GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 1T/1979

La Voûte étoilée

Les ciels des temples maçonniques sont bleus, cloutés d'étoi­les. Un bleu tendre et clair, le bleu des loges bleues et des cordons de Maître, un bleu de plein jour, bien différent du bleu-nuit des ciels étoilés qui voûtent quelques-uns des plus beaux tombeaux égyp­tiens. Bien différent, car il s'agit d'un symbolisme sans rapport. Point de nuit au-dessus de nos têtes, mais les étoiles rendues visibles de midi à minuit par la Lumière de la Loge.

Même ceux qui ne savent presque rien de la Franc-Maçonnerie rattachent à notre tradition le symbolisme du Temple inachevé, à ciel ouvert. Ils vous diront, avec ou sans ironie, que les Francs- Maçons prétendent élever une construction déclarée par eux-mêmes interminable, ce qui permet de ne point juger trop sévèrement l'apport de chacun. Le langage courant a d'ailleurs adopté, en la galvaudant, notre expression « apporter sa pierre à l'édifice Malheureusement, il s'agit bien souvent de saluer par cette for­mule toute faite la touchante bonne volonté de celui qui n'a pas abouti faute de temps, de moyens ou d'envergure.

A cette réserve près, l'idée qu'on se fait en dehors de nos temples de notre symbolisme de la voûte étoilée, sidérale voussure du Temple inachevé, correspond peu ou prou à la pratique maçon­nique. Oui, c'est à peu près ça, pourrions-nous dire, du moins dans une rudimentaire approche de ce symbole apparemment très simple mais qui, de la même façon que tous les autres, s'enrichit et se ramifie à mesure que nous avançons dans la connaissance de nos trois degrés symboliques

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D'où vient que ce symbole du Temple inachevé soit passé, presque seul, de nos loges au domaine public sans être trop réduit, raillé, déformé ? Peut-être parce qu'il est mieux vécu que d'autres par les Maçons eux-mêmes. Les moins portés d'entre nous à briser l'os pour sucer la moelle, comprennent et veulent que nos temples restent symboliquement sans toit. S'il est un trait commun à la quasi-totalité des Francs-Maçons de la Grande Loge de France n'est-ce pas leur commune volonté de rejeter les dog­matismes ressentis par eux comme chapes, toitures et couvercles ?

Ayant posé le principe fondamental qu'aucune limite ne peut être mise à leur recherche de la Vérité, les Francs-Maçons ne veulent donner de la tête dans aucun plafond. Si l'ambition de la loge était philosophique, scientifique, sociale, ce serait avoir là beaucoup d'orgueil et de présomption. Mais l'ambition de la loge est initiatique. Il s'agit, au bout du chemin, de ne point se retrouver tel qu'on était au départ, sans que la nature des transfor­mations intérieures de chacun ait été prescrite, voulue ou obtenue par quiconque. Aucun conditionnement : la diversité des Maçons, de leurs comportements, de leurs idées, en est la preuve. Donc, point de toit, car point de dogme. Point de couverture au-dessus des têtes, mais seulement la voûte céleste avec ses étoiles visibles en plein jour.

Ainsi la loge travaille à ciel ouvert et nous trouvons là un second trait commun à la très grande majorité des Francs-Maçons : ils se veulent solidaires du Cosmos. Avouons-le, la manière dont chacun exprime cette volonté au fil des jours en loge n'est pas toujours heureuse. L'infiniment grand de Pascal tourne les têtes peu solides et la Voie lactée emporte dans son espace-temps bien des pensées courtes. Une astrologie de pacotille, si répandue de nos jours, tient lieu parfois de vaisseau spatial aux cosmonautes du Zodiaque. Broutilles en vérité, qui expriment naïvement le besoin plus répandu encore d'opposer aux désordres du Moi, aux fureurs de l'inconscient, aux luttes et révolutions sociales, au monde obscur des mouvances et du Chaos, un Ordre universel, ce fameux Cosmos que la tradition pythagoricienne veut régir par les Nombres et dans lequel masses, multitude, profusion échappent à l'anarchie quantitative, au vertigineux gaspillage, par la valeur qualitative donnée à chaque parcelle du Tout.

