en équilibre. Si sa croissance se
prolonge au-delà du point d'harmonie, il est vraisemblable que, pour un travail
fructueux, la Loge sera amenée à se scinder en deux parties — pas forcément
égales — l'Initiative de
quelques Frères Maîtres, au moins 7, peut-être 10; 12 ou 15, qui créeront ainsi
une nouvelle Loge. Voila comment les
Loges vivent, c'est-à-dire naissent d'abord e se développent ensuite. Il arrive aussi
qu'elles meurent... L'histoire est
parfois sévère avec la Franc-Maçonnerie et lui a porté quelques coups, rudes ou
subtils. La Franc-Maçonnerie dont on dit — à juste titre — qu'elle a permis le
développement et la diffusion des idées révolutionnaires, fut interdite, cela
va de soi, sous la Terreur. Les excommunications de l'Église catholique ou les
divers arrêts d'exclusion du Parti Communiste, visant les catholiques ou les
communistes Francs-Maçons, ont posé à de nombreux Frères des problèmes de
conscience et ont parfois décimé des Loges. D'autres
disparitions, cependant, nous réjouissent. Ainsi, le renouveau de la démocratie
en Espagne et la renaissance de la Franc-Maçonnerie espagnole, son corollaire,
ont consacré la disparition d'une Loge de la Grande Loge de France installée à
Montpellier, créée à l'initiative de Frères espagnols en exil au lendemain de
la dernière guerre ; quelques Frères espagnols qui, il y a moins de deux ans
encore, animaient la Loge, sont aujourd'hui retournés dans leur pays.
D'autres, demeurant en France, ont préféré rejoindre des Loges françaises et ne
pas maintenir une Loge spécifique qui avait perdu sa raison d'être. A l'exception des
Loges récemment créées, disons depuis dix ou quinze ans et qui peuvent se
trouver encore dans leur phase de croissance, la plupart des Loges sont donc à
leur point d'harmonie. *
* * Parmi les divers
membres de la Loge, on rencontre des Frères de tous âges et de tous horizons.
Les plus jeunes ont quelquefois moins de 25 ans et ils sont, bien entendu, les
plus récemment initiés. Les plus âgés sont, bien entendu, les Frères les plus
anciens, mais puisque les règlements de l'Ordre ne fixent pas d'âge limite pour
l'initiation, certains Frères âgés peuvent avoir été initiés depuis peu. En réalité,
l'analyse de la structure des âges des membres d'une Loge est peu significative
; lorsque l'initiation lui est conférée, un profane devient Franc-Maçon et il
l'est pour la vie. Il est donc normal qu'une Loge, pourvu qu'elle ait une
certaine durée d'existence, soit composée de nombreux Frères âgés. Plus intéressante
et plus significative est l'observation des Francs-Maçons au moment où ils le
deviennent, c'est-à-dire au moment de leur initiation. Il n'est pas question,
bien sûr, de tracer un quelconque portrait-robot du Franc-Maçon d'aujourd'hui.
Une telle volonté serait une gageure impossible à tenir en vertu de deux
raisons essentielles. La première tient à
la spécificité même de la démarche initiatique. Certes, lorsque les
Francs-Maçons de la Grande Loge de France se réunissent pour travailler au Rite
Écossais Ancien et Accepté, sous l'invocation du Grand Architecte de l'Univers,
ceci lignifie que leur démarche est jalonnée des mêmes étapes et suit le même
fil conducteur, celui tracé par le Rite maçonnique qu’ils ont adopté. Mais la
démarche initiatique, qui s'adresse au plus profond de la personne, qui
provoque une révolution intérieure au niveau de la conscience, qui bouleverse
la personnalité, élit ressentie de façon très différente et particulière par
chacun des Frères. Une deuxième raison
qui rend difficile toute tentative de dresser un portrait-robot du
Franc-Maçon
d'aujourd'hui tient à l'extrême diversité des
Frères qui composent une loge
maçonnique et qui mettent leur travail en commun. Nous savons
bien, nous les
Francs-Maçons de la Grande Loge de France, quels sont ceux qui
viennent à nous.
