GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 4T/1981

L’Abbé Grégoire *

Ceux qui n'appartiennent pas à la Franc-Maçonnerie pourront s'étonner d'entendre glorifier à la Grande Loge de France une autorité d'une hiérarchie religieuse, et singulièrement d'un haut dignitaire de la hiérarchie catholique. Car celui que l'histoire désigne sous l'humble vocable d'Abbé Grégoire fut un haut digni­taire de l'Eglise.

Mais pareille surprise sera vite dissipée, lorsque j'aurai rap­pelé un principe tout simple, qui est à la base même de notre Institution. A l'inverse des religions, qui sont fondées sur la vérité révélée, l'Ordre maçonnique ne prétend pas posséder l'éternelle vérité ; elle n'a pas la prétention de détenir la solution de toutes choses. Ce à quoi elle prétend, c'est s'appliquer, avec conscience, avec vigueur, à la recherche de la compréhension mutuelle, de la tolérance, de la solidarité. dans l'absolu respect de la liberté de croire, d'agir, de penser. Elle tient pour un devoir impérieux de mieux connaître, et, lorsqu'ils le méritent, de proposer en exemple les hommes qui, par leur dévouement, par leurs oeuvres, et leurs actes, ont contribué au progrès moral des humains, et plus que beaucoup d'autres, ont ennobli le beau nom d'homme.

Henri Grégoire est de ceux-là.

Et c'est pourquoi notre Ordre a eu à coeur de donner son nom à l'un de nos Ateliers, et de rappeler, en cette cérémonie d'admiration et de gratitude, qui il fut, ce qu'il fit, et le caractère exceptionnel de son action pour la cause de tous ses frères en humanité.

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Dans ses Mémoires, l'Abbé Grégoire s'est amusé à énumérer les titres officiels qu'il reçut de son vivant ! Curé d'Embermes­nil, Evêque de Blois, Membre de l'Assemblée Constituante, Mem­bre de la Convention Nationale, du Conseil des Cinq cents, du Corps législatif, Sénateur, Commandeur de la Légion d'honneur, Membre de l'Institut, des Sociétés d'Agriculture de Paris, de philosophie chrétienne, et de nombreuses Académies savantes. On pourrait ajouter à cette liste : fondateur du Conservatoire des Arts et Métiers, du Bureau des Longitudes et de l'Observatoire de Paris.

Il n'en tirait aucune vanité. Il fit suivre cette longue énumé­ration de cette observation ironique : Cette accumulation de titres ne donne pas le mérite et, même, elle ne le suppose pas toujours ». Mais ce qu'il ne dit pas, c'est qu'à ces titres multiples et divers il fit honneur par le déploiement d'une activité cons­tante, rigoureuse, efficace qui lui mérita et lui mérite encore la reconnaissance lucide de beaucoup.

D'abord de ces concitoyens lorrains. Né à Vého, village voisin de Lunéville, il était issu d'une famille assez humble. Son père, un honnête artisan, était tailleur d'habits. Dès son jeune âge, Henri Grégoire connut les difficultés matérielles d'un foyer fort modeste. Il vit la pauvreté autour de lui, et ne fit que s'intéresser davantage au sort du peuple. « Né plébéien, écrira-t-il, ma roture remonte probablement à Adam, et je ne veux séparer mon affection et mes intérêts de ceux du peuple

Henri Grégoire reçut une formation religieuse, notamment au collège des Jésuites. Il conserva un profond attachement pour ses formateurs, quoique, a-t-il précisé, je n'aime pas l'esprit de cette Société », qui lui laissa l'impression de rechercher la domination des humains, et un règne politique. Devenu Curé d'Embermesnil, il s'attira mieux que la sympathie, l'affection et le respect de ses concitoyens, par son dévouement sans discri­mination, son goût de la liberté et une évidente volonté de servir. Et c'est ainsi que — je cite — « la Cité reconnaissante du bien que, nuit et jour, l'Abbé Grégoire lui avait prodigué », et les curés lorrains issus du peuple comme lui-même, l'élirent, le premier de son ordre, aux Etats Généraux de 1789.

Alors commence, pour Grégoire, une existence marquée d'une lutte permanente et sans merci contre les privilèges, les inéga­lités, l'injustice sociale, l'obscurantisme — c'est lui qui a créé le mot et pour la formation, l'éducation et l'évolution du peuple de France.

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Il est d'usage d'opposer la tradition et le mouvement. Dans l'action qu'il mena sans répit, Grégoire, sans renier ses convic-• tions religieuses, fut le mouvement. Ses discours, ses écrits, ses actes montrent qu'il avait une étonnante avance sur son temps. Par ses conceptions originales, il se révéla un éveilleur d'idées, un semeur de réformes. Par son action, il se montra un réalisateur surprenant, en tous domaines.

Le trait dominant de cette personnalité très forte, si excep­tionnelle, était une aptitude à envisager les grands ensembles, à porter le regard au-delà des frontières de l'espace et du temps pour jeter hardiment les fondements d'un véritable humanisme moderne.

Visionnaire ? Voilà une expression dont on a trop tendance à abuser. Henri Grégoire ne l'était nullement. Robuste dans son physique et dans son esprit, comme il l'était dans ses convictions politiques ou religieuses, il avait le sentiment profond des valeurs humaines, et la prescience exacte de l'évolution des idées et de l'événement. En 1789, lorsque ses confrères du baillage de Nancy l'envoient siéger aux Etats Généraux, l'Abbé Grégoire est déjà connu des « philosophes » pour son « Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs », qui fit grand bruit. Tout l'homme est déjà là — dans cette revendication ardente et pas­sionnée en faveur des victimes d'une société inique à ses yeux, en faveur des humbles, en faveur des persécutés et des opprimés.

