GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 2T/1978 |
Sociétés secrètes en Chine Evoquer
les
sociétés secrètes chinoises, ne
serait-ce pas nous éloigner de la
réalité
actuelle, pour vouloir nous réfugier encore dans les images
pittoresques qui se
trouvaient associées au « Céleste
Empire » à la Belle Epoque ? Images
tantôt «
roses », comme dans la fameuse opérette de Franz
Lehar : Le pays du sourire ;
tantôt noires, comme dans ce classique de
l'érotisme cruel qu'est Le jardin des
supplices, d'Octave Mirbeau. Ce
portrait, tantôt
joli et nostalgique, tantôt inquiétant et
pervers, de I' « âme chinoise »
vue
par l'Occidental, n'est pas sans avoir laissé des traces
profondes dans la
littérature et au cinéma. Le
second versant,
le côté « noir » de cette
image stéréotypée de la vieille Chine
a volontiers
recoupé le thème des redoutables
sociétés secrètes du
Céleste Empire, parées
d'une fascination si tenace pour l'imagination à la suite de
la guerre des
boxeurs (dont nous parlerons tout à l'heure). Il
existe une
prolifération de romans d'aventures et fantastiques qui
mettent en scène de mystérieuses
sociétés secrètes chinoises,
dirigées par des magiciens aux pouvoirs
redoutables, n'hésitant pas à se venger par des
supplices horribles et
raffinés. Il y a surtout la série si
célèbre, écrite naguère par
un auteur
anglo-saxon, Sax Rohmer : les romans où apparaît
la figure du mystérieux Docteur
Fu-Manchu. Ces oeuvres ont été portées
à l'écran. La
fascination
éveillée en Occident par ces images noires,
autour d'une Chine de fiction,
s'est poursuivie jusqu'à l'heure
présente. Ne vient-on pas d'adapter au
cinéma
« Le jardin des supplices » ? Citons aussi
le film « Les sept vampires d'or »,
tourné en 1974, et où l'on voit le
thème de la terrible société
secrète
chinoise interférer avec ce sujet favori des films
anglo-saxons d'épouvante :
les histoires de vampires. Ce film, d'ailleurs fort habilement
mené, met en
scène le professeur Laurence Van Helsing en personne,
c'est-à-dire le vainqueur
même du Comte Dracula (1). Est-ce
à dire que
l'étude des sociétés
secrètes chinoises ne soit qu'un domaine fort pittoresque
et anecdotique, mais volontiers fallacieux, sans consistance face
à la Chine ? En
1912, un
Français ayant longtemps vécu en
Extrême-Orient, Albert de Pouvourville (qui
avait adopté le pseudonyme Matgioï à lui
donné par son instructeur taoïste),
écrivait ces lignes : « Depuis une dizaine
d'années, la Chine, pays de toutes
les traditions, est devenue le pays de toutes les surprises.
» Mais, justement,
les sociétés secrètes n'y
auraient-elles pas joué un rôle
déterminant ? En
1970, l'éditeur
parisien François Maspero a publié un
important volume collectif (groupant les
travaux de spécialistes chinois, français,
anglo-saxons et soviétiques)
intitulé : Mouvements populaires et
sociétés secrètes en Chine au XiXe et
XXe
siècles. Mais qu'est-ce donc qu'une
société secrète ? C'est —
définition valant
d'ailleurs pour tous les pays et toutes les époques
— un groupement fermé qui
détient des rites symboliques, soigneusement
dérobés à la vue des profanes. On
s'y agrège par
une cérémonie d'initiation, que suit un
serment solennel. Mao
Tsé-toung est
mort le 9 septembre 1976. Nul ne saurait nier le rôle
prodigieux, tant pour la
Chine que sur la scène internationale,
joué par cet homme d'exception. Il
existe pour
tenter de comprendre l'homme et son oeuvre, pour essayer
d'apprécier les
visages de la Chine nouvelle, d'excellents ouvrages. Nous nous
contenterons de
citer, récemment paru chez Stock, l'excellent et copieux
ouvrage de Han Suyin. Mais,
pensera-t-on
immanquablement, évoquer l'ceuvre de Mao, n'est-ce pas nous
éloigner
singulièrement d'un voyage à travers les
sociétés secrètes chinoises,
même
celles qui ne sont pas de pure fiction ? Et
pourtant, on
pouvait lire, en lui laissant évidemment la
responsabilité de son information,
un article de Jean Léger paru dans le numéro 232,
15 septembre 1976, page 3, de
l'hebdomadaire parisien Nostra, et intitulé : Mao
connaissait le secret des «
Maîtres inconnus » du monde. Nous
verrons en
conclusion ce qu'il faut penser de cette affirmation qui semblerait, au
premier
abord, bien sensationnelle ; il conviendra au préalable de
nous mieux
reconnaître parmi les sociétés
secrètes chinoises réelles avec leurs jeux
d'intrigues, leurs entrecroisements complexes dans les
étapes du réveil national
de l'ancien Céleste Empire. Mais
il
conviendrait de rappeler au préalable quelques notions
essentielles sur les
trois traditions chinoises dont on retrouverait l'impact, diversement
orienté,
dans l'héritage de la plus fameuse des vieilles
sociétés secrètes : la Triade,
et bien que celle-ci se soit située au-delà des
traditions religieuses. Vous
savez tous ce qu'étaient les trois religions de l'ancienne
Chine : le
confucianisme, le taoïsme, le bouddhisme. Le
confucianisme,
c'est-à-dire l'héritage de K'ong Fou-tseu
(littéralement : « Le Maître
K'ong
») (2), philosophe qui vécut de 551 à
479 avant Jésus-Christ, se posait comme
une sagesse exaltant l'homme (Jen) véritable, pleinement
équilibré, libéré des
passions et qui a pu atteindre l'invariable milieu, où
règne la Paix profonde.