La Grande Loge de France, et c'est là une des
caractéristiques les plus connues
de la part du monde profane, est le lieu privilégié de la
rencontre d'hommes de
toutes races, de toutes religions, de toutes opinions politiques,
dès lors que
rien, dans les idées et leur expression, ne vient entraver la
libre recherche de
la vérité, ensemble et en commun. Cependant une analyse,
même succincte, des
caractéristiques des hommes qui nous rejoignent aujourd'hui, est
susceptible de
mettre en lumière quelques tendances révélatrices
de cette diversité. Par
exemple, le plus jeune de ceux qui ont demandé leur initiation
à la Grande Loge
de France au cours de l'année écoulée était
âgé de 21 ans. Le plus âgé, né en
1915, avait 65 ans révolus. Qu'on ne s'étonne pas de ces
âges car la
Franc-Maçonnerie abolit les hiérarchies additionnelles,
et entre autres, celle
de l'âge, en dépouillant l'homme de sa peau profane
pour lui permettre de
renaître à une vie recherche active
qui intéresse aussi bien l'adolescent que homme âgé. Autre fait caractéristique
: le même examen des hommes initiés en 1981 permet de constater la très grande
diversité des origines socio-professionnelles des Francs-Maçons : de l'ouvrier
au médecin, de l'animateur socioculturel au commerçant, du journaliste au
patron d'industrie, la recherche maçonnique intéresse des hommes en provenance
de tous les secteurs de la vie de la Nation. Cependant, ces
extrêmes diversités d'âges et de catégories socioprofessionnelles ne sont pas
sans révéler certaines tendances profondes et particulièrement intéressantes. En ce qui concerne
les âges tout d'abord : sans observer de gigantesques bouleversements, on
constate néanmoins un rajeunissement des hommes qui viennent frapper aux
portes de nos Loges. Actuellement, l'âge moyen de ceux qui souhaitent être
initiés à la Grande Loge de France est inférieur à 35 ans. Ceci est
significatif d'évolutions sociologiques qui intéressent l'ensemble de la
société mais aussi de ce fait que c'est environ dans les dix années de leur vie
qui correspondent à leur installation dans la société et à leur positionnement
par rapport à cette société que les hommes s'interrogent et qu'ils effectuent
le mouvement vers la Franc-Maçonnerie, laquelle est effectivement le lieu où un
travail ordonné permettra que soient recherchées les réponses à leurs
interrogations. Aujourd'hui, près
d'un initié sur trois a entre 30 et 35 ans, et un Franc-Maçon sur deux a moins
de 40 ans. Il y a dix ans environ, les Francs-Maçons étaient en moyenne de cinq
ans plus âgés. La constatation de
ce rajeunissement permet à la Franc- Maçonnerie de renouer avec sa tradition la
plus ancienne. La reprise des activités maçonniques, au lendemain de la
dernière guerre, fut lente et difficile. De nombreux Frères, victimes de la
barbarie nazie, d'autres, survivants mais inquiets, craintifs non pas pour eux-mêmes
mais pour leurs enfants, tous les enfants, ont hésité à ouvrir les portes des
Temples. Mais le monde bougeait. Une nouvelle génération pointait son nez,
celle qui, née aux lendemains de la guerre, découvrait pêle-mêle le rock'n
roll et le blue jean, le jazz et l'existentialisme dans les caves de
Saint-Germain- des-Prés, le Mouvement de la Paix et la contestation
soixante-huitarde. Les enfants de Marx et de Coca-Cola, comme on les a appelés,
ont vibré aux concerts de Bob Dylan, ont pleuré devant les martyrs de Charonne,
ont rêvé en lisant Jack Kerouac, ont serré les poings devant la dépouille de
Martin Luther King. Quelques-uns se sont sans doute réconfortés en lisant « Le
Capital ifn sirotant un quelconque breuvage à bulles. Et les autres ? ils se sont
mariés et ils ont fait des enfants, ils ont étudié puis H Sont mis au travail.
Et quoi ? Quoi d'autre ? Quoi de plus ? ça sont ces hommes-là que la
Franc-Maçonnerie accueille depuis qe quelques dix dernières années où est
constaté ce rajeunisse- ;Oint des initiés. Evolution
remarquable mais qui renoue, disions-nous, avec la vocation naturelle de la
Franc-Maçonnerie. Sans doute Voltaire fut-Il Initié à l'âge de 84 ans. Mais La
Fayette et Robespierre n'avalent pas 25 ans, Joseph Bonaparte et Mozart n'en avaient
pas 30, lorsqu'ils furent initiés. Tout le monde
certes n'est pas Mozart, mais la Loge n'est Ra0 non plus un cabinet de musique.
