GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 1T/1982

Utopie et Franc-Maçonnerie (*)

De nombreux colloques ou des ouvrages récents comme le très divertissant livre de Lapouge : « Utopie et Civilisation », ont montré l'intérêt que suscite l'Utopie pour nos contemporains. L'Utopie, c'est la conception imaginaire d'un gouvernement idéal qui donnera le bonheur à chacun ; et cet intérêt soudain est facilement explicable.

La civilisation du monde occidental paraît décadente à beau­coup. Les hommes recherchent en vain une main fraternelle dans la foule solitaire. Ils voudraient donner un sens à la vie et, comme le disait déjà Baudelaire, dans « Spleen et Idéal » :

      Quand la terre est changée en un cachot humide,
      Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
      S'en va battant les murs de son aile timide
      Et se cognant la tête à des plafonds pourris...
                                                            ... l'Espoir,
      Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
      Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

Comment, en effet, ne pas envisager un monde meilleur et ne pas donner de l'espoir aux hommes, nos frères ? Comment ne pas envisager une Société plus juste, plus fraternelle et plus humaine ?

Notre ami André Lévy le rappelait ici même : « Les Francs- Maçons, selon notre Constitution, travaillent à l'amélioration cons­tante de la condition humaine, tant sur le plan spirituel et intellectuel que sur le plan du bien-être matériel. Et il est bon de rappeler que la Déclaration américaine des Droits de l'Homme de 1776, oeuvre des Francs-Maçons, ainsi que la Déclaration universelle des Droits de l'Homme invoquent expressément le DROIT AU BONHEUR DES HOMMES.

Mais faut-il, pour cela, « un bonheur » à tout prix où, sous prétexte d'égalité, disparaîtra la liberté ; nous nous refusons de l'envisager. C'est un peu le singulier malentendu qu'a suscité l'Utopie dans le sens littéral du terme. Il ne faut pas se méprendre ; les utopistes sont de redoutables prophètes et, contrairement à ce que beaucoup pensent, le monde dont ils ont souvent rêvé s'est partiellement réalisé ; mais il ressemble à un monde concentra­tionnaire l'homme n'est plus qu'un numéro matricule et se trouve au service de l'ordinateur.

Mais d'où vient le mot lui-même : « Utopie » ? Etymologique­ment, le monde de nulle part a été inventé, si l'on peut dire, par le grand humaniste anglais Thomas More qui, avec une prescience rare, dédia l'ouvrage à l'invincible roi d'Angleterre Henri, huitième du nom, prince d'un génie rare et supérieur, lequel, dans son infinie bonté, permit que More fut décapité au lieu d'être pendu. Ce qui fit dire à ce dernier : « Dieu préserve mes amis d'une telle faveur ! » Il comprit, peut-être un peu tard, que la cité idéale n'est pas celle où les rois sont philosophes et où les philosophes sont rois. C'est bien entendu, Platon qui est l'auteur de cette dernière citation et, au risque de décevoir ou de mécontenter certains, j'apporterai des retouches sérieuses au mythe de Platon. Mais, après tout, ce dernier n'a-t-il pas évoqué la faiblesse de notre jugement avec le mythe de la caverne ?

Permettez-moi de situer Platon dans son temps. C'est celui de la Grèce décadente, où un jeune philosophe de la haute aristo­cratie athénienne va s'efforcer d'arrêter le temps après avoir créé la cité idéale. La vie de Platon est beaucoup plus agitée qu'elle ne parait à certains. A la mort de son maître Socrate, Platon estime qu'il est peut-être préférable de mettre du recul entre lui et Athènes. Il va beaucoup voyager, en Egypte, à Tarente, en Tripolitaine et, rêve suprême de tous les philosophes, il va se mettre à la recherche du bon tyran, esprit cultivé, qui rêve certainement d'avoir un philosophe pour orienter sa politique ; en somme le bon despote éclairé. Il se rend donc à Syracuse, à la Cour du très sage Denys l'Ancien, prend part naturellement à quelques bons complots et intrigues ; il essaie, en vain, de faire de son disciple, si l'on peut dire, un tyran-philosophe. Les successeurs n'auront pas plus de succès auprès de leur disciple, More et Henri VIII, Voltaire et Frédéric II, Diderot et la Grande Catherine.