Ambiguë sera l'attitude de la Triade, exaltant cet
idéal de « l'Homme véritable
» mais condamnant le respect aveugle des traditions
familiales et sociales.
(Nous aurons l'occasion de constater cet aspect
révolutionnaire de la Triade). Le
taoïsme, qui se
réclamait d'un autre sage, Lao-tseu, lequel aurait
été de cinquante années
l'aîné de Confucius, constitue une tradition
ésotérique complexe, avec sa
symbolique spéciale. Rappelons
deux
symboles traditionnels importants. Celui du Dragon, emblême
de l'Empire du milieu,
mais symbolisant la maîtrise sur les deux chemins
(la droite et la gauche).
Celui, ensuite, que la Corée a pris comme emblème
national, qui symbolise
l'union indissoluble (sans laquelle nulle manifestation ne pourrait se
produire)
des deux principes cosmiques appelés Yin et Yang ; le Yin,
c'est le principe
féminin et le Yang, le principe masculin. On
remarquera que
les deux principes ne sont pas seulement indissolublement
juxtaposés par un
tracé en spirale ; mais que dans la partie blanche se trouve
un point noir,
dans la partie noire un point blanc. Ce qui veut dire que, dans la
perpétuelle
lutte cosmique entre la lumière et les
ténèbres, la victoire de l'un ou de
l'autre des deux principes à telle phase d'un cycle
terrestre ne pourrait être
totale, éliminer l'autre. Le
Tao, c'est la
voie qui régit les transformations et mutations de toutes
choses, le Ce
mystérieux qui se manifeste dans et par l'affrontement dans
les apparences
sensibles des deux polarités, opposées mais
complémentaires. Dans
les traditions
taoïstes, on trouve une recherche alchimique de
l'immortalité. On y rencontre
aussi un mode traditionnel de divination, appelé Yi-King.
Nous en donnerons la
définition qu'en présente Louis Pauwels dans le
livret explicatif joint au Jeu
de Yi-King de Paul I-Ki (Paris 1972, chez l'auteur : 18, rue Paul-Bert,
75017
Paris). «
Qu'est-ce que
le Yi-King ? Le Yi-King, ou « livre des muta- tiens
», est un ensemble où
toutes les situations où un être humain peut se
trouver placé sont
méticuleusement recensées. C'est une
méthode qui permet de découvrir quelle est
la vraie situation où l'interrogateur se trouve au moment
où il interroge
celui-ci. » Ce
mode divinatoire
se pratique par l'étude des tracés obtenus, le
plus souvent, par de petites
baguettes lancées : c'est la méthode la plus
pratique, par référence aux
pa-koua, c'est-à-dire aux trigrammes (on les
attribue à l'Empereur légendaire
Fo Hi) obtenus par la combinaison de trois lignes
parallèles, chacune d'elles
pouvant être soit continue soit
séparée en deux. Les
64 combinaisons
possibles de figures — obtenues par le jet des baguettes
divinatoires, ou
encore par le tracé automatique au pinceau ou à
la plume — renfermeraient
toutes les possibilités (bénéfiques ou
néfastes suivant les situations) que
peut rencontrer la destinée d'un individu isolé
ou celle d'un groupe, d'une collectivité. Quant
au
bouddhisme, et bien qu'il s'agisse d'une tradition apparue d'abord dans
l'Inde
(le Bouddha lui-même était indien), il s'est
tellement implanté, incorporé aux
vieilles coutumes chinoises qu'on ne pouvait que le ranger
parmi les trois
grandes traditions chinoises. Le Lotus blanc, l'une des deux grandes
sociétés
secrètes chinoises (l'autre étant la Triade) peut
être considéré, bien que
l'aspect religieux y soit, là aussi,
dépassé, comme une forme
ésotérique de
bouddhisme, axé sur l'attente messianique de
l'avènement d'un Bouddha futur :
Maitreya. Mais, dans la Triade, qui n'est peut-être
d'ailleurs (nous aurons à
l'envisager) qu'un alter ego du « Lotus blanc », on
retrouve aussi tout un
trésor de symboles empruntés à
l'ésotérisme bouddhiste. Le
problème
d'interactions entre les sociétés
secrètes et des éléments
extérieurs aux trois
traditions nationales nous obligerait à faire entrer trois
choses en ligne de
compte. Tout
d'abord,
l'influence du manichéisme (appelé en Chine la
« Secte de Mani », Manijiao),
avec sa doctrine sur le mélange, la lutte cosmique entre la
Lumière et les
Ténèbres. Ensuite,
l'influence de certaines formes messianiques de christianisme,
tout à fait
patente (nous le constaterons) dans la révolte des
Taï-Ping, au siècle dernier. Troisième
point,
les historiens spécialisés ont
remarqué des similitudes entre certains rites et
symboles de la Triade et ceux de la Franc-Maçonnerie. A ce
sujet, le Bulletin
du Grand Orient de France publiait en septembre 1864, une note, dans
laquelle
le Frère de Rosny — à l'occasion de
l'initiation à la Loge parisienne La
Jérusalem des Vallées égyptiennes d'un
Chinois nommé Ting Tien-ling, membre de la
Triade — faisait remarquer l'étrange similitude
existant entre l'un des
attouchements maçonniques et un signe de reconnaissance des
membres de la
Triade. De
telles
rencontres peuvent certes, être fortuites; le
problème d'éventuelles
interactions pourrait néanmoins se poser à propos
de certains personnages, par
exemple d'un homme comme Sun Yat-sen, fondateur de la
première République
chinoise : il était dignitaire de la Triade et il avait
également reçu (aux
Etats-Unis) le 33» degré du Rite
Écossais ancien et accepté. Nous
allons
maintenant tenter de retracer l'histoire de ta mieux connue des
sociétés
secrètes chinoises : la Triade. Pour
tenter de
comprendre son importance et son rôle, rappelons ce
précepte fort judicieux
qu'énonçait Mao, dans son fameux Petit livre
rouge : « Si nous considérons
l'histoire, nous constatons que tous les mouvements, à
quelque type qu'ils
appartiennent, ont tous trouvé leur origine dans l'union
d'un certain nombre de
gens. Plus
le
mouvement doit être grand, et plus l'union doit
être grande.