Sa vie durant, Grégoire persiste dans ce combat, fidèle aux règles que lui dicte sa conscience d'homme libre et de patriote,. ne poursuivant d'autres ennemis que l'intolérance, le despotisme et l'injustice.

Car Grégoire, défenseur à tous risques de la liberté, ne tolé­rait, si j'ose dire, qu'une sorte de fanatisme — mais éclairé celui- là — le fanatisme de la dignité de la personne humaine.

Un autre trait de sa nature, digne également d'admiration : c'était le souci d'efficacité. Dans toutes les activités qu'il entre­prit, il visa à traduire ses idées en actes, en réalisations pra­tiques et applicables. A cet égard, il accomplit une oeuvre consi­dérable dans le domaine politique et social.

Dès son arrivée aux Etats Généraux, il exige et finit par obtenir le vote par tête et non par Ordre. Son dessein est visible : imposer le plus possible le Tiers-Etat. Pour mieux y parvenir, il appelle les curés-députés à se réunir au peuple en donnant leur adhésion à l'Ordre du Tiers-Etat ; ce qu'il fait spontanément lui-même.

Il prête le serment du Jeu de Paume, événement historique d'importance capitale que le peintre David a fixé dans une esquisse représentant le curé d'Embermesnil entourant fraternellement de ses bras un Chartreux, Dom Guerle, et un Ministre protestant, Rabaut-Saint-Etienne. Grégoire illustrait ainsi une règle de sa vie : « Point de rivalité que celle du patriotisme et de la vérité ».

En juillet, alors que les troupes royales marchent sur Paris, il s'associe à Mirabeau pour en réclamer le retrait : « SI les Fran­çais consentaient actuellement à recevoir des fers, ils seraient l'opprobre du genre humain et la lie des nations ». Il appelle les Patriotes à la résistance : « Il faut que tous les murs, le marbre et l'airain parlent à tous les sans-culotte présents et futurs le langage de la liberté ». L'insurrection populaire s'amplifie le 13 juil­let, jour où Grégoire préside l'Assemblée Constituante. Flétris­sant l'attitude du roi et de ses partisans, il s'écrie : « Ils pourront éloigner la Révolution, mais certainement ils ne l'empêcheront pas. Des obstacles nouveaux ne feront qu'irriter notre résistance ; à leurs fureurs nous opposerons la maturité des conseils et le courage le plus intrépide. » C'était la veille de la prise de la Bastille.

La présence de Grégoire est marquée par nombre d'inter­ventions heureuses, de propositions et de votes toujours profi­tables à la promotion du peuple. Il poursuit l'abolition des privi­lèges et agit efficacement dans la nuit du 4 août : il réclame la suppression du droit d'aînesse ; il combat l'établissement du cens pour l'éligibilité des citoyens. Il est sans conteste l'un des fonda­teurs de la République en France. Il est aussi l'un des premiers membres de l'Institut dès sa fondation en 1795 ; et il y déploie une activité toujours inspirée par les plus hautes préoccupations morales, particulièrement d'ordre éducatif, et vers le perfection­nement de ce qu'il appelait « l'art social ». Il fut aussi le fondateur du Conservatoire des Arts et Métiers.

Il mène la même action résolue, déterminée, inlassable pour l'égalité complète et définitive en faveur des Juifs, des Noirs alors en esclavage, et de toutes les minorités.

Vie exemplaire, combat exemplaire d'un esprit sans cesse tourné vers le même idéal humain. C'est cet idéal élevé qui l'ins­pire dans l'action qu'il mène pour le vote de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. Il insista, en outre, pour qu'à la Déclaration des Droits fut adjointe celle des devoirs qui lui parais­sait être le corollaire naturel de celle-là. Malheureusement il ne l'obtint pas.

Il alla plus avant. Le 24 Floréal, An III, il dépose un projet de Déclaration des Droits des gens, exposant les droits et les devoirs des Nations : droit à l'indépendance et obligation pour chacune d'elles de respecter l'intégrité et la liberté des autres.

Qu'on me permette une observation. A qui étudie attentive­ment rceuvre de l'Abbé Grégoire, elle paraît très actuelle. Elle ne concernait pas seulement ses contemporains, les révolutionnaires de 1789 et de 1794 ; elle couvrait un champ plus vaste. L'univer­salité de la pensée de Grégoire, ses conceptions évolutives, ont inspiré nombre de ses successeurs. Les Constitutions françaises, celle de 1946 comme celle de 1958 ont retenu dans leurs préam­bules respectifs ces notions de « droit » et de « devoir » que Grégoire a mises en valeur, préambules que le Conseil Constitu­tionnel français a intégrés dans les normes de la Constitution elle-même, pour l'application qu'il ne cesse d'en faire.

De même, la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, oeuvre internationale adoptée à Paris le 10 décembre 1948, pro­clame que « l'individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle, seul, le libre et plein développement de sa personnalité est possible ». En outre, l'Assemblée Générale des Nations-Unies, dès 1949, a rédigé la « Déclaration des droits et devoirs des Etats qui, note le grand juriste international, René Cassin, « a, sur des points essentiels, une communauté d'inspiration très remarquable avec le projet d'Henri Grégoire. »

Lorsqu'on réfléchit à ces importantes innovations introduites dans les législations modernes et dans les rapports internatio­naux, on ne peut qu'admirer la hardiesse et le modernisme des conceptions civiques et sociales qui, déjà, inspiraient Grégoire.