La Loge, de tous temps, fut constituée d'hommes de toutes origines. Là encore,
les évolutions reventes marquent l'ouverture actuelle de la Grande Loge de
France, à une extrême diversité d'hommes. Il importe de le dire car l'Image de
la Franc-Maçonnerie perçue par le monde profane Nt plutôt évocatrice d'un Ordre
bourgeois. Cela se justifie en Ortie par son histoire. Bien que, dès son
origine, au XVIlle siècle, f Franc-Maçonnerie s'était déjà affirmée comme le
lieu de rencontre du seigneur et du manant, de l'aristocrate et du roturier,
pour reprendre des formules déjà utilisées mais qui ont le mérite d'exprimer
qu'en Loge les barrières sociales n'existent pas. Néanmoins, reflet des
structures socioculturelles de son époque, qui observaient l'interrogation
philosophique et spirituelle aux détenteurs d'une culture bien
parcimonieusement distribuée, la Franc- Maçonnerie avait effectivement le
visage de la bourgeoisie. Les hommes qui
viennent nous rejoindre à la Grande Loge de France aujourd'hui sont désormais
représentatifs de tous les courants qui traversent notre société. Il n'est
point de professions, de classes ou de groupes sociaux, de courants culturels,
qui ne Participent maintenant à notre oeuvre commune grâce à la présence active
d'hommes des professions les plus diverses. Ne nous méprenons
pas. Ceci ne signifie pas que la Grande toge de France constitue un échantillon
représentatif de la société française. Ce n'est d'ailleurs pas le problème de
la Grande Loge de France que de tendre à refléter avec une exactitude mathématique
une structure socioprofessionnelle qui, exprimée quantitativement, ne donne
certainement pas le reflet qualitatif des extrêmes richesses d'aspiration des
diverses composantes de la société. Ce que la Grande
Loge de France tente de réaliser, et c'est ce que démontre la tendance à
l'ouverture vers la plus grande diversité, c'est, au sein du groupe, la
synthèse des idées porteuses d'avenir quelle que soit l'origine de ces idées et
quel que soit le creuset socio-culturel dans lequel elles ont pris naissance. Mais n'inversons
pas les problèmes. Que la Grande Loge
de France ait tout à gagner et s'enrichisse de cet apport d'hommes jeunes et de
toutes origines, ceci est une évidence, et ce le serait pour n'importe quel
groupe humain constitué. Mais ce qui nous intéresse est de savoir ce que ces
hommes viennent chercher dans la Loge et ce qu'ils y trouvent, autrement dit,
ce en quoi la Franc-Maçonnerie répond à leurs aspirations ? C'est supposer
qu'il existe des préoccupations spécifiques de la jeunesse. Rien de moins sûr.
Il y a des gens qui sont préoccupés et d'autres qui ne le sont pas. Il y a des
gens qui sont préoccupés et le demeurent tout au long de leur vie, d'autres qui
se résignent assez tôt à subir l'existence plutôt que de la vivre. Et ceci
n'est pas lié à l'âge. On attribue
cependant à la jeunesse certains défauts, certaines qualités et certains
désirs. Ceci est assez théorique. Présenter la jeunesse au travers de quelques
traits saillants et déterminants pourrait même présenter les dangers inhérents
à toute forme de généralisation hâtive. Mieux vaut, en l'occurrence, rester
symbolique. La littérature, «
L'homme qui voulut être roi » de Rudyard Kipling, ou la musique, Tamino dans «
La flûte enchantée » de Mozart, pour ne citer que les plus connus, ont donné
quelques exemples de jeunes héros subissant les épreuves de l'initiation
maçonnique. Bien d'autres héros romanesques, depuis Ulysse, sont partis pour
des voyages analogues. Le cinéma lui-même nous a fourni quelques exemples, tel
Naoh, le héros de « La guerre du feu », le tout récent film de Jean-Jacques
Annaud. Le roman dont la
démarche initiatique m'a le plus séduit est « Siddhartha ». Le
chef-d’œuvre de Herman Hesse met en scène t'Arme hindou qui quitte très tôt sa
famille pour suivre d'abord les préceptes de la religion officielle, pour se
frotter ensuite aux Vers aspects de la vie : l'amour et la fraternité, les
métiers, plaisir ; pour découvrir enfin, à travers tous les personnages
rencontrés, mais surtout en accomplissant sa propre révolution intérieure, le
secret de la sagesse. Homme déraciné,
occidental protestant, déçu par la folie de L'Europe guerrière du XXe siècle,
Hermann Hesse situe volontairement son roman dans la civilisation hindoue
qu'il connaissait parfaitement bien. La synthèse
philosophique et culturelle réalisée par l'auteur donne à son héros Siddhartha
une dimension réellement universelle et il n'est pas étonnant que le roman,
publié en 1922, ait dti reconnu par le mouvement littéraire des « angry young
men », lesleunes hommes en colère britanniques des années cinquante, et par la
jeunesse américaine des mouvements beatnick puis hippy, comme le livre de leur
génération. Je vous propose
donc de nous laisser guider par Siddhartha dans ce voyage en résumé que nous
allons faire ensemble maintenant. *
* * Devenir un homme ! Quel enfant n'a pas
eu le coeur battant à cette perspective. Devenir un homme. S'assumer. Etre soi.