Le bon Denys, cependant, impatient de se défaire d'un conseil­ler gênant, le fit le plus gentiment du monde ; il l'embarqua sur un navire spartiate qui débarqua Platon sur l'île d'Egine, bien entendu alors en guerre avec Athènes.

C'était, pour Platon, l'esclavage humiliant. Heureusement, il fut racheté par un riche cyrénaïque et il put ainsi revenir à Athènes ; il n'écrivit pas alors les « Fourberies de Scapin pour les écoles athéniennes, mais fonda Academos, sa fameuse école de philosophie. C'est à ce moment-là qu'il écrivit ses célèbres ouvrages, où il se proclamait le très fidèle disciple de Socrate. Cependant, il ne faut pas se méprendre : le disciple va singuliè­rement trahir son maître et, au champion de la critique et au partisan le plus célèbre de la Société ouverte, va succéder le représentant du dogmatisme le plus étroit._

Certes, Platon est rempli de bonnes intentions ; la Grèce est en pleine décadence; il faut donc revenir à l'âge d'or, créer une nouvelle Cité idéale habitée par des individus supérieurs, les Gardiens philosophes, et, bien entendu, la piétaille : les artisans et les travailleurs, sans compter bien entendu les esclaves.

Le système politique s'apparente au communisme idéal ; l'argent a disparu et il y a suffisamment de produits pour que les Gardiens, membres d'élite, n'aient pas de besoins qui entraî­neraient certaines tentations, et pas trop de biens pour les voir tomber dans la mollesse. Comment sélectionner ces hommes de choix ? Platon nous le dit dans « La République »

« Nous élevons, dit-il, les animaux avec grand soin, tout en négligeant notre propre espèce ; il est évidemment stupide d'en faire autrement avec l'espèce humaine. Les meilleurs gardiens se marieront avec les meilleurs espèces de femmes, l'élevage des humains sera l'objet de leurs préoccupations, les rejetons des gardiens seront, au fur et à mesure des naissances, pris en mains par des autorités constituées à cet effet, formées soit d'hommes soit de femmes, soit des uns et des autres puisque les charges de l'Etat sont communes aux hommes et aux femmes. »

Oui, les rejetons donc — c'est Platon qui parle : « j'entends de ces rejetons de valeur — seront portés au bercail et remis à des soigneurs qui habiteront dans un certain quartier de la ville ; » quant aux rejetons des sujets sans valeur et à ceux qui seraient mal conformes de naissance, ces mêmes autorités les cacheront comme il sied dans un endroit que l'auteur ne nomme pas mais que vous devinez évidemment... Ces fonctionnaires mettront toute leur ingéniosité à empêcher que les mères ne connaissent le rejeton qui est le leur.

Ces gardiens vont d'ailleurs vivre un régime très spartiate ; ils seront éduqués grâce à la musique et à la gymnastique. Leur dévotion sera sans mesure pour l'Etat. Ils seront, selon Platon, des chiens de garde à la fois irrascibles et philosophes.

J'avoue ne pas avoir pensé à Platon lorsque je faisais des recherches avec les équipes des Nations Unies pour retrouver des enfants kidnappés par les S.S. et confiés à des haras humains.

Une autre idée de Platon, qui sera celle de tous les utopistes, est que la Cité idéale ne doit subir aucune modification. La désa­grégation de l'Etat est la conséquence directe de la corruption des individus et notamment des dirigeants. Tout étant sujet à corruption, il est essentiel, dans la cité parfaite, d'éviter les plus minimes modifications.

Il convient donc d'imaginer l'Etat idéal pour faire le bonheur collectif que l'on imposera à chacun et d'empêcher tout change­ment. Je voudrais citer quelques exemples caractéristiques que j'emprunte, bien entendu, à notre auteur.

Les jeux : les enfants qui innovent dans les jeux seront forcément des hommes bien différents de ceux qu'étaient devenus les enfants d'autrefois. Une fois devenus autres, c'est d'un autre genre de vie qu'ils seront en quête.

Cette recherche leur donne l'envie de pratiques et d'usages différents et nul d'entre eux ne pourrait s'effrayer à la pensée de la venue consécutive de ce mal qui est le plus grand qui puisse arriver à un Etat (« Les Lois ») , ce mal étant bien entendu le changement.