La même hardiesse de vue présida aux efforts qu'il fit pour obtenir la coopération internationale des savants, des lettrés et des artistes, — dans l'intérêt de l'avancement des connaissances au profit des peuples.

Déjà, en février 1794, Grégoire, au nom du Comité d'Instruc­tion Publique, avait rédigé un rapport pour la protection des chefs­l'oeuvre d'art, et contre le vandalisme (le mot a été créé par lui) des objets d'art. Son élévation de pensée en ce domaine retient et séduit. Il croit à l'influence salutaire des arts sur l'existence politique et le caractère moral des nations. Dénonçant les dégra­dations causées aux oeuvres d'art, il fustige « les nouveaux bar­bares qui voudraient porter partout le fer et le feu ». Avec son habituel courage, il s'élève contre « l'insouciance criminelle de beaucoup de municipalités et d'administrations qui s'approprient pour leur usage et qui détruisent les objets d'art, qui laissent les tableaux et les livres s'altérer sous scellés, et ne font pas annuler les ventes contraires à la loi ».

Et le Conventionnel, à la pure conscience, de s'écrier : « Les objets d'art doivent avoir autant de gardiens qu'il y a de bons citoyens... La Convention doit à sa gloire et au peuple de trans­mettre à la postérité et nos monuments et son horreur pour ceux qui veulent les anéantir. »

Pour Grégoire, la tâche de la Convention n'était pas seule­ment de protéger, de sauvegarder les productions artistiques de la France : elle était aussi d'encourager des créations nouvelles, et d'inciter aux échanges artistiques et culturels entre nations. A ses yeux, il fallait ouvrir à tous les amis des sciences et de la liberté, — notions que Grégoire associa constamment — l'accès dans notre pays encourager tous les talents, toutes les Sociétés libres ; appeler tous les artistes à l'exécution d'ouvrages d'un grand caractère « simples comme la nature, beaux et durables comme elle », pour employer ses propres expressions.

« Que des colonies de voyageurs aillent dans les contrées lointaines faire chérir le nom français, conseillait-il, et qu'en échange ils nous rapportent leurs richesses naturelles, indestruc­tibles, et scientifiques... En fait de vertu et de lumière, aucun peuple n'eut jamais de superflu ».

Cette préoccupation fut l'une des plus lancinantes de toute son existence. En 1816, sous la Restauration, il reviendra sur cette idée dans ses discours et dans ses écrits. Dix ans plus tard, en 1826, — peu d'années avant sa mort — il reprendra son action dans ce sens. Grégoire qui fut l'auteur de quatorze ouvrages, écrit alors un essai intitulé : « Plan d'association général entre les savants, gens de lettres et artistes de tous les pays D. Ce n'était pas qu'un recueil de voeux ou d'hypothèses. Fidèle à sa passion des solu­tions concrètes, Grégoire y établit un plan d'organisation et d'action parfaitement réalisable en cette matière. J'invoque ici encore le témoignage réfléchi, irrécusable de René Cassin qui n'a pas hésité à rendre hommage, dit-il, « à la clairvoyance de l'ancien membre du Comité d'Instruction publique de la Convention » que fut Henri Grégoire.

Celui-ci tenait « pour certain que l'obscurantisme a plus de partisans qu'on ne le croit chez les maîtres de la terre ; ils savent que l'ignorance est un moyen puissant pour museler les peuples ». Pour lui, la coopération organisée, et solidaire des esprits qui, dans tous pays, pensent, recherchent et inventent, devait apporter une aide considérable à la formation et à l'éman­cipation des individus et des peuples.

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Ce n'est pas seulement à la conservation du patrimoine cul­turel, spirituel, social de la France que l'Abbé Grégoire consacra ses forces et son existence. Outre tous les aspects de son œuvre que je viens de résumer, il voua la plus grande partie de son activité et de son combat pour les Droits de l'Homme aux déshé­rités, aux persécutés, aux opprimés. Dès son jeune âge, il s'en­gagea corps et âme dans une lutte sans répit pour l'émancipation des Juifs, des esclaves noirs et la protection de toutes les mino­rités.

Rappelons que déjà, alors qu'il n'était que le modeste curé d'Embermesnil, il avait publié le célèbre essai couronné par l'Aca­démie de Metz, sur la « régénératioin physique, morale et politique des Juifs D. Il continua son action dans toutes les Assemblées au sein desquelles il siégea, en engageant son repos, sa vie et son honneur.

L'apôtre de la tolérance, celui qui s'était élevé contre les brimades infligées aux protestants, fait entendre sa voie puissante et passionnée pour dénoncer les vexations, les humiliations, les sévices subis par les fils d'Israël, « les crucifiés des nations », selon l'exacte et douloureuse définition du R.P. Michel Riquet.

Sans doute, dans sa lutte pour la justice et le bon droit, Grégoire a-t-il d'illustres répondant, les Mirabeau, Robespierre, Clermont-Tonnerre, La Rochefoucauld, qui ont prononcé à la tribune française de vibrants plaidoyers en faveur de ces malheureux opprimés.

Mais c'est à Grégoire qu'il appartiendra d'attacher son nom au décret fameux du 27 septembre 1791 qui fera des Israélites des citoyens français, dont les droits, comme les devoirs, seront ceux de leurs concitoyens.