Etre autonome. Pouvoir vivre sans le secours et en dehors de la cellule
familiale. Affronter le monde avec les armes de sa propre nature, la force de
ses propres muscles, l'enthousiasme de son propre esprit. Il n'y a nul autre
chemin que celui du rejet de la cellule 3-familiale. Ce rejet, selon la qualité
des analystes et des experts, l'exprimera en des termes différents, mais le
fondement reste le même : conflit des générations, dira le sociologue, volonté
de huer le père, dira le psychiatre. Entre le bien-être procuré par le confort
de la présence parentale et l'aspiration à devenir une personnalité autonome,
le conflit intime s'exprimera par une gamme très diverse de réactions possibles.
Mais n'est-ce pas une préoccupation commune qui sert de point de départ à la
fugue de l'adolescent et à la révolte de toute une génération, en mai 1968 par
exemple ? « Il est interdit d'interdire », lisait-on sur les murs de la
Sorbonne. Et sur les murs de l'Odéon était écrit : « L'imagination au pouvoir
». Fruits de leurs siècles, réceptacles des idées du moment, témoins et
actrices de leurs époques, la famille, l'école, les institutions ne peuvent
donner que ce qu'elles ont. Leur fonction est de transmettre ce qui doit être
transmis, qui se confond, dans la plupart des cas, avec ce qui doit être
préservé. La famille, l'école, les institutions sont par essence conservatrices
puisqu'une génération les sépare de ceux qu'elles ont pour mission d'éduquer. Alors, l'autonomie
de l'adolescent s'exprime nécessairement, sinon par une révolte explicitement
manifestée, du moins par une prise de conscience que la rupture est
indispensable. C'est ce que
ressent Siddhartha : « Siddhartha commençait à se sentir mécontent de
lui-même ; il commençait à s'apercevoir que l'amour de son père, l'amour de sa
mère, et même l'attachement de ses amis ne feraient pas son bonheur, ne le
calmeraient pas, ne le rassasieraient pas, en un mot, ne lui suffiraient pas
toujours, ne lui suffiraient jamais. Il commençait à se douter que son père et
ses autres maîtres lui avaient déjà communiqué la plus grande partie et le
meilleur de leur sagesse, qu'ils avaient déjà versé dans son âme et dans son
esprit tout le contenu des leurs, sans pouvoir les remplir : l'esprit n'était
pas satisfait, l'âme n'était pas sereine, le cœur n'était point tranquille. » Le signe de
l'initiable, c'est ce doute qui pénètre l'esprit, l'âme et le cœur. Doute
naturel, inquiétude légitime. L'initiation y répond en ce qu'elle propose une
autre voie. L'initiation, c'est
d'abord l'expression symbolique du phénomène de rupture. Qu'on ne se méprenne
pas sur le sens du terme « symbolique ». Il ne signifie pas que l'initiation
n'est pas « vraie », c'est-à-dire qu'elle n'est pas réellement vécue.
