GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 3T/1981

Hommage à la Lucidité et au Courage

Dès que les yeux du profane qu'il était s'ouvrent à la vraie Lumière, le nouvel initié est frappé par la nécessité du travail constant sur lui-même, sur la pierre brute qu'il est, afin de se libérer de toutes les contraintes de l'erreur qui, jusque-là, le tenaient enfermé dans un monde de ténèbres et de dogmes asser­vissants. Il était esclave, conscient ou inconscient ; il va désor­mais, grâce aux outils qui lui sont confiés, forger sa liberté ; car il sait, nous savons tous, que s'il faut que la loi garantisse cette liberté, il ne suffit pas de la loi pour vivre réellement sa liberté ; il faut un long cheminement, que nous appelons la démarche ini­tiatique ; un long dépouillement systématique ; une volonté cons­tante pour se dépouiller de la défroque du vieil homme.

Mais nous savons aussi que si nous taillons la pierre brute, si nous voulons parvenir à la pierre cubique, ce n'est pas pour que cette pierre devienne pour nous objet d'un culte idolâtre ; ce n'est pas pour la contempler en une admiration narcissique ; c'est pour qu'elle serve à la construction du Temple de l'Humanité que nous voulons clair et radieux, illuminé de fraternité ; un Temple où les hommes, tous les hommes, pourront se retrouver, loin des luttes fratricides, des antagonismes habilement entretenus par la scélératesse de ceux qui espèrent ainsi mieux affermir leur domi­nation.

Or, pour bâtir ce Temple, phare de l'humanité et témoignage de Lumière, nombreuses sont les pierres nécessaires ; il faut que le plus grand nombre puisse y participer ; et même si nous regret­tons que tous les hommes aujourd'hui n'y puissent contribuer, il n'en est pas moins vrai que nous nous sentons tenus d'obligation de donner à tous la possibilité d'accéder au domaine de la connais­sance, condition indispensable à la liberté individuelle.

C'est pourquoi les Francs-Maçons ont voulu l'école du peuple. Ils savaient et savent que sans l'école il n'y a pas de liberté, il n'y a pas de république. Les grandes forces obscurantistes le savaient aussi qui, pendant des millénaires, depuis les prêtres des anciennes divinités jusqu'à des prédicateurs plus récents, quelle que soit l'apparente diversité de leurs discours ou la couleur des bannières qu'ils déploient, se rencontrent en un point qui leur est commun : enfermer l'homme dans l'ignorance pour pouvoir régner dictatoria­lement sur son esprit et sur son corps.

Nous fêtons aujourd'hui le centième anniversaire de la loi scolaire de notre Frère Jules Ferry. Et nous sommes en droit de nous poser la question suivante : est-ce que la démocratie aurait survécu en France à toutes les épreuves qu'elle a dû affronter si des hommes nourris de l'Idéal maçonnique comme Jules Ferry et d'autres n'avaient pas réussi à faire voter les lois qui ont institué l'Ecole de la République, école de la tolérance et de la fraternité ?

Dans leur insistance à assimiler la liberté à l'indépendance de l'individu face à toutes les oppressions qui trouvent un terrain d'action particulièrement facile dans un esprit ignorant, les Francs- Maçons de 1881 ont prouvé qu'ils étaient les héritiers de Montes­quieu et de ce siècle des Lumières si souvent décrié, mais auquel il faudra bien aussi rendre justice.

Il est facile aujourd'hui, pour un Grand Maître, d'expliquer que la Franc-Maçonnerie est l'école du citoyen ; elle l'est parce qu'elle se souvient qu'elle fut, et elle sait qu'elle est, la chambre de réflexion où des hommes, venus de tous les horizons politiques ou sociologiques, s'emploient à définir les droits du citoyen.

Il n'y aurait jamais eu, en France ni ailleurs, de conquête de la démocratie et de proclamation des libertés essentielles s'il n'y avait eu préalablement dans les Loges maçonniques la recherche et la définition des droits du citoyen. Il n'y a aujourd'hui de vie dénrocratique possible que là où la Franc-Maçonnerie peut pour­suivre son oeuvre ; et si on voulait s'en convaincre, il n'est que d'observer que dans le monde actuel le premier acte de tout régime dictatorial, de quelque bord qu'il soit, est d'interdire la Franc-Maçonnerie et de pourchasser, emprisonner, condamner et exécuter les Francs-Maçons.

Or, parmi les Droits de l'Homme, l'un des plus difficiles à faire accepter, et pour cause évidente, est le droit à l'enseignement pour tous.

Il faut remonter au Franc-Maçon Condorcet pour que se rejoi­gnent deux thèmes déterminants : l'idée de progrès et l'exalta­tion de l'instruction publique. En exposant dans son a Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain », la perfec­tibilité indéfinie de l'espèce humaine, en liant étroitement les unes aux autres, comme nous le faisons aujourd'hui, les améliora­tions matérielles, intellectuelles et sociales, il ne se bornait pas à présenter aux hommes de son temps et à l'éveil de leur cons­cience l'une des grandes idées-forces du XVIII° siècle ; il jetait aussi les bases de ce qui allait devenir plus tard la mystique de la république.

