GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 1T/1979

La Tradition, Science de la Vie

Il est deux sciences de l'univers ; l'une est moderne, l'autre est tra­ditionnelle.

En effet, toutes les traditions initiatiques de l'humanité décrivent les lois de la vie à travers leurs symboles et leurs rites.

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Mais avant que de comprendre ce qui fait la spécificité de la science traditionnelle, il nous faut dire ce qu'est la tradition.

Tradere signifie transmettre. La tradition est dans le même sens ce qui transmet et ce qui est transmis.

Les symboles sont les agents de cette transmission ; étymologique­ment « sun-bolon «, « sun-ballein » qui signifient « mettre avec », « mettre ensemble », ils sont les signes, les outils de reconnaissance qui relient le visible à l'infini, le fini à l'Infini, le formel à l'informel, le temporel à l'in­temporel et donc le monde manifesté où nous sommes à son principe, à son ordre et à sa loi ; car la tradition établit qu'il est un ordre du monde, que le cosmos et ses constituants obéissent à une loi et à un projet. Art Royal, c'est-à-dire étymologiquement art de la règle, la tradition maçon­nique l'exprime à travers l'invocation au Grand Architecte et l'affirmation de l'ordre à partir du chaos, à travers ses gestes qui nous mettent à l'ordre et ses rituels. Nier l'existence de cet ordre du monde c'est nier les •fondements mêmes de l'ordre qu'est la Franc-Maçonnerie.

La symbolique est ainsi le moyen de transmission des lois du cosmos.

La tradition nous dit l'ordre du monde et les lois de la vie ; elle est par là même une science, au même titre que la science contemporaine. Mais son esprit et ses buts en sont différents : elle est un autre regard sur l'homme et le monde.

Elle ne cherche pas tout d'abord à faire l'analyse et l'inventaire de l'univers ; elle veut définir des lois générales ; elle veut comprendre les principes qui gouvernent le fonctionnement du cosmos. Elle ne vise pas à analyser et disséquer d'innombrables phénomènes et à les mettre ensuite sur ordinateur pour les comparer et rassembler ; elle nous dit le cadre de la vie, les lois globales qui nous régissent, dont la connais­sance permet de situer et comprendre l'infinité des manifestations. Une image peut nous aider à saisir ce regard ; la science traditionnelle ne chercherait pas à nous faire apprendre la multitude des partitions musi­cales que les hommes ont écrites depuis des milliers d'années ; elle tendrait à nous faire saisir les sept notes, les trois clefs, les trois registres et les quelques règles dont la connaissance nous permettrait de les comprendre et les situer toutes.

La tradition établit ensuite qu'il n'est pas d'unité durable dans le cosmos, que la vie est dualité, inéluctablement ; l'unité ne peut être vécue que le temps d'un éclair, d'un instant, par une fusion qui fait que deux êtres ne forment qu'un, pour, l'instant d'après, redevenir ou engen­drer deux. Ainsi nous vivons dans un monde de dualité, de multiplicité. Ainsi il n'est pas de structure ultime de la matière : tout élément est obligatoirement constitué de deux ensembles complémentaires. Ainsi il n'est pas de système clos : tout phénomène est inexorablement en rapport avec un autre phénomène qui lui est complémentaire. Ainsi il n'est pas loisible d'envisager un être vivant, un système, un ensemble, une fonction, un élément naturel, un symbole, isolément : il ne peut être compris qu'à l'intérieur du couple qu'il constitue, ou plutôt des couples qu'il forme, car il établit en fait une infinité de couples à des plans différents. Ainsi rien n'est absolu ; la vie est relativité et la tradition décrit par exemple depuis des milliers d'années, à travers ses symboles, l'interdépendance de l'espace et du temps. Il est important de se péné­trer de ce principe de dualité, apparemment banal, facile à comprendre intellectuellement mais difficile à vivre au niveau du quotidien ; il n'est qu'à regarder pour s'en convaincre le nombre d'hommes qui meurent chaque jour parce qu'un dirigeant ou un militant n'accepte pas 'l'inexo­rable dualité où nous sommes.

La science traditionnelle établit encore que la vie est mouvement, qu'elle est par là même une succession de mutations et de transforma­tions incessantes à des plans différents. Ces mouvements se déroulent conjointement dans l'espace et le temps, dans un temps qui, simultané­ment cyclique et linéaire, est nécessairement spirale ; le temps est en effet cyclique car la vie est soumise à des cycles invariables comme celui des quatre saisons. ; mais il est aussi linéaire car, comme chaque être, chaque moment est unique, car nous nous inscrivons nécessaire­ment dans une durée qui n'est peut-être que l'expression suprême de notre liberté, en ce qu'elle induit l'irréversibilité de nos choix. La vie est mouvement en même temps que dualité : on comprend que le 'premier rythme soit un inspir-expir, que la respiration soit l'acte qui définit chaque naissance, de l'homme comme de l'univers ; celui-ci n'est pas en expan­sion permanente ; la tradition dit qu'il est nécessairement, à une autre échelle de temps, un inspir-expir.

