GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 4T/1981

Le Temps (1)

L'instant est porteur d'absolu.
Le rituel maçonnique nous le suggère. Tout homme est confronté avec le Temps.
L'Initié, pour qui le Temps est resacralisé, n'est-il pas armé pour lui donner une valeur autre que celle que lui donne le profane ?
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« Le Temps coule différemment pour ceux qui vivent et pour ceux qui attendent,
Le temps coule différemment pour ceux qui aiment et pour ceux qui souffrent... »

Le Temps nous apparaît essentiellement sous l'aspect du changement.

Dans le monde des phénomènes tout change perpétuelle­ment : dans le monde vivant, les êtres naissent, grandissent et meurent dans le monde social, les empires et les civilisations se succèdent, et dans le monde psychologique, je ne suis plus le même que l'instant d'avant et bientôt je serai autre.

Toute la vie spirituelle réside dans les diverses attitudes que l'homme peut adopter vis-à-vis de son passé, de son présent et de son avenir.

Ne peut-on dégager d'une réflexion sur ces modes multiples de l'appréhension concrète du Temps une certaine forme de sagesse ?

Temps biologique, physique, psychologique, social ou sacré, demandent à être saisis chacun à son niveau. C'est ce que nous allons faire en explorant tour à tour chaque domaine.

Au passage nous évoquerons les multiples problèmes qu'une telle exploration ne manquera pas de soulever, en espérant que notre vision maçonnique des choses nous permettra, au bout du compte, sinon d'avoir atteint l'Absolu, du moins d'avoir quelque peu soulevé le voile du Temps et — qui sait ? — suggéré parmi vous une saine curiosité pour aller plus loin, plus haut, ou ailleurs...

Il est probable que la perception du Temps n'est pas la même pour une libellule et pour une tortue, pour les plantes de la toun­dra et pour le chêne centenaire, pour l'enfant et pour le vieillard ou pour le malade et pour le bien portant.

Le Temps biologique, avant d'être objet de spéculation, est essentiellement vécu, ressenti intimement au niveau corporel au travers de transformations sourdes et puissantes qui nous font évoluer de la jeunesse vers la maturité, puis la vieillesse et, inexorablement, la mort.

Pour tous les êtres vivants, ce Temps est orienté et irréver­sible.

De plus il est étroitement soumis aux agents physiques et surtout sensible à une multitude de rythmes naturels (annuel, saisonnier, lunaire, circadien, circulatoire, cardiaque, etc,) ou arti­ficiels (en effet, l'homme peut modifier en laboratoire les condi­tions physiques et engendrer ainsi de nouveaux rythmes biolo­giques).

Outre les modifications que l'homme ressent en lui, il perçoit celles de l'univers qui l'entoure et a tout d'abord été frappé par les phénomènes naturels, leur commencement, leur fin, leur durée.

Mais cette durée doit-elle être considérée comme un milieu neutre qu'ils traversent ou comme le tissu même dont ils sont faits ?

Notre conception du Temps physique a beaucoup évolué au cours des âges, au fil des pensées plus ou moins géniales de nos philosophes, puis de nos scientifiques.

Aussi avons-nous bien du mérite si, après avoir erré dans le Grand Temps des dieux et des héros, nous n'avons pas suc­combé aux vertiges des cycles d'Hésiode et de Pythagore, pour émerger sans dommage de nos baignades successives dans le fameux fleuve d'Héraclite.

C'est avec le Christianisme que disparurent les deux vieilles idées qui avaient longtemps hanté les hommes :

La première, la plus ancienne également, c'est celle du Grand Temps, sacré et éternel, des mythes et des héros.

La seconde est celle du Temps cyclique et de l'Eternel Retour.

L'axe des Temps devient une droite sur laquelle l'origine coïncide avec le début de l'Ere chrétienne.

L'homme, désormais plongé dans l'Histoire, avance vers un avenir sacré que ni la science, ni les spéculations métaphysiques ne pourront jamais prévoir. Nous entrons dans le domaine de la foi et certains adopteront la célèbre formule de Saint-Augustin :

Qu'est-ce donc que le Temps ?

Si personne ne me le demande, je le sais ; Si je veux l'expliquer, je ne sais plus.