» Mais
reportons-nous
à une centaine d'années en arrière. Que
constatons-nous
? Un Empire immense — le fameux «
Céleste Empire » ou « Empire du Milieu
» —
mais dont le rôle sur la scène internationale
n'était alors nullement à
l'échelle de son étendue et de son peuplement.
Depuis 1644, l'Empire n'était
plus dans les mains d'une dynastie nationale : des envahisseurs, les
Mandchous,
avaient imposé leur joug politique aux Chinois. La fameuse
natte, popularisée
par l'imagerie d'Epinal, n'était nullement une
coutume chinoise mais un signe
de servitude imposé par les conquérants. Ce
point capital ne
doit pas être perdu de vue pour comprendre l'histoire
contemporaine de la Chine
: le fait d'avoir été, pour cet immense pays,
gouverné de 1644 à 1911 (année de
l'instauration de la première République
chinoise) par une dynastie étrangère
imposée par une minorité, celle des Mandchous,
cantonnés aujourd'hui dans leur
pays d'origine : la province chinoise de Mandchourie, mais qui
avaient été au
XVIle siècle des conquérants redoutables.
L'âme de la révolte contre la
dynastie mandchoue sera constituée justement par les grandes
sociétés secrètes
chinoises. Avant
de nous
interroger sur leur rôle dans le réveil moderne de
la Chine, il convient donc
de nous pencher sur elles. Nous nous permettrons de renvoyer, pour une
étude
moins sommaire que dans le cadre d'un simple article, au livre de Serge
Hutin,
paru chez Robert Laffont en 1976 : Les sociétés
secrètes en Chine (collection
« Les portes de l'étrange ».) Mais,
si l'on parle
si volontiers des vieilles sociétés
secrètes chinoises, lesquelles
conviendrait-il d'étudier ? A
première vue, les
sociétés secrètes chinoises
sembleraient innombrables, prodigieusement
diverses. En fait, c'est une impression fausse : une
étude tant soit peu
attentive permet de se rendre compte que (pour user d'une
métaphore théâtrale)
les acteurs sont certes fort nombreux sur la scène et en
coulisse, mais que...
la pièce jouée est toujours la même,
compte tenu d'innombrables variantes. En
fait, un tri
laisserait finalement subsister deux grandes
sociétés secrètes chinoises : le
Lotus blanc et la Triade. L'association du Lotus blanc (Pai Lien-houei)
se
présentait sous la forme d'une secte bouddhiste comportant
un culte secret ;
ses tendances étaient messianiques : il s'agissait pour ses
affiliés de hâter —
au besoin par la conspiration et par les armes —
l'avènement du Bouddha futur,
Maitreya. L'un des chefs de l'insurrection, qui, le 18 juillet 1813,
réussira —
mais cette conquête sera
éphémère — à
s'emparer de la Cité interdite, fera,
après sa capture, les aveux que voici : « Notre
secte (le Lotus blanc) est au
début de celle des Trois Yang ou Song Yang : le Ts'ing Yang,
« Yang bleu », le
Hong Yang, « Yang rouge » et le « Pai
Yang », « Yang blanc n. Ces couleurs
—
le bleu, le rouge, le blanc — désignant les trois
étapes de la nouvelle
dispensation. Le même chef de la révolte du Lotus
blanc — un certain Lin
Ts'ing, natif de la province du Hou-nan et qui s'était
proclamé « Souverain du
ciel » (c'est-à-dire Empereur),
révélait le mantra (formule magique)
communiqué au point culminant de la
cérémonie d'initiation : Chen Kong Kia
Hiang Wou Cheng, littéralement : « Père
et Mère éternels au sein du Vide
immatériel.
» L'autre
grande
socété secrète, celle de la Triade,
est connue sous toute une série de noms :
Société des aînés et des
anciens, Société ciel-terre-homme,
Société Hong, bien
d'autres appelations encore. En 1912,
l'ésotériste français Matgioï
(pseudonyme
taoïste adopté par Albert de Pouvourville)
écrira : « De cette société
(la
Triade) partent tous les mouvements qui tendent à rendre la
Chine à elle-même.