Et j'imagine quelle a dû être la joie de ce profond républicain, ennemi de toutes les formes de discriminations, lorsqu'il apprit que les armées de la Révolution avaient défoncé les portes des ghettos de Hollande, d'Italie et d'Allemagne, et rendu la liberté avec l'hon­neur à tous les Juifs de ces pays, lesquels arrachèrent les insignes infamants qu'ils portaient pour accrocher sur leur cœur la cocarde révolutionnaire, la cocarde tricolore.

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C'est avec la même farouche ardeur que l'Abbé Grégoire lutta pour la suppression de l'esclavage, pour la libération et l'égalité des Noirs. Avant son élection comme délégué aux Etats Généraux en 1789, il avait déjà adhéré à la cause antiesclavagiste, à la suite des grands philosophes français du XVIII` siècle, tels Montesquieu, Raynal, Turgot, Condorcet. Député, il devint membre de la Société des Amis des Noirs, fondée en 1785 par Brissot. Clavière et Condorcet et qui comptait parmi ses membres Lavoi­sier, Lacépède, le duc de La Rochefoucauld, Mirabeau, Sieyès, Lafayette. Les fondateurs s'étaient inspirés du modèle des sociétés existant aux Etats-Unis et en Angleterre, auxquelles appartenait, par exemple Wilberforce, l'illustre abolitionniste anglais. Les rela­tions entre ces hommes et Grégoire furent continues, confiantes et amicales.

Dès son arrivée aux Etats Généraux, Grégoire s'attaque aux « Grands planteurs » de Saint-Domingue, irréductibles adversaires des gens de couleur et des Noirs. Par ses discours, par ses écrits, il défend sans ambage les droits politiques de ceux qu'on appelait les « sang-mêlé D. « Les âmes ont-elles une couleur ? » réplique- t-il aux esclavagistes. Ses amis et lui, après de chaudes discussions et des votes contradictoires, pensent l'avoir emporté. Mais, en sep­tembre 1791, dans les derniers jours de l'Assemblée Constituante. un décret proposé par Barnave, à l'instigation des colons de Saint- Domingue et des armateurs négriers, supprime les avantages accordés aux « sang-mêlé ». Grégoire ne l'emportera définitive­ment qu'à l'Assemblée Législative, le 28 mars 1793.

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La tâche n'est pas terminée pour autant. Devenu député à la Convention Nationale, il adjure ses collègues de supprimer cette plaie immorale qu'est le trafic d'esclaves. « Jusques à quand, citoyens, permettrez-vous ce commerce infâme », s'écrie-t-il. Il réclame avec force et il obtient la suppression des primes accor­dées par l'Etat aux armateurs négriers, comme contraires à la Déclaration des Droits de l'Homme. Les planteurs esclavagistes le poursuivirent de leurs menaces et de leurs calomnies. N'allèrent- ils pas jusqu'à le pendre en effigie au Cap Français, à Saint- Domingue, Haïti d'aujourd'hui, pour avoir lancé, en pleine assemblée, cette prédiction que les siècles ont ratifiée : Un jour, le soleil des Antilles n'éclairera plus que des hommes libres ». Mais les Noirs et les gens de couleur lui vouaient amour et admiration, comme leur protecteur et leur ami. L'Abbé Grégoire ne se nom­mait-il pas lui-même « l'Ami des hommes de toutes les couleurs », blancs ou noirs.

Le 4 février 1794, la Convention vota l'affranchissement total et immédiat des Noirs. Grégoire dit ses appréhensions ; il craignait qu'une mesure aussi radicale ne fût prématurée, donc dangereuse. Mais il continua à s'intéresser avec la même ardeur aux Noirs et aux sang-mêlé de Saint-Domingue et des autres colonies fran­çaises d'Amérique.

Lorsque en 1802 Bonaparte, Premier Consul, mal inspiré par Joséphine, décida de rétablir l'esclavage aux colonies, et saisit le Sénat de son projet, une seule opposition ne manifesta publi­quement, celle du Sénateur Grégoire. Puis celui-ci se rendit en Angleterre pour étudier avec Wilberforce et les membres de sa Société les modalités d'une campagne commune en faveur de l'abolition.

Il voulut montrer que les races africaines étaient capables de développer leurs qualités intellectuelles autant que la race blanche si on leur en donnait les moyens, et il publié un ouvrage intitulé « La littérature des Nègres ». Il y prédisait notamment un grand avenir aux Noirs dans l'art musical. Combien il avait vu juste, n'est-il pas vrai !

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Jusqu'à sa mort Grégoire mena la plus ardente campagne pour obtenir l'abolition définitive de l'esclavage et de la traite. Il restait rigoureusement fidèle à ce qu'il avait écrit, en 1790. « C'est une cause dont je me suis fait l'avocat et que je n'abandonnerai jamais ». En 1817, il écrivait encore au cardinal, préfet de la pro­pagande à Rome : « Je me suis dévoué à la cause des enfants de l'Afrique, à travers des persécutions dont la continuité et la noir­ceur, loin d'amollir mon courage, l'ont accru ; et jusqu'à mon dernier soupir, ils trouveront en moi un défenseur ».

Il tint parole.

Plusieurs ouvrages publiés par lui sont autant de plaidoyers, de démonstrations, d'appel au respect de la dignité des Noirs : « De la traite de l'esclavage des noirs et des blancs par un ami des hommes de toutes les couleurs », en 1815. « Des peines infâ­mantes à infliger aux négriers », en 1822. « De la noblesse de la peau ou du préjugé des blancs contre la couleur des Africains » ; en 1826, pamphlet d'une mordante ironie.