Franchissons le Moyen Age sur le destrier du Roi Arthur et, après avoir erré dans la forêt de Brocéliande et retrouvé quelques bribes de ce Temps légendaire, arrachons-nous aux charmes de la fée Mélusine en implorant l'Enchanteur Merlin afin qu'il nous transporte d'un coup de baguette magique vers la fin du XVIIe siècle pour y assister à la chute d'une pomme.

Cette pomme — vous l'avez reconnue — c'est celle de Newton qui déclara le Temps et l'Espace absolus et homogènes : ce n'était qu'une création de l'esprit, mais cette hypothèse marqua profondément son siècle, ainsi qu'en attestent les fameux vers de Hope :

« La Nature et les lois de la Nature étaient cachées dans la nuit. Dieu dit : « Que Newton soit » et la lumière fut. »

Cette conception newtonienne, attaquée et bien souvent réfu­tée (par Leibnitz et par Kant notamment), est encore à la base de l'idée du Temps pour l'homme de la rue, qui n'assimile les notions nouvelles que très lentement, surtout lorsqu'elles dérangent le cadre de ses habitudes.

En 1905, Einstein ne dérange pas mais bouleverse tout le système de la mécanique classique en introduisant la Relativité. Il rompt avec les notions traditionnelles en établissant :

Qu'on ne peut considérer le Temps indépendamment de l'Espace et que leur mesure dépend de l'observateur.

Que la vitesse de la lumière est constante et qu'aucune autre vitesse ne peut s'y ajouter.

Plus récemment, la découverte des trous noirs et la hardiesse de Jean Charon dans sa théorie de la Relativité Complexe ouvrent de merveilleux horizons où l'hypothèse scientifique acquiert une saveur spirituelle.

(Parallèlement à notre univers matériel où l'espace cyclique et le temps linéaire sont régis par le principe d'entropie croissante, l'univers « spirituel » des électrons serait le siège d'un espace linéaire et d'un temps cyclique dans lequel la néguentropie — donc l'information — irait, elle, en augmentant.)

Je ne saurais clore cette brève incursion dans le domaine physique sans insister sur le caractère hypothétique des diffé­rentes conceptions du Temps à travers les âges. Leur nombre illustre bien la complexité de la notion de Temps.

La difficulté de sa mesure n'est en effet surmontée que par des artifices traduisant le Temps en espace, et ceci que l'on ait recours au gnomon, à la clepsydre, au pendule, aux vibrations du quartz ou aux horloges atomiques actuelles.

Nous ne percevons que des successions d'états : l'intervalle nous échappe, c'est notre intelligence qui le reconstruit.

Et nous abordons-là le Temps psychologique au nom duquel Bergson, au cours d'une mémorable séance à la Société Française de Philosophie (le 6 avril 1922), maintint, contre la théorie rela­tiviste, la notion de simultanéité absolue.

Pourtant l'idée d'une pluralité des espaces-temps liés aux positions des observateurs parait moins éloignée qu'il ne le semble du point de vue de la perception, c'est-à-dire de la cons­cience.

Dans sa réponse, Einstein rejeta sans appel, « Pour incom­pétence », le « Temps des Philosophes ».

Quand on se demande si le Temps, ou le mouvement, est décomposable, on rencontre inévitablement les arguments de Zénon d'Elée contre la réalité du mouvement.

Les aspects qui ont le plus retenu la spéculation sont l'op­position du continu et du discontinu et surtout la nature de l'ins­tant comparé à la durée.

Une première approche du problème nous conduit à séparer la présence — donc l'instant — des formes temporelles de l'ab­sence, à savoir le passé et l'avenir.

Ces derniers cernent l'instant présent par une opposition permanente de leurs caractères, ce qui nous amène à considérer avec Aristote (Physique, Livre IV) l'instant comme une limite, une coupure entre le passé sécurisant (parce que connu) et l'avenir, angoissant (parce qu'ignoré).

Bien qu'étant la seule partie du Temps où l'on puisse per­cevoir les sensations, le présent est difficile à isoler car, comme le dit Leibnitz :

« Il est fait du passé et est gros de l'avenir ».

Il est le lieu privilégié de l'action qui, prenant appui sur le passé lourd de regrets, est un élan vers l'avenir, porteur d'espé­rance.

C'est là où s'exerce notre liberté et, selon Bachelard, se situe notre continuité affective.

