GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 2T/1980

Saint Jean Maître du Temps

Des anciens hermétistes aux Francs-Maçons modernes et selon une tradition immémoriale dont les origines réelles sont bien sûr non écrites, les initiés ont choisi comme patrons trois saints. Ces trois saints, élus parmi les plus grands et dont l'iconographie religieuse du Moyen Age atteste partout la présence aux lieux d'élection des maîtres bâtisseurs, ce sont Jean, Jacques et André.

Les Francs-Maçons du rite écossais ancien et accepté — qui cons­tituent la quasi-unanimité des membres de la Grande Loge de France — s'ils perpétuent la tradition d'honorer ces trois saints comme protec­teurs de la Franc-Maçonnerie, ont toutefois élu plus particulièrement l'un d'entre eux, l'apôtre du IVe Evangile et de l'Apocalypse, laissant à leurs Frères du rite rectifié le soin d'honorer plus spécialement André, crucifié à Patros sur les branches égales et croisées d'une croix dont la signification profonde est l'Or, le Creuset et le Temps, et à leurs Frères compagnons opératifs Jacques, le maître de l'Eglise de Jérusalem, le guide du chemin des Etoiles, du pèlerinage initiatique de Compos­telle.

Pourquoi Jean ? Jean sous son double visage d'Evangéliste et de Baptiste, Jean-Janus dont le patronage de métier se rattache exclusive­ment aux oeuvres de l'esprit ? Pourquoi Jean et non Jacques ou André et non Thomas, dont le Ve Evangile nous montre enfin le vrai visage d'apôtre initié, d'élu du Christ pour les vérités cachées ?

Ne serait-ce pas parce que la « lumière intellectuelle pleine d'amour » qui, selon le beau mot de Dante emplissait le Christ, était le Christ, devait se réfracter à la fois en Jean et en Thomas ? En Thomas plus spécifiquement sous la forme de la connaissance, en Jean plus essen­tiellement sous la forme de l'amour ?...

Lorsque le futur initié pénètre dans un temple maçonnique, l'une des premières choses qui frappe son regard est un pavé mosaïque où alternent, comme en un jeu d'échecs, carreaux noirs et carreaux blancs.

Symbole même du dualisme qui ne cesse de hanter la pensée johannique. Car celle-ci se situe en effet dans la tradition de l'authentique dualisme, non manichéen. Le bien et le mal, la lumière et les ténèbres en sont le fondement, les ténèbres et le mal n'étant toutefois que le revers, le refus, la négation du Bien et de la Lumière.

Or tout l'enseignement maçonnique repose sur la Lumière. Il est dit dans les instructions de l'apprenti : « Depuis quand êtes-vous Franc- Maçon ? — Depuis que j'ai reçu la Lumière ». Et encore : « Pourquoi vous êtes-vous fait recevoir Franc-Maçon ? — Parce que j'étais dans les ténèbres et que j'ai désiré la Lumière ». Au néophyte, nouvel initié, il est donné successivement la petite puis la grande lumière. Le profane qui veut se faire recevoir maçon porte un bandeau comme l'aveugle de la parabole.

Mais la démarche vers la Lumière ne peut être que progressive car trop de lumière peut irrémédiablement éblouir, peut tuer un être accou­tumé à vivre dans les ténèbres. N'est-il pas là en vérité dans l'ensei­gnement maçonnique une forme très moderne de la dialectique Lumière- Ténèbres ?

De même lorsque Jean dit : « Quiconque fait le mal hait la lumière et ne vient pas à la lumière afin que ses oeuvres ne soient pas dévoi­lées », il nous apprend que la Lumière est rigueur, droiture et justice. Qu'elle est la seule mesure véritable de l'Homme qui ne vaut que par la part de lumière qu'il porte en lui. Cette part précisément que l'initié Franc-Maçon doit réveiller en lui à sa nouvelle naissance — « celui-là seul qui est né de l'Esprit est esprit » dit encore Jean — devenant ainsi fils de la Lumière.

Ou plutôt le redevenant. Car Adam avait reçu le flambeau, comme nous l'apprend la tradition hébraïque, mais le mal avait éteint le flambeau et la Shekinah, la grâce, s'était retirée...

Pour saint Jean il n'y a pas de milieu entre la Lumière et les ténè­bres comme il n'y a pas de frontière entre le noir et le blanc du pavé mosaïque qui orne le Temple.

Mais la Lumière c'est l'amour, l'amour de ses frères, l'amour de l'Humanité. On ne peut être dans la lumière et haïr son Frère. Cela est radicalement, irrévocablement incompatible. La vie dans la Lumière implique donc un comportement moral. Car celui qui n'accomplit le commandement d'amour est au seuil de la mort, il est déjà mort. Encore que, il existe deux morts chez Jean — autre dualisme — et ces deux morts les Francs-Maçons les connaissent bien, méprisant la première, celle du corps qui n'est jamais qu'un passage et sachant, à l'instar de toutes les autres traditions, que la seconde, la mort de l'âme dans les ténèbres est la seule vraiment terrible, celle que l'on doit surmonter afin de ressortir à une nouvelle vie. Dans l'Apocalypse ainsi il est dit : « Je suis le Vivant. J'ai été un mort mais voici : je suis vivant pour l'éternité et je détiens les clefs de la mort et de l'Hadès ».