» Nous constaterons que de telles paroles n'avaient rien
d'arbitraire, bien au
contraire. Les
spécialistes de
l'étude des sociétés chinoises
estiment à juste titre que le Lotus blanc
(lui-même issu de sociétés
secrètes bien plus anciennes, comme les Turbans
jaunes) et la Triade auraient en fait une filiétion
commune et même qu'il
s'agirait des deux branches du même arbre, le Lotus blanc (3)
se présentant
simplement sous une allure plus directement bouddhiste alors que la
Triade —
que divers auteurs ont comparé, à cet
égard, avec la Franc-Maçonnerie — se
place délibérément au-dessus des
perspectives religieuses, malgré l'usage de
symboles bouddhistes. Le
vocable même de
Triade est révélateur du rôle capital
joué, dans cette très importante
société
secrète, par le nombre trois. La
Triade, que
symbolise le triangle, c'est le ternaire des trois pouvoirs de la
Nature : le
Ciel, la Terre et l'Homme ; le rôle traditionnel de
l'Homme étant d'établir
l'équilibre entre le Ciel et la Terre. Mais d'autres nombres
jouent un rôle
dans le rituel de la Triade : les nombres 5, 12, 72 et 108. Si
les réunions de
la Triade se tinrent à l'origine en plein air, en des
régions de jungle ou de
montagne, elles eurent lieu à partir du XVllle
siècle dans des loges
spécialement aménagées,
appelées Cités des Saules. Nous
allons relater
maintenant la légende traditionnelle sur l'origine de la
Triade, telle qu'elle
se trouve racontée aux nouveaux initiés. En
1674, dit la
première partie de cette légende, sous le
règne du second empereur mandchou, la
Chine est envahie par les féroces tribus mongoles des
Eleuthes, qui mettent le
pays à feu et à sang. L'Empereur, ses
armées vaincues les unes après les
autres, lance un appel désespéré
à tous les vaillants. L'abbé du
monastère de
Chao Lin (dans le Fou-Kien) vient à la tête de 108
de ses moines (remarquer ce
nombre symbolique, que nous retrouverons plusieurs fois) se
mettre au service
de l'empereur. Marchant contre les envahisseurs, ils tirent leurs
sabres, non
pour se battre mais pour l'accomplissement des rites magiques. Ceux-ci
s'avèrent
prodigieusement efficaces : un terrible ouragan
s'élève, le ciel s'obscurcit,
un déluge de pierres et de sable s'abat sur
l'armée des Eleuthes qui, aveuglés
et affolés, s'entretuent ; les quelques survivants
s'enfuient. A
l'Empereur, les
moines, avant de retourner à leur monastère, ne
demandent comme récompense que
l'anneau de jade et le sceau impériaux. Mais
la légende
comporte une suite. En 1784, sous le règne de YoUng Tcheng,
fils de l'empereur
K'ang Hi, le mandarin Ching, qui convoitait la bague et le cachet
impériaux,
accuse faussement les moines d'inciter le peuple à la
révolte. Ayant réussi à
en convaincre l'Empereur, il fait cerner le monastère par
des soldats, et
ordonne d'incendier les bâtiments. Les moines vont tous
périr, quand Bouddha
fait un miracle : d'un nuage épais il forme un pont,
grâce auquel dix-huit
moines peuvent s'échapper par dessus les flammes. Mais ils
sont poursuivis avec
acharnement et seuls cinq d'entre eux réussissent
à sauver leur vie. Au moment
où ils vont être rejoints par les soldats, nouveau
miracle de Bouddha :
enveloppés d'un nuage, ils sont enlevés au ciel,
sains et saufs ; ils
retournent sur le site du monastère incendié.
Alors se situe, près de la tombe
d'un ancien étudiant du monastère, Tcheng
Kioun-ta, que le traître (qui avait
tenté de séduire sa sœur et son
épouse) avait fait condamner à se suicider, la
découverte de deux objets : 1°
Un encensoir de
porcelaine blanche, avec l'inscription vengeresse Tan Ts'ing
Pouh Ming
(chassez les Mandchous — la dynastie usurpatrice) ;
rétablissez les Ming
(dernière des monarchies nationales, renversée en
1644) ; 2°
Une épée en bois
de pêcher, qui portait, gravée, la même
inscription, accompagnant l'image de
deux dragons. Les
cinq moines, se
piquant avec une épingle acérée,
laissent chacun tomber quelques gouttes de
leur sang dans une coupe remplie d'eau et prêtent le serment
de réaliser le
programme révélé : renverser les
Mandchous, rétablir les Ming ; et, pour cela,
d'aller recruter des affiliés sur tout le territoire de
l'Empire. Des
soldats font
irruption, mais la femme et la sœur de
l'infortuné Tcheng Kioun-ta saisissent
l'épée magique, et les soldats s'enfuient de peur. Sont
alors recrutés
les tout premiers membres de la confrérie : un ancien haut
fonctionnaire, plus
cinq meneurs de chevaux (daïma). Il s'agit en fait
non de maquignons mais,
dans le langage symbolique de la Triade, d'initiateurs : l'expression
Fang ma
(littéralement » lâcher les
chevaux ») ne veut-elle pas dire : tenir une
réunion, avoir une tenue de loge ? Ces
tout premiers
affiliés recruteront, à leur tour, 108 braves
(encore ce chiffre symbolique). La
légende qui
prétend relater la formation de la Triade doit-elle
être interprétée comme nous
relatant — compte tenu certes de l'intervention
d'éléments fabuleux — des faits
historiques réels ? Chose curieuse, il s'avère
impossible — malgré le caractère
tardif de la datation — de découvrir l'existence
effective des faits racontés
(4). On
penserait donc
alors à un récit construit, inventé de
toutes pièces dans un but politique
précis : renverser la dynastie mandchoue pour la
remplacer par la dynastie
légitime des Ming. En
fait, tout se
passe pourtant comme si l'affabulation politique s'était
greffée sur une
légende symbolique qui, elle, était bien plus
ancienne. La Triade existait
d'ailleurs bien avant l'avènement de la dynastie mandchoue
en 1644 et le rêve
de rétablir les Ming. Dans
l'excellent
chapitre sur la Triade de son livre Les sociétés
secrètes mènent le monde
(Albin Michel, 1973), Pierre Mariel met (p. 142) ces paroles dans la
bouche
d'un instructeur s'adressant à son disciple : «
Il faut être
un vrai frère, chercher toujours plus loin que les
apparences, mon fils. Ts'ing
signifie aussi l'obscurité et Ming la lumière. Nous
sommes ceux
qui dissipons les ténèbres et faisons
resplendir la lumière. Et ce triomphe de
la lumière, nous le nommons Yi (l'Ordre, l'Harmonie...) —
Comment se nomme le lieu très
secret, très central et très
éclairé de notre Temple ? —
La cité des Saules... --
La cité des
Saules (Lon-Yang Tchang) est une figuration de la
société humaine quand nous en
serons devenus les Maîtres, ce qui ne saurait tarder. Alors
règnera la Grande
Paix. Alors tous les hommes seront égaux, car ils n'auront
plus de désirs.