Une simple introspection fait en effet apparaître la difficulté à harmoniser la sincérité instantanée et la fidélité à notre per­sonnalité morale. Ce mystérieux amalgame s'élabore dans l'ins­tant à l'intérieur du cerveau de ce Janus à double face, — de ce dieu du Temps qui n'est autre que nous-même — réalisant à la fois une rétrospective et une prospective, en observant le passé tout en scrutant l'avenir.

L'instant est appréhendé directement par les états de cons­cience de notre moi. Quel est le sens et quelle est la valeur de ces états de conscience qui nous paraissent contenir un élément d'éternité ?

En ce qui nous concerne, il semble que l'éternité ne saurait sê confondre avec une durée indéfiniment prolongée et que Temps et Eternité soient dans un rapport transcendantal.

L'instant serait alors le point d'intersection entre un Temps horizontal et une Eternité verticale.

Cette hypothèse symbolique nous parait être confirmée par ce qu'il est convenu d'appeler « l'idée de génie », intuition fulgu­rante qui permet à quiconque d'expérimenter un jour ou l'autre, cette connaissance directe et non évidente de la solution d'un problème difficile.

C'est donc l'esprit de l'homme qui constituerait la charnière, le lien entre l'Eternité et le Temps.

Libre à nous alors d'adopter une attitude mystique, tendant à nous élever selon la verticale, hors du Temps, vers le Grand Architecte de l'Univers, ou de préférer l'attitude de l'engagement, par une action « dans le siècle », selon l'horizontale. (Cette ana­lyse est, en gros, celle de Ferdinand Alquié dans son « Désir d'Eternité ».)

Au sein d'un groupe, la confrontation de l'homme avec le Temps social nous permet de retrouver l'existence de cycles, que ce soit au niveau des sociétés (avec leur apparition, leur gran­deur et leur décadence), du travail (avec l'année scolaire, civile, maçonnique, ou avec les migrations saisonnières), de la politique (avec les mandats, les législatures) ou de la religion (année litur­gique), etc.

La solennité des débuts et des fins de cycle, où le person­nage de plus haut rang prononce les mots rituels (discours d'ou­verture et de fermeture) marque l'importance du rythme des évé­nements sociaux.

Nous remarquerons également les modifications de chrono­logie que toute réforme profonde entraîne par l'adoption d'un nouveau calendrier (Julien, Grégorien, Révolutionnaire...).

Au plan individuel, les rapports sociaux sont marqués par des événements. significatifs (naissance, première communion, baccalauréat, service militaire, mariage, perte d'un être cher) et l'importance que chacun leur attribue constitue une sorte de chro­nologie subjective de la vie de l'homme.

Cet homme, dont l'enveloppe matérielle est soumise au Temps physique, dont l'intellect s'interroge quant à un Temps subjectif qui le harcèle de questions, est doté d'une sensibilité, d'un coeur, qui aspirent, même inconsciemment, à des valeurs morales qu'il pour­suivra avec plus ou moins de bonheur le long de sa vie.

La musique, art du Temps et de la durée par excellence, peut nous suggérer le passage du Temps profane exotérique au Temps sacré ésotérique. En effet, les sociétés orientales traditionnelles pratiquent une forme « infinie » d'expression musicale (le com­mencement et la fin de l’œuvre appartenant à l'interprète), alors que nos sociétés occidentales organisées (et en quelque sorte « profanées »), ne connaissent que des formes « finies », limitées à l'univers des cadences. Il y a là un trait marquant de la perte de conscience sociale d'un Temps permanent et infini qui devrait être celui de l'Initié.

Pour l'Initié, l'approche maçonnique du Temps sera bien dif­férente de celle de la grande majorité des profanes.

Son premier contact avec le Temps se produit dès le Cabinet de Réflexion par l'intermédiaire du sablier, attribut de Saturne, symbole du Temps, dissolvant en Alchimie, « les formes tran­sitoires ».

Les heures symboliques d'ouverture et de fermeture des Travaux (sans aucun rapport avec l'heure légale), rappellent si besoin était, que tous les Maçons travaillent dans l'espace-temps sacré de la Loge, donc hors du Temps.

Et ceci est confirmé par l'âge symbolique des Frères, si différent de leur âge naturel.

Pour l'homme en général, le Temps est considéré comme un ennemi dont il subit les attaques et qu'il faut vaincre à tout prix.

L'Initié, par contre, fera du Temps son allié : ce sera l'un des outils de sa progression car il aura, en Loge, pris conscience de sa nature et de sa vraie valeur.