Pour répondre à cette espérance, que tout Maître-Maçon a perçue chez tant de postulants, l'initiation maçonnique place le nouvel apprenti dans une Loge orientée et la Loge elle-même directement sous les étoiles, face à l'infini. Paul Valéry écrivait dans les années vingt : « Le temps du monde fini commence. » Il entendait par monde fini un monde qui serait bientôt totalement exploré. A quel monde pensait-il ? Au petit monde de notre petite planète ? Mais l'autre monde ? Celui de la longue nuit des tom­beaux égyptiens, celui dans lequel sont projetés nos cosmonautes, les vrais, celui où nous fléchons nos premières sondes, la voûte étoilée des temples maçonniques, ce monde-là, tout apprenti maçon apprend qu'il est sans toit et que le temps de le couvrir n'a certes pas encore commencé.

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Puis, changeant d'âge, l'apprenti devient compagnon. Il dé­couvre alors, s'il veut bien s'en donner la peine, un nouveau réseau de symboles. Ce degré, plus directement branché que le premier sur la tradition opérative des constructeurs, va permettre au compagnon une nouvelle approche de la Voûte étoilée. Non qu'il s'agisse, en passant d'un degré à l'autre, de rejeter comme erreur ce qu'on a pu penser au degré précédent. Bien au contraire. La méthode initiatique ne crée pas de supériorité. Chacun avance à son pas, selon son âge avec les outils de cet âge, mais l'ensemble symbolique d'un degré n'est pas destiné à se fondre ou à se confondre dans l'ensemble du degré suivant. Les deux continueront toujours de coexister, mais ils se raccordent et ils entrent en réso­nance. De la qualité de cette résonance dépend l'enrichissement spirituel. C'est même en cela que la méthode initiatique se dis­tingue des autres méthodes de transmission des connaissances. Un degré n'est pas une classe au sens scolaire. L'apprenti n'est pas présumé incapable d'acquérir des notions devenues à portée du compagnon. Il ne s'agit pas, comme pendant la scolarité, d'aller petit à petit du simple au complexe, de l'élémentaire au subtil. Chaque degré a sa valeur et la garde. Le maître peut travailler au degré d'apprenti sans avoir le sentiment de déchoir comme l'aurait un élève des classes terminales qu'on rétrograderait. Le compa­gnon peut donc avoir une approche nouvelle du symbole de la Voûte étoilée qui ne réfute ni n'efface la précédente, mais qui lui est inspirée par le nouvel ensemble symbolique rattaché au deuxième degré.

Le compagnon est tout particulièrement appelé au travail. Or, on ne se met pas au travail de la même façon sur une construc­tion qui n'est pas commencée, sur une construction en cours, ou lorsque la toiture est déjà posée. Dans la construction maçonnique, la toiture n'est pas posée, puisque le temple est à ciel ouvert, mais le travail est déjà commencé. Le Franc-Maçon appartient à un Ordre traditionnel. S'il refuse les couvercles, il ne fait pas table rase. Le symbolisme du deuxième degré enseigne une méthode de travail pour chantier en cours. C'est là un point fondamental qui a donné lieu bien souvent de l'extérieur à de graves erreurs d'inter­prétation sur la méthode maçonnique. On a confondu chantier en cours et juste milieu, centrisme, radicalisme, en transposant abusi­vement le plan initiatique sur le plan politique. Cela n'a rien à voir, mais il est vrai qu'entre les novateurs qui se flattent de tout pouvoir tirer de rien et les passéistes convaincus que le destin de l'Homme est scellé depuis toujours, le Franc-Maçon, parce qu'il travaille à ciel ouvert avec les outils symboliques traditionnels, conserve sa liberté d'entreprendre et de concevoir sans se laisser intimider ou écraser par le poids mort des mondes finis mais échappe à l'angoisse existentielle de ceux qu'une liberté imaginée par eux absolue condamne à tout tirer d'eux-mêmes s'ils veulent exister.