» On
conçoit alors
que la Triade ait pu subsister même après la fin
du régime impérial, en 1911.
Et bien que durant les XVII'', XVllle et XIXe siècles, se
soient perpétués les
espoirs traditionnellement centrés autour d'une survivance
secrète, en Chine du
Sud, de l'héritier caché de la dynastie des Ming,
longtemps considérée comme
nullement éteinte, à l'inverse de l'affirmation
courante (5). Au
point de vue
recrutement, on remarque un contraste total entre la Triade et les
institutions
impériales de l'ancienne Chine. Cette
société secrète admettait en effet non
seulement des hommes de toutes origines, mais des femmes et
aussi — en parfait
antagonisme avec la vénération
confucéenne des vieillards — les jeunes gens et
jeunes filles, même des adolescents. Nous le
constaterons tout à l'heure à
propos des boxeurs. Lors
de son
initiation, le récipiendaire pouvait, en franchissant les
« portes » (men)
symboliques, lire l'inscription que voici : « Devant le hall
de la Loyauté et
de la Justice, il n'y a pas de petit. On n'y trompe ni les riches, ni
les
personnes de rang, ni les pauvres. » Le philosophe
taoïste Sioun-tseu (mort en
238 de l'ère chrétienne) avait écrit
ces lignes : « La justice dans le partage
met les hommes d'accord — alors ils forment une
unité, alors ils sont forts, et
ont la maîtrise sur toutes les choses. » Ce souci
de réaliser la totale justice
entre les êtres nous permettrait sans doute de trouver un
dénominateur commun
entre le programme des vieilles sociétés
secrètes chinoises et l'idéal
égalitaire marxiste si pleinement adopté par le
maoïsme. Mais
il est temps,
maintenant, de nous tourner vers les traditions initiatiques
de la principale
des sociétés secrètes chinoises : lala
Tri__ Dans
la Triade, la
cérémonie d'initiation dure plusieurs heures,
bien que, dans certains cas, en
des circonstances exceptionnelles les rites puissent être
très simplifiés ou
abrégés. Le
récipiendaire
voit, lorsque le bandeau lui est ôté
soudainement des yeux, le temple qui se
trouve éclairé seulement par les bougies tandis
que des fumées d'encens
s'élèvent de deux cassolettes. Il voit
devant lui, trônant sur une estrade, le
Président de la Loge (c'est le Phap, « Sage
»), et ses deux assistants
(dénommés
Taï Ko, « Grand frère », et Ful
Ko, « Petit Frère », on peut y voir les
analogues des Premier et Deuxième surveillants d'une Loge
maçonnique). Ces trois
personnages sont vêtus d'une robe blanche, qui est en Chine
(précisons-le) la
couleur du deuil. Au récipiendaire, le chef de l'avant-garde
(Sien Fong) [son
rôle recouperait, pour tenter le
parallèle avec l'initiation maçonnique, ceux
du Frère Expert et du Maître des
Cérémonies] donne cet avertissement : Tu
es
devant tes juges qui ont sur toi droit de vie et de mort. Sur l'autel,
se
trouve d'ailleurs placé un sabre recourbé de
bourreau. Les menaces prononcées
contre les parjures et contre les faux frères
n'étaient nullement, au sein de
la Triade, une clause de style dans l'ancienne Chine. Même la
peur,
l'appréhension du candidat se trouvaient durement
châtiés : lorsque après la
première partie de la cérémonie
d'initiation, le candidat, interrogé, décidait
qu'il renonçait à continuer plus loin, on le
faisait sortir par la porte de
l'Occident (dite Porte des Traîtres), et il était
poignardé. L'initiation
comporte un voyage symbolique — accompli d'abord par voie de
terre puis sur
mer, dans une barque de 21 ponts et 21 cales, 72 voiles et dont les
membrures
sont fixées par 108 clous. A bord de cette barque, se trouve
Kwan Yin, déesse
bouddhiste de la compassion. Après escale sur la montagne
où poussent 108
plantes sacrées (toujours ce nombre symbolique), le voyage
se termine au Port
de la « Grande Paix » (Tai-ping), à la
Cité des Saules, assimilée au Paradis
terrestre, aux Iles fortunées. Donnons un extrait de
l'échange verbal entre les
questions traditionnelles posées par le Président
et les réponses que l'avant-garde
souffle au néophyte : — Les frères de Hong m'ont accompagné. — Où sont les frères actuellement ? — Ils sont actuellement hors de vue, mais en un instant ils peuvent être devant nous. Ils errent dans le monde entier sans résidence fixe, c'est la raison pour laquelle un seul voyage. » Le
néophyte doit
décapiter un coq blanc placé sur un billot, et
répéter : « Aussi sûrement
qu'une âme blanche habite en ce coq blanc, aussi
sûrement habitera-t-elle en
moi, aussi sûrement que je n'ai pas craint de
détacher la tête du coq blanc à
l'âme blanche, aussi sûrement que ce coq a perdu sa
tête, aussi sûrement
perdent la leur tous ceux qui se montreront déloyaux envers
la confrérie. » Le
néophyte doit alors, se piquant, faire tomber trois gouttes
de son sang (qui se
mélangeront à celui du coq) dans une coupe
remplie de vin ou d'eau-de-vie. Le
serment prêté, le nouveau membre a sa
tête entourée d'un mouchoir rouge formant
turban. C'est là une ressemblance curieuse avec les
Assacine, c'est-à-dire les
disciples du « Vieux de la Montagne »,
cette société secrète
musulmane avec
laquelle, à l'époque des croisades, les
chevaliers du Temple nouèrent des
contacts. On remarquera que le rouge constituait, bien avant
l'apparition du
socialisme en Chine, la couleur sacrée de la Triade : l'un
des sens de la
syllabe Hong est, justement, « rouge ». La chambre
ultime de la Loge, celle où
les derniers secrets sont dévoilés au nouveau
membre, porte l'appellation de
pavillon fleuri rouge. Nous
n'avons pas le
temps d'étudier toute les traditions symboliques et
rituéliques de la Triade.