Dans son oeuvre était déjà contenues toutes les grandes visions optimistes des républicains de progrès de 1881 sur l'ave­nir de l'humanité et sur l'efficacité sociale du développement de la raison.

Dans les cinq mémoires sur l'instruction publique présentés entre 1790 et 1793 aux différentes assemblées parlementaires de la révolution française, le conventionnel mathématicien et philo­sophe proposait déjà les éléments d'un programme d'instruction généralisée et gratuite pour tous, ouverte en un vaste éventail qui, par cinq degrés successifs, embrassait toutes les étapes de l'école primaire à une société nationale des sciences et des arts, vouée à la recherche pure. Ce vaste programme alliait harmonieusement l'étude des belles lettres et le développement d'une éducation scientifique et technique que réclamaient déjà les encyclopé­distes.

C'est que, tout de même que nous en sommes encore persua­dés, nos ancêtres Francs-Maçons de 1790 savaient que la répu­blique ne peut atteindre ses objectifs prioritaires de liberté et d'égalité que le jour où il est permis à tous les citoyens d'acqué­rir l'instruction à laquelle leurs capacités personnelles leur don­nent droit de prétendre. L'égalité des droits, par l'école pour tous, doit se concilier avec l'égalité des chances.

Ces idées exposées par Condorcet ne sont que l'aboutisse­ment d'une longue recherche effectuée dans les Loges sur la philo­sophie du bonheur. Cette « rencontre de la bonté du coeur, de l'es­time des autres et du travail de l'esprit », comme il le disait lui- même à sa fille, et comme nous pouvons aujourd'hui encore le dire à tous les profanes qui viennent frapper à la porte du Temple.

Mais il allait falloir attendre près d'un siècle, 90 ans exacte­ment, pour que ces idées fussent inscrites dans la loi.

Nous savons que ce furent des Francs-Maçons, comme Jules Ferry, comme Emmanuel Arago, comme Adolphe Crémieux, comme Léon Gambetta, comme Garnier-Pagès, comme Eugène Pelletan, comme Jules Simon, comme Ernest Picard, qui se trouvèrent au premier rang en septembre 1870 pour proclamer la République.

Tous savaient que la République ne pourrait survivre que si l'école gratuite, laïque et obligatoire était un jour consacrée par

la loi.

De ce que fut leur grande espérance alors nous trouvons l'écho et le témoignage dans ces paroles du Franc-Maçon Allain-Targé qui s'écriait : « Nous avons l'avenir, nous avons le temps. Le progrès se fait tous les jours et malgré tout ; il faut donc ne transiger sur aucun principe et profiter des vacances que le despotisme nous laisse pour instruire solidement et radicalement le pays des conditions de la liberté démocratique. »

Il n'est donc pas surprenant, lorsque nous nous penchons avec le recul du temps sur les événements qui ont marqué les dix pre­mières années de la république, de constater qu'au plan politique la lutte pour la démocratie s'est alors confondue avec le combat pour l'école. L'histoire ne connaît pas de hasard dans l'enchaîne­ment des événements qui font le destin des peuples. Il est logique que le gouvernement d'ordre moral qui, avec le maréchal Mac- Mahon et le duc de Broglie, manqua l'offensive contre la jeune république, ait été également celui qui tenta de reprendre au peuple les premiers droits à l'instruction publique qui venaient de lui être reconnus.

Ce n'est pas un hasard non plus si le vote des lois scolaires, quatre ans après la victoire des 363 députés républicains, coïn­cide avec la naissance de cette Grande Loge Symbolique Ecos­saise qui, revendiquant l'autonomie de la Franc-Maçonnerie Sym­bolique de Rite Ecossais, allait préparer le réveil, en 1894, de notre Grande Loge de France.

Ces deux faits historiques procèdent finalement d'un même courant d'opinion ; l'un et l'autre ont répondu aux exigences d'une époque.

Or, cette époque, c'est précisément celle où se définit dans les Loges Maçonniques cette philosophie du solidarisme, cette philosophie de la fraternité dont le Franc-Maçon, Léon Bourgeois, va tenter de faire, en 1896, une doctrine de gouvernement.

On y retrouve toutes les leçons d'une vie maçonnique bien conçue avec cette affirmation que l'homme n'est vraiment libre qu'après avoir accompli son devoir social. On y trouve la promesse de toutes les conquêtes sociales du XXe siècle lorsque Léon Bour­geois, s'adressant désormais à un peuple qui a été réveillé et conduit à la connaissance par l'école de la République, ose enfin affirmer :

« L'Etat est une création de l'homme ; il ne doit intervenir que pour rétablir l'égalité entre tous les participants au contrat. »

Il y a là, pour une démocratie éclairée telle que les Francs- Maçons français l'ont portée pendant plus d'un siècle dans leur espérance, toute la tradition du droit naturel, la subordination des lois à l'idée de justice. Grâce aux lois scolaires de 1881, les hommes qui assument le destin de la République ont enfin acquis le droit de proclamer que la démocratie et la science ne sont pas incompatibles.

