GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 3T/1982

Le Symbole de la Lumière

 Tout ce qui est manifesté est lumière dit Paul dans l'épître aux Ephésiens (V, 14). Cette parole mystérieuse n'est-elle pas illus­trée par l'omniprésence et le caractère multiforme du symbole de la lumière dans toutes les traditions initiatiques, et la nôtre en particulier ? La lumière, nous l'avons désirée lorsque nous étions encore dans les ténèbres ; nous l'avons reçue le jour de l'initia­tion ; nous tournons vers elle nos regards lorsque s'ouvrent nos travaux ; nous avons le devoir de la faire rayonner au dehors ; enfin, nous nous disons « fils de la lumière », suivant en cela, d'ailleurs, la recommandation de Paul dans le même texte : « mar­chez comme des enfants de la lumière »...

Pour comprendre un symbole, il convient de saisir la nature du « signifiant », c'est-à-dire de la réalité concrète dont on fait l'image d'une réalité d'un autre ordre.

Qu'est-ce donc que la lumière, au sens physique ? Ce n'est pas la science moderne que nous interrogerons ; car c'est d'un savoir plus ancien, plus proche de l'expérience immédiate, que procèdent les images et les symboles. Aussi ferons-nous appel à celui que Dante appelle « il maestro de color che sanno » (le maître de ceux qui savent), Aristote, qu'il imagine devisant avec d'autres philosophes dans le lieu de pénombre réservé dans son Enfer aux justes qui ne purent connaître la vraie foi.

Contrairement à l'opinion des partisans des atomes, explique Aristote dans le traité De Anima, la lumière n'est pas quelque chose qui se transporte, une sorte d'effluve ; car ce prétendu mouvement pourrait sans doute nous échapper pour une courte distance, « mais que, de l'Orient à l'Occident, il passe inaperçu, c'est là une supposition invraisemblable ». Pour comprendre la nature de la lumière, l'idée essentielle est celle du diaphane, c'est- à-dire de la qualité de transparence qui est propre à l'Air, à l'Eau et à certains corps solides comme les cristaux (qui appartiennent à l'élément Terre). Le diaphane — dont nous dirions qu'il caracté­rise un certain milieu — est ce qui, sans être visible par soi, rend visibles les choses colorées. Encore faut-il, pour que les choses colorées deviennent effectivement visibles dans le diaphane, que celui-ci passe de la puissance à l'acte : le diaphane en puissance est ce qu'on appelle proprement obscurité ; le passage de l'obscu­rité à la clarté du « diaphane en acte » se produit par l'action d'un agent illuminant, qui est le Feu, le soleil ou un autre corps céleste ; alors les objets colorés affectent le milieu diaphane « activité », qui à son tour affecte l’œil, de telle sorte que soit accomplie la fonction propre de la lumière, qui est de dévoiler le monde sen­sible dans la richesse de ses couleurs et la variété de ses formes. Enfin, si l’œil peut recevoir la lumière, c'est parce qu'il contient lui-même un milieu diaphane, et participe ainsi à la nature de la lumière : une chose ne peut en effet agir que sur ce qui est, dans une certaine mesure, semblable.

Cette théorie, à la fois naïve et subtile, scientifiquement fausse mais en un sens plus fidèle à la réalité que les construc­tions de la science, Aristote lui-même en a compris la richesse symbolique.

Lorsqu'il en vient, dans le De Anima, à décrire l'intelligence, fonction supérieure de l'âme, il la compare à un élément diaphane, à la fois « milieu » et « récepteur », dans lequel se révèlent les intelligibles, c'est-à-dire les Formes, abstraites de leur matière sensible ; mais le passage de l'obscurité de la sensation à la clarté de l'intellection suppose en outre l'action d'un agent illuminant, comparable au soleil, qu'Aristote appelle « l'intellect agent » . C'est dans les moments d'illumination, dans l'éclair de compréhension, que nous prenons conscience de la présence en nous de cette ins­tance mystérieuse ; mais sa présence est permanente, car, en tant qu'acte pur, l'intellect agent est impassible et sans mélange ; or, ces caractères sont précisément ceux qu'Aristote attribuait à la Matière du Ciel, l'Ether ou Cinquième Elément, qui échappe au cycle de la génération et de la corruption où sont engagés les quatre éléments du monde sublunaire. Ainsi, par l'intellect, noue serions apparentés au règne de la pure lumière, que nous repré­sentons sous l'aspect de la Voûte Etoilée et des « grands lumi­naires »...

C'est ici, comme Dante prit congé de son guide Virgile, que nous nous séparerons de notre philosophe.

La lumière qui éclaire nos travaux, en effet, n'est pas celle de l'illumination intellectuelle. L'intellection n'est que l'une des composantes de cette illumination que nous associons à l'initiation et de cette lumière que nous associons au travail maçonnique. Les premiers versets de l'Evangile de Jean, que nous lisons au début de nos tenues, nous rappellent le lien indissoluble entre Parole, Lumière et Vie : « en elle (la Parole) était la Vie, et la Vie était la Lumière des hommes ».

C'est dans cette association que nous pouvons comprendre la signification proprement initiatique du symbole de la lumière, tout en gardant présents à notre esprit les éléments de la des­cription aristotélicienne.