L'initiation est un psychodrame subi avec émotion parce qu'elle s'adresse à
l'homme lui-même. L'initiation propose au profane de vivre symboliquement sa
propre mort. Elle lui demande de rejeter ses vieilles hardes, de se débarrasser
de sa gangue, de se dépouiller, de se mettre à nu. C'est à l'homme nu que les
Frères en Loge s'adressent, non point pour l'humilier, mais pour lui proposer
de renaître à l'aide d'une nouvelle forme de savoir. La spécificité du
savoir initiatique mérite tout de même qu'on s'y arrête quelque peu. Siddhartha déclare
à son ami : « Il m'a fallu beaucoup de temps pour apprendre moi-même cette
cruelle vérité dont je ne suis pas encore assez pénétré, c'est qu'on ne peut
rien apprendre I Je crois bien, en effet, que cette chose que nous nommons «
apprendre » n'existe pas. Il n'y a qu'un savoir et qui est partout : celui qui
est en moi, celui qui est dans chaque être. Et voilà pourquoi je commence à
croire qu'il n'existe pas de plus grand ennemi du vrai savoir que de vouloir
savoir à tout prix. » Et il ajoute : « Le savoir peut
se communiquer. Mais pas la sagesse. On peut la trouver, on peut en vivre, on
peut s'en faire un sentier, mais quant à la dire et à l'enseigner, non, cela ne
se peut pas. » La Loge maçonnique place
l'initié sur le sentier, indique la route, jalonne les étapes, fournit l'aide
morale et le réconfort fraternel qui aident à surmonter les obstacles, mais
elle n'apprend rien. Elle ignore le mode pédagogique traditionnel de
transmission des connaissances. Attention, il n'est
pas question de rejeter l'éducation familiale, l'enseignement de l'école, la
formation professionnelle, comme autant de structures de transmission du savoir
inopérantes et Inutiles. D'ailleurs, nous sommes tous le fruit de ces structures
et nombre d'entre nous ne s'en portent pas mal du tout et ont même tiré de ce
mode de transmission des connaissances, des joies profondes et des
satisfactions très intenses. Il est simplement
question de constater que les méthodes pédagogiques habituelles sont
dogmatiques en ce qu'elles transmettent un savoir qui, autoritairement, même
si cette autorité est fondée et légitime, va du père au fils, de l'enseignant à
l'enseigné, et est donc la manifestation d'un pouvoir, par essence contingent. La méthode
initiatique est toute autre, puisqu'elle propose à l'homme de rechercher en
lui-même les sources du savoir. Pour ce faire, elle met à sa disposition une
structure, la Loge, et des outils intellectuels dont la représentation
symbolique passe par les outils des maçons opératifs. On objectera que
les idéologies et les doctrines mettent aussi en place des structures et des
outils destinés à permettre une meilleure appréhension de l'univers. C'est
exact. Mais les idéologies et les doctrines sont, par nature, fermées. Elles
visent à donner une vision cohérente et complète du monde, et c'est pourquoi
toute doctrine, même la plus séduisante au regard de la fraternité, est
totalitaire. Siddhartha se méfie
des doctrines. Il s'adresse ainsi à l'un de ses personnages de rencontre qui
lui avait dressé un tableau très cohérent du monde et de l'humanité : « Il y a
une chose que j'ai admirée dans ta doctrine. Tout en elle est parfaitement
clair, parfaitement démontré. Tu représentes le monde sous la forme d'une
chaîne parfaite et infinie, faite de causes et d'effets. Jamais on ne voit rien
de plus clair, jamais rien ne fut exposé de façon aussi irréfutable... l'unité
du monde, l'enchaînement de tout ce qui s'y passe, le fait que toutes choses,
les grandes et les petites, sont comprises dans ce même courant, dans la même
loi des causes, du devenir et du mourir, tout cela ressort avec une clarté
lumineuse de ta sublime doctrine... » Et Siddharta ajoute : « Mais, comment
vaincre ce monde, comment s'en délivrer ? » Il n'y a, en effet,
pire carcan que celui de l'idéologie qui n'a pas la force de se libérer des
fonctions normatives qu'elle implique. Nombre de profanes
qui viennent frapper à la porte des Temples apparaissent aux Frères de la Loge
comme des hommes sinon déçus du moins insatisfaits de leur expérience de la vie
sociale. A 30 ans, ils se sont déjà émancipés de leur père et de leur mère, ils
ont achevé leurs études, courtes ou longues, ils ont fondé une famille, entamé
leur carrière professionnelle, ils ont des enfants, ils se sont engagés
socialement ou politiquement, ils y éprouvent parfois un bonheur intense, ils y
trouvent souvent la source de leur équilibre. Et pourtant, ils ont le sentiment
que tout ne leur a pas été dit, que quelque chose leur fait défaut. Siddhartha
l'exprime ainsi : « De temps en temps, il percevait, tout au fond de sa
poitrine, une voix qui se lamentait, très faible, comme celle d'un mourant, et
qui l'avertissait tout bas, si bas qu'il la distinguait à peine. Alors, pendant
une heure, sa conscience lui reprochait de mener une existence bizarre, de
s'occuper de choses qui, au fond, ne méritaient pas d'être prises au sérieux.