Cette science établit enfin que la vie est une totalité et qu'il ne nous appartient pas d'en nier aucun plan, matériel, psychologique ou spirituel. Physique et métaphysique ne sont que deux aspects d'une même réalité. La vie se déroule simultanément à différents niveaux ; à tous les niveaux les lois sont les mêmes ; seules les formes diffèrent ; les principes qui régissent notre vie organique sont les mêmes que ceux qui règlent notre vie spirituelle. Le monde est un dans sa multiplicité et il ne nous appartient pas de refuser un de ses plans de 'manifestation parce que nous ne l'appréhendons pas ou pas encore. Il nous faut accep­ter la dimension transcendante de l'homme et de l'univers car 'la vie est un dialogue incessant entre le un et le multiple, car 'l'histoire de l'homme n'est peut-être qu'une longue marche du un vers le tout à travers le multiple.

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Ainsi la tradition est une science ; autre regard sur l'univers, qui s'attache à l'essence et non aux apparences, elle nous dit par ses symboles les lois qui président à la vie ; elle nous dit que chaque être vivant, chaque élément naturel est nécessairement 'l'incarnation de ces lois dans une forme donnée, forme variable selon le temps et le lieu où elle apparaît et selon son projet, c'est-à-dire selon la place qu'elle occupe dans la mosaïque cosmique.

Elle nous dit aussi qu'en vertu du principe de dualité, 'la vie est simul­tanément ordre et désordre, que l'ordre du monde, dialectique du chaos, est dans 'le même temps origine et devenir, qu'il peut être dans le même temps origine et devenir, car c'est à l'homme, debout, joignant le ciel et la terre, qu'il appartient de mener cette manifestation à son terme, c'est- à-dire de la conduire à sa perfection. Sa liberté ne réside donc pas dans la possibilité de modifier l'ordre du monde, mais dans le choix qu'il lui appartient de faire, singulièrement et collectivement, entre rendre cet ordre réel ou le refuser.

La Franc-Maçonnerie, ordre initiatique, est une des émergences contemporaines de la tradition. Elle nous dit donc par ses symboles, ses mythes et ses rites les lois du cosmos. Ces lois sont les mêmes dans toutes les traditions ; seuls varient les symboles qui les expriment, en fonction du temps et du lieu où elles apparaissent.

il nous appartient donc, hommes du XXe siècle, de décrypter ces symboles, de rechercher à travers les cosmogonies et médecines tradi­tionnelles les lois de la vie qui y sont décrites, de percevoir pour nous Francs-Maçons à travers notre symbolisme et nos rites les principes fon­damentaux, les lois globales qui régissent le cosmos.

Ce sera probablement une des grandes aventures du XXle siècle que de comprendre à travers la science traditionnelle quel est l'ordre du monde, et plus encore d'essayer de le vivre. Car il est nécessairement deux modes de connaissance ; le premier est raison, dans le même temps rationnel et irrationnel ; le second est fusion, fusion instantanée avec l'être ou 'l'élément à connaître, fusion qui fait qu'en un éclair, nous sommes un avec l'autre, que cet autre soit un homme, une fleur, une pierre, le monde ou le principe. Et c'est ainsi que toute grande découverte est nécessairement la jonction d'un savoir rationnel, d'une perception Irra­tionnelle que l'on nomme Intuition et d'une fusion au monde que l'on nomme parfois illumination ; mais il convient de ne pas céder à la magie des mots et de comprendre qu'une illumination est toujours le fruit d'un long chemin et d'une ascèse.

Il est donc deux connaissances, extérieure et intérieure ; extérieure elle s'appuie sur les sens, l'intellect et la raison : c'est par exemple le savoir expérimental ; mais il est surtout une connaissance intérieure qui fait chercher en soi, microcosme, les lois de la vie : « connais toi toi-même » et tu sauras le 'monde, « descends à l'intérieur de la terre et tu trouveras la pierre cachée », descends en toi pour trouver la lumière dans les ténèbres.

La science traditionnelle implique certes que l'on utilise sa raison ; mais elle demande surtout une recherche incessante d'intériorité, une tension permanente à rendre réel et manifeste cet ordre du monde qui est en nous, une marche difficile vers la transparence, en un mot un chemin initiatique réel.

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La tradition n'est pas un usage ou une coutume • la tradition n'est pas figée et immuable ; la tradition n'est pas un attachement incondi­tionnel au passé ; la tradition n'est pas un jeu Intellectuel, abstrait et sécurisant.

La tradition est vivante en nous et par là même elle est devenir. La tradition est révolution darce que mouvement permanent, relativité constante, négation de l'ego et amour. La tradition est lumière. La tradi­tion peut être, si nous le voulons, science de demain et source de vie.

Publié dans le PVI N° 32 - 1éme trimestre 1979  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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