Signalons seulement, outre la présence de
l'équerre et du compas (symboles
communs avec la Franc-Maçonnerie) : une balance et ses poids
; une paire de ciseaux
; les trigrammes (Pa-Koua) du légendaire empereur Fo-Hi ;
une écritoire ; cinq
échevaux de soie filée (qui doivent
être respectivement des couleurs blanche,
jaune, rouge, verte et noire) ; une statue de Kwan Yin
(déesse bouddhiste de la
compassion) et une du génie taoïste de la Terre ;
un autel à la gloire de
Kouang-ti (le dieu de la guerre), évoquant la «
guerre sainte » qui est le
devoir de l'initié. L'initiation
complète de la Triade comporte des passages
symboliques « dans le Ciel », «
dans le Soleil et la Lune ». Sur l'autel principal doit
figurer un diagramme de
la Cité des Saules (avec ses trois portes), un vaste
boisseau de riz, ainsi
qu'un papier rouge contenant 108 sapèques (pièces
en bronze percée d'un trou) ;
c'était la forme de la petite monnaie dans la Chine
impériale. Lorsque
le néophyte
se trouve admis dans la Triade, le Président de la
Loge lui déclare : «
Puisque tu as
bien répondu, tu es digne d'être admis dans notre
auguste Fraternité.
Désormais, tu seras chez toi dans la Cité des
Saules où tu connaîtras la Grande
Paix... » Nous
n'avons pas
non plus le loisir d'étudier les signes de reconnaissance
entre affiliés de la
Triade ; certains sont d'une grande complexité. Il existe,
par exemple, toute
une série de vers qu'il faut réciter par coeur
tout en disposant de telle ou
telle manière les tasses de thé, dans un
restaurant ou une auberge. Les
affiliés emploient pour se reconnaître diverses
méthodes : des attouchements et
poignées de main (on a pu faire des comparaisons
avec l'analogue en
Maçonnerie) ; une manière conventionnelle de
compter, en commettant
volontairement une erreur de trois chiffres, soit en
deçà soit au-delà. Par
exemple, à l'interrogation : combien fait 8
multiplié par 3, l'affilié à la
Triade devra répondre non pas 24, mais 21 (erreur de 3 en
deça) ou 27 (erreur
au-delà). Il existe aussi des manières
conventionnelles de se saluer ou, par
exemple, de porter un parapluie. L'affilié
devait
avoir sur lui, sauf au cas où il craindrait d'être
fouillé, son diplôme
d'initiation avec le cachet de la Loge, un éventail blanc,
un fil de soie rouge
enroulé neuf fois autour d'un roseau et enfin trois
sapèques (petites pièces de
monnaie percées d'un trou au centre) de la «
monnaie des héros » (Ying-Nav),
pièces symboliques qui n'ont jamais eu cours
légal. Au
point de vue
administratif, bien remarquer que, dans la Triade, la
multiplicité des loges
locales s'accompagne d'une hiérarchie très
centralisée, avec, en plus, un
cloisonnement poussé entre les niveaux successifs. Les hauts
dignitaires
connaissent ainsi tout se qui se passe dans les diverses loges, mais le
membre
moyen ne pourra jamais arriver, lui, à remonter jusqu'au
sommet de la
hiérarchie. A
la tête de la
Triade, un Grand Maître appelé aussi Guide (on
traduit en anglais par leader),
« Grand Timonier » ou « Grand
Dragon ». Il est assisté de trois
dignitaires. L'étude
complète
des secrets de la Triade nous entraînerait fort loin. On y
trouve tout un
trésor de symboles et de rites, un maniement
consommé de l'ésotérisme. Voici,
extrait du chant de la Triade, ce vers traditionnel : Si
le soleil et
la lune se lèvent ensemble l'Orient sera clair. La
formule est
évidemment symbolique : on y voit, on y pressent le
retour cyclique final à
l'Unité, le terme idéal où se
trouverait réalisé le plan de l'Homme primordial,
du Grand Architecte qui a organisé les trois mondes. Parmi
les secrets de la
Triade, il y a la conservation des principes d'un art martial
traditionnel :
nous le constaterons à propos du mouvement des boxeurs,
cette société secrète
qui n'était en fait qu'une émanation de la Triade. Nous
allons
maintenant parler de deux mouvements qui, dans la Chine du
siècle dernier,
furent tour à tour très actifs — au
milieu en ce qui concerne le premier, tout
à la fin pour le second : les Tai-pings et les Boxeurs. Mouvements
très
différents l'un de l'autre, qui nous sembleraient
fort opposés même, mais qui,
tous deux, n'étaient qu'une émanation —
inavouée dans le premier cas, manifeste
dans le second — de l'omniprésente Triade. On y
verra celle-ci ne pas se borner
à la subversion politique mais constituer une force
redoutable sur le plan
militaire. Commençons
d'abord
par les Taï-pings. En 1845, un lettré de Canton,
Hong Xiou-tchen, converti au
protestantisme, fonde un mouvement messianique destiné,
estime-t-il, à
régénérer la Chine ; il prend le titre
impérial de Roi céleste. Mais ce
personnage n'était autre qu'un haut dignitaire de la Triade
; et qui se
réclamait en fait, comme Maître spirituel secret,
de Tian Té (mort en 1831), le
chef suprême de la Triade. On remarquera que le vocable
même Taï-ping (« La
Grande Paix ») se trouvait emprunté à
la Triade. Par
un jeu
linguistique favorisé par l'emploi des caractères
idéographiques chinois (qui
ne se limitent pas à un seul sens
précis), les sectaires traduisaient
Taï-ping