Sans doute, il avait des moments de bonne humeur et même de gaieté. Mais il
était bien obligé de reconnaître que la véritable vie passait à côté de lui
sans le toucher. » On le voit, une
sorte de malaise existentiel, qui n'est pas l'expression d'une haine de la
société, d'une vision pessimiste de la vie, d'un rejet de l'amour des hommes,
mais simplement l'expression d'un manque. Comment le combler ? Lorsque les Frères
de la Loge interrogent les profanes sur les motivations qui les poussent à
devenir Francs-Maçons, la réponse la plus fréquemment fournie est la suivante :
« Rencontrer d'autres hommes ». Pourquoi en Loge, pourquoi pas ailleurs, à
l'association des bridgeurs, au conseil municipal ou au Club Méditerranée ? Rencontrer d'autres
hommes, d'autres idées, d'autres doctrines, pouvoir écouter, pouvoir échanger. Siddhartha dit : « Le
vrai chercheur, celui qui a vraiment le désir de trouver, ne devrait embrasser
aucune doctrine. Par contre, celui qui avait trouvé pouvait les admettre
toutes, comme il pouvait admettre toutes les voies, toutes les fins. » La voie
initiatique, c'est une voie ouverte d'échange, échange d'idées, échange de
mots, échange de regards à l'intérieur d'un univers clos, le Temple Maçonnique,
espace de liberté où l'homme, ayant laissé ses métaux à la porte, se sent prêt
à renaître à une autre forme de rapport aux autres. Renaître encore... « Siddhartha
comprit que ce qu'il venait d'éprouver c'était le dernier frisson du réveil, le
dernier spasme de la naissance ; il était un autre homme, il lui fallait donc
commencer une vie nouvelle... lors, il se mit en marche, rapidement, avec
l'impatience d'un homme pressé d'arriver. Où ? II ne le savait pas. » Bien sûr,
l'initiation ne fait pas l'initié. L'initiation n'est que le point de départ du
lent et graduel processus qui va provoquer, de façon progressive, la
transformation de l'homme. Et encore ! Le but ne sera jamais totalement
atteint. Beaucoup plus tard,
Siddhartha, tout proche de la mort, dira : « Je suis vieux, il est vrai,
mais je n'ai pas, pour cela, cessé de chercher. Il semble même que ma destinée
soit de chercher sans répit. » Mais disons-le,
c'est là l'essentiel... Nul ne trouve jamais, le Franc-Maçon cherche toujours. Quelles voies de
recherche la Franc-Maçonnerie propose-t-elle au nouvel initié ? *
** La
Franc-Maçonnerie, comme tout système initiatique, procède, en quelque sorte,
par restructuration. Par la magie du
rituel, avec ses mots, ses gestes, ses représentations, la Loge Maçonnique,
dès lors qu'elle est habitée par les Frères présents, va restituer chacun d'eux
dans l'environnement le plus large. Le microcosme qu'est la Loge, réduit à un
espace de quelques mètres carrés de sol, oeuvrant dans un laps de temps qui ne
dépasse guère deux à trois heures entre l'ouverture et la fermeture des
travaux, va éclater dans une perspective macrocosmique. En effet, en se
référant aux grands mythes de l'humanité,
intégrés à l'intérieur d'un système
cohérent et intellectuellement ouvert, le rituel va projeter
l'homme dans
toutes les directions, dans le temps, comme dans l'espace. Dans le
temps : le
Franc- Maçon va être confronté, tel un homme
préhistorique, aux épreuves qui
lui imposent la confrontation avec les quatre éléments :
terre, eau, air et
feu. Dans l'espace : le Franc-Maçon va être le
témoin, comme un cosmonaute, de
la rotation de la Terre autour du Soleil. Ces deux exemples
sont donnés ici à titre indicatif. Le système symbolique de la
Franc-Maçonnerie, et tout particulièrement celui du Rite pratiqué par la Grande
Loge de France, est un système infiniment complexe. Il tisse autour de l'initié
une sorte de sphère dont l'intérieur serait tapissé d'une multitude de petits
miroirs qui refléteraient chaque geste, chaque mot, chaque représentation du
rituel à des centaines d'autres mots, d'autres gestes, d'autres représentations
reflétés à l'infini. Au centre de cette
sphère, l'homme ; l'homme et son regard sur les autres hommes. Et lorsque
s'instaure le dialogue entre un Frère et tous les Frères de la Loge, les
regards se croisent et s'entrecroisent aussi à l'infini. Chaque idée émise est
ainsi transmise, non pas directement, mais par réflexion. Le poète est mieux
à même de manier les mots pour exprimer l'idée. Alors, suivons Siddhartha sur
le chemin initiatique. Siddhartha est
confronté aux éléments : « Silencieux, Siddhartha se tenait debout sous les
rayons perpendiculaires du soleil, brûlé par la douleur, consumé par la soif.
Il restait pourtant jusqu'à ce qu'il ne sentît plus ni douleur ni soif.