Ses efforts répétés avaient abouti cependant à la publication du décret du 29 mars 1815 abolissant la traite, neuf jours après que Napoléon fut revenu de l'île d'Elbe. Etrange retour des choses ! Grégoire avait été l'adversaire constant et déclaré du Premier Consul Bonaparte, et de l'Empereur Napoléon, qui l'appelait « l'in­corrigible ». L'homme ouvert à la liberté et à l'égalité, s'était tou­jours opposé au dictateur. « La liberté ? avait-il déclaré un jour. Il ne s'est pas encore trouvé de main assez robuste pour forger le lien qui pourrait à jamais la retenir. » Il fut l'un des trois Séna­teurs qui votèrent contre l'établissement du régime impérial, de la noblesse et des majorats ; il résista à toutes les tentatives de séduction de l'Empereur. « Tète de fer », dira de lui l'historien Jules Michelet.

Un jour vint pourtant où Napoléon donna raison à « l'incor­rigible » ; il abolit l'esclavage des Noirs. L'expérience haïtienne, la guerre qu'il avait portée à Saint-Domingue pour rétablir l'escla­vage et briser Toussaint Louverture, et qui s'était révélé un cuisant échec, avaient fait réfléchir l'Empereur. Là encore, c'étaient les idées et la persévérance de Grégoire qui triomphaient.

Voilà qui illustre un fait d'expérience souvent constaté dans l'histoire des peuples. L'idée jouit d'une force souveraine qui, lentement, douloureusement parfois, triomphe des contraintes et des obstacles. Napoléon lui-même, grand capitaine qui a dû tout à son épée, finit par s'en convaincre, et il a écrit : « La France est un trop noble pays, trop intelligent pour se soumettre à la puis­sance matérielle et pour inaugurer chez elle le culte de la force. A la longue, le sabre est toujours battu. »

La Restauration, quoique opposée aux conceptions de Gré­goire, ne rapporta pas le décret impérial, mais elle le tint pour lettre morte et ne l'appliqua jamais. Et Grégoire n'eut pas la satis­faction de voir son oeuvre achevée.

Elle devait l'être dix-sept années plus tard par l'un de ses disciples les plus ardents. Dans son testament Grégoire avait institué un prix à remettre au lauréat d'un concours portant sur le sujet suivant : « Quels seraient les moyens d'extirper le préjugé barbare et injuste des blancs contre la couleur des Africains D. La Société pour l'abolition de l'esclavage organisa ce concours en 1839. Le lauréat fut Victor Schoelcher. Victor Schoelcher, l'Alsacien résolu, farouche républicain qui, malgré les déboires, les lâchetés, les menaces réitérées qu'il connut lui aussi, eut [immense satisfaction d'obtenir de la Deuxième République la signature des immortels décrets d'avril 1848, qui proclament « Nulle terre française ne doit plus porter d'esclave ». Victor Schoelcher que nous, les fils de l'Outre-Mer, appelons « Le Libé­rateur ».

N'est-il pas frappant que les deux philanthropes qui ont si passionnément défendu les races opprimées soient origi­naires des deux provinces qui, à la frontière de l'Est, ont si souvent souffert de la domination étrangère. Sans doute les annexions et les humiliations qu'elle ont subies ont-elles fait naître en elles un goût très vif de la liberté, et une sympathie particulière, dans le sens profond du terme, pour tous ceux qui en sont privés. On ne saurait trop méditer sur cette convergence.

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L'action de Grégoire ne se borna pas à restituer aux Juifs et aux Noirs leur dignité d'homme. Elle s'étendit à toute l'humanité souffrante, et notamment aux Grecs et aux Irlandais, nations dont l'indépendance et les libertés étaient mises sous le boisseau. Ici encore Grégoire reste d'actualité — douloureusement ! Décidé­ment, l'opinion d'un de ses biographes, le Sénateur Carnot, qui publia un ouvrage intitulé « Etude sur Henry Grégoire » est pro­fondément juste. « Tous les « parias » de la société, a-t-il dit, trouvent en lui un défenseur. »

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Une telle passion de justice, une telle activité pour tenter de l'instaurer dans les relations humaines, une telle ardeur comba­tive, un tel mépris de toute prudence dans l'action, ne pouvaient que créer beaucoup d'inimitié, voire de haine vigilante contre Henri Grégoire. Ses ennemis — et ils furent nombreux — ne restaient pas inactifs. Calomnies, diffamations, menaces furent désormais son lot.

Les uns lui reprochaient d'avoir voté la mort de Louis XVI, en pur Jacobin qu'il prétendait être ; les autres lui faisaient le reproche inverse. En fait, Grégoire s'était prononcé publiquement pour le jugement du roi, et sa condamnation. Mais il avait formellement exprimé son opposition à la condamnation à mort. Il avait toujours été partisan de la suppression de la peine de mort, ainsi qu'il l'avait déclaré dans les discours publics, singulièrement dans celui qu'il prononça à la séance du 15 novembre 1792, où il dit : « Je réprouve la peine de mort et, je l'espère, ce reste de barbarie disparaîtra de nos lois ». Toujours fidèle à lui-même, il ne pouvait donc pas la requérir pour Louis XVI. Son opinion était qu'il fallait condamner le roi à « vivre », pour qu'il endurât les conséquences des souf­frances que la monarchie avait fait subir au peuple. En mission en Savoie au moment du jugement de Louis XVI, c'est ce qu'il écrivit à la Convention. Mais la calomnie et la haine furent les plus fortes. On alla jusqu'à falsifier les écrits de Grégoire, à y inter­poler des textes qui n'étaient pas de lui. Il fut victime à la fois des soupçons persistants des Jacobins, et des ultramontains qui esti­maient qu'il avait trahi l'Eglise catholique, son Eglise, en acceptant de prêter le serment à la Convention et de devenir évêque consti­tutionnel. Crime impardonnable à leurs yeux. Par ordonnance royale, Louis XVIII le raya de la liste des membres de l'Institut, qu'il avait fondé et largement illustré, de l'avis même des pays étrangers. Par la même ordonnance étaient chassés de l'Institut Lazare Carnot et Gaspard Monge, fondateur de l'Ecole polytech­nique.