Poursuivant leur œuvre, les Francs-Maçons vont veiller jalou­sement sur les conquêtes scolaires de 1881. Après Jules Ferry, nous verrons s'installer au ministère de l'Instruction publique d'autres hommes qui ont appris la solidarité et la justice dans nos Temples : René Goblet, Armand Fallières, Léon Bourgeois, Charles Dupuy, Georges Leygues, Emile Combes.

Tous ont exercé leur ministère avec cette conviction, affirmée par tous les Francs-Maçons du XIXe siècle, que pour survivre l'Etat démocratique devait être enseignant.

Nous célébrons aujourd'hui le centenaire des lois scolaires de 1881. Lorsqu'en 1931 fut célébré le cinquantenaire, on vit dans toutes les villes et dans tous les villages de France, garçons et filles en âge de fréquenter les écoles communales, défiler en chantant un refrain de circonstance dont les paroles ont sans doute laissé un écho dans leur mémoire ; il disait :

« Honneur et gloire à l'école laïque
Où nous avons appris à penser librement
A défendre, à chérir la grande République
Que nos pères, jadis, ont faite en combattant »

Apprendre à penser librement... C'est, encore, dans ce Temple où nous nous réunissons notre recherche d'initiés.

Liberté, Egalité, Fraternité, proclamons-nous chaque soir lors de nos Tenues.

Et ce faisant, nous accomplissons la vocation que nos Maîtres avaient essayé de faire germer dans nos jeunes consciences.

C'est un cri de gratitude qui doit monter ce soir dans ce Temple vers ceux qui nous ont tout appris et sans lesquels nous ne serions jamais devenus ce que nous sommes, sans lesquels nous n'aurions jamais eu suffisamment de conscience et de lucidité pour emprun­ter la voie qui conduisait à la porte du Grand Savoir.

C'est à vos instituteurs que je vous demande de penser aussi ce soir ; et à vos professeurs. Comme je pense à ce M. Loucheux, homme du Nord que les vicissitudes de la guerre avaient envoyé dans une petite école de campagne, Lotoise, au milieu du Causse de Limagne et qui me fit faire mes premiers pas dans la vie de la connaissance et de la rigueur morale. Sans longs discours mais en payant d'exemple, il fit comprendre à l'enfant que j'étais que

30 l'humanité incarnée en moi et en les autres méritait que l'on se sacrifiât pour elle ; que la cause était noble et juste de l'homme luttant pour sa liberté contre toutes les dictatures ; que le res­pect de soi et d'autrui était la base de toute morale ; et que c'était en l'avenir de l'homme que nous devions placer tous nos espoirs.

Que faisait-il d'autre, soixante ans après, sinon suivre les exhortations que par son admirable lettre du 17 novembre 1883, Jules Ferry lançait aux instituteurs en leur rappelant que « la loi met en dehors du programme obligatoire l'enseignement de tout dogme particulier... ». Il s'agissait, ajoutait-il, « de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus ; celui des croyances qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connais­sances qui sont communes et indispensables à tous ».

Pour former cette âme libre du citoyen conscient et respon­sable, quelle meilleure école que la Franc-Maçonnerie qui enseigne à ses adeptes à ne pas se laisser berner par les apparences les plus trompeuses, qui se proclame « Centre d'union où se rencon­trent fraternellement des hommes qui, sans elle, seraient demeu­rés perpétuellement étrangers les uns aux autres ».

Apprendre, comme nous l'apprenons, à écouter l'autre ; apprendre à nous enrichir de nos différences et à ne pas vitupérer celui qui ne partage pas nos idées ; savoir que l'homme n'est pas un être fini et statique mais qu'il peut toujours aller plus loin dans sa quête ; savoir que l'avenir sera ce que nous en ferons ; c'est cela aussi notre travail en Loge.

Comment, mieux que par notre démarche maçonnique, pou­vons-nous prendre conscience du plus impérieux de nos devoirs qui consiste à être les bâtisseurs du monde de demain, un monde fait d'harmonie retrouvée, de paix et de fraternité.

Nous rendons aujourd'hui hommage à nos grands ancêtres qui eurent la lucidité de découvrir l'adversaire et le courage de le combattre. Montrons-nous dignes d'eux et sachons, nous aussi, déceler l'ennemi, tous les ennemis, sous quelque forme qu'ils se cachent, de quelque voile qu'ils se parent, pour distiller en l'homme les germes empoisonnés du dogmatisme qui allume les bûchers, ouvre les portes de la nuit et du brouillard, crée les cliniques pré­tendues psychiatriques, arme la main du bourreau qui exécute par garrot vil et organise de mystérieuses disparitions.

Soyons dignes de l'enseignement reçu en oeuvrant à notre tour pour que se lève l'aube de la Fraternité sur un monde qui n'en peut mais d'attendre, un monde qui mourrait s'il était abandonné. Ne le décevons pas. Gardons courage et foi, mes Frères.

Michel de JUST,
Grand Maître.


Publié dans le PVI N° 42 - 3éme trimestre 1981  -  Abonner-vous à PVI : Cliquez ici

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