Silencieux, il se tenait sous l'averse à la saison des pluies ; l'eau lui
coulait des cheveux sur ses épaules frissonnantes, sur ses hanches et sur ses
jambes, mais il demeurait là, jusqu'à ce que ses jambes ne sentissent plus le
froid et ne frémissent plus. Sans mot dire, il s'enfonçait dans les
broussailles d'épines ; le sang dégoulinait de sa peau brûlante, mais il
s'obstinait à rester jusqu'à ce que le sang ne coulât plus. » De même, à travers
le rapport cruel de l'homme à la nature, le Franc-Maçon plonge dans les racines
les plus profondes de l'inconscient collectif exprimé par les mythes. « Le moi
sera vaincu, se disait Siddhartha, les passions et toutes les tentations se
seront tues, alors se produira le réveil de l'être intérieur qui vit en moi.
» Le Vénérable Maître
de la Loge, lorsqu'il ouvre les travaux, demande à ses Frères de « laisser
leurs métaux à la porte du Temple et d'ouvrir leurs cœurs en fraternité ». Le
monde profane est désormais à l'extérieur du Temple, mais cela ne suffit pas
pour que soit réalisée l'harmonie dynamique qui permettra aux Frères de
travailler en commun. Pour ce faire, la Loge a besoin de se projeter hors les
murs. Laissons là encore la parole au poète : « Il vit le soleil se lever
au-dessus des montagnes boisées et se coucher derrière les lointains palmiers.
Il vit la nuit, les étoiles, leur belle ordonnance dans le ciel et le croissant
de la Lune. Il vit des arbres, des astres, des animaux, des nuages, des
arcs-en-ciel, des rochers, des plantes, des fleurs, des ruisseaux et des
rivières... toutes ces choses et mille autres encore. Rien de tout cela n'était
nouveau ; mais il ne l'avait jamais vu ; sa pensée l'en avait toujours tenu
éloigné. Maintenant, il était auprès de ces choses, il en faisait partie. » « Il en faisait
partie ». L'homme au centre
de la sphère. L'homme resitué, recentré. Et les hommes dans la Loge sont alors
prêts à travailler, mais à travailler autrement. Car le contexte de la
communication est devenu différent. D'abord, elle se fait entre initiés puisque
tous les Frères ont vécu la même initiation par le même rituel. Alors, chacun
est en mesure de mieux s'ouvrir à l'autre, et ainsi naît la fraternité qui
commence au moment où l'autre devient le miroir de soi-même. « Siddhartha
commençait à ne plus bien distinguer les voix ; celles qui avaient une note
joyeuse se confondaient avec celles qui se lamentaient, les voix mâles avec les
voix enfantines, elles ne formaient plus qu'un seul concert, la plainte du
mélancolique et le rire du sceptique, le cri de la colère et le gémissement de
l'agonie, tout cela ne faisant plus qu'un, tout s'entremêlait, s'unissait, se
pénétrait de mille façons. Et toutes les voix, toutes les aspirations, toutes
les convoitises, tout le bien, tout le mal, tout cela ensemble, c'était le
monde. » La Loge est devenue
un véritable corps collectif dont chaque partie s'intègre parfaitement aux
autres et c'est ainsi que se construisent simultanément le Temple intérieur
invisible et le Temple extérieur, visible. Oh ! Il ne se
construit pas en un jour « A chaque
pas qu'il faisait sur la route, Siddhartha apprenait quelque chose de nouveau.
» Et pourtant, le
temps sera long, très long. Faudra-t-il trois ans, cinq ans, sept ans ou plus
pour que l'initié s'accomplisse enfin ? Faudra-t-il toute une vie pour
s'apercevoir que l'on a rien appris encore ? Faudra-t-il alors, arrivé au terme
du voyage, tout recommencer comme un simple apprenti ? Devenu bien vieux,
Siddhartha s'arrête au bord d'un fleuve. Il dit au passeur qui s'apprêtait à le
faire traverser : « J'aimerais mieux ne pas continuer mon voyage. Ce que je
préfèrerais à tout, ce serait que tu me donnes un vieux tablier et que tu me
gardes auprès de toi pour t'aider : je serai ton apprenti. » Alors, à quoi bon ?