Les artistes et les poètes seront très naturellement censurés ; les danses et les chœurs antiques sont réglementés ; pas question de déviations.

Le poète ne pourra rien composer qui s'écarte des règles de conduite en l'honneur dans la Cité ; qui s'écarte de ce qui, selon ces règles, est juste ou bon et, d'autre part, il ne sera permis à aucun particulier de faire connaître au public les compositions déjà faites avant qu'elles n'aient été montrées à ceux-là mêmes qui ont été désignés comme juges en ces matières, ainsi qu'aux gardiens des lois et qu'elles leur aient donné satisfaction.

Interdiction, cela va sans dire, à moins de quarante ans, de faire un voyage pour quelque motif que ce soit à l'étranger, sauf pour des cérémonies comme les Jeux d'Olympie où on enverra les plus beaux et les meilleurs.

Quand ils rentreront chez eux, ces hommes apprendront à la jeunesse quelle est, dans le domaine de l'organisation politique, l'infériorité des principes de conduite des autres peuples...

On réglementera l'accueil fait aux étrangers. On évitera soi­gneusement qu'aucun de ces étrangers n'introduise aucune nou­veauté (« Les Lois ») et ils auront des logements soigneusement appropriés.

Les magistrats spécialisés n'auront avec eux d'autres relations que celles qui sont indispensables, et encore, le plus rarement possible.

J'arrêterai cette nomenclature pour citer Karl Popper, dans son très beau livre sur Platon : « Platon, le plus doué des disciples de Socrate, fut aussi le plus infidèle, car il trahit son maître en le présentant comme un défenseur de sa grandiose théorie d'une société arrêtée. Il n'eut d'ailleurs aucun mal à le faire puisque Socrate était mort. »

Les siècles vont passer ; on va oublier totalement ou à peu près l'enseignement des philosophes grecs, mais la fin de Byzance fait refluer vers l'Europe les manuscrits de l'antiquité grecque. Une nouvelle soif de connaissance naît en Europe : l'imprimerie se développe ; les voyageurs découvrent avec ravissement le nou­veau monde, avant de découvrir l'économie des Incas. Voici la Renaissance.

C'est à cette époque que naquit à Londres Thomas More, le 7 février 1478 pour être plus précis. Il fait d'excellentes études et il est remarqué par le chancelier Morton. Il sert en qualité de page. Il se lie d'une amitié très profonde avec ses maîtres d'Oxford et en particulier avec Erasme, qui lui dédiera « L'Eloge de la folie » en jouant d'ailleurs sur le mot folie, mot qui se dit en grec « moria ».

Devenu avocat (cela n'aurait certainement pas fait plaisir à Platon, mais, rassurez-vous, More supprimera les avocats dans sa Cité idéale), il va être élu député au Parlement de Londres, va beaucoup voyager à l'étranger, où il servira de négociateur inter­national, et sera remarqué par Henri VIII, qui n'est pas du reste le rustre que l'on imagine.

Henri lui rend fréquemment visite, discute de lettres avec son ami, le nomme Chancelier de Lancastre, puis Grand Chancelier et ce sera la grande dispute finale, provoquée par les aventures conjugales d'Henri VIII sa volonté de divorcer, sa rupture avec l'Eglise catholique et la Papauté, le refus de More d'entériner les décisions royales et, comme je l'ai dit au début de mon propos, l'exécution de Thomas More. Sa fin dramatique lui vaudra d'être canonisé par l'Eglise catholique et sa célébrité à travers les siècles est due à son livre auquel il n'avait peut-être à l'époque prêté qu'une attention discrète ; mais le seul ouvrage qu'on lit mainte­nant de Voltaire n'est-il pas « Candide » ?

L'Utopie, discours du très excellent homme Raphaël Hythiotay, ce qui signifie pour les uns « a droit au bavardage » et pour les autres « vain babil », fut la meilleure constitution d'une République par l'illustre Thomas 'More, vicomte et citoyen de Londres, noble ville d'Angleterre, paraît en 1516.