En premier lieu, en tant qu'elle est essentiellement transpa­rence, la fonction propre de la lumière est de déployer un « milieu » où les choses et les êtres se donnent à voir. N'est-ce pas d'abord en ce sens que la lumière « éclaire nos travaux » ? Dans l'espace de la Loge, qui reproduit l'espace du Monde (comme tout espace sacré), toutes les paroles sont perçues, et l'attention de chacun est dirigée sur leur sens. On pourrait dire : on laisse leur sens se dévoiler (au lieu de les considérer comme les expressions d'indi­vidualités qui s'affrontent), et par conséquent on permet à la vérité de se dévoiler à travers elles.

A ce point de vue encore, la description d'Aristote nous en­seigne qu'il y a un rapport étroit entre lumière et ordre. En cela d'ailleurs, il peut être rapproché de saint Jean, qui associe lumière et logos : la lumière, en effet, est ce par quoi un monde de formes (par opposition à un chaos) est possible. René Guénon remarque à ce propos (dans « Aperçus sur l'initiation ») que le mot sanscrit Loka, qui signifie Monde, Cosmos, a pour racine Lok, qui signifie voir (et qui est à rapprocher de Lux). Nous sommes ici en présence d'une triple analogie, au niveau du macrocosme, du cosmos sym­bolique de la Loge, et du microcosme de l'individu :

La création du monde à partir d'un chaos originel ne fait qu'un avec le surgissement d'une lumière originelle, Urlicht, éclairant les Ténèbres.

L'harmonie de la Loge, lieu de recherche en commun de la vérité et du bien, est la manifestation d'une parcelle de cette lumière ; l'harmonie, l'unité de la Loge sont indissociables de cette transparence qu'on appelle lumière.

L'initié, comme individu, passe des ténèbres à la lumière en actualisant les potentialités non développées et chaotiques qui constituaient sa personnalité « profane ». La lumière représente le mode de conscience auquel l'homme peut accéder, lorsqu'il triomphe de l'opacité des pulsions instinctuelles et dirige son re­gard vers les formes intelligibles qui constituent l'ordre du monde dans son unité, sa vérité et sa beauté. De même que l’œil ne peut recevoir la lumière que parce qu'il est lui-même « diaphane », l'ini­tié ne peut comprendre le principe spirituel qui illumine le monde que dans la mesure où il accède à la transparence intérieure par la connaissance et l'unification du Soi.

C'est, en second lieu, vers la Source de la lumière spirituelle que le symbolisme maçonnique oriente notre regard. Aristote en­seigne que, sans l'action' d'un « illuminant » apparenté au feu, il n'est de transparence qu'en puissance, obscurité.

A ce point de vue, notre symbolisme peut paraître étrange­ment pléthorique. Faut-il mentionner les deux « grands luminaires » (l'un illuminant directement, l'autre de façon diffuse) ? Les trois « étoiles » qui brillent sur les trois piliers, symboles des trois principes de la Sagesse, de la Force et de la Beauté ? Ou encore, ce que la tradition désigne comme les « trois grandes lumières de la maçonnerie » : le Livre de la Loi Sacrée, l'Equerre:et le Compas ? Mais n'est-ce pas précisément un caractère de la Lumière, que sa source ne se distingue pas immédiatement, au sein du visible, de tous les autres objets qu'elle rend visibles ?

En fait nous savons bien que la source originelle de la lumière spirituelle est symbolisée dans le Temple par le Delta lumineux, et que c'est précisément vers cet « illuminant », situé exactement à l'Orient, que nous tournons symboliquement nos regards. Cela signifie que nous avons, en « recevant la lumière », acquis la connaissance d'un fait simple et « évident », dont la reconnaissance est au fond de toutes les religions et de toutes les traditions ini­tiatiques : à savoir que nous ne pouvons comprendre et créer que par participation à la Source éternelle de la Conscience et de la Créativité, que nous appelons le Grand Architecte de l'Univers et que le rituel invoque afin qu'il « éclaire et protège nos travaux ».

A la lumière émanée de cette Source répond l'ardeur qui ani­me l'initié et le rend apte à la recevoir. « Ton œil est la lampe de ton corps », dit l'Evangile de Luc (XI, 34), appliquant à l'illuminant le principe de similitude qu'Aristote appliquait à l'élément dia­phane. C'est pourquoi il ne faut pas s'étonner de voir, dans le tableau du deuxième degré, l'Etoile Flamboyante, symbole de cette ardeur immanente au cœur de l'homme, prendre précisément la place du Delta Lumineux, symbole d'une source transcendante de lumière : « procession » à partir du Principe et « conversion » vers le Principe sont une seule et même chose.

Ainsi la vieille physique aristotélicienne, en distinguant dans la lumière l'élément diaphane et la source illuminante, en établis­sant d:autre part un rapport de similitude entre la source et le récepteur, nous enseigne symboliquement que l'homme ne peut espérer participer au règne de la Lumière qu'à condition de réaliser en lui-même la juste et difficile proportion entre la pensée et le cœur, la lucidité et la ferveur, l'élément Eau et l'élément Feu ; re­joignant en cela l'enseignement des alchimistes qui professaient que la perfection de l'or, symbole du Soi réintégré, résulte d'une juste proportion entre les deux principes, préalablement purifiés, du Mercure (apparenté à l'Eau) et du Soufre (apparenté au Feu).

B. R.

Publié dans le PVI N° 46 - 3éme trimestre 1982  -  Abonner-vous à PVI : Cliquez ici

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