Est-ce un chemin inutile ? Est-ce du temps perdu ? Et s'il était bon
que le maître ne soit à jamais qu'un éternel apprenti ? Et s'il était vrai que
le maître a plus à apprendre de l'apprenti que l'apprenti n'a à apprendre du
maître ? Abolition de la
hiérarchie du savoir et de la culture, abolition de la hiérarchie des âges,
abolition de la hiérarchie sociale ou économique au profit de la confrontation
fraternelle d'êtres qui recherchent les uns dans les autres ce qui est ancré le
plus profondément dans les coeurs et dans les esprits. Savoir, culture, âge,
classe sociale et richesse, au lieu d'être les facteurs de distinction des
individus, deviennent des facteurs d'intégration. Et l'objectif de chacun des
Frères est d'apporter à l'ensemble de la Loge son savoir, sa culture, son âge,
sa classe sociale et sa richesse au service de l'édification du Temple commun. Ainsi, la Loge
est-elle peut-être en mesure de donner à tous ceux et celles qui expriment le
désir d'épouser sa démarche, ce supplément d'âme qui fait tant défaut aux
hommes d'aujourd'hui. Elle propose une voie de recherche. Elle n'impose aucune
limite à cette recherche. Et ce sont sans doute ces deux conditions réalisées
qui séduisent aujourd'hui les hommes qui viennent à nous. Par ailleurs, la
Franc-Maçonnerie, héritière de la Maçonnerie opérative des bâtisseurs de
cathédrales, repose sur une tradition de métier immédiatement perceptible aux
hommes du XXe siècle. Elle est pétrie de l'ensemble des systèmes religieux,
culturels, sociaux, économiques et politiques qui nous ont constitués. S'il existe de
nombreuses sociétés initiatiques à travers le monde, elle est l'une des rares à
être parfaitement adaptée aux structures du monde occidental contemporain. Ce qui ne signifie
pas, bien entendu, qu'elle soit nécessaire à l'homme. Certains Francs-Maçons,
sinon tous, considèrent la Franc-Maçonnerie comme nécessaire pour eux-mêmes.
Mais nous savons bien que la vie réserve à chacun d'entre nous, ceux qui sont
en dehors du Temple comme ceux qui sont au-dedans du Temple, des épreuves
difficiles et des bonheurs exquis qui sont autant d'étapes d'une initiation
individuelle. A ceux-là, comme à
tout être humain, s'étend la fraternité maçonnique. Et je veux
souligner qu'il m'est arrivé souvent, au moment d'entrer en Loge, d'avoir le
regret de ne pas trouver dans le Temple telle ou telle personne qui, au hasard
des chemins sur lesquels nous nous étions croisés, m'avaient appris la vie. Et je voudrais te
dire à toi, mon Frère, ma Sœur en humanité, toi dont nos chemins se croisent et
se recroisent au gré du temps qui s'écoule, toi dont le courage est exemplaire
quand tu es frappé de la plus cruelle des maladies, toi dont le rire éclaire
tous ceux qui l'entendent lorsque apparaissent les premiers signes de la
guérison, je voudrais te dire à toi que dans le Panthéon de mes Maîtres, tu
tiendras toujours la première place. Mais le temps
s'écoule, les épreuves nous vieillissent, les rides se creusent, et chaque
instant qui passe nous rapproche irrémédiablement de l'instant suprême. Siddhartha est
devenu bien vieux. Il est assis au bord du fleuve et son ami, le passeur,
l'interroge : « Qu'as-tu trouvé ? » Siddhartha ne répond pas. « Peu à peu
s'était développé et avait mûri en lui la notion exacte de ce qu'était la
sagesse. Ce n'était somme toute qu'une prédisposition de l'âme, un art
mystérieux qui consistait à s'identifier à chaque instant de la vie avec l'idée
de l'unité et se traduisait par ces mots : " harmonie, science de
l'éternelle perfection du monde, unité, sourire " » Et à l'intention de
son ami : « Mais je t'en ai assez dit ; les paroles servent mal le sens
mystérieux des choses, elles déforment toujours plus ou moins ce qu'on dit. Il
se glisse souvent, dans les discours, quelque chose de faux ou de fou, et, ma
foi, cela aussi est très bien et n'est point non plus pour me déplaire. » Et Siddhartha se
tut à jamais. Et sur la terre qui
le recouvre refleurissent à chaque printemps quelques fleurs des champs,
quelques coquelicots, quelques myosotis, et les pétales bleus d'une véronique. Car pour finir sur
une ultime confidence, qui n'a pas grand chose à voir avec le sujet mais qui
est tout de même d'une certaine importance, de toutes les fleurs des champs, la
véronique est celle que je préfère. *) Conférence prononcée par Jean-Paul Ricker, le 13 février 1982, dans le cadre du cycle des conférences organisées rue Puteaux par le cercle culturel Condorcet-Brossolette. |
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