Dans cette Loge, où il retrouve, avec l'amour de ses Frères, le Temps sacré, où il acquiert des habitudes de réflexion, d'ordre, de travail en commun, de respect de l'autre et le sens des respon­sabilités, le Franc-Maçon se veut différent du profane pour qui, le plus souvent, l'adhésion à un groupe signifie démission et abandon de personnalité ou bien au contraire désir de pouvoir et imposition de ses idées par élimination de celles des autres.

Y parvient-il toujours ?

Rien n'est moins certain car il est bien difficile de dépouiller le « vieil homme «.

Pourquoi celui-ci se révolte-t-il contre le Temps et refuse-t-il sa domination ?

C'est qu'à force de s'éloigner de la nature en la domestiquant et en créant pour ses besoins un monde de plus en plus artifi­ciel, il finit par vivre contre nature et ne sait plus s'harmoniser avec le Cosmos, ce qui le rend, sciemment ou non, profondé­ment malheureux.

En contrepoint, l'ascèse maçonnique permet à l'Initié vigilant d'essayer de réaliser une certaine harmonie entre sa vie et l'Uni­vers, ce qui devrait le conduire, sinon au bonheur, du moins à une certaine sérénité.

Au cours de la Tenue, rythmée par les coups de maillet du Vénérable Maître et des Surveillants, apparaissent des temps forts à nous de les découvrir en étant constamment réceptifs et disponibles.

Nous interviendrons ainsi au moment opportun, dont l'im­portance déterminante est soulignée dans la fameuse formule de l'Ecclésiaste :

Il y a un Temps pour tout...

La continuité du Temps maçonnique est assurée par la pas­sation rituelle des pouvoirs et la permanence de notre Chaîne Initiatique qui unit les vivants et les morts.

Homme parmi les Hommes, l'Initié est promis à la mort ; mais cette mort il l'a déjà vécue au Premier Degré, et, par la magie du rituel, il est ressuscité au Troisième en la personne dé Maître Hiram.

Celui-ci est exemplaire : lui seul devient réalité et, bien conduit par le rituel, chacun d'entre nous se rend contemporain d'Hiram et se projette dans le Temps mythique.

Ainsi, au cours de la cérémonie, le Temps vulgaire est aboli et l'Initié dominera l'angoisse de la mort mieux que le profane (qui le plus souvent évite d'y songer), car la Mort est la compagne du Maître.

Lors de chacune de nos Tenues, grâce au rituel, s'effectue cet éternel retour du Temps sacré dans lequel viennent s'inscrire les Travaux maçonniques.

Mircea Eliade dans son ouvrage « Le sacré et le profane « analyse parfaitement cette attitude « de l'homme religieux qui par le moyen des rites peut passer sans danger de la durée tem­porelle ordinaire au Temps sacré «.

L'Initié Franc-Maçon nous semble correspondre assez bien à cette description de l'homme religieux. Comme lui, il vit deux sortes de Temps : d'une part le Temps profane linéaire, celui de l'usure et du vieillissement, et, d'autre part, le Temps sacré cyclique ou, en Loge, il se régénère à la recherche de la sagesse.

L'image de cet écoulement linéaire du Temps profane ponc­tué par des boucles du Temps sacré peut constituer une bonne représentation symbolique de la vie de l'Initié dont la force dimi­nue tandis que la sagesse augmente et qui, conscient de cet équilibre, envisage la venue de la mort avec calme et sérénité.

Après toutes ces pérégrinations à travers le Temps, et pour terminer sur une note optimiste, je vous inciterai à nous réjouir tous ensemble en goûtant le bonheur d'être sur le même chemin, de vibrer au même rythme, de vivre le même Temps, un Temps sacré, où le rituel permet de se libérer de la condition temporelle et contingente pour atteindre dans la paix d'un espace — qui est ainsi sans dimension ni mesure humaines — la réalisation et l'accomplissement spirituels.

(1) Ce texte constitue le rapport de synthèse de la Troisième question à l'étude des Loges 1979-1980 adopté par la Tenue de Grande Loge de la Saint- Jean d'Hiver 1980. Nous invitons nos abonnés à le lire non comme une médi­tation personnelle, mais comme l'aboutissement du travail collectif des milliers de Francs-Maçons de la Grande Loge de France.

Publié dans le PVI N° 43 - 4éme trimestre 1981  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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