La situation de l'Angleterre, sur le plan économique, est loin d'être aussi brillante que sur le plan littéraire. L'élevage intensif du mouton a provoqué déjà la guerre du mouton puisqu'il a chassé les paysans de leurs terres. Des dizaines de milliers de chômeurs errent dans les rues de Londres et 70.000 vagabonds et mendiants seront envoyés au bourreau dans les quatre dernières années du règne d'Henri VIII. Devant le luxe insolent et cette misère profonde, l'humaniste et chrétien More se révolte et c'est ainsi que va naître l'Utopie, un peu d'ailleurs inspirée par son ami Erasme. C'est un ouvrage plein de vie, éloigné de la scholastique de l'époque et également inspiré par Pic de la Mirandole.

A la différence de Platon, More n'imagine pas une création d'une cité future et idéale, mais conte le récit d'un voyageur rencontré à Angers, Raphaël Hythlonay, déjà nommé. Ce dernier a beaucoup voyagé et a visité une île extraordinaire, l'île Utopie, qui s'appelait autrefois Abraxas ou plus exactement Abraxa.

On notera au passage l'influence de la gnose et de la kabale. Il faut constater que la suppression de la lettre s finale enlève au mot plus de la moitié du nombre kabalistique, l's valant à lui seul plus de 200 unités ; la soustraction ne donne plus que le chiffre 165 à Abraxa, qui n'a donc pas atteint la perfection idéale. Mais je ne suis pas parmi vous pour vous parler de l'abraxianisme qui fut enseigné à Alexandrie sous le règne d'Adrien. L'idée du bonheur, que nous retrouvons tout au cours de notre exposé, est le premier fondement de la philosophie et de la morale des Utopiens.

C'est bien entendu à l'Etat de donner ce bonheur collectif ; il y réussit par l'abolition de la propriété. Les Utopiens, en effet, appliquent le principe de la possession commune pour anéantir jusqu'à l'idée de la propriété individuelle et absolue. On procède au changement des maisons tous les dix ans et on tire au sort ce qui doit vous tomber en partage.

Les repas se font en commun et une trompette annonce l'heure des repas. Les meilleurs morceaux sont portés aux vieillards et on a soin de mettre les jeunes à leurs côtés, qui s'empressent de manger ce que ces bons vieillards n'ont pu avaler, juste hommage ainsi rendu à leur vieillesse et à leur compréhension.

Si les biens sont distribués avec abondance, il ne faut pas croire cependant que l'on voyage librement en Utopie ; les voya­geurs sont munis d'une lettre du Prince qui certifie le congé et fixe le jour du retour. Celui qui, de son propre mouvement, se permet de franchir les limites de sa Province est traité en criminel ; pris sans le congé du Prince, il est ramené comme un déserteur et sévèrement puni. En cas de récidive, il perd la liberté. C'est drôle comme on n'aime pas les voyages libres, dans les pays où règne le bonheur universel.

Le travail est obligatoire et, pour les travaux pénibles, on manque parfois de main-d'oeuvre. Qu'à cela ne tienne, on utilise les journaliers pauvres des contrées voisines, qui viennent volon­tairement offrir leurs services. Ces derniers sont traités en tout comme des citoyens, excepté qu'on les fait travailler un peu plus, attendu qu'ils ont une plus grande habitude de la fatigue. Ils sont naturellement libres de partir quand ils veulent et jamais on ne les renvoie les mains vides.

L'or sert à fabriquer des vases de nuit mais aussi à acheter les consciences des adversaires. On loue des mercenaires, les Zapo­lètes, où certains esprits malveillants ont voulu reconnaître les Suisses. Les Zapolètes descendent en effet par milliers de leurs montagnes et vendent à vil prix leurs services à la première nation venue qui en a besoin. La guerre déclarée, cependant, on a soin de faire afficher en secret dans les locaux les plus apparents du pays ennemi des proclamations permettent des récompenses au meurtrier du Prince ennemi, et d'autres récompenses pour les têtes d'un certain nombre d'individus.

Mais ceux dont les têtes sont ainsi mises à prix, sont invités à trahir leurs partisans par l'offre de semblables récompenses et promesse d'impunité. La 5° Colonne est ainsi créée.

L'île d'Utopie contient 54 villes spacieuses et magnifiques. Le langage, les mœurs, les institutions, les lois, y sont parfaitement identiques. Les 54 villes sont bâties sur le même plan et possèdent les mêmes établissements et les mêmes édifices.