Nous voici très loin des tiédeurs du juste milieu, mais la confu­sion entre chantier en cours et juste milieu est inévitable si le caractère initiatique de la démarche maçonnique n'est pas compris et sans cesse réaffirmé. Quand l'édification du Temple prend le caractère d'une élaboration sociale et contingente, l'absence de toit est nécessairement ressentie comme un manque de finalité et le symbole du chantier en cours comme un abandon aux habitudes, routines et acquis. Dans la pratique de la vie maçonnique, le compa­gnon en souffre parfois. A cet âge symbolique, mais néanmoins ingrat, des impatiences, il voudrait que ses efforts soient visible­ment couronnés de succès. En d'autres termes, il réclame la cou­ronne d'un toit dogmatique au lieu et place de la Voûte étoilée. Contradiction, bien sûr, mais qui échappe aux contradictions ? La lenteur de la construction a de quoi effrayer ou décourager certains. Si, après tant de millions d'années, nous en sommes encore aux premières assises d'un Temple dont on nous enseigne qu'il ne sera jamais achevé, comment ne pas craindre l'absurde ou le dérisoire de l'effort individuel, comment ne pas comparer l'infiniment petit de notre petite pierre à l'infiniment grand de la Voûte étoilée ? Pascal a répondu à cette question. L'initiation maçonnique, sans plus réfuter Pascal que quiconque, suggère une autre forme de réponse et elle ne repose sur aucun pari.

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Au troisième de nos trois degrés symboliques, la Voûte étoilée, comme tous les symboles des deux premiers degrés, entre en résonance avec un nouvel ensemble au caractère métaphysique beaucoup plus prononcé.

Le compagnon a été appelé au travail sur un chantier en cours. Le maître apprendra comment s'y pratique la relève. La Loge, cellule vivante, en perpétuelle transformation, sera le lieu de cet enseignement.

Issu d'une tradition de bâtisseurs, le Maître Maçon a une fonction essentiellement créatrice. Telle est son originalité, ce qui le distingue fondamentalement du prêtre, du saint, du sage ou du prophète. En lui, se réincarne la puissance créatrice avec ce qu'elle doit à la Mort. S'il est un intercesseur, il ne l'est point entre le Ciel et les Hommes de la Terre, mais seulement entre ceux qu'il a dû enjamber pour accéder à la maîtrise et ceux qui l'en­jamberont à leur tour pour que l'édification continue et que se renouvelle sans cesse la puissance créatrice. Que celle-ci n'ait ni commencement imaginable ni fin prévisible ne rend ni absurde ni dérisoire l'effort créateur du maître. Sa pierre, infiniment petite sous la Voûte étoilée, ne doit être comparée à nulle autre, encore moins à la profusion des constellations. Le maître s'est inscrit de par sa propre et libre volonté dans une chaîne. Il vaut ce qu'il vaut. Il transmet ce qu'il reçoit. Il apporte ce qu'il peut. Aucune totali­sation, génératrice de dogmes, ne lui est proposée ou demandée. Il appprend à ne point confondre son propre et inévitable achève­ment avec celui de l'ouvrage auquel il collabore. La Voûte étoilée se trouve en permanence au ciel du Temple pour le lui rappeler, sans qu'il s'agisse d'opposer dans l'angoisse l'infiniment petit à l'infiniment grand, mais pour ramener chaque chose à sa juste proportion.

Car toute création se gonfle d'elle-même et, si le chantier sur lequel nous sommes appelés à travailler n'a ni commencement ni fin, dans la loge, petit noyau, microcosme, tout fait date et la cadence du Temps y est rapide. Il est bon, il est naturel, que le maître, quand sonne l'heure pour lui d'apporter sa pierre, soit saisi de fierté. Comment pourrait-il créer sans cela ? Il est bon, il est naturel, qu'il donne de l'importance à ce qu'il fait. Tout créateur, quand il crée, s'investit de puissance sublime et, pour qu'il rayonne, il faut que sa foi en lui-même repousse les limites de sa propre per­sonne, mais le symbole de la Voûte étoilée, dans sa grande simpli­cité, reste présent au ciel du temple pour rappeler au maître que l'horloge de son microcosme n'est pas réglée à celle qui détermine la rotation des étoiles.


Publié dans le PVI N° 32 - 1éme trimestre 1979  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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