non seulement par « la Grande Paix » mais par
« la Grande Prospérité », et
aussi « la Grande Egalité ». C'est ainsi
qu'il préconiseront l'égalité
légale
de l'homme et de la femme, attitude véritablement
révolutionnaire dans la Chine
impériale et qu'ils tenteront de réaliser dans
les campagnes une sorte de
communisme agraire. On
découvrirait
d'ailleurs d'étranges préfigurations ; par
exemple, dans les troupes des
insurgés Taï-ping, les livres du fondateur de la
secte étaient distribués aux
soldats, lesquels subissaient des séances
méthodiques d'endoctrinement. Ce
qui semble le
plus extraordinaire à l'Occidental, c'est que les
sociétés secrètes chinoises
aient pu, au siècle dernier, nourrir d'énormes
soulèvements populaires.
L'insurrection des Taï-ping, contre laquelle la
répression impériale sera
féroce (6), sera à deux doigts de triompher. Les
autorités impériales ne
remporteront la victoire qu'en faisant appel à un corps
expéditionnaire franco-
anglais, commandé par le général
Gordon. La guerre des Taï-pings était donc
terminée, mais à quel prix ! Trente millions de
personnes (militaires et
civils) y avaient trouvé la mort. Précisons que
les fameux Pavillons noirs, qui
donnèrent tant de fil à retordre à
l'amiral Courbet et au commandant Rivière,
n'étaient pas des « bandits » ordinaires
(comme on le dit si volontiers dans
les manuels scolaires) mais des troupes Taï-pings qui avaient
pu se réfugier au
Tonkin. Le
second des
grands mouvements insurrectionnels issus d'une
société secrète fut, à ce
qu'on
nomme la Belle Epoque, celui des Boxeurs (que l'on désigne
souvent par
l'orthographe anglaise — Boxers — de ce mot). Point
du tout un mouvement
secondaire, mais une insurrection d'ampleur nationale. On sait que
c'est l'épisode
du siège des Légations européennes
à Pékin par les Boxers qui déclencha
l'envoi
d'une expédition européenne internationale,
commandée par le maréchal allemand
Waldersee. Cet
épisode du
siège des Légations (juin-août 1900)
s'est trouvé porté à
l'écran et avec une
fidélité historique assez grande dans le film Les
cinquante-cinq jours de
Pékin. Le
nom officiel de
la société secrète était
celui-ci : le Poing de la Concorde et de la Justice.
Il s'agissait en fait d'une branche de la Triade, mais dans laquelle
les
affiliés recevaient un apprentissage intensif de la
boxe chinoise (d'où
l'appellation de Boxeurs), qui n'a guère de points communs
avec la boxe
anglaise. Il s'agit en fait d'un art martial complet, le Kung-Fu, qui
s'est
d'ailleurs trouvé récemment popularisé
en Occident, vous le savez tous, par les
nombreux films spécialisés (ceux de Bruce Lee et
bien d'autres aussi). En
outre, les
boxeurs subissaient l'ascèse magique destinée,
croyaient-ils, à leur procurer
l'invulnérabilité. C'est ainsi qu'on verra, lors
des « 55 jours de Pékin », des
milliers d'adolescents et de jeunes filles (les boxeurs recrutaient
principalement dans la jeunesse) se ruer contre le feu des armes
automatiques,
sans se laisser impressionner par le spectacle de leurs camarades
décimés comme
des mouches. L'insurrection
des
boxeurs illustrait l'habileté de l'impératrice
douairière Tseu Hi, qui avait
réussi, par ses intrigues rusées au sein des
loges de la Triade, à détourner un
temps la colère des sociétés
secrètes contre la dynastie usurpatrice. Au vieux
cri de guerre : Mort aux Mandchous et aux étrangers ! elle
avait réussi à faire
substituer, chez les boxeurs, le cri simplifié de : Mort aux
étrangers ! Pour
ouvrir une
parenthèse, il est faux de considérer (comme on
le fait si souvent encore) la
xénophobie comme une réaction soi-disant
« naturelle » des Chinois. Il suffit
de relire, même dans un manuel d'histoire assez
élémentaire, le récit de la
série des interventions militaires occidentales en Chine
pour se rendre compte
que des réactions xénophobes étaient
inévitables. Nous ne rappellerons que deux
épisodes odieux particulièrement
célèbres. Tout d'abord, en 1839, ce qu'on
appelle la guerre de l'opium, ainsi désignée
parce que l'Angleterre, furieuse
contre un édit impérial proscrivant cette drogue
(dont la majeure partie
consommée dans le pays venait non seulement de la Chine mais
de l'Inde, sous
contrôle britannique) déclare la guerre au
Céleste Empire. Et aussi, lors de la
première intervention française en Chine (1860),
le sac du Palais d'Eté dont on
a pu dire, en exagérant à peine, qu'il avait
permis d'approvisionner en belles
« chinoiseries », des années durant, les
grands antiquaires et brocanteurs
parisiens. Nous
toucherons,
pour terminer, à un problème capital : celui du
rôle joué par la Triade,
principale des sociétés secrètes
chinoises, dans le réveil contemporain de la
Chine. Au
début du XiXe
siècle, les membre du Lotus blanc (cette autre grande
société secrète chinoise,
se reliant en fait à la même source
première que la Triade) prêtaient un
serment, dont la résonance nous semble
singulièrement moderne : « Renverser le
gouvernement actuel de la Chine (7), établir
l'égalité entre les hommes [point
à souligner], et considérer la
fraternité comme la base du système politique.