S'il ressentit l'injustice d'une telle décision, Grégoire n'en fut nullement atteint dans sa fierté. Une lettre du Grand Chan­celier de la Légion d'honneur, poursuivant l'épuration commencée par Louis XVIII, ayant rappelé aux membres de cet Ordre qu'en vertu d'une ordonnance du 26 mars 1816, ceux-ci devaient se pour­voir de nouveaux brevets, Grégoire lui adressa aussitôt sa démis­sion dans les termes que voici : « Repoussé du siège législatif, repoussé de l'Institut, à ces deux exclusions on permettra sans doute que j'en ajoute moi-même une troisième, et que je me ren­ferme dans le cercle des qualités qui ne peuvent être conférées par « brevet », ni enlevées par « ordonnances » ; qualités seules admises devant deux tribunaux qui réviseront beaucoup de juge­ments contemporains : le tribunal de l'Histoire et celui du Juge éternel. »

Quelle fierté dans ces mots ! La fierté légitime d'une cons­cience pure, — et d'un homme de caractère qui fit dire plus tard de Grégoire par Edgard Quinet : « Toujours foudroyé et toujours serein ».

De même, quoique élu comme représentant de l'Isère à l'Assemblée législative, il en fut rejeté en raison du rôle émi­nent qu'il avait joué sous la Révolution. La lettre pleine de dignité qu'il écrivit le 28 septembre 1819 aux électeurs du département de l'Isère, et où il rappelle les calomnies, et, — je cite — « l'ample collection de libelles » dirigés contre lui, « pour avoir défendu les Juifs, les Africains et tant d'autres opprimés, pour avoir combattu. l'inquisition, le despotisme, l'ultramontanisme et la féodalité » s'achève par ces mots teintés de mépris : « Un homme qui, ratta­chant son existence fugitive à des espérances d'un ordre suprême, se retranche, dans une conscience pure, de la hauteur où elle le place peut verser le dédain de la pitié sur des êtres dévorés du besoin de nuire. »

Cependant Grégoire n'avait pas encore atteint le fond de l'injustice.

Il lui restait une dernière épreuve à subir — la plus cruelle pour son cœur de croyant. Conventionnel sans arrière-pensée, Evêque constitutionnel de Blois, il était resté fidèle à sa religion, la religion catholique, apostolique et romaine ; en tout respect pour la hiérarchie. Au milieu des cris, des vociférations, des insultes et des menaces, Grégoire n'avait pas hésité à proclamer à la Convention son attachement invariable au catholicisme et à l'épiscopat. Il avait risqué les pires sanctions à une époque où la passion anticléricale ne connaissait pas de borne. Il fit face, sans faiblir.

Lorsque la gravité de son état de santé ne lui laissa aucun doute sur une issue prochaine, il manifesta le désir de recevoir les secours de sa religion. L'archevêque de Paris les lui refusa. Ou plutôt il y mit une condition absolue : que Grégoire abjurat le serment civique qu'il avait prêté à la Convention. Une correspon­dance existe qui montre l'insistance intransigeante de l'archevêque de Paris, et la sereine résistance de l'Evêque de Blois : « Je viens de vous exposer, réitère celui-ci, les motifs qui m'interdisent une rétractation que je regarderais comme un parjure. »

Pour Grégoire, en effet, il n'y avait nulle opposition entre les principes de la Convention et les devoirs que lui imposait la religion. S'il prêta serment à la Constitution civile du clergé, c'est, ainsi qu'il l'a précisé dans le discours qu'il prononça alors, « parce qu'après le plus mur examen », il « déclare ne rien y aper­cevoir qui puisse blesser les vérités saintes que nous devons croire et enseigner D. Il ajoute : « Ce serait calomnier l'Assemblée Nationale que de lui supposer le projet de mettre la main à l'en­censoir. A la face de la France, de l'univers, elle a manifesté son respect pour la religion catholique. Jamais elle n'a voulu priver les fidèles d'aucun moyen de salut ; jamais elle n'a voulu porter la moindre atteinte au dogme, à la hiérarchie, à l'autorité spirituelle de l'Eglise ; elle reconnaît que ces objets sont hors de son domaine. Nulle considération ne peut donc suspendre l'émission de notre serment ».

Donc aucune apostasie de sa part, mais l'adhésion réfléchie d'une conscience libre.

Pendant une quinzaine de jours, l'échange de notes entre le palais archiépiscopal et la maison de Grégoire se prolongea, jus­qu'à l'heure de l'agonie.

L'archevêque de Paris maintint son refus.

Outrés de cette intolérance, divers membres du clergé, pro­fondément touchés par la pureté de sentiment de Grégoire, déci­dèrent de l'administrer. L'un d'eux, l'Abbé Gaillon, séparé de Gré­goire par ses opinions religieuses et politiques, le fit « par charité chrétienne ».