More est particulièrement original en ce qui concerne les idées religieuses ; en effet, les Utopiens conviennent qu'il existe un Etre suprême, à la fois créateur et providence ; cet Etre est désigné dans la langue du pays par le nom commun de Mythra.

Mais Mythra n'est pas le même pour tous. Quelle que soit la forme que chacun affecte à son Dieu, chacun adore sous cette forme la nature majestueuse et puissante à qui seul appartient le consen­tement général des peuples, le souverain empire de toutes choses.

N'est-ce pas là en filigrane le Grand Architecte de la Franc- Maçonnerie andersonnienne ?

L'Utopie de More est, certes, fort différente de celle de Platon. Mais la monotonie de cette Cité, où la liberté semble exclue et où la vie du citoyen est réglée avec minutie, justifie partiellement la boutade d'Erasme qui écrivait : a On vantera après cela, s'il plaît aux Dieux, la maxime fameuse de Platon : Heureuses les Républi­ques dont les philosophes seraient chefs et où les chefs seraient philosophes. Si vous consultez l'Histoire, vous verrez, au contraire, que le pire gouvernement fut celui d'un homme frotté de philo­sophie. m

Mais, néanmoins, il faut rendre un grand hommage à Thomas More dont on ne peut nier la très grande générosité et le très grand courage.

Je ne vous parlerai pas des multiples utopistes qui ont suivi More. Leurs héros ont tous débarqué dans une île bienheureuse, où règne le bonheur organisé, et je ne vous ferai pas une tirade sur Cyrano ; d'autres l'ont fait bien mieux que moi. Mais j'avoue cependant avoir un faible pour un utopiste, si on peut le qualifier vraiment de ce nom, né à la fin du siècle de Louis XV, dans la ville de Besançon chère à Victor Hugo, qu'il détestait d'ailleurs cordiale­ment, et qui, à la fin de sa vie, attendait patiemment vers le coup de midi, dans les jardins du Palais Royal, le riche philanthrope qui devait lui apporter les fonds nécessaires à l'édification de son fameux phalanstère.

Peut-être était-ce aussi pour voir, comme le dit perfi­dement Lapouge, les grisettes, car notre homme était un peu libertin et même un peu licencieux dans ses ouvrages que ces graves disciples issus de l'Ecole Polytechnique comme Considérant ou Godin se gardaient de publier de son vivant. J'ai nommé, si vous ne l'avez pas reconnu, Charles Fourier.

Avait-il été initié dans une Loge maçonnique de Lyon ? Cette hypothèse, jusqu'à présent, n'a été ni affirmée, ni démentie. Quoi qu'il en soit, cet ennemi mortel du commerce mais partisan farou­che de la liberté presque jusqu'à l'anarchie, fait élaborer ses théo­ries à la sortie d'un restaurant parisien où, paraît-il d'ailleurs, il avait déjeuné avec Brillat-Savarin et où il avait été indigné par le prix d'une pomme qu'il avait payée 14 sous. Cela lui fit découvrir l'importance du bénéfice des commerçants et l'importance égale­ment de l'association Travail-Capital. D'où l'idée de la création des phalanstères, où les hommes et les femmes étaient groupés selon leurs caractères dénombrés au nombre de 816.

Les revenus étaient partagés selon le capital, le talent et le travail. Le travail se déroulait d'ailleurs dans la joie ; les fêtes se succédaient et Fourier est prodigue en idées pour l'exécution des travaux du phalanstère : les enfants groupés en bandes de sacri­pants se livrent aux travaux les plus sales car ils adorent la saleté ; les femmes sont divisées en trois corporations : les épouses qui n'ont qu'un seul homme à perpétuité si l'on peut dire ; les demoiselles ou demi-dames qui peuvent changer de partenaires, mais la séparation doit se faire avec une certaine régularité, et les galantes, dont les statuts sont encore moins sévères et qui sont d'ailleurs très honorées dans des fêtes.

Il est vrai que les propres disciples de Fourier n'ont pas osé publier la hiérarchie du cocuage, publiée seulement en 1924, et où Fourier distingue, avec une verve diabolique, le cocu fanfaron, le cocu martial, le cocu sympathique, le cocu trompette, le cocu du miracle et, le plus malin de tous, le cocu transcendant ou de haute volée qui, ayant épousé une très belle femme, la met en valeur et la cède par un coup de haute fortune.