Une autre parole de Jean est à méditer et à rapprocher d'une des vérités initiatiques essentielles pour le Franc-Maçon. Il s'agit de la phrase mystérieuse adressée à Nathanaêl : « Vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l'Homme ». Cette autre figuration de l'échelle de Jacob présente aux plus hauts grades du rite écossais ancien et accepté est en effet fort significative. Le « ciel ouvert » indique qu'il n'y a pas de séparation, pas d'incompati­bilité entre ce qui est en haut et ce qui est en bas, comme nous l'enseigne Hermès le Trismégiste. Que ce qui est en bas est relié indéfiniment à ce qui est en haut comme l'atteste dans chaque Temple maçonnique la coupole ouverte sur la voûte étoilée et dont tombe le fil à plomb, mesure que le ciel prend de la terre. Le Temple clos pour la méditation des hommes est en effet toujours ouvert sur le ciel. Et c'est entre ce ciel ouvert et la terre que se situe effectivement l'initié, au coeur du compas et de l'équerre, baptisé d'eau et de feu par les deux saints Jean, comme jadis dans les temples de l'Egypte, notre Mère, Horus baptisait d'eau et de feu, se révélant ainsi le véritable ancêtre des deux Jean. Horus aux yeux rouges, le Soleil levant marié à Thoth la Lune, Horus symbole de l'amour et de la Lumière allié à Thoth dieu scribe de la science et de la connaissance.

Voici donc que le cycle est bouclé. D'Horus à Jean et de Jean à l'initié maçon qui proclame après son saint patron l'unité de l'être et de l'agir en posant à son tour, après l'Evangéliste son guide véritable, le fondement d'une morale individuelle qui est celle de tous les Francs- Maçons... Le cycle est bouclé qui nous permet de mieux comprendre le choix fondamental qui était déjà celui de nos ancêtres opératifs, comme le prouvent les innombrables statues de saint Jean qu'ils nous ont léguées, les multiples confréries placées sous son invocation et d'abord et avant tout ce vocable de « Frères de la Saint-Jean » ou « Logeurs du Bon Dieu » par lequel les maçons opératifs du Moyen Age aimaient à se désigner.

Ce n'est pas un hasard si le prêtre dans la messe selon saint Pie V récitait naguère pour lui seul — et après avoir renvoyé les fidèles — l'Evangile de Jean. Cela témoignait éloquemment qu'il était bien l'Evan­gile réservé aux « initiés parfaits » seuls admis dans le choeur — mais on ne connaissait plus alors celui de Thomas — et que « ceux qui ne sont pas nés du sang ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais qui sont nés de Dieu » selon l'expression de Jean sont évidemment ces initiés qui, morts à cette terre et à cette vie, sont re-nés à la vie divine. L'hymne à la Lumière qu'est dans son intégralité le pro­logue de l'Evangile de Jean que l'on lit à l'ouverture des travaux dans certaines loges de rite écossais ancien et accepté nous vient, lui aussi, à travers la Grèce, de l'ancienne Egypte. En fait ce texte sacré se situe bien au-delà (ou bien en-deçà) du christianisme. Et le prêtre catholique qui le lisait à la fin du sacrifice de la messe, selon l'obligation qui alors lui en était faite, se posait en vérité comme l'héritier et le continuateur des Grands Prêtres de la terre prestigieuse de Chem. Quant à l'idée de Verbe, de Logos, intermédiaire entre Dieu et l'Homme, elle existait déjà dans tout le courant gnostique pré-chrétien et elle s'épanouira ensuite, on le sait, dans de multiples rameaux d'inspiration christique où elle constituera comme le coeur et le noyau de la pensée initiatique.

Cela signifiait tout aussi clairement que si le Maître avait choisi celui-là pour qu'il demeure jusqu'à ce qu'il revienne, c'est que Jean représentait à la fois la force, la sagesse et la beauté vers lesquelles l'initié de tous temps et de tous lieux aspire de toute son âme...

Et alors, Jean à l'énigmatique sourire — celui-là même que peignit Vinci — Jean à l'inépuisable douceur ne symboliserait-il pas ainsi aux côtés du Maître, le Temps, l'irrépressible, l'irrésistible éternité du Temps, mesure et outil du Grand Architecte de l'Univers dans son oeuvre d'humaine création ?

Et Jean maître du Temps, n'est-ce pas le grand rêve que poursuit l'initié dans sa double quête vers la connaissance et l'Amour ?...

DECEMBRE 1979

Publié dans le PVI N° 37 - 2éme trimestre 1980  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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