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Grégoire mourut le 28 mai 1831, laissant un testament spiri­tuel d'une grande élévation. « Je désire qu'on appelle des pauvres à mon convoi, je veux emporter leur bénédiction »... Plus loin : « Sur ma tombe on placera une croix de pierre, avec mon nom et cette inscription : « Mon Dieu, faites-moi miséricorde et pardon­nez à mes ennemis ».

Il mourut presque ignoré par le pouvoir révolutionnaire de juillet. Il l'avait pressenti, puisque en tête de ce testament il avait écrit : « Je présume que peu de personnes assisteront à mon inhumation, les amis dignes de ce nom sont si rares. Je pardonne de tout coeur... même aux furibonds qui ne manqueront pas de m'insulter jusqu'au-delà du tombeau. Je laisse à mes amis, aux hommes justes et impartiaux la défense de ma mémoire D.

Ce testament était encore inconnu au moment des obsèques de Grégoire. Pourtant, spontanément, au sortir de l'église, des jeunes gens dételèrent les chevaux du char funèbre et le traînèrent à bras jusqu'au cimetière Montparnasse. Le cortège qui suivit comprenait plus de 20 000 personnes, en majorité des ouvriers, des étudiants, des enseignants mêlés aux décorés de juillet, aux députés de l'opposition et plusieurs des anciens collègues de Grégoire aux Assemblées républicaines, de retour dans leur patrie grâce à la nouvelle révolution populaire. Quel étonnant hommage ! Le peuple dont il était issu escortait Grégoire, « l'Ami des hommes de toutes les couleurs, qui fut pleuré dans tous les pays où son œuvre d'une générosité si humaine était connue : par les anciens esclaves, par les persécutés, par les opprimés de tout pays et de toutes origines, par tous ceux qui lui devaient d'avoir retrouvé dignité et espérance.

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Dans son testament, je viens de vous l'indiquer, l'ancien Evêque Constitutionnel de Blois avait écrit : « Je laisse à mes amis, aux hommes justes et impartiaux la défense de ma mé­moire. »

La mémoire d'Henri Grégoire n'a pas à être défendue. Il suffit de méditer sur l'oeuvre à tous égards remarquable qu'il a accom­plie avec une générosité et un désintéressement qui confondent, non seulement pour l'admirer, mais pour assurer sa mémoire d'une gratitude que le temps ne saurait affadir. Par le caractère, par la pureté de ses sentiments, par un courage de tous les instants dans une période où souvent la parole ou l'action déclenchait les plus dures sanctions, — jusqu'à la sanction suprême —, par l'amour fraternel qu'il témoigna à tous les humains, même à ceux qui ouvertement ou hypocritement, avaient juré sa perte, Grégoire se révéla un homme d'exception, alors que trop d'hommes hélas ne sont que des ombres.

C'est le sens que nous donnons à l'hommage que, tous les ans, nous lui rendons en un pèlerinage au cimetière Montparnasse. Juifs, hommes de race noire, croyants ou agnostiques, appartenant à toutes les catégories sociales ou philosophiques, nous évoquons les bienfaits de son action et nous nous recueillons avec piété devant cette sépulture si simple, combien émouvante par sa sobriété voulue, surmontée de la croix de pierre dans laquelle, comme l'a demandé Grégoire sont gravés ces mots : a Mon Dieu, faites-moi miséricorde et pardonnez à mes ennemis. »

Bien d'autres hommages — des milliers — ont été rendus au député-prêtre de la Convention, à l'Evêque constitutionnel de Blois, au patriote jacobin, au fils du modeste artisan qui s'était promu lui-même le défenseur de tous les « parias » de la Société de son temps et des opprimés contemporains ou futurs. Je ne désire en rappeler que quelques-uns. Dans l'étude qu'il lui a consa­crée, le Sénateur Carnot n'hésite pas à écrire : « Si l'église chré­tienne savait être fidèle à la pensée de son fondateur, si elle mettait au rang des premières vertus l'amour de l'égalité, au rang des premiers devoirs la charité envers ses semblables, au rang des premiers mérites celui de souffrir pour sa foi, cet homme serait, dans l'église chrétienne honoré comme un saint. »

Au cimetière de Montparnasse, Ferdinand Brunot, doyen hono­raire de la Faculté des Lettres de Paris, membre de l'Institut, pré­sident de la Société des Amis de l'Abbé Grégoire, grand savant qui fut aussi une haute conscience, s'exprimait ainsi, le 30 mai 1937, époque où l'antisémitisme et le nazisme accentuaient leur action néfaste : « L'heure où nous sommes n'est pas celle où il conviendrait d'abandonner notre culte pour... l'homme de bien qui, jusqu'à sa mort, a répandu sur le monde une âme toute de pitié et d'amour ». Il ajouta : « Dans ces heures obscures, venons encore une fois demander conseil à celui dont nous nous inspirons ». Il reprit l'adjuration que, le 2 pluviose, à la classe des Sciences morales et politiques de l'Institut, Grégoire avait lancé à tous les hommes de bonne volonté « Puissent les blancs et les noirs, abjurant les rivalités, les haines et les vengeances, confondre leur affection et ne plus former qu'une famille ! ». Et Ferdinand Brunot de conclure, à l'exemple de Grégoire : « En dépit des déceptions, des malédictions, nous gardons notre conviction. A tous les pro­blèmes, il n'y a qu'une solution durable, définitive, c'est la solution de justice et d'humanité. »