Il est non moins extraordinaire de penser que cet apparent fantaisiste a été un prophète tout à fait remarquable. On a pu le qualifier de véritable père des coopératives. Godin, son disciple, devait fonder une coopérative qui a subsisté jusqu'à nos jours et les kibboutz, malheureusement beaucoup plus austères que les phalanstères, ont beaucoup emprunté aux idées de Fourier. Quant au garantisme de Fourier, il s'est développé dans les mesures de protection sociale : Sécurité Sociale, Médecine du Travail, etc. On a pu dire que les véritables héritiers sont ceux qui ont fait passer l'espoir du plan du rêve à la réalité.

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Il est évident, à la lumière de ce que j'ai essayé d'esquisser, que les Maçons ne peuvent être considérés comme des Utopistes puisque, précisément, ils ne sont pas des doctrinaires qui veulent construire un monde où tout est réglementé.

Mais, à peine ai-je prononcé ces mots que, déjà, je semble m'inscrire en faux contre mes propres paroles

La Loge maçonnique, ou plus exactement la Tenue maçonnique, n'est-elle pas un court moment dans le monde arrêté de la Cité idéale ? Dans la Jérusalem retrouvée ? Par le miracle du rituel, les Maçons se trouvent séparés de ce qu'on appelle le monde profane.

C'est une Cité où tous les hommes sont égaux, sans distinc­tion de classes, sans distinction d'âges.

Car, en effet, l'un des miracles de la Cité Utopique, c'est L'absence de conflit de générations, et, paradoxalement, le père peut être plus jeune que le fils.

Mais, diriez-vous, vous avez stigmatisé les contraintes de la Cité Utopique telle que l'ont imaginée les philosophes. Or, vous- mêmes, n'avez-vous pas, dans votre Jérusalem retrouvée, des contraintes ?

En fait, le rituel permet précisément une libération de l'homme, car nul n'est parfait et le Maçon ne l'est pas plus qu'un autre et ses instincts éventuels de violence sont réfreinés par les gestes du rituel. Le Maçon, lorsqu'il parle, se met à l'ordre : chacun parle à son tour, il y a le respect de l'autre. Cette discipline empêche tout excès : elle permet tout dialogue et fait qu'effecti­vement la Loge est le centre d'union, comme le disait Anderson, d'hommes qui, autrement, ne se seraient pas rencontrés.

Et il ne faut surtout pas croire que les Maçons vivent unique­ment en vase clos dans un univers mystique, loin des réalités de la vie. J'ai été frappé, ces jours-ci, à la lecture du petit livre de Roger Ikor intitulé : « Je porte plainte ». Roger lkor a vu son fils mourir de désespoir, après avoir fait un séjour dans une de ces sectes qui prolifèrent à l'heure actuelle.

Rassurez-vous, dans une loge maçonnique il n'y a pas de gourou ou, plus exactement, le gourou c'est la Loge. Certes, nous sommes ouverts à toutes les idées et à toutes les croyances, mais nous avons foi dans ce que nous a apporté le Siècle des Lumières : l'idéal de Liberté, d'Egalité et de Fraternité. Et le Maçon est invariablement optimiste. Il croit au progrès, préférant toujours l'espoir au désespoir. Aussi, nous n'oublions pas le monde exté­rieur, les combats pour les Droits de l'Homme et le triomphe de la raison.

Pour reprendre une expression de Roger Ikor : « Nous ne négligeons nullement la haute spiritualité de Descartes ou de Kant au profit d'un gourou, même venu de très loin..

Si le temps maçonnique s'est illuminé à la vie initiatique par la magie de l'ouverture des travaux et du rituel, il va de même passer du sacré au profane par la fermeture des travaux.

Il est recommandé alors à nos Frères de porter au-dehors la Lumière recueillie dans le Temple.

Alors, l'Utopie prend son deuxième sens. Elle incarne, pour nous, l'Idéal maçonnique que nous avons évoqué au début de ce propos : améliorer la condition de l'homme et apporter un peu plus de justice et de fraternité au monde et parier, oui parier, sur L'AVENIR DE L'HOMME.

Albert MONOSSON

(*) Conférence prononcée par Albert Monosson le 14 février 1981 au Cer­cle Condorcet-Brossolette

Publié dans le PVI N° 44 - 1er trimestre 1982  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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