» Or,
quel fut, en
1911, l'artisan de la révolution qui mit à bas la
monarchie mandchoue pour
établir la première république
chinoise ? Le dodcteur Sun Yat-sen (1866-1925).
Non seulement il avait été initié en
1886, lors de ses années d'étudiant à
Canton, à une « Cité des Saules
», c'est-à-dire une Loge de la Triade, mais, au
sein de cette puissante société
secrète, il parvint à un rôle de tout
premier
plan. Mais la question se poserait de savoir ce qu'il en est si l'on se
reporte
au triomphe du communisme en Chine. Faut-il considérer que
la Triade ait joué
ensuite un rôle profondément
rétrograde ? Il faudrait méditer à ce
propos ces
lignes de Jean Chesneau (p. 39 du volume collectif sur les
sociétés secrètes
chinoises publié en 1970 par François Maspero). Cet
éminent
spécialiste de la Chine contemporaine y souligne «
une remarquable aptitude des
sociétés secrètes chinoises
à se nourrir de l'actualité du moment
même de
l'histoire, et à en intégrer les
éléments dans une vision traditionaliste du
monde ». Assurément,
le
décret de 1951 sur la liquidation des
éléments contre-révolutionnaires
incluait
parmi eux divers mouvements secrets d'extrême droite. Est-ce
à dire que la
rupture ait été complète entre la
Chine de Sun Yat-sen et celle de Mao ? Nous
ne le pensons
pas ! Il ne faudrait quand même pas oublier que la veuve
même de Sun Yat-sen
occupa, des années durant après le triomphe de
Mao, le numéro 2 dans la
hiérarchie politique chinoise du nouveau régime. Remarquons,
à titre
de parenthèse pittoresque, que le fameux « costume
Mao », cette volonté de voir
les Chinois marquer leur égalité totale par le
port d'un vêtement identique,
était (ce sera, certes, le régime
maoïste qui la réalisera) une idée de
Sun
Yat-sen. Pour
conclure, nous
rappellerons le mot célèbre prononcé
par Napoléon exilé à
Sainte-Hélène :
Lorsque la Chine s'éveillera, le monde tremblera. Il serait
intéressant de
remarquer que l'empereur avait, parmi les domestiques
attachés à son service,
plusieurs Chinois cultivés avec lesquels il aimait
s'entretenir. Rien n'empêche
de penser qu'ils aient été des membres de la
Triade ou du Lotus blanc. Assurément,
la
Chine s'est bel et bien « réveillée
» Est-ce
à dire que
le monde doive « trembler » ? Le thème
du péril jaune, qui se trouvait particulièrement
développé après la guerre des Boxers,
a fait l'objet d'une série de romans
d'aventures à grand tirage ; citons (bien oubliée
depuis, mais qui fut l'un des
best sellers de l'époque) l'Invasion jaune du «
Capitaine Danrit » (alias
lieutenant-colonel Driant). Le thème n'a pas
complètement disparu aujourd'hui,
comme le montre, mais certes traité sur un mode
humoristique, le roman de
Robert Beauvais (porté à l'écran par
Jean Yanne) : Les Chinois à Paris. Est-il
bien sûr en
fait, que le monde doivent vraiment trembler (pour reprendre le mot de
Napoléon) devant le réveil de la Chine ? Si
le rôle de la
Chine est appelé à se développer de
plus en plus sur le plan international,
est-on vraiment obligé de le concevoir sur le
modèle d'une invasion militaire,
d'une conquête violente ? C'est
la remarque
optimiste sur laquelle nous concluerons cet exposé. (1) Cf. François Ribadeau Dumas « A la recherche des Vampires » (Bibliothèque Marabout, 1976, pp. 241-44). (2) Ce sont les Jésuites établis en Chine qui useront de la transcription Confucius. (3) Avec lequel certains Jésuites missionnaires en Chine se seraient trouvés en rapport au XVIII° siècle. (4) Le monastère bouddhiste du Fou-Kien n'a jamais existé — pas plus que l'invasion des Eleuthes. (5) On pourrait hasarder un parallèle avec les espoirs de certains ésotéristes français monarchistes actuels ; ceux d'un surgissement triomphal du; Roi perdu, identifié au Grand Monarque (6) Un fait significatif : en 1855, en huit mois, le vice-roi de Canton fera procéder à 70 000 décapitations publiques sur la place des exécutions. (7) C'est-à-dire le vieux régime impérial. |
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