Plus récemment, René Cassin, Membre de l'Académie des Sciences morales et politiques, dans une glorification qu'au nom de l'Institut il fit de Grégoire, « indissolublement catholique et républicain » précisa-t-il, affirmait : « Le verdict instinctif des peuples, l'histoire elle-même l'a affirmé. La figure de l'Abbé Gré­goire émerge, grandit au fur et à mesure que les institutions dont il fut l'initiateur en France se développent et que les idées soute­nues par lui pénètrent dans le droit des gens. Mort depuis près de cent-vingt ans, Grégoire est de plus en plus vivant pour l'huma­nité dont il fut un des bienfaiteurs comme Louis Pasteur. »

La reconnaissance et l'admiration de ses concitoyens lorrains s'étaient matérialisées dans une statue de l'Abbé Grégoire élevée sur la place centrale de Thionville. Elle fut détruite au cours de la dernière guerre par les occupants nazis dont l'aversion pour les hommes de couleur n'est que trop connue. Par souscription publique un nouveau monument fut élevé à la même place. La population et les élus lorrains me convièrent à l'inaugurer. J'ai tenu, et je n'ai cessé de tenir cette offre pour un honneur inoublia­ble. Privilège peu commun, qui me rappela celui qui m'avait été réservé lorsqu'en 1949, j'avais obtenu du Parlement français le transfert des cendres de Victor Schoelcher au Panthéon national. Et le 16 juillet 1955, mon émotion fut profonde, — comment ne l'aurait-elle pas été — de célébrer devant la population et les autorités de cette région de la Lorraine, les mérites de l'ancien curé d'Embermesnil. « Justice est parfois rendue sur terre aux hommes de bonne volonté, ai-je dit, puisque nous sommes réunis pour honorer la mémoire d'un fils de ce terroir de Lorraine, qui suscita de son vivant des haines farouches et des enthousiasmes fébriles, mais dont l'action féconde et créatrice ne fut pas perçu dans toute son ampleur et ses conséquences par ses contempo­rains. « Je rappelai l’œuvre immense de cet esprit exceptionnel. « Bel et rare exemple de caractère, et de fidélité à ses principes d'honnêteté intellectuelle et morale. »

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L'actualité de l'Abbé Grégoire n'est plus à démontrer. Com­bien son exemple et sa leçon sont indispensables à tous ceux qui veulent voir les relations humaines marquées du sceau de la liberté, de la compréhension fraternelle, dans l'intelligence et le respect des différences ! Grégoire eut à lutter contre l'intolé­rance, contre toutes les inégalités. Aujourd'hui l'apartheid, la ségrégation, la violence, le mépris de l'homme sévissent encore dans maints esprits et dans maints Etats. Le racisme est ce que l'on peut imaginer de pire pour l'homme, en ce qu'il le porte à se détruire lui-même. En effet, le racisme d'attaque engendrant nécessairement un racisme de défense, c'est l'humanité tout entière qui en est finalement affectée.

La résurgence du racisme et de la discrimination en cette fin du XXe siècle est une preuve évidente que la lutte pour la recon­naissance des droits de l'homme requiert encore beaucoup d'effort ; qu'elle demeure une longue marche, dont, hélas, nous ne pouvons encore discerner le terme. Mais une marche nécessaire, indis­pensable, qui doit être continue, sans halte ni repos ; une marche ardue au cours de laquelle doit nous stimuler et nous aider l'exem­ple d'hommes comme l'Abbé Grégoire qui disait de lui-même : « Je suis de granit ; on pourra me briser mais pas me faire plier ! »

Il peut nous arriver de nous demander ce que valent aujour­d'hui les valeurs morales et spirituelles que défendait Grégoire. Elles demeurent, il n'est que de les faire ressurgir, par la croyance en leur vertu et en leur nécessité, pour l'évolution progressive des hommes. Question de temps et de durée, donc question de volonté et de foi. On n'imagine pas assez la puissance de la vie en expan­sion. Deux grains de blé qui germent finissent par soulever et par rejeter une pierre bien plus grosse qu'eux ; la science nous l'apprend. Et l'illustre Simon Bolivar, le fédérateur des républiques de l'Amérique latine, homme de volonté patiente, s'il en fut, nous enseigne aussi « Les idées mettent du temps à mûrir, mais quand elles sont justes et humaines, on y revient toujours. »

A nous donc à savoir puiser dans l’œuvre et l'enseignement de l'homme d'élite dont nous avons évoqué la mémoire ce soir, les ressources nécessaires pour combattre et vaincre le scepti­cisme ou le découragement des pusillanimes et des tièdes ; pour poser les bases d'une Société fondée sur l'esprit de compré­hension, sur le respect de l'éminente dignité humaine.

Appliquons-nous, avec persévérance, avec courage à bâtir une Cité plus juste, plus fraternelle pour tous les hommes.

Et si d'aventure le doute venait à envahir notre esprit, à faire faiblir notre résolution, alors rappelons-nous cet antique adage de la philosophie hindoue, source inépuisable d'espérance : « De quelque côté que l'on incline la torche, la flamme se redresse et monte vers le ciel. »

Gaston Monnerville

(*) Conférence prononcée au Grand Temple de la Grande Loge de France le 5 mai 1981 par Gaston Monnerville à l'occasion du cent-cinquantième anniversaire de la mort de l'Abbé Grégoire.

Publié dans le PVI N° 43 - 4éme trimestre 1981  -  Abonner-vous à PVI : Cliquez ici

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